Arvardan, quant à lui, n’avait qu’un seul souci en tête : organiser ses vacances. Son navire, l’Ophiuchus, n’arriverait pas avant un mois, au moins, et il avait donc un mois de farniente dont il pourrait faire ce que bon lui plairait.
Aussi, six jours après son arrivée à Everest, il prit congé de son hôte et s’embarqua à bord du plus gros des jets stratosphériques de la Compagnie des Transports aériens reliant l’Himalaya à la capitale de la Terre, Washenn.
C’était délibérément qu’au croiseur rapide mis à sa disposition par Ennius il avait préféré un appareil commercial, poussé par la curiosité bien naturelle que suscitait en l’étranger et en l’archéologue qu’il était la vie quotidienne des habitants d’une planète comme la Terre. Il avait aussi une autre raison.
Arvardan était natif du secteur de Sirius où le préjugé antiterrestre était notoirement plus virulent que partout ailleurs dans la galaxie. Toutefois, il se flattait de n’y avoir personnellement jamais succombé. Un archéologue, un savant ne pouvait se permettre de céder au racisme. Certes, il s’était en grandissant formé une conception caricaturale et stéréotypée des Terriens et, encore maintenant, ce seul mot lui semblait repoussant. Mais ce n’était pas véritablement un préjugé.
Il ne le croyait pas, en tout cas. Par exemple, si un Terrien avait manifesté le désir de participer à l’une de ses expéditions ou de travailler sous sa direction dans un domaine ou un autre, Arvardan l’aurait engagé – à condition que le postulant eût la formation et les compétences voulues. Sous réserve qu’il y eût un poste à pourvoir, évidemment. Et si cela n’incommodait pas outre mesure les autres membres de l’expédition. Parce que c’était le hic. En général, le personnel n’était pas d’accord. Alors, que pouvait-on y faire ?
Il médita là-dessus. Il n’aurait certainement pas vu d’objections à manger ni même à dormir en compagnie d’un Terrien – pourvu que celui-ci fût raisonnablement propre et en bonne santé. En fait, il l’aurait, en tout, traité comme n’importe qui d’autre. Cependant, impossible de nier cette réalité : à ses yeux, un Terrien serait toujours un Terrien. Il n’y avait rien à faire. C’était la conséquence du fait d’avoir baigné durant toute son enfance dans une atmosphère de fanatisme si total qu’on n’en avait même plus conscience et que ses postulats étaient admis comme une seconde nature. C’était lorsqu’on échappait à ce climat et qu’on faisait un retour sur soi que l’on reconnaissait ce fanatisme pour ce qu’il était.
L’occasion était enfin offerte à Arvardan de se mettre lui-même à l’épreuve. Dans l’avion, il était exclusivement entouré de Terriens et il se sentait parfaitement à l’aise. Enfin… un peu gêné, mais à peine.
Il étudia les visages de ses compagnons de voyage. Des figures banales dont les traits n’avaient aucune caractéristique particulière. En principe, les Terriens étaient censés être différents des autres hommes, mais les aurait-il distingués, ces gens-là, en les croisant par hasard au milieu d’une foule ? Sans doute pas. Les femmes n’étaient pas vilaines… Il plissa le front. La tolérance devait forcément avoir une limite. Les mariages mixtes, par exemple, étaient quelque chose d’impensable.
En ce qui concernait l’avion, sa construction laissait à désirer. Il avait naturellement des moteurs atomiques, mais l’application du principe était bien imparfaite. Ainsi, la cellule génératrice était mal protégée. Arrivé à ce point de ses réflexions, Arvardan se rendit brusquement compte que la présence de rayons gamma non maîtrisés et une forte densité de neutrons dans l’atmosphère avaient peut-être beaucoup moins d’importance pour les Terriens que pour les autres.
Puis le paysage retint son regard. Dans le violet sombre et vineux de l’extrême stratosphère, la Terre offrait un spectacle fabuleux. Les vastes continents embrumés que l’on apercevait, occultés ici et là par des bancs de nuages que le soleil faisait miroiter, étaient comme un désert orangé. Au delà, s’éloignant lentement du stratoplane, la ligne moutonnante de la nuit fuyait et l’on voyait scintiller dans l’ombre les zones radio-actives.
Un éclat de rire vint distraire l’attention de l’archéologue qui se retourna. Un couple âgé, confortablement grassouillet et tout sourire, était apparemment l’objet de cette gaieté. Arvardan poussa son voisin du coude.
