11. L’ESPRIT QUI CHANGEA

La conscience du changement était obscure dans l’esprit de Joseph Schwartz. Bien souvent, dans le silence total de la nuit – comme les nuits étaient silencieuses, à présent ! Avaient-elle jamais été bruyantes, illuminées, trépidantes de vie ? – dans ce silence nouveau, il s’efforçait de remonter à son origine. Il aurait bien voulu pouvoir dire : c’est arrivé à tel endroit, à tel moment précis.

Il y avait d’abord eu ce jour lointain, ce jour d’effroi où il s’était retrouvé seul dans un monde étrange, et qui était maintenant aussi brumeux dans sa mémoire que le souvenir même de Chicago. Puis le voyage à Chica et son singulier et complexe aboutissement. Il y pensait fréquemment.

Une machine… des pilules qu’il avait prises. Sa convalescence et son évasion, ses déambulations et les événements inexplicables qui avaient eu le magasin pour théâtre. Il lui était impossible de se remémorer clairement cet épisode. Pourtant, depuis deux mois, tout était parfaitement net et sa mémoire sans faille. Même durant cette période, les choses avaient commencé à lui sembler bizarres. Il avait été sensible à l’atmosphère. Le vieux docteur et sa fille étaient mal à l’aise. Effrayés, même. S’en était-il rendu compte, alors ? Ou n’avait-ce été qu’une impression fugitive que ses réflexions avaient renforcée après coup ?

Cependant, dans le magasin, juste avant que cet homme taillé en colosse ait surgi et l’ait pris au piège – juste avant –, il avait pressenti qu’on allait le kidnapper. L’avertissement avait été trop tardif pour le sauver mais c’était un indice incontestable du changement qui s’était opéré en lui.

Et depuis, il y avait les migraines. Non, ce n’étaient pas vraiment des migraines. Plutôt des trépidations, comme si une dynamo cachée au fond de son cerveau s’était mise à tourner, faisant vibrer tous les os de son crâne. Il n’avait rien connu de tel à Chicago – en admettant que le fantasme de Chicago eût un sens – ni même ici dans les premiers temps.

Lui avait-on fait quelque chose à Chica, ce jour-là ? La machine ? Les pilules… c’était un anesthésique. Avait-il subi une opération ? Pour la centième fois, arrivées à ce point, ses pensées s’interrompirent.

Il avait quitté Chica le lendemain de sa tentative d’évasion avortée et, désormais, son existence s’écoulait paisiblement à la ferme.

Grew, dans son fauteuil roulant, répétait à son intention des mots en levant le doigt ou en faisant des gestes exactement comme Pola, la jeune fille. Jusqu’au jour où il avait cessé de débiter des inepties et s’était mis à parler anglais. Non— c’était lui, Joseph Schwartz, qui avait cessé de parler anglais et s’était mis à dire des inepties. Sauf que ce n’étaient plus des inepties.

Ç’avait été d’une facilité déconcertante. Il avait appris à lire en quatre jours. Lui-même en avait été surpris. Autrefois, à Chicago, il avait une mémoire phénoménale – en tout cas, il en avait l’impression – mais il n’avait jamais été capable d’une pareille prouesse. Or, Grew n’avait pas eu l’air étonné. Schwartz renonça.

Quand l’automne avait revêtu ses ors, il avait commencé de travailler aux champs. L’aisance avec laquelle il comprenait était stupéfiante. C’était la même chose : il ne se trompait jamais. Après une seule explication, il faisait fonctionner les machines les plus compliquées, comme en se jouant.

Contrairement à son attente, les grands froids ne venaient pas. Il passa l’hiver à sarcler, à répandre de l’engrais, à préparer de bien des façons les semailles du printemps.

Il interrogea Grew, essaya de lui expliquer ce qu’était la neige, mais l’autre se contenta d’ouvrir de grands yeux.

— De l’eau gelée qui tombe comme la pluie, hein ? Oh ! Ça s’appelle la neige ? Il paraît que ça se passe comme ça sur d’autres planètes, mais pas sur la Terre.

Dès lors, Schwartz surveilla la température et constata qu’elle variait à peine d’un jour sur l’autre. Pourtant, les journées raccourcissaient, ce qui n’avait rien que de normal dans une région située au nord. Comme Chicago, par exemple. Il se demandait s’il se trouvait sur la Terre.

