5. LE VOLONTAIRE INVOLONTAIRE

Une fois seul, le Dr Shekt appuya sur le bouton d’appel et un jeune technicien vêtu d’une scintillante blouse blanche, ses longs cheveux bruns soigneusement noués derrière la tête, entra d’un pas pressé.

— Est-ce que Pola vous a mis au courant ?

— Oui, docteur Shekt. Je l’ai observé sur l’écran. C’est sûrement un volontaire authentique, pas un de ces sujets qu’on nous envoie habituellement.

— A votre avis, faut-il que je le signale au Conseil ?

— Je ne sais que vous conseiller. Le Conseil verrait d’un mauvais œil une communication ordinaire. Tous les faisceaux sont susceptibles d’être interceptés, vous le savez. Et si je l’expédiais ? ajouta vivement le technicien. Il n’y a qu’à lui dire que nous avons besoin d’hommes de moins de trente ans. Il en a facilement trente-cinq.

— Non, non… Je préfère le voir.

L’esprit de Shekt était un tourbillon glacé. Jusqu’ici, l’opération avait été menée de main de maître. On avait laissé filtrer juste les informations qu’il fallait pour donner une trompeuse impression de franchise, et rien de plus. Et voilà qu’il y avait maintenant un vrai volontaire. Et cela immédiatement après la visite d’Ennius. Y avait-il un rapport ? Shekt n’avait lui-même qu’une connaissance extrêmement vague des gigantesques et obscures forces qui commençaient à s’agiter sur la planète calcinée, mais suffisante, néanmoins, pour qu’il se sente à leur merci. Et il en savait, en tout cas, plus que les Anciens ne le soupçonnaient.

Mais que pouvait-il faire puisque, de toute façon, sa vie était doublement menacée ?

Dix minutes plus tard, désemparé, il observait à la dérobée le fermier aux membres noueux qui se tenait debout devant lui, le chapeau à la main, la tête à demi tournée comme s’il s’efforçait d’échapper à un examen trop attentif. Il avait sûrement moins de quarante ans, mais la rude vie des paysans usait les hommes. Sous leur hâle, ses joues parcheminées étaient rouges et, bien que la pièce fût fraîche, on distinguait des traces de transpiration à la racine de ses cheveux et à ses tempes. Il croisait et décroisait nerveusement les doigts.

— Il paraît, mon ami, que vous refusez de donner votre nom ? dit Shekt avec douceur.

Arbin était un mur d’entêtement :

— On m’a dit qu’on ne posait pas de questions aux volontaires.

— Hemm… Vous n’avez absolument rien à déclarer ? Peut-être voulez-vous seulement être traité tout de suite ?

— Moi ? Holà ! s’exclama Arbin, pris de panique. Je ne suis pas le volontaire. J’ai rien dit pour vous donner cette idée.

— Ah bon ? C’est donc quelqu’un d’autre ?

— Dame ! Pourquoi est-ce que, moi, je…

— Je vois. Le sujet… cette autre personne. – vous accompagne-t-il ?

— En un sens, répondit Arbin avec circonspection.

— Parfait. Seulement, il va falloir que vous m’expliquiez exactement ce que vous désirez. Tout ce que vous pourrez être amené à me dire restera strictement confidentiel et nous vous aiderons autant que faire se pourra. Sommes-nous d’accord ?

Le paysan inclina le menton en un fruste signe de respect. Merci. Eh bien, voilà, monsieur. On a un gars, à la ferme, un… euh… un parent éloigné. Il nous donne la main, vous comprenez ? (Arbin avala sa salive et Shekt hocha la tête avec gravité.) Il est plein de bonne volonté et c’est un très bon ouvrier… on avait un fils, pas ? mais il est mort… et ma femme et moi, on a besoin d’une paire de bras en plus, pas ?… elle est pas en bonne santé, la femme… on pourrait pas s’en sortir sans lui… pas facilement.

Arbin avait le sentiment que son histoire ne tenait pas debout. Mais ce grand échalas de savant acquiesça.

— Et c’est ce parent éloigné que vous désirez que nous traitions ?

