Après ses déclarations à la presse à propos de sa prochaine expédition sur la Terre, Bel Arvardan se sentait parfaitement en paix avec les cent millions de systèmes solaires constituant le tentaculaire empire galactique. Plus question d’être connu dans tel ou tel secteur. Que ses théories relatives à la Terre se révèlent exactes, et sa réputation serait assurée sur toutes les planètes habitées de la Voie lactée, sur chacune des planètes où l’Homme avait posé le pied au cours des centaines de milliers d’années de son expansion à travers l’espace.
Cette ascension vers le zénith de la renommée, cette conquête des cimes intellectuelles, pures et subtiles, de la science, si elles survenaient tôt dans sa carrière, avaient été ardues. Il avait à peine trente-cinq ans, mais ses travaux antérieurs avaient déjà été amplement controversés. Cela avait commencé par le séisme qui avait ébranlé l’université d’Arcturus quand, fait sans précédent dans les annales de cette institution, il avait reçu son diplôme d’archéologue à l’âge de vingt-trois ans. Ce séisme – qui, pour être immatériel n’en avait pas moins été réel – s’était manifesté par le refus du Journal de la Société d’ Archéologie Galactique de publier sa thèse. Cela ne s’était encore jamais produit auparavant. Et c’était aussi la première fois que cette revue professionnelle sérieuse et pondérée assortissait un refus de publication d’attendus formulés en termes d’une telle brutalité.
Aux yeux d’un profane, les raisons d’un pareil tollé contre un mémoire mince et aride intitulé De l’Antiquité des Objets façonnés du Secteur de Sirius et de Quelques Considérations Touchant à l’Application de l’Hypothèse du Rayonnement de l’Origine de l’Homme auxdits Objets pouvaient sembler mystérieuses. Le litige venait, cependant, de ce que Arvardan faisait d’emblée sienne une hypothèse jadis avancée par certains groupes mystiques plus préoccupés de métaphysique que d’archéologie, à savoir, que l’humanité était née sur une planète unique et avait progressivement rayonné dans toute la galaxie. Cette interprétation était le thème favori des écrivains de fiction à la mode et la bête noire de tous les archéologues respectables de l’empire.
Mais Arvardan se révéla être une force avec laquelle les plus respectables devaient compter : en moins de dix ans, en effet, il était devenu l’autorité reconnue en tout ce qui touchait les vestiges des cultures pré-impériales échoués sur les rives des bras morts stagnants de la galaxie.
C’est ainsi qu’il avait écrit une monographie sur la civilisation mécanique du secteur de Rigel où le développement de la robotique avait fait éclore une culture indépendante qui s’était maintenue pendant des siècles jusqu’à ce que la perfection même des esclaves de métal eût à tel point sapé l’initiative humaine que les puissantes escadres du seigneur de guerre Moray avaient remporté une victoire facile. L’archéologie orthodoxe soutenait, que les types humains avaient évolué de façon indépendante sur diverses planètes et citait l’existence de cultures atypiques, comme celle de Rigel, comme exemples de différences raciales que les mariages mixtes n’avaient pas encore gommées. Arvardan porta un coup décisif à cette doctrine en démontrant que la culture robotique de Rigel n’était que le résultat naturel du jeu des forces économiques et sociales à l’œuvre dans cette région à cette époque.
Il y avait aussi les mondes barbares d’Ophiuchus traditionnellement considérés par les orthodoxes comme des échantillons d’humanité primitive n’ayant pas encore atteint le stade du voyage interstellaire. Tous les manuels les présentaient comme la meilleure illustration de la théorie de la fusion : l’humanité était le sommet de l’évolution sur tous les mondes fondés sur une chimie eau-oxygène où la température et l’intensité de la pesanteur étaient incluses dans des limites données. Toutes les souches humaines indépendantes pouvaient se reproduire entre elles et la découverte du voyage interstellaire avait rendu ces métissages possibles.
