L’atmosphère qui baigne le domaine du Collège des Anciens, à Washenn, est calme, c’est le moins qu’on puisse en dire. Le maître mot, en ces lieux, est austérité, et une profonde gravité émane des petits groupes de novices qui font leur promenade vespérale sous les arbres du Tétragone que nul ne peut franchir hormis les Anciens. De temps en temps, on aperçoit un supérieur en robe verte qui traverse la pelouse, répondant aimablement aux révérences.
On peut aussi, mais la chose est rarissime, assister au passage du haut ministre.
Mais jamais on ne le voit, comme c’était à présent le cas, arriver presque au pas de course, en sueur, aveugle aux mains qui se tendaient respectueusement, indifférent aux regards prudents qui le suivaient, aux coups d’œil déconcertés qu’échangeaient les témoins, à leurs sourcils qui se haussaient.
Il s’engouffra par l’entrée privée de la Chambre législative, et dégringola l’hémicycle désert. La porte sur laquelle il tambourina s’ouvrit quand celui qui se trouvait de l’autre côté actionna la pédale de commande et le haut ministre entra.
Ce fut à peine si son secrétaire, assis derrière un modeste petit bureau, leva la tête. Penché sur un téléviseur miniature à protection de champ, il écoutait d’un air absorbé tout en promenant le regard sur la pile de messages d’allure officielle qui s’amoncelaient devant lui.
Le haut ministre frappa sèchement sur le bureau.
— Que se passe-t-il ?
Le secrétaire le considéra, glacial, et repoussa le téléviseur.
— Je vous présente mes compliments, Votre Excellence.
— Passons, rétorqua le ministre avec impatience. Je veux savoir ce qui se passe.
— En un mot comme en cent, notre homme s’est enfui.
— Vous parlez de celui que Shekt a traité à l’amplificateur synaptique… l’Etranger… l’espion… l’homme de la ferme…
Nul ne peut savoir quels autres qualificatifs le haut ministre aurait encore débités si le secrétaire ne l’avait interrompu d’un « Exactement prononcé sur un ton détaché.
— Pourquoi n’en ai-je pas été informé ? Pourquoi ne suis-je jamais tenu informé ?
— Une action immédiate s’imposait et vous aviez d’autres engagements. Je me suis donc substitué à vous au mieux de mes capacités.
— Oui, vous respectez scrupuleusement mes engagements quand vous désirez vous passer de moi. Mais cette fois, je ne marche pas. Je ne me laisserai pas court-circuiter et mettre sur une voie de garage. Je ne peux admettre que…
— Nous perdons du temps, répliqua le secrétaire sans hausser le ton et les protestations, presque les vociférations, du haut ministre s’étranglèrent dans sa gorge.
Il toussota, ne sachant trop que dire et finit par demander, dompté :
— Donnez-moi les détails, Balkis.
— Il n’y en a guère. Après avoir patiemment attendu deux mois sans susciter le moindre soupçon, notre homme, Schwartz, s’est sauvé. On l’a suivi. Et perdu.
— Perdu ? Comment cela ?
— Nous ne savons pas au juste, mais il y a une autre donnée de fait. Cette nuit, notre agent, Natter, n’a pas fait les trois rapports prévus. Son remplaçant est parti à sa recherche. Il l’a retrouvé à l’aube sur la route de Chica. Dans un fossé. Et tout ce qu’il y a de plus mort.
Le haut ministre pâlit.
— L’Etranger l’avait tué ?
— On peut le présumer, encore que nous ne puissions l’affirmer avec certitude. Il n’y avait aucun signe de violence visible en dehors du rictus d’agonie du cadavre. On procédera à l’autopsie, naturellement. Peut-être a-t-il succombé à une crise cardiaque survenue à ce moment malencontreux.
— Une telle coïncidence serait difficilement croyable.
C’est aussi mon avis, mais si Schwartz l’a liquidé, les événements qui ont suivi sont encore plus troublants. Voyez-vous, Excellence, il paraissait évident, en fonction de notre analyse, que Schwartz se rendrait à Chica pour voir Shekt. Le cadavre de Natter a été retrouvé entre la ferme Maren et Chica. Nous avons donc alerté la cité il y a trois heures et l’homme a été appréhendé.
— Schwartz ? s’exclama le haut ministre avec incrédulité.
— Bien entendu.
— Pourquoi ne l’avez-vous pas dit tout de suite ? Balkis haussa les épaules.