— Ben oui, je croyais que je vous l’avais dit. Mais pardonnez-moi si ça me prend du temps. Le pauvre garçon, voyez-vous, il n’est pas tout à fait… enfin, ça tourne pas bien rond dans sa tête. (Arbin enchaîna précipitamment :) Il est pas malade, non. Pas infirme au point d’être éliminé. Simplement, il est … retardé. Il ne parle pas, vous comprenez ?

— Il ne sait pas parler ? fit Shekt, étonné.

— Oh si… il sait. C’est juste qu’il aime pas. Il ne parle pas bien.

— Et vous, voudriez que l’amplificateur améliore son intellect ? demanda le physicien sur un ton incertain. Arbin secoua lentement la tête.

— S’il était un peu plus savant, il pourrait faire un peu du travail que ma femme ne peut pas faire, pas ?

— Il faut que vous sachiez qu’il risquerait d’en mourir. Arbin le dévisagea avec égarement. Ses doigts s’agitèrent furieusement.

— Il me faut son consentement, reprit Shekt.

Il ne comprendrait pas, répliqua le fermier avec obstination. Mais vous, monsieur, je sais que vous comprenez, poursuivit-il presque dans un souffle sur un ton pressant. Vous avez l’air d’un homme qui sait ce que c’est que la dureté de l’existence Il vieillit, ce garçon. C’est pas la question de la sexagésimale, bien sûr, mais à supposer qu’au prochain recensement on le considère comme un simple d’esprit et qu’on nous l’enlève ? On voudrait pas le perdre. C’est ça qui m’amène. Si j’essaie de garder la chose secrète c’est parce que… parce que… (Involontairement, Arbin tourna la tête comme si, par l’effet de sa seule volonté, son regard pouvait traverser les murs et déceler les oreilles qui étaient peut-être aux aguets derrière)… Parce que peut-être bien que ça ne plairait pas trop aux Anciens. Peut-être qu’on jugerait que chercher à sauver un malheureux infirme est contraire aux Coutumes. Mais la vie est dure, mon bon monsieur… Et ça pourrait vous être utile à vous. Vous avez » demandé des volontaires, pas vrai ?

— Oui. Où se trouve votre parent ?

Arbin se décida à jouer le tout pour le tout.

— Il est dehors. Dans ma biroue… si personne ne l’a découvert. Dans ce cas, il serait incapable d’échapper…

— Espérons que tout va bien. Nous allons chercher votre véhicule et le mettre dans notre garage souterrain. Je m’arrangerai pour que personne ne soit au courant de la présence de votre parent en dehors de mes assistants. Et je vous promets que vous n’aurez pas d’ennuis avec la Confrérie.

Il prit amicalement Arbin par l’épaule et le fermier eut un sourire convulsif. Il avait l’impression d’un nœud coulant qui se desserrait.

Shekt contempla le personnage chauve et ventripotent allongé sur le lit. Le patient était inconscient. Sa respiration était profonde et régulière. Ses propos avaient été inintelligibles et il n’avait rien compris de ce qu’on lui disait. Pourtant, il ne présentait aucun des symptômes physiques de la débilité mentale. Ses réflexes étaient normaux pour un vieux.

Un vieux ! Hmm.

Le physicien se tourna vers Arbin qui regardait tout d’un œil fixe.

— Voulez-vous que nous effectuions une analyse des os ? Non ! cria le fermier avant d’ajouter ; un ton plus bas : Je veux qu’on ne fasse rien qui puisse servir à l’identifier.

— Cela pourrait pourtant nous aider. Si nous savions son âge, il y aurait moins de risque.

— Il a cinquante ans.

Shekt haussa les épaules. Cela n’avait pas d’importance. Il se pencha à nouveau sur l’homme endormi. Quand on l’avait fait entrer, le sujet était, ou paraissait être, en tout cas, abattu, replié sur lui-même et indifférent. Même les hypnopilules n’avaient pas éveillé ses soupçons. Quand on les lui avait présentées, il avait eu un bref et pâle sourire, et les avait avalées.