Or, Arvardan exhuma les traces d’une civilisation antérieure à la barbarie d’Ophiuchus, vieille de dix mille ans, et apporta la preuve que les plus anciens documents faisaient état d’échanges interstellaires. Pour couronner le tout, il démontra de façon irréfutable que l’Homme était déjà civilisé quand il avait émigré dans cette région.
Ce fut après cela que le J.S.A.G. (abréviation traditionnelle du Journal) décida de publier la thèse d’Arvardan, plus de dix ans après sa soutenance.
Et voilà que la défense et l’illustration de sa chère théorie conduisaient ce dernier à la planète qui était sans doute la plus insignifiante de l’empire – la planète Terre.
Arvardan se posa sur la seule enclave que l’empire possédait sur la Terre au milieu des pics désolés des plateaux septentrionaux de l’Himalaya. Là, il n’y avait pas, et il n’y avait jamais eu, de radio-activité. Là, se dressait un étincelant palais dont l’architecture n’avait rien de terrien. C’était essentiellement une copie des résidences des vice-rois bâties sur les mondes plus fortunés. Ce domaine luxuriant avait été conçu pour l’agrément. Le paysage de rochers rébarbatifs avait été recouvert d’humus, irrigué, doté d’une atmosphère et d’un climat artificiels, et converti en pelouses et en jardins fleuris couvrant une surface de cinq mille mètres carrés.
La dépense en énergie qu’avait coûtée une telle prouesse était faramineuse en chiffres terriens, mais l’on avait disposé pour cette entreprise des incalculables ressources de dizaines de millions de planètes dont le nombre recensé ne cessait de croître. (On avait calculé qu’en l’an 827 de l’ère galactique, cinquante nouvelles planètes en moyenne se voyaient chaque jour octroyer la dignité du statut provincial qui exigeait comme condition préalable une population de cinq cent millions d’habitants.
Dans ce sanctuaire extraterritorial vivait le procurateur de la Terre qui, grâce à ce luxe artificiel, pouvait parfois oublier qu’il administrait un trou à rats et se rappeler seulement qu’il était un aristocrate, issu d’une ancienne et hautement honorable famille.
Son épouse était peut-être moins encline à se bercer d’illusions, surtout lorsque, comme c’était présentement le cas, elle distinguait au loin, du haut d’un tertre herbeux, la ligne de démarcation nette et tranchée isolant le domaine palatin des sauvages étendues du reste de la Terre. Dans des moments pareils, les fontaines multicolores (luminescentes la nuit – on aurait alors dit des flammes liquides et froides), les allées fleuries et les bosquets idylliques ne compensaient pas les tristesses de l’exil.
Aussi, l’accueil réservé à Arvardan dépassa-t-il peut-être les seules exigences du protocole. Après tout, il représentait pour le procurateur une bouffée de l’empire, une bouffée d’immensité sans limites.
Et Arvardan, quant à lui, ne cacha pas son émerveillement.
— C’est bien organisé, et avec goût. C’est extraordinaire comme la culture centrale imprègne les régions les plus reculées de l’empire, seigneur Ennius.
— Je crains, répondit Ennius en souriant, qu’il soit plus agréable de visiter la cour du procurateur de la Terre que d’y vivre. Ce n’est qu’une coquille qui sonne le creux quand on la touche. En dehors de ma famille et de moi-même, du personnel, de la garnison impériale basée ici et dans les centres importants de la planète, plus l’arrivée d’un visiteur occasionnel comme vous, la culture centrale brille par son absence. Et c’est vraiment bien peu, tout cela, en définitive.
Ils étaient assis sous les colonnades du patio dans le jour qui sombrait. Le soleil basculait derrière les dents de scie de l’horizon drapées de brumes empourprées et l’air était tellement gorgé de senteurs végétales que ses mouvements n’étaient que des soupirs de lassitude.
Certes, il n’était pas très convenable, fût-on un procurateur, de manifester trop de curiosité touchant aux affaires d’un hôte, mais ce précepte ne prenait pas en ligne de compte la coupure d’avec l’empire qu’Ennius vivait jour après jour.