Il tenta de lire quelques-uns des livres-films de Grew, mais il y renonça. Les gens étaient toujours des gens mais les petits détails de la vie quotidienne, les connaissances tenues pour acquises, les allusions historiques et sociologiques qui n’avaient aucun sens pour lui le rebutaient.

Les énigmes continuaient. Les pluies uniformément chaudes, l’ordre formel qui lui était fait de ne pas s’approcher de certains endroits. Ainsi, un beau soir, intrigué par le brasillement de l’horizon, la luminescence bleuâtre qui scintillait en direction du sud, il n’avait pas pu résister et s’était éclipsé après le souper. Il avait à peine franchi un kilomètre que le bruissement presque inaudible d’une biroue s’éleva derrière lui et la voix courroucée d’Arbin retentit. Schwartz s’était arrêté et l’autre l’avait ramené à la ferme.

— Il ne faut pas s’approcher de ce qui brille la nuit, lui avait-il enjoint en arpentant la pièce.

— Pourquoi ? Parce que c’est interdit, avait répondu Arbin sur un ton âpre et incisif.

Et, après un long silence, il avait ajouté :

— Tu ne sais vraiment pas ce qu’il y a là-bas ?

Schwartz avait levé les bras au ciel et le fermier avait poursuivi :

— D’où viens-tu ? Es-tu un… Etranger ?

— Qu’est-ce qu’un Etranger ?

Arbin avait haussé les épaules et était sorti.

Mais cette nuit avait eu une grande importance pour Schwartz car pendant sa brève escapade les curieuses hantises qui l’habitaient avaient fusionné pour devenir ce qu’il appelait un « attouchement d’esprit ». Ni à ce moment ni plus tard il n’avait pu définir le phénomène.

Il était seul dans le crépuscule violet qui s’assombrissait. Le bruit de ses pas sur le revêtement élastique était feutré. Il n’avait vu personne, entendu personne. Il n’avait rien touché.

Pas tout à fait… Il avait éprouvé quelque chose comme un contact mais ce n’avait pas été physique. Cela avait eu lieu dans son esprit. Pas tout à fait un contact, plutôt une présence. Comme un chatouillement soyeux.

Il y en avait eu deux. Deux attouchements distincts, séparés. Et le second – comment les différenciait-il ? — avait été plus fort… non, ce n’était pas le mot juste. Plus net, plus délimité.

Et il avait su que c’était Arbin. Cinq minutes au moins avant de percevoir le bruit de la biroue, dix minutes avant de poser les yeux sur le fermier.

Cette expérience s’était renouvelée de plus en plus fréquemment.

Il commença alors à se rendre compte que lorsque Arbin, Loa ou Grew était dans un rayon de trente mètres, il le savait même quand il n’avait aucune raison de le savoir. Et même quand il avait toutes les raisons de supposer le contraire. Ce n’était pas facile à accepter, mais peu à peu, il finit par trouver cela naturel.

Il fit des essais et constata qu’il savait toujours et à tout moment où était chacun des membres de la famille Maren. Et il les identifiait car l’attouchement d’esprit variait avec les personnes. Mais il n’osa pas en parler à ses hôtes.

Il se demandait parfois à quoi avait correspondu le premier contact qu’il avait senti sur la route, alors qu’il se dirigeait vers la lueur. Il ne s’était agi ni d’Arbin, ni de Loa, ni de Grew. Et puis après ? Cela faisait-il une différence.

Cela en faisait une, il l’apprit plus tard. Il l’avait à nouveau éprouvé un autre soir en ramenant les bêtes au bercail.

— Qu’est-ce qu’il y a dans le petit bois derrière les collines du sud ? demanda-t-il à Arbin.

— Rien, grommela le fermier d’une voix bourrue. C’est un domaine ministériel.

— Qu’est-ce que ça veut dire ?

Arbin prit un air ennuyé.

— Qu’est-ce que cela peut te faire ? On l’appelle comme ça, parce qu’il appartient au haut ministre.

— Pourquoi n’est-il pas cultivé ?

— Il n’est pas destiné à l’être, répliqua Arbin avec un haut-le-corps. C’était un grand centre dans le temps. C’est un lieu sacré auquel on ne doit pas toucher. Ecoute-moi bien, Schwartz : si tu veux rester ici et être tranquille, réfrène ta curiosité et occupe-toi de ton travail.