Le technicien entra en poussant le dernier des encombrants éléments dont l’ensemble constituait l’amplificateur synaptique. Il appuya sur un bouton et les fenêtres de la salle d’opération devinrent opaques, du fait du réarrangement moléculaire de leur substance. La seule source de lumière était maintenant la lampe à l’éclat éblouissant et froid, braquée sur le patient soutenu par le champ diamagnétique de plusieurs centaines de kilowatts qui le maintenait à cinq centimètres au-dessus de la table.

Arbin, assis dans l’ombre, ne comprenait rien à ce qui se passait mais il était farouchement résolu à empêcher par sa seule présence qu’on se livre à des micmacs dangereux qu’il se savait cependant trop ignorant pour prévenir.

Les physiciens ne lui prêtaient aucune attention. On fixa les électrodes au crâne du sujet. Ce fut long. Il fallait commencer par étudier soigneusement la conformation de la boîte crânienne par la technique d’Ulster permettant de déceler le méandre des fissures étroitement imbriquées. Shekt eut un sourire sans joie. Ces indentations n’étaient pas d’une fiabilité parfaite pour déterminer l’âge mais, en l’occurrence, elles suffisaient : cet homme avait plus des cinquante ans qu’on lui prêtait.

Mais le sourire du savant ne tarda pas à s’effacer. Il plissa le front. Ces fissures avaient quelque chose d’anormal. Elles étaient singulières… pas tout à fait… Il était prêt à jurer que ce crâne était primitif, que c’était une régression atavique. Mais somme toute, puisqu’on avait affaire à une intelligence infranormale… pourquoi pas ?

Brusquement, il poussa une exclamation de surprise :

— Ça alors ! Je n’avais pas remarqué. Cet homme a des poils sur la figure ! (Il se tourna vers Arbin :) A-t-il toujours été barbu ?

— Barbu ?

— Oui, du poil au menton ! Approchez… Vous ne voyez pas ?

— Si, monsieur.

Le fermier réfléchit à toute vitesse. Il l’avait effectivement remarqué le matin mais cela lui était sorti de la tête.

— Il est né comme ça. Je crois, ajouta-t-il par précaution.

— Enlevons-lui cela. Je suppose que vous n’avez pas envie qu’il ressemble à une bête brute ?

— Non, monsieur.

La pâte épilatoire appliquée par un technicien ganté eut vite raison de cette formation pileuse.

— Il en a aussi sur la poitrine, docteur Shekt, annonça l’opérateur.

— Galaxie ! Montrez-moi ça… Mais ce n’est pas un homme, c’est un paillasson ! Tant pis… Ça ne se verra pas sous la chemise et je voudrais qu’on place les électrodes. Nous allons les planter là. Et là. Et là.

On implanta une douzaine de filaments de platine, fins comme des cheveux. Ces sondes, traversant le cuir chevelu, auscultaient les fissures crâniennes pour recueillir l’écho ténu des microcourants qui se propageaient de neurone en neurone. Les opérateurs surveillaient avec attention les délicats ampèremètres qui, tour à tour, oscillaient et s’immobilisaient suivant les fluctuations électriques qu’ils captaient. De minuscules stylets traçaient d’immatériels réseaux en dents de scie sur les tambours millimétrés.

Enfin, on appliqua ces graphiques contre des plaques opalescentes et les opérateurs les interprétèrent en échangeant des commentaires à mi-voix : « … notez l’amplitude des cinquièmes pointes… mériteraient d’être analysées… il saute aux yeux que… »

Après quoi, l’on procéda à la mise en place de la machine. Ce fut interminable. Les techniciens tournaient les manettes, faisaient des réglages, l’œil collé aux verniers, bloquaient tout et lisaient leurs instruments. A maintes reprises, on contrôla les appareils de mesure et l’on affina les ajustements.

Enfin, Shekt se tourna en souriant vers Arbin :

— Ce sera bientôt fini.

La pesante machine avança au-dessus de l’homme endormi, tel un monstre engourdi et affamé. Quatre longs câbles pendaient maintenant aux poignets et aux chevilles du patient. Une sorte de coussinet d’un noir mat dont la substance ressemblait à du caoutchouc galvanisé fut minutieusement glissé sous sa nuque. Des étriers fixés à ses épaules le maintenaient solidement en place. Alors, les électrodes s’écartèrent et furent disposées de part et d’autre de sa tête, chacune pointée sur une de ses tempes. Son visage joufflu était pâle.