— Que se passe-t-il ?
L’autre répondit :
— Ils font la grande ronde pour fêter leurs quarante ans de mariage.
— La grande ronde ?
— Mais oui ! Le tour de la Terre, vous savez bien.
Le vieux monsieur, rouge de plaisir, racontait avec volubilité ses souvenirs et ses impressions de voyage. Sa femme l’interrompait à tout bout de champ pour rectifier méticuleusement des détails sans la moindre importance, et cela dans la plus parfaite bonne humeur. Les autres passagers écoutaient avec une vive attention. Décidément, songea Arvardan, les Terriens avaient l’air aussi chaleureux et humain que n’importe quel autre peuple de la galaxie.
— Et c’est pour quand, la sexagésimale ? demanda quelqu’un.
— D’ici un mois à peu près… le seize novembre. La réponse avait été faite sur un ton guilleret et sans l’ombre d’une hésitation.
— Eh bien, j’espère pour vous qu’il fera beau, ce jour-là. Le jour où mon père a eu ses soixante ans, il pleuvait des cordes. Je n’ai jamais vu un pareil déluge depuis. Je l’avais accompagné – dans ces cas-là, on aime bien ne pas être seul, vous savez – et il n’arrêtait pas de ronchonner contre la pluie. Nous avions une biroue découverte et nous étions trempés jusqu’aux os. « De quoi te plains-tu, papa ? je lui ai fait. Il va falloir que je revienne, moi ! »
Ce furent des hurlements de rire et les deux vieux ne furent pas les derniers à participer à l’hilarité générale. Mais un sentiment d’horreur s’empara d’Arvardan tandis qu’un désagréable soupçon se faisait jour en lui.
— Cette sexagésimale dont ils parlent, dit-il à son voisin… je présume qu’ils font allusion à une mesure d’euthanasie. Je veux dire… on vous retire de la circulation quand vous avez soixante ans, c’est bien cela ?
Il se tut quand l’autre, ravalant ses derniers soubresauts d’allégresse, se retourna et lui décocha un regard aussi appuyé que méfiant.
— Que voulez-vous que ça signifie ? finit-il par demander.
Arvardan fit un geste qui ne voulait rien dire et sourit niaisement. Il connaissait cette coutume, mais de façon purement théorique. Quelque chose qu’on lit dans les livres, qu’on évoque dans une publication scientifique. Mais brusquement, voilà qu’il réalisait que des êtres humains y étaient effectivement soumis, que les hommes et les femmes qui l’entouraient ne dépasseraient pas l’âge de soixante ans, parce que la coutume le voulait ainsi. Son voisin le dévisageait toujours.
— Mais d’où sortez-vous, l’ami ? On ne connaît pas la sexagésimale là d’où vous venez ?
— Nous l’appelons « le Temps », répondit Arvardan d’une voix qui chevrotait. Je viens de là-bas.
D’un geste saccadé, il tendit le pouce derrière lui. Quinze secondes s’écoulèrent avant que l’autre renonce à le fouiller de son regard intense et scrutateur.
Les lèvres d’Arvardan tremblaient. Ces gens-là étaient soupçonneux. Ce stéréotype, tout au moins, se révélait conforme à la réalité.
Le vieux monsieur continuait de discourir :
— Elle viendra avec moi, disait-il en désignant d’un coup de menton sa joviale moitié. Elle ne doit y passer que trois mois après moi, mais elle trouve qu’il n’y a pas de raison d’attendre et que c’est aussi bien qu’on y aille ensemble. Pas vrai, la maman ?
— Pour sûr, gloussa la femme en devenant toute rose. Les enfants sont tous mariés et établis. Je ne ferais que les ennuyer. D’ailleurs, je ne pourrais pas profiter de mon reste sans mon vieux. Autant partir tous les deux en même temps.
Sur ce, tous les passagers se plongèrent simultanément dans des supputations arithmétiques afin de calculer le temps qui leur restait aux uns et aux autres, opération impliquant des conversions de mois en jours qui provoquèrent quelques sérieuses prises de bec chez quelques couples mariés.
— J’ai droit exactement à douze ans trois mois et quatre jours, déclara impétueusement un petit bonhomme à la mise stricte et à l’expression déterminée. Douze ans trois mois et quatre jours, pas un de plus et pas un de moins.
— A moins que vous ne mourriez avant, corrigea quelqu’un avec bon sens.