— Envisagez-vous de rester quelque temps, docteur Arvardan ? demanda-t-il.
— Je ne puis vous répondre de façon précise, seigneur Ennius. J’ai précédé le reste de l’expédition pour me familiariser avec la culture de la Terre et remplir les indispensables formalités légales. Il me faut par exemple, obtenir votre autorisation officielle pour établir des camps sur les sites voulus… et cetera.
— C’est accordé ! Mais quand commencerez-vous les fouilles ? Et que diable espérez-vous trouver sur ce sinistre tas de détritus ?
— Je compte pouvoir installer le camp d’ici quelques mois si tout va bien. Quant à ce monde, ce n’est certainement pas un tas de détritus. Il est unique dans toute la galaxie. Absolument unique.
— Unique ? répéta le procurateur d’un air gourmé. En aucune façon ! C’est un monde très commun. Une porcherie, un dépotoir, un cloaque ou n’importe quelle autre formulation péjorative qui vous viendrait à l’esprit ! Et pourtant, en dépit de tous ses raffinements nauséeux, il n’est même pas capable d’être unique en son genre dans le domaine de l’ignoble. Ce n’est qu’un monde paysan, vulgaire et bestial.
— Il n’empêche qu’il est radio-actif, rétorqua Arvardan, quelque peu abasourdi par la véhémence avec laquelle son interlocuteur proférait ces affirmations dépourvues de logique.
— Et alors ? Il existe plusieurs milliers de planètes radio-actives dans la galaxie et certaines le sont infiniment plus que la Terre.
Sur ces entrefaites, le robot coffret mobile se propulsant d’un glissement coulé attira leur attention. L’objet fit halte à portée de la main.
— De quoi avez-vous envie ? s’enquit Ennius en tendant le bras vers le meuble. Je ne suis pas fixé. Disons de vin de citron.
— Rien de plus facile. Il doit sûrement y avoir les ingrédients nécessaires. Avec ou sans chensey ?
— Juste une goutte, alors, répondit l’archéologue en rapprochant son index de son pouce.
— Une petite minute.
Quelque part dans les entrailles du coffre (l’un des produits de l’ingéniosité humaine qui ait peut-être la popularité la plus universelle), un barman entra en action – un barman non humain dont l’âme mécanique effectuait les mélanges en comptant les atomes et non par le truchement de verres doseurs, dont les calculs étaient invariablement parfaits et avec lequel aucun artiste humain, si inspiré fût-il, ne pouvait rivaliser.
De hauts verres qui paraissaient émerger du néant se matérialisèrent dans les alvéoles prévus à cet usage. Arvardan prit celui qui contenait un liquide vert et l’appuya un instant contre sa joue pour en sentir la fraîcheur. Puis il le porta à ses lèvres.
— C’est exquis.
Il posa son verre dans la cavité capitonnée de l’accoudoir de son siège et enchaîna :
— Oui, il existe des milliers de planètes radio-actives comme vous le disiez, procurateur. Mais une seule est habitée. Celle-ci.
Ennius fit claquer ses lèvres et le velours de son breuvage sembla quelque peu adoucir son acidité.
— En ce sens, elle est peut-être unique, en effet, mais ce n’est pas une originalité enviable.
— Il ne s’agit pas simplement d’une unicité d’ordre arithmétique, dit lentement Arvardan, tout en sirotant sa boisson à petits coups. Cela va plus loin et ouvre des » perspectives inouïes. Les biologistes ont démontré – ou prétendent avoir démontré – que la vie n’éclot pas sur les planètes où l’intensité de la radio-activité de l’atmosphère et des mers se situe au delà d’un certain seuil. Or, la radio-activité de la Terre dépasse de beaucoup ce seuil critique.