Shekt ne quittait pas le chronomètre des yeux. Sa main était posée sur un bouton. Il l’enfonça d’un coup de pouce. Rien de visible ne se produisit – même pour les sens d’Arbin aiguisés par l’effroi. Au bout de trois minutes, qui semblaient des heures, Shekt releva son pouce.

Vivement, son assistant se pencha sur Schwartz, toujours endormi, et, se redressant, lança triomphalement :

— Il est en vie !

Mais ce n’était pas terminé. Pendant encore plusieurs heures, les physiciens, qui dissimulaient mal leur surexcitation, recueillirent une multitude de données – de quoi remplir une bibliothèque. Il était plus de minuit quand on administra la piqûre au patient dont les paupières frémirent.

Shekt recula. Il était exsangue mais heureux.

Tout va bien, fit-il en essuyant son front d’un revers de main. (Se tournant vers Arbin, il ajouta d’une voix ferme :) Il devra rester quelques jours ici.

L’angoisse et l’affolement luisirent, soudain, dans les yeux du fermier.

— Mais… mais…

— Vous pouvez avoir une confiance totale en nous. Il ne lui arrivera rien de fâcheux, j’en mettrais ma tête à couper. D’ailleurs j’en mets ma tête à couper ! Confiez-le nous. Personne ne le verra en dehors de mes collaborateurs. Si vous l’emmenez tout de suite, cela risque de lui être fatal. Et s’il mourait, il vous faudrait expliquer la présence de son cadavre aux Anciens.

Ce dernier argument acheva de convaincre Arbin.

— Mais comment est-ce que je saurai quand venir le chercher ? Je ne veux pas vous donner mon nom ! Néanmoins, c’était une capitulation.

— Je ne vous le demande pas, répliqua Shekt. Revenez dans une semaine jour pour jour à 10 heures du soir. Je vous attendrai devant la porte du garage où nous avons mis votre biroue. Vous pouvez me croire, mon ami : vous n’avez rien à craindre.

Il faisait nuit quand Arbin quitta Chica. Vingt-quatre heures s’étaient écoulées depuis que l’inconnu avait frappé à sa porte et, au cours de ces vingt-quatre heures, il avait enfreint les Coutumes pour la seconde fois. Deux crimes au lieu d’un… Serait-il jamais en sécurité, désormais ?

La biroue filait sur la route déserte mais il ne pouvait s’empêcher de jeter des coups d’œil furtifs derrière son dos. Allait-on le suivre jusqu’à la ferme ? Le pister ? Etait-on déjà en train d’effectuer tranquillement des recoupements et des comparaisons dans la lointaine Washenn où étaient entreposées les archives de la Confrérie qui y conservait ses statistiques essentielles et où chaque Terrien vivant avait sa fiche pour l’application de la loi sexagésimale ?

Tous les Terriens finissaient un jour ou l’autre par devoir la subir. Arbin avait encore un quart de siècle à attendre avant d’atteindre la soixantaine fatidique mais il pouvait chaque jour être puni à cause de Grew. Et, maintenant, il y avait l’inconnu, en plus.

Et s’il ne remettait plus jamais les pieds à Chica ?

Non ! Loa et lui ne pouvaient pas continuer à produire pour trois personnes à eux deux et quand ils ne fourniraient pas le quota imposé, leur premier crime, celui d’avoir caché Grew, serait découvert. C’était l’engrenage. Une fois que l’on commençait à commettre un crime contre les Coutumes, d’autres suivaient.

Arbin savait que, quels que fussent les risques, il retournerait à Chica.

Il était plus de minuit quand Shekt se retira, et encore avait-il fallu pour qu’il s’y résolve toute l’insistance de Pola. Mais le sommeil ne venait pas. Son oreiller était une espèce d’étouffoir raffiné, ses draps se tortillaient et faisaient des nœuds. Cela lui mettait les nerfs en pelote. Il se leva et alla se planter devant la fenêtre. La ville était plongée dans l’obscurité mais l’on distinguait à l’horizon, de l’autre côté du lac, une vague luminescence bleuâtre, la lueur de la mort qui régnait sur toute la Terre, sauf en de rares endroits.

