20. L’HEURE H

Le secrétaire entra, introduit par un soldat. Un sourire glacé joua fugitivement sur ses lèvres violacées et enflées. Il s’inclina devant le colonel et fit mine de ne pas s’apercevoir de la présence d’Arvardan.

— J’ai averti le haut ministre que vous étiez parmi nous et je lui ai fait part des circonstances de votre arrivée, commença l’officier. Votre détention dans cette enceinte, est, bien sûr, totalement… euh… anormale et je me propose de vous rendre la liberté au plus vite. Cependant, ce monsieur, que vous connaissez sans doute, a porté contre vous une très grave accusation et nous sommes dans l’obligation d’enquêter à ce sujet.

Je comprends, colonel, répondit calmement le secrétaire. Toutefois, comme je vous l’ai déjà exposé, cet individu n’est sur la Terre que depuis deux mois environ, si je suis bien informé, et sa connaissance de notre politique intérieure est nulle. C’est là, en vérité, une base bien fragile pour porter des accusations.

— Je suis archéologue de métier, rétorqua Arvardan avec colère, et je suis spécialiste de la Terre et de ses coutumes. Mes connaissances relatives à la politique terrienne sont loin d’être nulles. En outre, il n’y a pas que moi qui accuse.

Balkis n’accorda pas un coup d’œil à Arvardan et, tout au long de la confrontation, il ne le regarda, même pas. Ce fut exclusivement au colonel qu’il s’adressa :

— Un savant terrien est mêlé à cette affaire. Il approche de la soixantaine, le terme fatal, et il souffre de délire de la persécution. Il y a également un autre personnage dont les antécédents sont inconnus et qui est un idiot congénital. Des accusations venant d’un tel trio ne sauraient être sérieusement prises en considération.

Arvardan se leva d’un bond :

— Je demande à être entendu…

— Asseyez-vous, laissa sèchement tomber le colonel. Vous avez refusé de discuter de cette question avec moi. J’ai pris acte de votre refus. Faites entrer le plénipotentiaire.

Le porteur du drapeau blanc était, lui aussi, un Ancien. Ce fut à peine s’il cilla à la vue du secrétaire. Le colonel se leva :

— Etes-vous le porte-parole des gens qui sont dehors ?

— Oui.

— Donc, je présume que ce rassemblement séditieux et illégal vise à réclamer la libération de votre compatriote ici présent ?

— Oui. Nous exigeons qu’il soit immédiatement libéré.

Il le sera. Néanmoins, la loi, l’ordre et le respect dus aux représentants de Sa Majesté Impériale sur cette planète interdisent toute négociation aussi longtemps que cette foule hostile et armée sera réunie. Je vous demande de donner à vos hommes l’ordre de se disperser.

— Le colonel a parfaitement raison, frère Cori, dit le secrétaire d’une voix amène. Veuillez calmer les esprits. Je suis parfaitement en sécurité ici et personne ne court de danger. Vous m’avez compris ? Personne. Je vous en donne ma parole d’Ancien.

— C’est parfait, frère. Je suis heureux que vous soyez en sécurité.

Le plénipotentiaire fut reconduit.

— Nous veillerons à ce que vous repartiez sain et sauf dès que la situation en ville sera redevenue normale, reprit le colonel à l’adresse de Balkis. Je vous remercie de la coopération dont vous venez de faire preuve.

Arvardan se leva à nouveau :

— Je proteste ! Alors que vous vous apprêtez à relâcher cet homme qui se prépare à commettre un génocide, vous m’empêchez d’avoir un entretien avec le procurateur, ce qui est en contradiction avec mes droits élémentaires de citoyen galactique. Montrerez-vous donc plus de considération envers un chien terrien qu’envers moi ? conclut-il au paroxysme de la frustration.

— Ce sera avec joie, colonel, que je resterai ici pour m’expliquer devant le procurateur si c’est là ce que veut cet énergumène, dit le secrétaire avant même qu’Arvardan, qui en balbutiait de fureur, eût terminé. Une accusation de trahison est chose sérieuse et un tel soupçon s’attachant à moi, si immatériel qu’il soit, suffirait peut-être à ruiner les possibilités que j’ai d’être utile à mon peuple. Je serais satisfait de pouvoir prouver au procurateur que personne dans tout l’empire n’est plus loyal que moi.