— Intéressant ! Je l’ignorais. Je suppose que cela prouve de manière décisive que la vie sur la Terre est fondamentalement différente de la vie qu’on trouve dans le reste de la galaxie. Cela devrait vous faire plaisir, vous qui êtes de Sirius. (Ennius, qui avait l’air d’éprouver une gaieté sarcastique, ajouta en incidence sur le ton de la confidence :) Savez-vous que la plus grande difficulté que pose l’administration de cette planète est l’antiterrestrialisme acharné que professe le secteur de Sirus et auquel je me heurte ? Et c’est là un sentiment que les Terriens rendent avec intérêts. Je ne dis pas que l’antiterrestrialisme n’existe pas sous une forme plus ou moins édulcorée dans beaucoup d’endroits de la galaxie mais il n’est nulle part aussi violent que dans le secteur de Sirius.
— Je m’inscris en faux contre de telles insinuations, seigneur Ennius ! s’exclama Arvardan avec autant de fougue que d’agacement. Je suis aussi tolérant que n’importe qui. Je crois, et c’est là le fond même de mon credo scientifique, à l’unité intrinsèque de l’humanité, la Terre y compris. Toute vie est essentiellement une, en ce sens qu’elle a toujours pour assise des complexes protidiques en état de dispersion colloïdal que nous appelons protoplasme. Les effets de cette radio-activité que j’évoquais n’affectent pas simplement certaines formes de vie humaine ou certaines formes de vie particulières. Ils affectent le vivant sous toutes ses formes puisque la vie se fonde sur la mécanique quantique des molécules protidiques. Elle vous affecte, elle m’affecte, elle affecte les Terriens, les araignées et les microbes.
« Les protéines, voyez-vous, et je n’ai sans doute pas besoin de vous le dire, sont des combinaisons infiniment complexes d’acides aminés et de quelques autres composés spécialisés s’organisant selon des structures tridimensionnelles compliquées aussi instables que les éclaircies par temps couvert. C’est cette instabilité qui constitue la vie puisqu’elle se remanie perpétuellement pour conserver son identité – comme une longue perche en équilibre sur le nez d’un acrobate.
« Mais avant que la vie puisse éclore, la merveille chimique qu’est cette protéine doit se créer à partir de la matière inerte. Tout à fait au début, sous l’action du rayonnement solaire activant ces gigantesques solutions que sont les océans, la complexité des molécules organiques augmente peu à peu, allant du méthane au formaldéhyde pour aboutir aux sucres et aux amidons dans une direction, de l’urée aux acides aminés et aux protéines dans l’autre. Cet enchaînement de combinaisons et de désagrégations d’atomes est, bien entendu, le fruit du hasard. Sur une planète, le processus peut prendre des millions d’années et, sur une autre, seulement quelques centaines. Il va de soi que ce qui est beaucoup plus probable, c’est qu’il demande des millions d’années. En fait, le plus probable est encore qu’il ne parvienne jamais à son terme.
— Les physico-chimistes ont déterminé avec une grande exactitude l’ensemble de chaînes de réactions qui interviennent, notamment sur le plan énergétique – j’entends par là les transferts d’énergie qu’implique le déplacement de chaque atome. On sait maintenant sans l’ombre d’un doute que plusieurs des étapes cruciales de la marche à la vie exigent l’absence d’énergie radiante. Si cela vous étonne, procurateur, je ne puis que vous dire que la photochimie, c’est-à-dire la chimie des réactions induites par l’énergie radiante, est une discipline que l’on a fort bien maîtrisée et que l’on connaît d’innombrables exemples de réactions très simples qui se dirigent dans une voie ou dans l’autre selon qu’il y a ou n’y a pas de quanta d’énergie lumineuse.
— Sur les planètes banales, le soleil est la seule source d’énergie radiante – ou, tout au moins, la plus importante, et de loin. Sous la couche protectrice des nuages ou pendant la nuit, les composés carbonés et azotés se combinent et se recombinent selon certaines modalités et ce n’est possible que grâce à l’absence de ces infimes parcelles d’énergie dont le soleil les bombarde à la manière de boules lancées en nombre infini au milieu d’un amas de quilles infinitésimales.