— Si ce domaine est sacré, personne ne peut donc y habiter ?

— Exactement.

— Vous en êtes sûr ?

— Tout à fait sûr. Et n’y va pas. Ce serait la fin de tout pour toi.

— Je n’irai pas.

Schwartz s’éloigna, pensif et bizarrement troublé. C’était de ce bois qu’était venu l’attouchement d’esprit. Un attouchement extrêmement puissant. Et qui avait quelque chose de plus. Ç’avait été un contact hostile. Menaçant.

Pourquoi ? Pourquoi ?

Mais il n’osait toujours pas aborder ce sujet. Les autres ne l’auraient pas cru et cela aurait eu des conséquences déplaisantes. Il le savait également. En fait, il savait trop de choses.

Par ailleurs, il avait rajeuni. Pas tellement sur le plan physique, certes. Il avait perdu du ventre et ses épaules s’étaient élargies, ses muscles étaient plus durs et plus souples, sa digestion meilleure. Parce qu’il travaillait au grand air. Mais c’était surtout sa façon de penser qui s’était transformée.

Les vieux ont tendance à oublier comment ils pensaient quand ils étaient jeunes. Ils oublient la rapidité des processus intellectuels, la hardiesse de l’intuition de la jeunesse, l’agilité de l’intelligence juvénile. Ils prennent l’habitude de raisonner lentement et, comme c’est plus que compensé par l’accumulation de l’expérience, les vieux se croient plus sages que les jeunes.

Mais pour Schwartz, l’expérience demeurait et c’était avec un vif plaisir qu’il constatait sa capacité à appréhender les choses d’un seul coup, qu’il anticipait peu à peu sur les explications d’Arbin et finissait par les précéder. Aussi se sentait-il jeune et d’une façon infiniment trop subtile pour que sa parfaite forme physique puisse, à elle seule, rendre compte de ce rajeunissement.

Ce fut au bout de deux mois, alors qu’il jouait aux échecs sous la charmille avec Grew, que toute la lumière se fit.

Les échecs n’avaient pas changé, sauf en ce qui concernait le nom des pièces. Le jeu était tel qu’il se le rappelait et cela lui était un réconfort. Dans ce domaine, au moins, sa mauvaise mémoire ne le trompait pas.

Grew lui avait parlé des variantes. Il y avait le jeu à quatre où chaque adversaire disposait d’un échiquier touchant le coin de deux autres, un cinquième placé au centre pour boucher le trou faisant office de no man’s land commun. Il y avait les échecs tridimensionnels où l’on utilisait huit échiquiers transparents superposés et où les pièces, évoluant dans les trois dimensions, étaient en nombre double ; pour gagner ; il fallait que les deux rois adverses soient mis simultanément mat. Il y avait encore d’autres variantes populaires où la position de départ des pièces était déterminée par les dés, par exemple, où certaines cases conféraient tels avantages ou tels handicaps aux pièces qui les atteignaient, où l’on introduisait des pièces nouvelles aux propriétés bizarres.

Mais les bons vieux échecs d’antan, immuables, n’avaient pas changé et le tournoi opposant Schwartz et Grew en était à la cinquantième partie.

Au début, le premier, qui connaissait tout juste les mouvements des pièces, perdait avec une belle constance, mais, maintenant, il gagnait presque toujours. Peu à peu, Grew était devenu plus prudent et il prenait son temps. Entre deux coups, il tirait sur sa pipe jusqu’à ce qu’il n’y ait plus que de la braise au fond du fourneau – c’était une nouvelle habitude – et, finalement, il se résignait à perdre en protestant avec mauvaise humeur.

Il avait les blancs et un de ses pions était déjà en d4.

— Allons-y, lança-t-il sur un ton aigre à son partenaire.

Les dents farouchement serrées sur le tuyau de sa pipe, il étudiait l’échiquier avec une vive attention.

Le jour tombait. Schwartz s’assit en soupirant. Il était de mieux en mieux capable de prévoir les manœuvres de Grew avant que celui-ci ne bouge ses pièces et ces parties commençaient à lui paraître vraiment dépourvues d’intérêt. C’était comme si son adversaire avait une lucarne embuée dans le crâne. Et le fait que Schwartz lui-même savait presque instinctivement quelle était la tactique adéquate à employer n’était qu’une autre facette de son problème.