Les événements qui avaient marqué cette journée mouvementée menaient leur folle sarabande dans la mémoire du physicien. La première chose qu’il avait faite après avoir réussi à convaincre le fermier terrifié de s’en aller avait été de télévidéophoner à la Résidence. Ennius devait attendre son appel car il avait répondu lui-même. Il était toujours revêtu de sa lourde combinaison imprégnée de plomb.

— Ah, bonsoir, Shekt ! Votre expérience est achevée ?

— Oui, et mon volontaire aussi – ou presque ! Le pauvre homme.

Ennius n’avait pas l’air dans son assiette.

J’ai eu raison de ne pas rester. Il n’y a guère de différence entre vous et les assassins, messieurs les savants.

— Il n’est pas encore mort, procurateur, et il est possible que nous le sauvions, mais…

Il eut un haussement d’épaules.

— A votre place, je m’en tiendrais exclusivement aux rats, Shekt. Mais je ne vous trouve pas dans votre état normal, mon cher. Je ne suis peut-être pas endurci à ce genre de choses, mais vous, vous devriez l’être.

— Je vieillis, seigneur Ennius, se contenta de répondre le physicien.

— C’est là un passe-temps dangereux sur la Terre, rétorqua sèchement Ennius. Allez-vous coucher, Shekt.

Et maintenant, Shekt était posté devant la fenêtre à contempler la cité assombrie qui se dressait sur un monde agonisant.

Il y avait deux ans que l’on testait l’amplificateur synaptique et, depuis deux ans, il était l’esclave et le jouet de la Société des Anciens, la Confrérie comme on l’appelait.

Il avait sept ou huit communications toutes prêtes qui, publiées dans le Journal si rien de Neurophysiologie auraient rendu son nom illustre dans toute la galaxie s’il avait voulu. Mais elles moisissaient sur son bureau. Au lieu de cela, il n’y avait eu que cet article fumeux et volontairement fallacieux de la Revue de Physique. Telles étaient les voies de la Confrérie. Une demi-vérité était préférable à un mensonge.

Et pourtant, Ennius était venu aux informations. Pourquoi ?

Cette démarche était-elle liée à certaines choses que Shekt avait apprises ? L’empire nourrissait-il les mêmes soupçons que lui ?

En l’espace de deux siècles, la Terre s’était soulevée trois fois. Trois fois, elle s’était révoltée au nom d’une prétendue grandeur passée et avait attaqué les garnisons impériales. Trois fois, elle avait été écrasée – comme de juste ! — et si l’empire n’avait pas été essentiellement une monarchie éclairée, si les instances galactiques n’avaient pas été animées d’un profond sens politique, elle aurait été impitoyablement biffée de la liste des planètes habitées.

Mais maintenant, il en irait peut-être différemment. Etait-ce possible ? Quelle confiance prêter aux paroles aux trois quarts incohérentes d’un mourant ?

A quoi bon ? N’importe comment, il n’oserait rien faire. Il ne pouvait qu’attendre. Il vieillissait et, comme l’avait dit Ennius, c’était un passe-temps dangereux sur la Terre. Il avait presque soixante ans et les dérogations à la sexagésimale étaient rarissimes. Il n’y avait pas d’échappatoires.

Et même sur cette pitoyable boulette de boue corrosive qu’était la Terre, Ennius voulait vivre.

Finalement, il se recoucha et, juste avant de sombrer dans le sommeil, il se demanda vaguement si les Anciens avaient intercepté sa conversation vidéophonique avec Ennius. Il ne savait pas encore que la Confrérie possédait d’autres sources d’information.

Ce ne fut qu’au matin que l’assistant de Shekt arrêta irrévocablement sa décision.

Il admirait son patron, mais n’ignorait point que soumettre secrètement au traitement synaptique un volontaire non autorisé était en opposition avec les strictes directives de la Confrérie, directives auxquelles avaient été conféré le statut de Coutume. En conséquence, y désobéir était un crime capital.