Mais sur les planètes radio-actives, soleil ou pas, chaque goutte d’eau, même au cœur de la nuit la plus obscure, même à cinq milles de profondeur, chaque goutte émet des gerbes de rayons gamma qui bousculent les atomes de carbone – qui les excitent, comme disent les savants – et obligent les réactions clés à se faire uniquement dans des directions qui ne peuvent en aucun cas aboutir à la vie.
Arvardan posa sur le coffre son verre vide qui disparut instantanément dans le compartiment spécial pour y être lavé, stérilisé et placé en attente.
— Encore un ? lui proposa Ennius.
— Après le dîner. Pour le moment, cela me suffit. Le procurateur pianota sur son accoudoir du bout de ses ongles effilés.
— Cette description du phénomène est fascinante mais si le processus est bien conforme à ce que vous dites, comment se fait-il que la vie soit apparue sur la Terre ?
— Ah ! vous commencez à vous poser la question, vous aussi ! Mais la réponse, à mon sens, est simple. L’excédent de radioactivité qui interdit son émergence ne suffit cependant pas à détruire la vie déjà existante. Il peut la modifier, mais pas l’annihiler, sauf s’il atteint des proportions relativement énormes. C’est que les mécanismes chimiques ne sont pas les mêmes, en l’occurrence. Dans le premier cas, il s’agit d’interdire aux molécules simples de s’agréger, alors que, dans le second, il faut briser des molécules complexes déjà constituées. Ce n’est pas du tout la même chose.
— Je ne vois pas le rapport.
— C’est pourtant évident. La vie est née sur la Terre avant que la planète devienne radio-active. C’est la seule explication possible, mon cher procurateur, sauf à nier le fait même de la vie sur ce monde ou à désavouer assez de chimie théorique pour chambarder la moitié de la science.
Ennius le dévisagea avec une incrédulité mêlée de stupéfaction.
— Vous ne pouvez pas vouloir dire cela !
— Pourquoi ?
Comment un monde deviendrait-il subitement radio-actif ? La vie des éléments radio-actifs présents dans la croûte d’une planète se chiffre en millions ou en milliards d’années. J’ai appris cela, au moins, durant ma carrière universitaire. Ils existaient depuis un temps infini.
— Il y a une chose qui s’appelle la radio-activité artificielle, seigneur Ennius. Et elle peut atteindre une échelle gigantesque. Il existe des milliers de réactions nucléaires qui libèrent suffisamment d’énergie pour créer toute sorte d’isotopes radio-actifs. Supposons que des êtres humains puissent utiliser, sans les contrôler correctement, certaines réactions nucléaires à des fins industrielles ou même au cours d’une guerre… imaginez une guerre se déchaînant sur une planète. Il est tout à fait concevable que la plus grande partie de la couche superficielle du sol serait transformée en matériaux radio-actifs artificiels. Qu’avez-vous à répondre à cela ?
Le soleil mourant plongeait derrière les montagnes dans une flaque de sang dont les reflets faisaient rougeoyer l’étroit visage d’Ennius. La brise du soir frémissait et les murmures alanguis des insectes transplantés (dont les espèces avaient été soigneusement sélectionnées) étaient plus apaisants que jamais.
— Ça me paraît très tiré par les cheveux. D’abord, je ne peux imaginer qu’on utilise des réactions nucléaires à des fins militaires ou qu’on puisse les laisser échapper à tout contrôle dans de pareilles proportions…
— Vous avez tout naturellement tendance à sous-estimer ces réactions parce que vous vivez à une époque où rien n’est plus facile que de les contrôler. Mais si quelqu’un – quelqu’un ou une armée – employait un armement de ce type avant qu’on ait inventé la parade ? Ce serait comme si l’on se servait de bombes incendiaires avant que l’on sache que l’eau ou le sable éteignent le feu.
— On croirait entendre Shekt.
Arvardan leva vivement les yeux.
— Qui est-ce ?
— Un Terrien. Un des rares Terriens fréquentables… un Terrien avec lequel il est possible à un gentilhomme de parler, veux-je dire. C’est un physicien. Selon lui, la Terre n’aurait peut-être, pas toujours été radio-active.