— Je vous admire, fit le colonel d’un air guindé, et j’avoue que, à votre place, mon attitude serait fort différente. Vous faites honneur à votre race, monsieur. Je vais essayer d’entrer en contact avec le procurateur.

Arvardan n’ouvrit plus la bouche avant qu’on ne l’eût ramené dans sa cellule.

— Evitant le regard des autres, il resta longtemps immobile, un poing sous le menton, à grincer des dents. Alors ? demanda finalement Shekt.

L’archéologue secoua la tête.

— Je crains d’avoir tout gâché.

— Comment cela ?

— J’ai perdu mon sang-froid, j’ai vexé le colonel et je ne suis arrivé à rien. Je ne suis pas un diplomate, docteur Shekt. Mais que pouvais-je faire ? s’exclama-t-il, éperonné par le désir de se justifier. Balkis avait déjà parlé avec le colonel. Je ne pouvais donc pas avoir confiance en celui-ci. Le secrétaire lui avait peut-être promis de lui laisser la vie sauve ? Peut-être est-il depuis le début dans le complot ? Je sais que c’est une hypothèse saugrenue, mais je ne pouvais pas prendre ce risque. Il était trop méfiant. Je voulais voir Ennius en personne.

Le physicien se leva et croisa ses mains flétries derrière son dos.

— Et est-ce qu’Ennius va venir ?

— Je le pense. Mais seulement à la demande de Balkis. J’avoue que je ne comprends pas.

— A la demande de Balkis ? Dans ce cas, Schwartz a sûrement raison.

— Ah bon ? Qu’est-ce qu’il a dit ?

Le tailleur grassouillet était assis sur son lit. Il haussa les épaules quand les autres se tournèrent vers lui et leva les bras dans un geste d’impuissance.

— J’ai capté l’attouchement d’esprit du secrétaire tout à l’heure quand il est passé devant cette pièce. Il a eu une longue conversation avec l’officier qui vous a reçu.

— Je le sais.

— Mais il n’y a pas de traces de trahison dans l’esprit de cet officier.

— Alors, je me suis trompé, fit piteusement Arvardan. Et Balkis ?

Je n’ai décelé ni inquiétude ni peur en lui. Rien que de la haine. Une haine qui est, maintenant, surtout dirigée contre nous parce que nous l’avons capturé et conduit ici contre sa volonté. Nous avons terriblement blessé sa vanité et il a l’intention de se venger. J’ai eu la vision des rêves éveillés auxquels il se complaît. Il se voit empêchant à lui tout seul la galaxie tout entière de l’arrêter en dépit de nos efforts à nous qui connaissons ses projets. Il nous donne toutes les cartes, tous les atouts pour, finalement, nous écraser et triompher.

— Voulez-vous dire qu’il risquerait de voir s’écrouler ses plans, ses rêves d’accession au trône impérial uniquement pour satisfaire une misérable rancune ? C’est de la démence !

— Je sais. C’est un dénient.

— Et il pense qu’il réussira ?

— Il le pense.

— En ce cas, Schwartz, nous avons besoin de vous et de vos pouvoirs. Ecoutez-moi…

Mais Shekt hocha la tête.

— Non, Arvardan. Ce n’est pas possible. J’ai réveillé Schwartz après votre départ et nous en avons discuté. Il est évident qu’il ne contrôle pas de façon parfaite ses pouvoirs mentaux qu’il ne peut décrire que de manière vague. Il est capable d’étourdir ou de paralyser un homme, voire de le tuer. Il est même capable de contrôler les grands muscles moteurs contre la volonté du sujet mais c’est tout. Dans le cas du secrétaire, il n’a pas pu le faire parler. Les petits muscles commandant les cordes vocales lui échappent. Il n’a pas été capable de coordonner suffisamment les mouvements de Balkis pour que celui-ci puisse conduire une voiture. Il a même eu les plus grandes difficultés à le faire marcher sans qu’il perde l’équilibre. Aussi ne pourrions-nous en aucun cas manipuler Ennius, par exemple, pour lui faire donner ou écrire un ordre. L’idée m’en est venue, comme vous voyez.