— Il y a des choses plus importantes, Votre Excellence. Je vous répète que Schwartz est entre nos mains. Sa capture a été rapide et n’a pas présenté de difficultés, ce qui cadre assez mal, à mon sens, avec la mort de Natter. Comment a-t-il pu se montrer assez malin pour repérer et abattre cet agent dont la compétence n’était plus à démontrer et, en même temps, assez stupide pour aller dès le lendemain matin à Chica et se présenter ouvertement dans une usine, sans même se déguiser, pour demander du travail ?
— Il a fait ça ?
— Il a fait ça. Deux explications viennent alors à l’esprit. Ou il avait déjà transmis à Shekt ou à Arvardan les informations qu’il avait à leur communiquer et s’est volontairement laissé arrêter dans le but de brouiller les pistes, ou il y a d’autres émissaires que nous n’avons pas détectés et qu’il couvre. Dans les deux cas, gardons-nous de pécher par excès de confiance.
— Je n’y comprends rien, soupira la haut ministre dont l’anxiété déformait les traits réguliers. C’est trop fort pour moi. Je suis dépassé.
Balkis eut un sourire ostensiblement méprisant et il enchaîna :
— Vous avez rendez-vous dans quatre heures avec le Pr Bel Arvardan.
— Moi ? Pourquoi ? Que voulez-vous que je lui raconte ? Je ne veux pas le voir.
Calmez-vous, Excellence. Il faut que vous le voyiez. Il me paraît évident que, maintenant que la date à laquelle doivent commencer ses recherches fictives approche, il est obligé de jouer le jeu et de vous demander l’autorisation de faire des fouilles dans les zones interdites. Ennius nous a prévenus qu’il la solliciterait et il doit connaître les ficelles du scénario. Je suppose que vous serez capable de le contrer et d’être plus menteur que lui.
Le haut ministre baissa la tête :
— J’essaierai.
Bel Arvardan arriva en avance, ce qui lui permit d’observer les lieux. Pour quelqu’un qui connaissait bien les chefs-d’œuvre d’architecture de toute la galaxie, le Collège des Anciens n’était guère qu’un bloc de granit revêche de style archaïque, mais pour un archéologue, il pouvait aussi apparaître, dans son austérité rébarbative et presque sauvage, comme le lieu d’élection d’un mode de vie rébarbatif et presque sauvage. Son aspect primitif même évoquait un passé reculé.
Une fois de plus, les pensées d’Arvardan bifurquèrent. La tournée de deux mois qu’il avait faite sur les continents occidentaux de la Terre n’avait pas été vraiment… amusante. Ce qui était arrivé le premier jour avait gâché tout le reste.
Il s’en voulut aussitôt de revenir ainsi sur cette journée à Chica. La jeune fille s’était montrée impolie, c’était une fieffée ingrate. Une vulgaire Terrienne. Pourquoi aurait-il à se sentir coupable ? Et pourtant…
Avait-il tenu compte du choc qu’elle avait éprouvé en découvrant qu’il était un Etranger, tout comme cet officier qui l’avait insultée et dont il avait cassé le bras pour le punir de son arrogance et de sa brutalité ? Après tout, savait-il ce qu’elle avait déjà pu souffrir du fait des Étrangers ? Et apprendre d’un seul coup, sans préparation, qu’il en était un lui-même…
S’il avait eu davantage de patience… Pourquoi était-il parti aussi brusquement ? Il ne se souvenait même plus de son nom. Pola quelque chose. Bizarre ! En général, il avait meilleure mémoire. Essayait-il inconsciemment de l’oublier ? Pourquoi pas, au fond ? Oublier ! D’ailleurs, qu’y avait-il à se rappeler ? Une Terrienne. Une banale petite Terrienne.
Elle était infirmière et travaillait dans un hôpital. Et s’il tentait de localiser celui-ci ? Quand il l’avait quittée, ce n’était qu’une masse indistincte dans la nuit mais il ne devait pas être bien loin de l’autalim.
Il repoussa cette pensée avec irritation. Etait-il fou ? C’était une Terrienne. Jolie, gentille, assez attir…
Mais une Terrienne !
Le haut ministre fit son entrée et Arvardan en fut heureux. Cela allait éloigner ses pensées de l’épisode de Chica. Mais il savait au fond de lui-même que ce ne serait qu’un répit. Ce souvenir revenait toujours le hanter.
Le haut ministre s’était changé et sa robe scintillait de fraîcheur. Son front ne trahissait nul signe de hâte ou de doute et ne portait pas la moindre trace de transpiration. Il se montra d’une parfaite amabilité. Arvardan s’appliqua à transmettre les bons vœux de quelques hautes personnalités de l’empire au peuple de la Terre et son interlocuteur s’attacha à exprimer les sentiments de gratitude que la Terre tout entière ne manquait pas d’éprouver devant la générosité éclairée du gouvernement impérial.