Ils utilisaient un échiquier n9cturne dont les cases, respectivement bleues et orange, luisaient dans l’obscurité et les pièces, grossières figurines d’argile en plein jour, se métamorphosaient la nuit. La moitié d’entre elles irradiaient une phosphorescence laiteuse qui leur donnait l’aspect froid et lumineux de la porcelaine, les autres étaient semées de minuscules miroitements rouges.

Les premiers mouvements se succédèrent rapidement. Schwartz avança son pion du roi pour répondre au coup d’envoi. Grew plaça le cavalier du roi en fou 3 et Schwartz riposta en mettant son cavalier de la reine en fou 3. Le fou blanc alla à cavalier de la reine 5 et Schwartz fit avancer sa tour d’une case pour l’obliger à reculer, puis il plaça son second cavalier à fou 3.

Les pièces brillantes glissaient sur l’échiquier comme mystérieusement animées d’une volonté propre, les mains qui les bougeaient disparaissant dans l’ombre.

La peur étreignait Schwartz. Peut-être serait-ce mettre son insanité en évidence, mais il fallait absolument qu’il sache.

— Où suis-je ? demanda-t-il tout à trac.

Grew, qui se préparait à pousser son cavalier de la reine en fou 3, leva les yeux :

— Comment ?

Ignorant le mot correspondant à « pays » ou à « nation », Schwartz répondit :

— Comment s’appelle ce monde ?

Et il mit son fou en roi 2.

— La Terre, laissa laconiquement tomber Grew, qui roqua.

La réponse laissait Schwartz sur sa faim. Il avait traduit le terme que Grew avait employé par « Terre ». Mais qu’est-ce que cela signifiait ? Toutes les planètes sont la « Terre » pour leurs habitants. Il fit avancer son cavalier de la reine de deux cases et Grew dut à nouveau reculer le sien. Puis, tour à tour, les deux joueurs firent avancer leur pion de la reine d’une case afin de dégager leurs fous en vue de la bataille qui allait bientôt commencer au centre.

— En quelle année sommes-nous ? demanda Schwartz aussi négligemment qu’il le pouvait tout en roquant à son tour.

Grew s’immobilisa, vraisemblablement surpris.

— Mais qu’est-ce que tu me chantes aujourd’hui ? On joue ou on ne joue pas ? Nous sommes en 827 si ça peut te faire plaisir. 827 E.G., ajouta-t-il sur un ton sarcastique.

Le front plissé, il étudia l’échiquier et posa brutalement son fou en reine 5. C’était la première offensive de cette pièce. Schwartz se replia précipitamment : il plaça son propre fou en tour 4 pour contre-attaquer. L’escarmouche se développa pour de bon. Le cavalier de Grew prit le fou qui s’éleva dans un flamboiement rouge pour retomber avec un bruit sec dans la boîte où il reposerait, soldat mort au champ d’honneur, jusqu’à la prochaine partie. Aussitôt, le cavalier victorieux fut victime de la reine rouge. Echaudé, Grew renonça à poursuivre son offensive et ramena son dernier cavalier en roi 1 où il serait à l’abri, mais en même temps, relativement neutralisé. Schwartz répéta la même manœuvre. Son cavalier de la reine prit le fou et fut à son tour pris par la tour.

Profitant de la pause qui suivit, il demanda doucement :

— Qu’est-ce que cela veut dire, E.G. ?

— Hein ? maugréa Grew. Oh ! Tu en es encore à te poser des questions sur la date ? J’ai vu beaucoup de cerveaux fêlés mais… Oui, c’est vrai… j’oubliais que ça ne fait guère plus d’un mois que tu as appris à parler. Mais tu es intelligent. Tu ne sais vraiment pas ? Eh bien, ça veut dire qu’on est en l’an 827 de l’ère galactique. Ere galactique : E.G. Tu saisis ? 827 ans depuis la fondation de l’empire galactique, 827 depuis le couronnement de Frankenn I. Et maintenant, s’il te plaît, à toi de jouer !

Mais Schwartz ne lâcha pas tout de suite le cavalier qu’il tenait à la main. Il éprouvait un terrible sentiment de frustration.