Après tout, raisonnait-il, qui était ce sujet ? La campagne de recrutement des bénévoles avait été minutieusement organisée de façon à donner assez de renseignements sur l’amplificateur synaptique pour effacer les soupçons d’éventuels espions à la solde de l’empire sans encourager véritablement l’afflux des volontaires. La Société des Anciens envoyait des hommes à elle et c’était suffisant.

Alors, qui avait envoyé ce sujet ? La Confrérie ? En secret afin de s’assurer que Shekt était digne de confiance ? Ou Shekt était-il un traître ? Un peu plus tôt, il s’était enfermé en tête à tête avec un personnage portant les lourds vêtements que mettaient les Etrangers qui redoutaient l’empoisonnement par les radiations.

Dans les deux cas, il risquait fort de courir à sa perte. Et pourquoi, se demandait le technicien, me laisserais-je entraîner dans sa chute ? Il était jeune, il avait encore quarante ans à vivre. Pourquoi devancer la sexagésimale ?

D’ailleurs, cela se traduirait peut-être par de l’avancement pour lui… Et Shekt était si vieux qu’au prochain recensement, il y passerait sans doute. Cela ne lui porterait donc pas un très grand tort. Pratiquement aucun, même.

Le technicien avait pris sa décision. Il tendit la main vers le communicateur et composa la combinaison de la ligne privée du haut ministre de la Terre qui, sous couvert de l’empereur et du procurateur, disposait du pouvoir de vie et de mort sur tous les Terriens.

Ce fut vers la fin de la journée que les impressions brumeuses qui emplissaient le crâne de Schwartz prirent corps à travers l’engourdissement de la douleur. Il se rappela le voyage, les édifices bas pelotonnés devant le lac, la longue attente au fond du véhicule…

Et ensuite ? Que s’était-il passé ? Il s’efforça de secouer ses pensées somnolentes… Oui ! On était venu le chercher. Une pièce bourrée d’appareils et de cadrans… Et deux pilules. Voilà ! On les lui avait données et il les avait avalées avec joie. Qu’avait-il à perdre ? L’empoisonnement aurait été une bénédiction.

Après… rien !

Attention ! Il avait eu des éclairs de conscience… des gens qui se penchaient sur lui… Soudain, il se remémora le froid contact d’un stéthoscope sur sa poitrine… Une jeune fille qui le faisait manger…

Alors, c’est qu’il avait subi une opération ! Sous le coup de la panique, il repoussa les draps et se dressa sur son séant.

Une jeune fille se précipita et, le prenant par les épaules, le força à s’allonger à nouveau. Elle lui dit quelque chose d’une voix lénitive, mais il ne la comprenait pas. Il essaya de résister. En vain. Il était sans force.

Schwartz approcha ses mains de sa figure. Elles paraissaient normales. Quand il remua les jambes, il entendit le froissement des draps. Donc, on ne l’avait pas amputé.

— Est-ce que vous me comprenez ? demanda-t-il à la jeune fille sans beaucoup d’espoir. Savez-vous où je suis ?

C’était à peine s’il reconnaissait sa propre voix.

Elle sourit et se lança dans un discours précipité aux sonorités liquides. Il grommela. Sur ces entrefaites, un vieux monsieur entra – celui qui lui avait donné les pilules. Il s’entretint avec la fille qui, au bout de quelques instants, se tourna vers lui et tendit un doigt vers ses lèvres, accompagnant cette mimique de petits gestes d’invite.

— Quoi ? demanda Schwartz.

Elle opina avec ardeur, si radieuse que, en dépit de lui-même, il éprouva un certain plaisir à contempler son visage.

— Vous voulez que je parle ?

L’homme s’assit au bord du lit et lui fit signe d’ouvrir la bouche.

— Ah-h-h, fit-il.

— Ah-h-h, répéta Schwartz tandis que l’autre lui massait la pomme d’Adam. Qu’est-ce qui vous prend ? s’exclama-t-il avec hargne lorsque la pression se fut relâchée. Cela vous étonne que je sache parler ? Pour qui me prenez-vous donc ?