Le premier insista sur l’importance de l’archéologie dans la philosophie impériale, sur la contribution qu’elle avait apportée à la doctrine capitale, affirmant que tous les humains peuplant la galaxie, quelle que fût leur planète natale, étaient frères. L’Excellence en convint de bonne grâce, soulignant que la Terre en était convaincue depuis longtemps, et formula l’espoir que l’heure sonnerait bientôt où la galaxie passerait de la théorie à la pratique.
A ces mots, Arvardan ébaucha un sourire :
— C’est justement dans ce but que j’ai sollicité cette audience, Votre Excellence. Les différences que l’on peut observer entre la Terre et certains dominions impériaux de son voisinage tiennent peut-être, pour une grande part, à des modes de pensée différents. Cependant, beaucoup de causes de friction disparaîtraient si l’on parvenait à démontrer que les Terriens ne sont pas ethnologiquement différents des autres citoyens de la galaxie.
— Et comment vous proposez-vous de faire cette démonstration ?
— Cela n’est pas facile à expliquer en quelques mots. Votre Excellence n’est pas sans savoir, je présume, que les deux principaux courants de la pensée archéologique sont respectivement le fusionnisme et la théorie du rayonnement, ainsi qu’on les appelle couramment.
— Je suis profane en la matière, mais je connais ces deux écoles.
— Bien. La théorie de la fusion implique tout naturellement que les divers types humains ayant suivi une évolution indépendante se sont mélangés du fait des unions mixtes dans un passé très lointain remontant aux temps héroïques du voyage dans l’espace, période sur laquelle nous possédons excessivement peu de documentation. Ce postulat est nécessaire pour rendre compte de la grande uniformité morphologique de l’humanité actuelle.
— Oui, laissa sèchement tomber le haut ministre. Et cette conception présuppose aussi l’existence de quelques centaines ou de quelques milliers d’êtres de type plus ou moins humain ayant évolué indépendamment et suffisamment proches du point de vue chimique et biologique pour que ces unions mixtes soient possibles.
— Exactement, dit Arvardan avec satisfaction. Vous mettez le doigt sur le point faible de cette construction. Pourtant, la plupart des archéologues refusent de voir cette faille et sont des partisans farouches du fusionnisme, d’où il découlerait, évidemment, que dans certaines régions isolées de la galaxie se trouvent peut-être des sous-espèces qui ont conservé leur originalité et ne se sont pas métissées…
— C’est à la Terre que vous pensez ?
— La Terre fait figure d’exemple. La théorie du rayonnement, en revanche…
— Professe que nous descendons tous d’un seul et même groupe planétaire d’humains.
— Précisément. Mon peuple, se fondant sur des preuves historiques et sur certains textes que nous tenons pour sacrés et qui ne sauraient être révélés aux yeux des Etrangers, croit que la Terre est le berceau originel de l’humanité.
— Je partage cette croyance et je vous demanderai de m’aider à en prouver la véracité à toute la galaxie.
— Vous êtes optimiste ! Eclairez-moi un peu.
— Je suis convaincu qu’il est possible de trouver de nombreux objets et vestiges architecturaux dans les territoires de la planète, aujourd’hui malheureusement masqués par la radio-activité. Il serait aisé de calculer avec précision l’âge de ces témoins à partir de leur état de déclin radio-actif présent comparé à…
Mais le haut ministre hocha la tête.
— C’est hors de question.
— Pourquoi ? s’exclama Arvardan ébahi en plissant le front.
— D’abord, qu’escomptez-vous obtenir ? Admettons que vous prouviez l’exactitude de votre thèse, admettons même que tous les mondes de la galaxie s’y rallient. Quelle importance aurait le fait que vous étiez tous des Terriens il y a un million d’années ? Après tout, nous étions aussi tous des singes, il y a quelques milliards d’années, mais nous n’acceptons pas la fréquentation des singes contemporains.
— Voyons, Votre Excellence… Cette analogie est extravagante !
— Nullement ! N’est-il pas raisonnable de penser que, au cours de leur long isolement, les Terriens ont tellement changé par rapport à leurs cousins migrateurs, notamment sous l’influence de la radio-activité, qu’ils constituent à présent une race différente ?
Arvardan se mordilla la lèvre et répondit avec réticence :
— Vous vous faites l’éloquent avocat de votre ennemi.
— Parce que je me demande ce que dira mon ennemi. Comprenez donc que vous n’arriverez à rien, sinon à exacerber davantage la haine de nos adversaires.