Shekt se tut et hocha à nouveau la tête.

Arvardan eut alors douloureusement conscience de la vanité de leurs efforts.

— Où est Pola ? demanda-t-il, pris d’une soudaine inquiétude.

— Elle dort dans l’alcôve.

Comme il aurait voulu la réveiller. Il y avait tant de choses encore qu’il désirait… Il consulta sa montre. Il était presque minuit et il ne restait que trente heures.

Il dormit quelque temps. Quand il se réveilla, le jour pointait. Personne ne vint. Le désespoir le rongeait jusqu’à l’âme. Il se rendormit.

Arvardan consulta sa montre. Il était presque minuit et il ne restait que six heures.

Il regarda autour de lui, l’esprit embrumé, désespéré. Ils étaient tous là, maintenant. Même le procurateur qui était enfin arrivé. Pola était à côté de lui ; il sentait la chaleur de ses doigts sur son poignet, et la frayeur et l’épuisement qu’il lisait sur les traits de la jeune fille lui donnaient plus que n’importe quoi d’autre l’envie de vouer la galaxie entière aux gémonies.

Peut-être méritaient-ils tous de mourir, ces imbéciles…

Il remarqua à peine Shekt et Schwartz, assis à sa gauche. Et il y avait Balkis, l’odieux Balkis. Ses lèvres étaient encore enflées, sa joue tuméfiée et parler devait lui faire affreusement mal. A cette pensée, Arvardan eut un sourire farouche et ses poings se nouèrent. Il eut l’impression que sa propre joue lui faisait un peu moins mal.

Ennius leur faisait face, le front plissé, incertain, presque ridicule dans ses lourds et informes vêtements imprégnés de plomb.

Un imbécile, lui aussi ! Arvardan éprouva une bouffée de haine en songeant à tous ces opportunistes qui n’aspiraient qu’à leur tranquillité et à leur confort. Où étaient-ils, les conquérants d’il y avait trois siècles ? Où ?

Plus que six heures…

Ennius avait reçu l’appel de la garnison de Chica quelque dix-huit heures auparavant et il avait fait la moitié du tour du globe pour s’y rendre. Les motifs auxquels il avait obéi étaient obscurs, mais néanmoins puissants. Somme toute, si l’on allait au fond des choses, s’était-il dit, il ne s’agissait de rien d’autre que de l’enlèvement d’un de ces « robes vertes » du folklore terrien. Cela et des accusations extravagantes dénuées de tout fondement. Rien que le colonel n’eût pu régler sur place. Pourtant, il y avait Shekt. Et Shekt n’était pas l’accusé, mais l’accusateur. Tout cela était fort troublant.

Et, maintenant, en face de tout ce petit monde, Ennius était conscient que, dans ces circonstances, sa décision pouvait précipiter une rébellion, affaiblir son crédit à la cour, anéantir ses chances de promotion. Dans quelle mesure fallait-il prendre au sérieux le long discours d’Arvardan parlant de souches virales et d’épidémies ? Si le procurateur agissait en fonction de pareils propos, aurait-il l’approbation de ses supérieurs ?

Néanmoins, Arvardan était un archéologue célèbre. Aussi Ennius préféra-t-il remettre sa décision à plus tard et il demanda au secrétaire :

— Je présume que vous avez quelque chose à répondre ?

— Fort peu de chose, en réalité, dit Balkis avec sérénité. Je voudrais seulement savoir quelles sont les preuves existant à l’appui de cette accusation.

— Je vous ai déjà dit, Excellence, fit Arvardan à bout de patience, que cet homme a tout admis dans les moindres détails avant-hier quand nous étions incarcérés.