Ridicule ! répliqua aussitôt l’autre. Je n’ai nulle intention de mourir avant. Est-ce que j’ai la tête à ça ? J’ai douze ans trois mois et quatre jours à vivre. Personne, ici, n’aura l’audace de le nier. Il avait vraiment l’air très féroce.
Un jeune homme à la taille bien prise, une cigarette crânement fichée entre les lèvres, laissa tomber sur un ton chagrin :
— Ceux qui sont capables de calculer leur temps au jour près ont bien de la chance. Il y en a beaucoup qui ont dépassé le leur.
— C’est bien vrai, approuva quelqu’un.
Tout le monde opina du chef, tandis qu’un sentiment diffus d’indignation se faisait sentir à bord.
— Non point que j’objecte à ce qu’un homme – ou une femme – recule d’un an son échéance, surtout s’il a des affaires à régler, poursuivit le jeune homme qui, entre deux bouffées, secouait sa cigarette d’un geste emphatique pour en faire tomber la cendre. C’est à ces coquins, à ces parasites qui tentent de passer au travers du recensement et accaparent la nourriture de la génération montante que j’en ai.
Il paraissait nourrir des griefs personnels.
— Mais l’âge de tout le monde n’est-il pas enregistré ? fit Arvardan. Il ne doit guère être facile de frauder.
Le silence qui suivit cette intervention disait bien le mépris dans lequel les passagers tenaient le sot idéalisme d’un pareil propos. Enfin, comme pour conclure le débat, l’un des voyageurs murmura avec diplomatie :
— Il n’y a guère de raison de vivre au delà de la soixantaine, je suppose.
— Surtout pour un fermier ! lança une voix véhémente. Quand on a travaillé la terre pendant un demi-siècle, il faudrait être fou pour ne pas se réjouir qu’on vous raye des cadres. Mais les administrateurs et les industriels… ça, c’est une autre paire de manches.
Le vieux monsieur dont l’anniversaire de mariage avait été à l’origine de la discussion se risqua alors à exprimer son opinion, peut-être enhardi par le fait que, tombant sous le coup de la loi sexagésimale, il n’avait rien à perdre :
Tout dépend des relations qu’on a, fit-il avec un clin d’œil chargé de sous-entendus. J’ai connu quelqu’un qui a eu soixante ans un an après le recensement de 810 et qui a vécu jusqu’à celui de 820. Il avait soixante-neuf ans quand il est parti. Soixante-neuf ! Vous vous rendez un peu compte ?
— Comment s’était-il débrouillé ?
— Il avait quelque argent et son frère était membre de la Société des Anciens. Dans ces conditions, il n’y a rien d’impossible.
Ces paroles rencontrèrent l’assentiment général.
— Moi, j’ai eu un oncle qui vécut un an de trop… juste un an, reprit le jeune homme à la cigarette. C’était un de ces sales égoïstes qui rechignent à tirer leur révérence, si vous voyez ce que je veux dire. Il se moquait comme d’une guigne de ceux qui restaient. Je n’en savais rien, sinon je l’aurais dénoncé, parce que j’estime, pour ma part, qu’on doit partir quand c’est l’heure. Par loyauté envers la génération suivante. N’empêche qu’il s’est quand même fait prendre et vous savez ce qui s’est passé ? La Confrérie nous est tombée sur le dos, à mon frère et à moi, pour nous demander des comptes. Elle voulait savoir pourquoi nous ne l’avions pas signalé. J’ai répondu que je n’étais pas au courant, que personne ne l’était dans la famille, que je ne l’avais pas vu depuis dix ans. Mon père nous a soutenus. Mais on a quand même écopé d’une amende de cinq cents crédits. C’est comme ça quand on n’a pas de piston.
L’expression de désarroi d’Arvardan était de plus en plus intense. Pour se résigner ainsi à la mort, pour en vouloir à leurs parents et à leurs amis qui essayaient d’échapper à ce sort, il fallait que ces gens-là soient fous ! Serait-il monté, par hasard, dans un avion transportant une bande de déments à l’asile… ou au centre d’euthanasie ? Ou étaient-ce tout simplement des Terriens ?
Son voisin le vrillait à nouveau du regard et le son de sa voix interrompit les réflexions de l’archéologue.
— Ho, l’ami… c’est où, « par là-bas » ?
— Pardon ?