— Une minute. (Il posa la pièce en reine 2.) Est-ce que ces noms vous disent quelque chose ? Amérique, Asie, Etats-Unis, Russie, Europe…

La pipe de Grew rougeoyait, maussade, dans l’obscurité. L’ombre indistincte de son buste qui se projetait sur l’échiquier scintillant paraissait moins vivante que celui-ci. Il avait sans doute secoué sèchement la tête, mais Schwartz n’avait pu le voir. Ce n’était d’ailleurs pas la peine : il perçut la dénégation aussi clairement que si l’autre avait parlé. Il fit une nouvelle tentative :

— Savez-vous où je pourrais me procurer une carte ?

Pas question d’en trouver, à moins que tu veuilles risquer ta peau en allant à Chica. Je ne suis pas géographe. Et je n’ai jamais entendu ces noms-là. Qu’est-ce que c’est ? Des gens ?

Risquer sa peau ? Pourquoi donc ? Schwartz eut soudain froid. Avait-il commis un crime ? Grew était-il au courant ?

— Le soleil possède bien neuf planètes, n’est-ce pas ? s’enquit-il dubitativement.

— Dix.

La réponse était nette et catégorique.

Il hésita. Peut-être qu’on en avait découvert une dont il n’avait pas entendu parler. Mais comment se faisait-il que Grew le sache ? Schwartz compta sur ses doigts.

— Et la sixième… a-t-elle des anneaux ?

Lentement, Grew fit avancer son fou du roi de deux cases. Schwartz effectua aussitôt la même manœuvre.

— Saturne, tu veux dire ? Bien sûr qu’il a des anneaux.

Le vieux calculait. Il avait le choix : ou prendre le pion du fou ou prendre celui du roi. Mais il ne discernait pas nettement les conséquences de ce mouvement.

— Y a-t-il une ceinture d’astéroïdes – de petites planètes – entre Mars et Jupiter ? Je veux dire entre la quatrième et la cinquième planète ?

— Oui, grommela Grew.

Il ralluma sa pipe en réfléchissant fiévreusement. Sentant l’incertitude qui le rongeait, Schwartz en éprouva un certain agacement. Pour lui, maintenant qu’il était sûr d’avoir identifié la Terre, la partie n’offrait strictement aucun intérêt. Les questions se pressaient dans sa tête et l’une d’elles fusa :

— Ce que disent vos livres-films est donc vrai ? Il y a d’autres mondes ? Avec des habitants ?

Cette fois, Grew leva les yeux et son regard scruta vainement l’obscurité.

— Tu parles sérieusement ?

— Y en a-t-il ?

— Par la galaxie ! Tune sais réellement rien !

Schwartz se sentit mortifié de son ignorance.

— S’il vous plaît…

Mais bien sûr qu’il y a d’autres mondes ! Des millions ! Toutes les étoiles que tu vois et la plupart de celles que tu ne vois pas possèdent des planètes dont l’ensemble constitue l’empire.

Schwartz sentait vibrer au fond de lui-même l’écho amorti des mots de Grew, qui jaillissaient de son esprit pour atteindre directement le sien. De jour en jour, les contacts mentaux gagnaient en force. Peut-être qu’il pourrait bientôt entendre intérieurement ces mots ténus, sans même que la personne qui les émettait ne parlât.

Et, pour la première fois, il songea qu’il y avait peut-être une autre explication que la folie. Avait-il fait un saut dans le temps ? En dormant, par exemple ?

— Combien de temps s’est-il écoulé depuis l’époque où il n’existait qu’une seule planète, Grew ? demanda-t-il d’une voix rauque.

— Qu’est-ce que tu veux dire ? fit l’autre, pris d’une subite circonspection. Es-tu membre des Anciens ?

— Des quoi ? Je ne suis membre de rien du tout. Mais la Terre n’était-elle pas le seul monde habité, autrefois ? Hein ?

— Les Anciens le disent, mais qui sait ? Qui peut réellement savoir ? Pour autant que je le sache, ces mondes, là-haut, existent depuis le début de l’histoire.

— Cela fait combien ?

— Des milliers d’années, j’imagine. Cinquante mille ans, cent mille… je ne sais pas, moi.

Des milliers d’années ! Schwartz réprima le râle qui lui sortait de la gorge. Des millénaires entre le moment où il avait levé un pied et celui où il l’avait reposé… Le temps d’un soupir, d’un battement de paupières – et il aurait alors franchi des millénaires d’un seul bond ? Impossible. C’était sûrement son amnésie. L’identification qu’il avait faite du système solaire était certainement due à des souvenirs déformés qui avaient traversé son brouillard mental.