Ah… Au fond, ce n’est pas tellement surprenant. Cette théorie ne m’est pas inconnue. Elle est formulée dans. Le Livre des Anciens qui contient les traditions ou les mythes de la préhistoire de la Terre. En un sens, je dis la même chose sauf que je traduis en termes scientifiques équivalents sa phraséologie assez elliptique.
— Le Livre des Anciens (Ennius avait l’air surpris et un peu ennuyé.) Comment le connaissez-vous ?
— J’ai fureté ici et là. Ça n’a pas été commode et j’ai seulement pu m’en procurer des fragments. Toutes ces données traditionnelles sur la non radio-activité, même quand elles sont dénuées de tout fondement scientifique, sont importantes pour mon projet. Pourquoi me posez-vous cette question ?
— Parce que c’est le texte sacré d’une secte de Terriens extrémistes. Sa lecture est interdite aux Etrangers. A votre place, je m’abstiendrais de crier sur les toits que je l’ai lu. Des non-Terriens – des Etrangers, comme ils les appellent – ont été lynchés pour moins que cela.
— A vous entendre, on pourrait croire que la police impériale est impuissante, ici.
— Uniquement en cas de sacrilège. A bon entendeur, salut, docteur Arvardan.
Un carillon mélodieux dont les vibrations étaient en harmonie avec le soupir des frondaisons s’éleva et mourut lentement. Ses échos s’attardèrent amoureusement comme s’ils refusaient de quitter le paysage.
Ennius se mit debout.
— Je crois que c’est l’heure du dîner. Voulez-vous m’accompagner et accepter l’hospitalité que peut offrir cette parcelle de l’empire sur la Terre ?
Les occasions de banqueter étaient rares et il ne fallait pas laisser échapper un prétexte à festin, si mince fût-il. Aussi les services étaient-ils nombreux, le cadre somptueux, les hommes tirés à quatre épingles et les femmes ensorcelantes. Et il convient d’ajouter que le rôle de vedette que tenait le Dr Bel Arvardan de Baronn, Sirius, était enivrant.
L’archéologue, heureux d’avoir un auditoire, profita de la seconde partie des agapes pour y répéter la plupart des choses qu’il avait dites à Ennius, mais le succès que rencontra son exposé fut nettement moins vif. Un colonel au teint fleuri se pencha vers lui avec la condescendance ostensible qu’affiche le militaire devant un intellectuel :
— Si je vous ai bien suivi, docteur Arvardan, vous cherchez à nous raconter que ces brutes de Terriens sont les représentants d’une race ancienne qui aurait peut-être été jadis le berceau ancestral de toute l’humanité ?
— J’hésite à formuler la chose en termes aussi nets, colonel, mais il y a une chance sérieuse pour que ce soit la vérité. J’ai bon espoir d’être en mesure de me prononcer définitivement d’ici un an.
— Si vous arrivez à cette conclusion, ce dont je doute fort, vous me surprendrez de façon inimaginable. Cela fait maintenant quatre ans que je suis affecté ici et l’expérience que j’ai de cette planète n’est pas négligeable. Je constate que les Terriens sont des coquins et des fourbes, et il n’y en a. pas un pour racheter l’autre. Ils nous sont incontestablement inférieurs sur le plan intellectuel. Il leur manque cette étincelle grâce à laquelle l’humanité a essaimé dans toute la galaxie. Ils sont paresseux, superstitieux, ladres et n’ont pas une ombre de noblesse d’âme. Je vous mets au défi, vous ou qui que ce soit, de me montrer un Terrien qui soit dans n’importe quel domaine l’égal d’un homme véritable – vous ou moi, par exemple. Alors seulement, j’admettrais qu’ils sont peut-être les représentants d’une race dont nous sommes la postérité. Mais d’ici là, excusez-moi : je refuse de faire une pareille hypothèse.