Je vous ai demandé d’où vous veniez, vous m’avez répondu « de par là-bas ». Ça veut dire quoi, « de par là-bas ? » Hein ? Tous les regards convergeaient maintenant sur Arvardan et une lueur de méfiance s’était soudain allumée dans toutes ces prunelles. Ces gens se figuraient-ils qu’il appartenait à leur Société des Anciens ? Ses questions l’avaient-elles fait passer à leurs yeux pour un agent provocateur ? Jugeant que la meilleure parade était encore la vérité toute nue, il répondit :
— Je ne suis pas de la Terre. Mon nom est Bel Arvardan et je suis natif de Baronn, secteur de Sirius. Comment vous appelez-vous, vous ?
Et il tendit la main à son voisin.
On aurait pu croire qu’il avait lancé une capsule atomique explosive au beau milieu de la carlingue.
A l’horreur muette qui s’était peinte sur tous les visages succéda une âpre hostilité. L’homme auprès duquel il était assis se leva d’un air gourmé et alla s’installer sur une autre banquette dont les deux occupants se serrèrent pour lui faire de la place. Les voyageurs se détournèrent et il ne fut plus entouré, bientôt, que de dos qui faisaient comme une muraille autour de lui.
Une brûlante indignation s’empara alors d’Arvardan. Se faire traiter de la sorte par les Terriens ! Par des Terriens ! Il leur avait tendu la main de l’amitié. Lui, un Sirien, avait condescendu à nouer des rapports avec eux et ils l’avaient rembarré !
Enfin, et non sans effort, il recouvra sa maîtrise de soi. Il était évident que le fanatisme n’opérait jamais à sens unique, que la haine engendrait la haine !
Prenant soudain conscience d’une présence, il se retourna.
— Oui ? fit-il avec aigreur.
C’était le jeune homme à la cigarette.
— Bonjour, dit-il en en allumant une autre. Je me nomme Creen. Ne vous laissez pas impressionner par ces butors.
— Je ne me laisse impressionner par personne, répliqua laconiquement Arvardan.
Il ne se sentait pas en veine de sociabilité et n’était pas d’humeur à recevoir les conseils protecteurs d’un Terrien. Mais Creen n’avait pas le discernement qu’il eût fallu pour déceler les nuances subtiles. Il tirait de profondes bouffées et secouait sa cendre dans l’allée centrale.
— Ce sont des provinciaux, murmura-t-il, méprisant. Une bande de péquenots, rien de plus. Ils n’ont pas un horizon galactique. Ne vous formalisez pas, ils n’en valent pas la peine. Moi, en revanche, j’ai une autre philosophie. Vivre et laisser vivre, voilà ma formule. Je n’ai rien contre les Etrangers. S’ils sont aimables avec moi, je suis aimable avec eux. Que diable, s’ils sont des Etrangers, ce n’est pas leur faute pas plus que c’est ma faute si je suis terrien. Vous ne trouvez pas que j’ai raison ? conclut-il en tapotant familièrement le poignet d’Arvardan.
Ce dernier acquiesça. Cet attouchement lui donnait la chair de poule. Avoir un contact social avec un homme qui regrettait de ne pas avoir eu l’occasion de faire liquider son oncle, et cela indépendamment de son origine planétaire, était déplaisant.
Creen se laissa aller contre le dossier de la banquette.
— Vous vous rendez à Chica ? Comment m’avez-vous dit que vous vous appelez, déjà ? Albadan ?
— Arvardan. Oui, je vais à Chica.
— C’est de là que je suis. La plus chouette cité de la Terre. Vous comptez y séjourner longtemps ?
— Peut-être. Je n’ai pas de projets précis.
— Hmm… Dites voir, j’espère que vous ne m’en voudrez pas mais j’ai remarqué votre chemise. Ça ne vous embête pas que je la regarde de près ? Fabrication sirienne, hein ?
— Oui.
— Ça, c’est du beau tissu ! Pas moyen de trouver quelque chose de comparable sur la Terre. Ecoutez… vous n’en auriez pas une de rechange dans vos bagages ? Si vous vouliez la vendre, je serais preneur. Elle est tout ce qu’il y a de bath.
Arvardan secoua énergiquement la tête.
— Je regrette, mais ma garde-robe est assez réduite. J’ai l’intention d’acheter des vêtements sur place au fur et à mesure que j’en aurai besoin. Je vous en donnerais cinquante crédits.
Devant le silence de son interlocuteur, Creen ajouta avec un rien d’irritation :
— C’est un bon prix.
— Très bon mais, je vous le répète, je n’ai pas de chemises à vendre.
— Tant pis… (L’autre haussa les épaules) Je suppose que vous allez rester un bout de temps sur la Terre ?
— C’est possible.