Grew avait joué. Il avait pris le pion du fou, et ce fut presque machinalement que Schwartz nota qu’il avait choisi la mauvaise stratégie. Tous les mouvements s’imbriquaient maintenant, sans qu’il eût besoin de faire d’efforts de réflexion conscients. Il prit avec sa tour le premier des deux pions blancs à présent alignés. Le cavalier blanc revint en fou 3. Schwartz plaça le sien en cavalier 2 pour qu’il ait le champ libre. Grew répondit en posant son fou en reine 2.

Schwartz ménagea une pause avant de lancer son attaque finale.

— C’est la Terre qui dirige, n’est-ce pas ?

— Qui dirige quoi ?

— L’emp…

Mais Grew l’interrompit d’un rugissement si tonitruant que les pièces en frémirent sur l’échiquier :

— J’en ai assez de tes questions ! Tu es complètement fou ou quoi ? Est-ce qu’elle a l’air d’être capable de diriger quelque chose, la Terre ? (Le fauteuil de l’infirme contourna la table avec un bruissement feutré et des doigts nerveux se refermèrent sur le bras de Schwartz.) Regarde ! Regarde là-bas ! (La voix du vieil homme était un soupir grinçant.) Tu vois l’horizon ? Tu vois cette lueur ?

— Oui.

— Eh bien, c’est ça la Terre. Elle est tout entière comme ça. Sauf dans des endroits disséminés ici et là, comme chez nous.

— Je ne comprends pas.

— L’écorce terrestre est radio-active. Le sol brille, il a toujours brillé, il brillera toujours. Rien n’y pousse. Personne ne peut y vivre. Tu ne le savais vraiment pas ? Sinon, pourquoi y aurait-il la sexagésimale, veux-tu me dire ?

Le paralytique se calma et il retourna à sa place.

— A toi de jouer.

La sexagésimale ! Encore un attouchement d’esprit dégageant une indéfinissable aura menaçante. Ses pièces manœuvraient toutes seules tandis que Schwartz, le cœur étreint d’angoisse, réfléchissait. Son cavalier du roi prit le pion du fou. Grew poussa le sien en reine 4. La tour rouge esquiva en se repliant sur cavalier 4. Le cavalier blanc repartit à l’assaut : il se plaça en cavalier 3 et la tour de Schwartz évita le combat en ralliant cavalier 5. Mais quand le pion de la tour blanche eut timidement avancé d’une case, la tour de Schwartz se rua en avant et prit le pion du cavalier, mettant le roi adverse en échec. Le roi blanc la prit, mais la reine rouge colmata instantanément la brèche en roi 4. Echec au roi. Grew plaça la pièce menacée en tour 1, mais Schwartz fit sauter son cavalier en roi 4. Grew, mobilisant résolument ses défenses, amena alors sa reine en roi 2, mais Schwartz riposta en faisant avancer la sienne de deux cases en cavalier 6. C’était maintenant le corps-à-corps. Grew n’avait pas le choix : il déplaça sa reine en cavalier 2. Les deux reines étaient à présent face à face. Le cavalier blanc battit en retraite, prenant son homologue en fou 6 et quand le fou blanc, vulnérable, se réfugia en fou 3, le cavalier le poursuivit. Il était en reine 5. Grew réfléchit longuement avant de faire avancer sa reine débordée en diagonale pour prendre le fou de Schwartz.

Il poussa un soupir de soulagement. Une menace d’échec pesait sur la tour de son rusé adversaire et la reine blanche était prête à faire du dégât.

— A toi de jouer, dit-il sur un ton satisfait.

— Qu’est-ce que… qu’est-ce que c’est que la sexagésimale ? lui demanda Schwartz.

— Pourquoi me poses-tu cette question ? rétorqua l’infirme d’une voix dépourvue d’aménité. Qu’est-ce que tu cherches ?

— Je vous en prie…, fit humblement Joseph Schwartz que l’accablement gagnait. Je ne suis pas homme à faire du tort à qui que ce soit. Je ne sais pas qui je suis, je ne sais pas ce qui m’est arrivé. Je souffre peut-être d’amnésie.

— Comme c’est vraisemblable ! laissa dédaigneusement tomber Grew. Est-ce que tu t’es soustrait à la sexagésimale ? Réponds-moi franchement.