A l’autre bout de la table, un personnage solennel s’exclama :
— Pour moi, le seul bon Terrien, c’est le Terrien mort. Et même alors, en général, ils puent.
Et d’éclater d’un rire tonitruant.
Arvardan contempla son assiette en fronçant les sourcils et dit sans lever les yeux :
Je n’ai aucune envie de débattre des différences de races, d’autant qu’il n’est absolument pas question de cela. C’est le Terrien de la préhistoire qui m’intéresse. Ses actuels descendants ont été longtemps isolés, prisonniers d’un environnement extrêmement inhabituel. Pourtant, il ne faudrait pas les biffer d’un trait de plume trop négligent. (Il se tourna vers Ennius.) Je crois que vous avez fait allusion à un Terrien avant le dîner, seigneur Ennius ?
— Moi ? Je ne me rappelle pas.
— Un physicien du nom de Shekt.
— Oh oui… en effet.
— S’agirait-il d’Affret Shekt ?
— Oui. Avez-vous entendu parler de lui ?
— Il me semble. Cela n’a pas arrêté de me tracasser depuis que vous avez mentionné son nom. Mais je crois l’avoir identifié. Ne travaille-t-il pas à l’Institut de Recherche nucléaire de… comment donc s’appelle cet endroit ? (Arvardan se frappa une ou deux fois le front du plat de, la main.) De Chica ?
— C’est bien cela. En quoi vous intéresse-t-il ?
— La Revue de Physique a publié un article de lui dans son numéro d’août. Je l’ai remarqué parce que je compilais tout ce qui avait trait à la Terre et les articles de Terriens dans les publications à diffusion galactique sont très rares. Toujours est-il que ce chercheur affirme avoir mis au point quelque chose qu’il appelle un amplificateur synaptique et qui est censé accroître la capacité d’apprentissage du système nerveux des mammifères.
— Vraiment ? fit Ennius sur un ton un rien trop tranchant. Première nouvelle !
— Je vous trouverai la référence. C’est un article intéressant, encore que je ne prétendrai pas que j’en comprenne les bases mathématiques. Cependant, il a soumis à son appareil des formes de vie indigènes – que l’on appelle, je crois, des rats – et leur a fait résoudre ensuite un problème de labyrinthe. Vous voyez ce que je veux dire ? Il s’agit de leur apprendre à suivre le chemin conduisant à une friandise. Il a constaté que les rats traités mettaient trois fois moins de temps à résoudre le problème que les sujets témoins. Saisissez-vous l’importance de cette expérience, colonel ?
Le colonel, qui avait été à l’origine de la discussion, répondit avec indifférence :
— Non, docteur Arvardan, pas du tout. Eh bien, sachez que je crois fermement qu’un savant capable de réaliser un tel travail, même s’il est terrien, est indubitablement, et pour le moins, mon égal sur le plan intellectuel. Et – pardonnez ma présomption – le vôtre aussi.
— Excusez-moi, l’interrompit Ennius, mais j’aimerais que nous en revenions à cet amplificateur synaptique, docteur Arvardan. Shekt a-t-il fait des expériences sur des êtres humains ?
L’archéologue se mit à rire.
— J’en doute, seigneur Ennius. Neuf rats traités sur dix sont morts. Il n’aurait pas la témérité de faire appel à des sujets humains avant d’améliorer sa technique.
Le procurateur, le front barré d’un pli soucieux, se laissa aller contre le dossier de son siège et n’ouvrit plus la bouche jusqu’à la fin du repas, pas plus pour parler que pour manger.
Un peu avant minuit, il avait discrètement quitté ses hôtes et, ayant brièvement prévenu sa femme, était monté à bord de son croiseur personnel. Pendant les deux heures que lui prit le trajet de Chica, un pli soucieux ne quitta pas son front et l’inquiétude lui rongeait le cœur.
Le jour même où Arbin Maren conduisait Joseph Schwartz à Chica pour qu’il soit soumis à l’amplificateur synaptique de Shekt, ce dernier était resté enfermé plus d’une heure de temps avec le procurateur de la Terre en personne.