Lucie était agenouillée devant le sapin de Noël. Elle plaçait avec une attention de petite fille les figurines de la crèche. L’âne, le bœuf, Marie et Joseph, autour de l’enfant Jésus. L’année précédente, elle avait été incapable de réaliser ces gestes simples. Ses filles avaient dansé et crié dans sa tête, et leur fête s’était terminée dans les pleurs.
Lucie se dit que le temps finissait toujours par guérir les blessures.
Depuis la cuisine arrivaient d’agréables odeurs de fruits de mer. Sharko avait revêtu sa toque de cuisinier et était en train de flamber des gambas dans la poêle. On était le 28 décembre, mais peu importait. Leur Noël à eux démarrait ce soir.
Lucie manipulait le petit Jésus entre ses doigts.
— Cette histoire de partie d’échecs intitulée l’Immortelle, c’est quand même curieux, dit-elle en rejoignant son compagnon. L’immortalité, c’est ce que nous sommes allés chercher au fin fond de la Russie. Et nos deux affaires se sont terminées en même temps, quasiment le jour de la naissance du Christ. Si j’avais l’esprit moins carré, j’y verrais une forme de signe un peu, comment dire… métaphysique ?
— Ça ne reste qu’une étrange coïncidence, répliqua Sharko. Et puis, rien n’est vraiment terminé côté russe, même si on a la plupart de nos réponses. Cette façon dont on s’est fait sortir me reste en travers de la gorge. Toutes ces pommes vérolées. Toute cette folie.
— Des folies tellement différentes, mais tout autant dévastatrices. Sans oublier Philippe Agonla. Une troisième forme de folie. J’ai de plus en plus l’impression que les fous peuplent notre planète.
Lucie posa la figurine au milieu de la table et l’observa longuement. Elle sentit les larmes monter.
— Je n’arrive pas à imaginer ce qui serait arrivé si… si tu avais tiré sur Jouvier.
— Je ne l’ai pas fait.
— Mais tu étais parti pour le faire. Tu étais prêt à tout casser.
Franck posa ses instruments de cuisine et la considéra des pieds à la tête. Il ne voulait plus parler de tout ça ce soir. Laisser de côté toutes les notes découvertes dans les cahiers. Juste oublier, quelques heures.
— Cette robe est magnifique. Tu devrais en mettre plus souvent.
Lucie ne répondit pas tout de suite. Elle pensait à Jouvier, enfermé au fond d’une cellule de garde-à-vue. Les interrogatoires n’avaient pas cessé, et l’urgentiste assassin avait commencé à lâcher du lest, confirmant ni plus ni moins ce que Sharko avait déduit dans le garage. Lui et l’Ange rouge avaient fait une partie de leurs études ensemble, devenant de grands amis. Puis chacun était parti de son côté, avant que le hasard d’une rencontre les réunisse à nouveau. Les deux hommes avaient alors eu une expérience amoureuse et malsaine, type dominant-dominé. L’escalade dans l’horreur avait suivi.
Finalement, Lucie décida de ne pas remettre le sujet sur la table. Pas ce soir.
— Les robes, tu sais bien que ce n’est pas trop mon truc.
— N’empêche…
— Tu n’es pas mal non plus, dans ton nouveau costume gris anthracite. Mais la prochaine fois, fais-moi plaisir : change de couleur. Le gris, c’est déprimant.
Sharko se rendit dans leur chambre et revint avec un petit paquet emballé.
— Ton cadeau.
Lucie manipula le paquet en souriant.
— C’est trop plat pour être un livre. Qu’est-ce que c’est ? Un cadre avec une photo dedans ?
— Ouvre, tu verras.
Lucie arracha rapidement le papier. Ses yeux s’écarquillèrent.
— La vache. Franck, tu as…
— Puisque le 36 t’a toujours fait rêver, qu’il représentait un peu ton rêve de jeune fille, je me suis dit que ça te ferait un bon souvenir pour plus tard. Bon, évidemment, ce n’est pas le genre de truc à exposer si des collègues viennent dans l’appartement.
Lucie explosa de rire. Elle tenait, entre ses mains, la plaque bleue portant l’adresse « 36, quai des Orfèvres ».
— Tu es déjà sur la sellette avec la raclée que tu as fichue à Jouvier, imagine que…
— Personne ne saura.
— Comment tu as fait pour la dérober ?
— Ah, ça.
Ils s’embrassèrent amoureusement.
Alors que Lucie regagnait le salon pour mettre une musique d’ambiance, un petit verre de vin blanc dans une main et la plaque du 36 dans l’autre, Sharko inspira un bon coup et ferma les yeux, essayant de ne plus penser qu’à l’avenir. Ses lèvres s’écartèrent, creusant un peu plus les rides de son visage, jusqu’à former un sourire.
Le sourire amer d’un homme fatigué et en colère, mais pourtant bien vivant.
Il ignorait encore de quoi serait fait leur futur, s’il réussirait un jour à s’arracher à ce métier qui lui avait tant apporté, mais pour la première fois depuis des années, il se sentait enfin en paix avec lui-même.
En paix, et presque heureux.