Mais il y a aussi l’intérêt de la science pure, le progrès de la connaissance… Le haut ministre secoua gravement le menton.
— Je suis navré de devoir refuser. Je vais vous parler maintenant comme un gentilhomme de l’empire s’adressant à un autre gentilhomme de l’empire. Personnellement, ce serait avec joie que je vous apporterais mon concours, mais les Terriens sont un peuple têtu et à la nuque roide qui s’est au cours des siècles replié sur lui-même en raison de… euh… de l’attitude déplorable qu’on a eue à son égard dans certaines régions de la galaxie. Ils ont des tabous, des Coutumes immuables que je ne peux moi-même me permettre d’enfreindre.
— Et les zones radio-actives…
— Sont l’un des tabous les plus importants. Si je vous accordais l’autorisation que vous demandez, et croyez bien que mon impulsion serait de vous l’accorder, cela provoquerait seulement des troubles et des émeutes qui, outre qu’ils mettraient en danger votre vie et celle des membres de votre expédition, entraîneraient à terme des représailles dont la Terre ferait les frais. En agissant de la sorte, je trahirais les devoirs de ma charge et la confiance de mes compatriotes.
— Mais je suis disposé à prendre toutes les précautions raisonnables. Si vous voulez me faire accompagner par des observateurs… Je peux aussi vous proposer de vous consulter avant de publier les résultats que j’aurai obtenus.
— Vous me tentez. Ce projet ne manque pas d’intérêt mais vous surestimez mes pouvoirs, même sans faire entrer le sentiment populaire en ligne de compte. Je ne suis pas un autocrate absolu. En réalité, mes pouvoirs sont rigoureusement limités et toutes les questions doivent être soumises à la Société des Anciens préalablement à la décision.
— C’est extrêmement fâcheux, fit Arvardan en hochant la tête. Le procurateur m’avait prévenu que je rencontrerais des difficultés, mais j’espérais quand même que… Quand pourrez-vous prendre l’avis de l’Assemblée, Excellence ?
Le présidium de la Société des Anciens se réunit dans trois jours. Toutefois, comme je suis dans l’impossibilité de modifier l’ordre du jour, cette affaire ne pourra pas être mise en discussion avant une semaine environ.
Arvardan acquiesça distraitement.
— Eh bien, s’il n’y a pas moyen de faire autrement… A propos, Excellence…
— Oui ?
— Je serais heureux de rencontrer un de vos savants, un certain Dr Shekt, de Chica. Je suis passé à Chica mais j’ai dû partir assez vite et je souhaiterais réparer cette omission. C’est sûrement un homme occupé et je vous serais obligé si vous pouviez me remettre une lettre d’introduction – si ce n’est pas trop demander.
Le haut ministre, qui s’était soudain raidi, ne répondit pas immédiatement.
— Puis-je savoir pourquoi vous voulez le voir ? finit-il par s’enquérir.
— Bien entendu. J’ai lu un article où il était question d’un appareil qu’il a inventé et qu’il a appelé amplificateur synaptique, je crois. Cela a trait à la neurochimie du cerveau et pourrait se révéler fort intéressant pour un de mes autres projets. J’ai plus ou moins cherché, en effet, à classer les types humains en groupes encéphalographiques… en fonction des ondes cérébrales, si vous voyez ce que je veux dire.
— Humm… J’ai vaguement entendu parler de cet instrument. Et je crois me souvenir que cela n’a pas été un succès.
— Sans doute, mais le Dr Shekt est un expert dans ce domaine et il me serait probablement très utile.
— Je vois. En ce cas, je vais vous faire préparer immédiatement un mot d’introduction. Il va sans dire que vous vous abstiendrez de toute allusion à vos intentions en ce qui concerne les zones interdites.
Vous pouvez compter sur moi, Votre Excellence. (Arvardan se leva.) Je vous remercie de votre amabilité et de votre bonté. Il ne me reste qu’à former le vœu que le Conseil des Anciens soit compréhensif à l’égard de mon projet. Le secrétaire entra après qu’Arvardan eut pris congé. Un sourire glacé et cruel flottait sur ses lèvres.
— C’est parfait, dit-il. Votre Excellence a eu un comportement digne de louanges.
Le haut ministre lui lança un regard sombre.
— Qu’est-ce que c’est que cette histoire à propos de Shekt ?