A mesure que les jours passaient, Schwartz découvrit un certain nombre de choses. L’homme était le Dr Shekt – c’était le premier être humain qu’il connaissait par son nom depuis qu’il avait rencontré la poupée de chiffons sur son chemin. Et la demoiselle, Pola, était sa fille.

Il constata qu’il n’avait plus besoin de se raser : sa barbe ne poussait pas. Il fut effrayé. En avait-il jamais eu ?

Ses forces lui revenaient rapidement. Maintenant, il était autorisé à s’habiller et marcher. Et on lui donnait autre chose à manger que de la bouillie. Etait-ce donc pour une amnésie qu’on le soignait ? Ce monde était-il le monde normal, le monde naturel, et celui dont il croyait se souvenir n’était-il, en revanche, qu’un fantasme né d’un cerveau amnésique ?

On ne lui permettait pas de sortir de sa chambré, ne serait-ce que pour faire quelques pas dans le couloir. Cela signifiait-il qu’il était prisonnier ? Avait-il commis un crime ?

Jamais un homme n’est plus perdu que lorsqu’il erre, égaré, à travers les immenses corridors enchevêtrés de son esprit solitaire où personne ne peut l’atteindre ni le sauver. Nul homme n’est aussi impuissant que celui dont les souvenirs sont défaillants.

Pola s’amusait à lui enseigner des mots et l’aisance avec laquelle il les comprenait et les retenait n’étonnait aucunement Schwartz. Autrefois, sa mémoire était fidèle. Ce souvenir-là, au moins, semblait être exact. Au bout de deux jours, il saisissait des phrases simples. Au bout de trois, il parvenait à se faire comprendre.

Mais le troisième jour, justement, il se produisit un événement stupéfiant. Shekt lui apprenait les chiffres et lui faisait résoudre des problèmes. Il était muni d’un chronomètre et notait les temps de réponse à l’aide d’un stylet. Soudain, après lui avoir expliqué le terme de « logarithme », il lui demanda quel était le logarithme de 2.

Schwartz choisi soigneusement ses mots et souligna sa réponse de gestes :

— Je… pas… dire. Réponse… pas … nombre.

Shekt hocha la tête avec enthousiasme et renchérit :

— Pas un nombre. Pas ceci, pas cela. Partie de ceci, partie de cela.

Schwartz comprit parfaitement. C’était la confirmation de sa réponse : il ne s’agissait pas d’un nombre entier mais d’un nombre fractionnaire. Aussi enchaîna-t-il :

— Zéro virgule trois zéro un zéro trois… et … d’autres … chiffres.

— Cela suffit.

Et ce fut à ce moment que Schwartz eut un sursaut de surprise. Comment connaissait-il la réponse ? Il était certain de n’avoir jamais entendu parler de logarithmes auparavant. Néanmoins, la question à peine posée, son esprit y avait répondu. Il n’avait aucune idée du mécanisme qui avait abouti à ce calcul. C’était comme si son cerveau était une entité indépendante dont lui-même n’était que le porte-parole.

A moins qu’il n’eût été mathématicien avant son amnésie ?

Cette claustration lui était suprêmement intolérable. Il éprouvait le besoin de plus en plus impératif de s’aventurer à l’extérieur pour essayer d’élucider le mystère. Jamais il n’y parviendrait dans cette chambre, cette prison où il n’était rien d’autre qu’un (la pensée jaillit brusquement en lui) un sujet d’expérience médicale.

La chance lui sourit le sixième jour de sa captivité. Les autres commençaient à avoir trop confiance en lui et, cette fois, Shekt ne referma pas la porte en sortant. En général, on ne distinguait même pas de fissure entre elle et le mur. Or, il y avait maintenant une fente d’un demi-centimètre.

Il attendit pour être sûr que le docteur ne reviendrait pas au bout de quelques instants, puis posa lentement la main devant la petite lumière scintillante comme il avait vu si souvent Shekt et Pola le faire. La porte coulissa sans bruit. Le couloir était vide.

Et c’est ainsi que Schwartz s’évada ».

Comment aurait-il pu deviner que, tout au long de ces six jours, les agents de la Société des Anciens surveillaient l’hôpital, surveillaient sa chambre, le surveillaient lui-même ?

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