— Et qu’est-ce que vous faites dans la vie ?
L’archéologue commençait à être sérieusement énervé.
— Je suis un peu fatigué, monsieur Creen, et si vous n’y voyez pas d’inconvénient, j’aimerais faire un petit somme. Cela ne vous dérange pas ?
Le Terrien se rembrunit.
— Non mais qu’est-ce qui vous prend ? Vous pourriez être courtois avec les gens, au moins ! Je vous pose poliment une question, c’est tout. Pas la peine de montrer les dents.
Jusque-là, il avait parlé à mi-voix. Maintenant, il criait presque. Des visages hostiles se braquèrent sur Arvardan qui se mordit les lèvres.
Il l’avait bien cherché, songea-t-il avec amertume. Il se serait épargné cette situation embarrassante si, dès le début, il avait gardé ses distances, s’il n’avait pas eu l’idée saugrenue de faire étalage de son esprit de tolérance envers des gens qui n’en avaient rien à faire.
— Monsieur Creen, reprit-il sur un ton uni, je ne vous ai pas demandé de vous asseoir à côté de moi et je n’ai pas été discourtois. Je suis fatigué, je vous le répète, et je voudrais me reposer. Je ne vois pas en quoi c’est extravagant.
Ecoutez, vous ! (Creen se leva, jeta sa cigarette d’un geste brutal et pointa son doigt sur l’archéologue.) Vous n’avez pas à me traiter comme si j’étais un chien ou je ne sais quoi. Vous, lés Etrangers puants, vous vous amenez ici avec vos jolis discours et votre morgue en vous figurant que ça sous donne le droit de nous marcher sur les pieds. Eh bien, sachez que nous n’avons pas à subir ça. Si vous ne vous plaisez pas ici, vous n’avez qu’à retourner d’où vous venez. Il ne faudrait pas me pousser beaucoup pour que je vous vole dans les plumes, vous savez. Vous croyez que vous me faites peur ?
Arvardan tourna la tête et, impassible, se perdit dans la contemplation du hublot. Creen n’insista pas mais il alla se rasseoir à son ancienne place.
Arvardan feignit d’ignorer les Conversations excitées qui lui parvenaient aux oreilles. Il sentait les coups d’œil acérés et venimeux que les passagers lui décochaient. Enfin, peu à peu, les choses s’apaisèrent.
Il n’ouvrit pas la bouche et il demeura seul jusqu’à la fin du voyage.
Ce fut avec satisfaction qu’il vit approcher l’aéroport de Chica où l’appareil se posa. Il sourit intérieurement au premier aperçu qu’il eut du haut des airs de « la plus chouette cité de la Terre » mais tout était néanmoins préférable à l’atmosphère tendue et hostile qui régnait à bord.
Il surveilla le déchargement de ses bagages et les fit transporter dans un taxi biroue. Il serait, au moins, le seul passager et s’il veillait à ne pas parler au conducteur sans nécessité, il aurait peu de chances de s’attirer de nouveaux ennuis.
— A la Résidence, ordonna-t-il.
Le taxi démarra.
Creen, un vague sourire aux lèvres, avait assisté au départ d’Arvardan. Il sortit un petit carnet de sa poche et l’étudia attentivement tout en tirant sur sa cigarette. Il n’avait pas soutiré grand-chose à ses compagnons de voyage en dépit de l’histoire de son oncle (qu’il avait déjà utilisée auparavant avec de bons résultats). Certes, le vieux avait fait allusion à un type qui avait dépassé l’échéance et accusé les Anciens de l’avoir pistonné. Cela pourrait être considéré comme une diffamation à l’égard de la Confrérie. Mais, n’importe comment, ce zozo était bon pour la sexagésimale dans un mois. Inutile de le dénoncer.
Mais l’Etranger, c’était différent. Creen relut ses notes avec un certain plaisir : « Bel Arvardan, Baronn, secteur de Sirius. A manifesté de la curiosité à propos de la sexagésimale. Garde le secret sur ses affaires personnelles. Arrivé à Chica à bord d’un appareil commercial à 11 heures, méridien local, ce 12 octobre. Attitude antiterrestre très marquée. »
Cette fois, peut-être bien qu’il avait mis dans le mille. Epingler ces petits braillards qui faisaient des remarques imprudentes était un travail fastidieux, mais quand on tombait sur un truc comme ça, c’était payant.
La Confrérie aurait son rapport avant une demi-heure. Creen sortit de l’aérogare d’un pas nonchalant.