— Cela vous intrigue ? Il n’y a pourtant pas de quoi. Les choses se présentent fort bien. Vous avez noté la mollesse de sa réaction devant votre fin de non-recevoir ? Est-ce celle d’un homme de science qui se voit refuser sans raison apparente une chose qui lui tient à cœur ? Ou celle de quelqu’un qui joue un rôle et est soulagé de ne plus avoir à le tenir ? Là encore, nous nous trouvons devant une curieuse coïncidence. Schwartz s’esquive et se rend à Chica. Le lendemain même, Arvardan surgit à Washenn et, après de vagues propos sans queue ni tête au sujet de son expédition, il vous laisse entendre, mine de rien, qu’il va à Chica pour voir Shekt.
— Mais pourquoi me l’a-t-il dit, Balkis ? Cela me paraît être une initiative imprudente.
— Parce que vous n’avez pas l’esprit calculateur. Mettez-vous à sa place. Il s’imagine que nous ne nous doutons de rien. Dans ce cas, l’audace paie. Il va voir Shekt. Bon ! Il l’avoue franchement. Il demande même une lettre d’introduction. Quelle meilleure garantie de son innocence et de la pureté de ses intentions ? Et cela soulève un autre point. Schwartz s’est peut-être rendu compte qu’il est surveillé. Il a peut-être tué Natter. Mais il n’a pas eu le temps d’avertir les autres. Sinon, le scénario ne se serait pas déroulé de cette façon. (Les paupières du secrétaire étaient à demi baissées tandis qu’il tissait ainsi sa toile.) On ne peut pas savoir quand ils commenceront à s’inquiéter de la disparition de Schwartz, mais nous pouvons au moins accorder sans risque à Arvardan le temps qu’il faut pour que sa rencontre avec Shekt ait lieu. Nous les prendrons ensemble. Ce sera déjà quelque chose qu’ils ne pourront pas nier. De quel délai disposons-nous ?
Le regard de Balkis se fit songeur.
— Le calendrier est souple, et depuis que nous avons découvert la trahison de Shekt, les équipes mettent les bouchées doubles. Et les choses vont bien. Nous attendons seulement les calculs d’orbites. Seul le rendement imparfait des ordinateurs nous retarde. Enfin, ce n’est peut-être plus qu’une question de jours, à présent.
— De jours ! répéta le haut ministre avec, dans la voix, un étrange mélange de triomphe et d’horreur.
— De jours, répéta le secrétaire. Mais n’oubliez pas que, même deux secondes avant l’heure H, il suffirait d’une seule bombe pour nous arrêter. Et il y aurait ensuite une période de représailles de un à six mois. Le risque n’est pas nul.
Une question de jours ! Et ce serait alors la bataille la plus incroyablement inégale jamais enregistrée dans l’histoire : la Terre attaquerait la galaxie tout entière.
Les mains du haut ministre tremblaient légèrement.
Arvardan était à nouveau à bord d’un stratoplane. Et il était dans un état de fureur noire. Il n’y avait apparemment aucune raison de penser que le haut ministre et la population de névrosés qu’il administrait lui donneraient l’autorisation officielle de pénétrer dans les zones radioactives. Mais l’archéologue s’y était attendu et, bizarrement, cela ne le tracassait même pas. Autrement, il se serait battu avec plus d’âpreté.
Puisque c’était comme ça, tant pis ! Il y pénétrerait illégalement. Il armerait son vaisseau et, si nécessaire, il tirerait. Et comment !
Les malheureux abrutis !
Pour qui se prenaient-ils, que diable ?
Oui, oui, il le savait. Ils croyaient être les humains originels, les habitants de LA planète…
Le pire était qu’Arvardan savait qu’ils avaient raison.
Le stratoplane décolla et l’archéologue fut plaqué contre le dossier capitonné de son siège. Dans moins d’une heure, il serait à Chica.
Non qu’il eût tellement envie d’y retourner, mais cet amplificateur synaptique pouvait avoir de l’importance et il aurait été ridicule de ne pas profiter de son séjour sur la Terre pour en tirer avantage. Il n’avait aucune intention de remettre les pieds sur cette planète.
Ce trou à rats !
Ennius avait dit vrai.
Cependant, ce Dr Shekt… Il tripota la lettre d’introduction, surchargée de formules protocolaires, que lui avait remise le haut ministre…
Et se dressa brusquement sur son séant – du moins, il essaya de se redresser en dépit de la force d’inertie qui le broyait, tandis que la Terre s’éloignait et que l’azur du ciel virait au violet.
Il se rappelait le nom de la fille. Pola Shekt !
Pourquoi l’avait-il donc oublié ? Il était furieux, il avait l’impression d’être floué. Son esprit conspirait contre lui. Il avait oblitéré ce patronyme jusqu’au moment où il était trop tard.
Mais tout au fond de lui-même, quelque chose s’en réjouissait, néanmoins.