— Mais puisque je vous dis que je ne sais pas ce que c’est !

— Cette dernière phrase emporta la conviction de l’autre. Il y eut un interminable silence. Il y avait quelque chose d’inquiétant dans l’attouchement que percevait Schwartz, mais il ne parvenait pas tout à fait à saisir les mots informulés. C’est le soixantième anniversaire d’un homme, dit lentement Grew. La Terre peut nourrir vingt millions de personnes, pas plus. Pour vivre, il faut produire. Si on ne peut pas produire, on ne peut pas vivre. Et après soixante ans, on ne peut plus produire.

— Et alors…

Schwartz restait bouche bée.

— On est éliminé. Sans douleur.

— On vous tue ?

— Ce n’est pas un meurtre, répondit Grew avec raideur. Il ne peut pas en aller différemment. Les autres mondes ne veulent pas de nous et il faut bien faire de la place aux jeunes d’une manière ou d’une autre.

— Et si on ne dit pas qu’on a soixante ans ?

— Pourquoi le ferait-on ? Vivre au delà de son temps, ce n’est pas drôle. Et, tous les dix ans, il y a un recensement qui permet de retrouver ceux qui ont été assez fous pour tenter de tricher. En outre, ton âge est inscrit dans ton dossier.

— Pas le mien, lâcha Schwartz étourdiment. D’ailleurs, je n’ai que cinquante ans… enfin, je les aurai à mon prochain anniversaire, se rattrapa-t-il.

— Cela ne change rien. Il suffit d’examiner la structure des os pour contrôler leur âge. Tu ne le sais pas ? Il n’y a aucun moyen de camouflage. Ils me prendront la prochaine fois. Bien… A toi de jouer.

Mais Schwartz fit la sourde oreille.

— Vous voulez dire que…

— Dame ! Je n’ai que cinquante-cinq ans, mais regarde mes jambes. Est-ce que je peux travailler ? La famille se compose de trois personnes qui sont enregistrées et notre quota est fixé en fonction de trois travailleurs. Quand j’ai été paralysé, j’aurais dû être déclaré et il aurait été réduit. Mais j’aurais été passible de la sexagésimale par anticipation et Arbin et Loa n’ont pas voulu faire ça. Ce qui était stupide, parce que cela les a obligés à se tuer à la tâche… avant pan arrivée. Et qu’importe comment, ils m’épingleront l’année prochaine. C’est à toi de jouer.

— Parce que le recensement aura lieu l’an prochain ? Tout juste. A toi de jouer.

— Attendez ! Est-ce que tout le monde est éliminé à soixante ans ? Il n’y a pas d’exceptions ?

— Pas pour des gens comme toi et moi. Le haut ministre vit jusqu’au bout de son existence. Les membres de la Société des Anciens aussi, de même que certains savants et des personnes qui ont rendu d’éminents services. Cela ne va pas bien loin. Il y a peut-être une dizaine de dérogations par an. Mais c’est à toi de jouer !

— Qui décide des exemptions ?

— Le haut ministre, naturellement. Tu joues, oui ou non ?

Mais Schwartz se leva.

— Ce n’est pas la peine. Echec et mat en cinq coups. Ma reine prend votre pion. Echec. Vous êtes forcé de mettre votre roi en cavalier 1. J’amène mon cavalier en roi 2. Echec. Vous êtes obligé de reculer en fou 2. Ma reine va en roi 6. Echec. Vous allez en cavalier 2, ma reine en cavalier 6, et quand vous vous réfugiez en tour 1, elle va en tour 6. Echec et mat. Bonne partie, ajouta-t-il automatiquement.

Grew contempla longuement l’échiquier puis, poussant une exclamation de dépit, il l’expédia au loin. Les pièces scintillantes roulèrent dans l’herbe.

— Tu m’as distrait avec ton foutu bavardage, glapit l’infirme.

Mais Schwartz ne l’entendit pas. Il n’avait plus qu’une seule pensée : il fallait à tout prix qu’il échappe à la sexagésimale.

Vieillissons ensemble !

Le meilleur, encore, est à naître…

Mais quand Browning avait dit cela, l’homme était légion sur la Terre et les réserves alimentaires étaient illimitées. Le « meilleur », à présent, c’était la soixantaine – et la mort.

Schwartz avait soixante-deux ans.

Soixante-deux…

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