— Peut-être ajouterez-vous foi à cette affirmation, Votre Excellence, mais c’est, encore une fois, une allégation dépourvue de fondement, contra le secrétaire. En réalité, tous les témoignages se ramènent à ceci : c’est moi qui ai été mis en état d’arrestation par la violence et non pas eux. C’est ma vie qui a été mise en péril et non pas la leur. Cela étant dit, je souhaiterais que mon accusateur explique comment il a pu découvrir toute cette conspiration en neuf semaines puisqu’il n’y a que neuf semaines qu’il est arrivé, alors que vous, procurateur en fonction depuis des années, vous n’avez jamais relevé quoi que ce soit contre moi.

— Il y a de la logique dans cet argument, reconnut Ennius. Comment avez-vous fait pour apprendre cela ?

Avant la confession de l’accusé, j’avais été mis au courant du complot par le Dr Shekt, répondit Arvardan avec raideur. Ennius se tourna vers le physicien.

— Est-ce vrai, docteur Shekt ?

— C’est vrai, Votre Excellence.

— Et comment avez-vous eu vent de cette affaire ?

— Le Dr Arvardan a décrit avec une parfaite précision et de façon exhaustive l’usage qui a été fait de l’amplificateur synaptique et il a rapporté fidèlement les dernières paroles prononcées par le bactériologiste Smitko avant sa mort. Ce Smitko était mêlé à la conspiration. Ses déclarations ont été enregistrées et les enregistrements sont à votre disposition.

— Les déclarations d’un mourant qui délirait – si ce que le Dr Arvardan a dit est vrai – n’ont guère de valeur probante. Vous n’avez pas d’autres éléments ?

Arvardan frappa du poing l’accoudoir de son fauteuil et s’exclama :

— S’agit-il d’un procès en correctionnelle ? Est-on en train de juger une infraction au code de la route ? Nous n’avons pas le temps de peser les preuves sur une balance de précision ou de les mesurer avec un micromètre. Je vous répète que vous avez jusqu’à 6 heures du matin, qu’il vous reste, si vous préférez, un délai de cinq heures et demie pour juguler l’immense péril qui nous menace. Ce n’est pas d’aujourd’hui que vous connaissez le Dr Shekt, Votre Excellence. Pensez-vous que ce soit un menteur ?

Le secrétaire ne laissa pas Ennius répondre :

— Personne n’a accusé le Dr Shekt de mentir délibérément, Votre Excellence. Seulement, ce bon docteur vieillit et, depuis un certain temps, il est très affecté par l’approche de son soixantième anniversaire. Je crains que le vieillissement se combinant à cette appréhension n’ait provoqué chez lui des tendances quelque peu paranoïaques. C’est un syndrome fort répandu sur la Terre. Regardez-le : trouvez-vous qu’il ait l’air tout à fait normal ?

Shekt n’avait évidemment pas l’air normal. Il était crispé, tendit, traumatisé par tout ce qui s’était passé et tout ce qui risquait de survenir. Pourtant, le physicien rétorqua en s’efforçant de s’exprimer sur son ton habituel, de paraître calme :

— Je pourrais dire que, depuis deux mois, je suis continuellement surveillé par les Anciens, que l’on ouvre mon courrier et que l’on censure mes lettres. Mais il va de soi que ces griefs seraient attribués à ma prétendue paranoïa. Cependant, j’ai à mes côtés Joseph Schwartz, le volontaire que j’ai traité à l’amplificateur le jour où vous êtes venu me voir à l’Institut, Votre Excellence.

— Je m’en souviens. (Ennius était un peu soulagé que Shekt ait changé de sujet.) C’est cet homme ?

— Oui.

— Il ne semble pas avoir pâti de cette expérience.

— Bien au contraire ! La réussite a même dépassé tous les espoirs car il avait, au départ, une mémoire photographique, chose que je ne savais pas à ce moment. Et, maintenant, son esprit est capable de capter les pensées d’autrui.

Ennius se pencha en avant et s’exclama avec ahurissement :

— Comment ? Voulez-vous dire qu’il lit dans l’esprit des gens ?

— La démonstration est facile à faire, Votre Excellence. Mais je crois que le frère est en mesure de vous le confirmer.

Le secrétaire décocha à Schwartz un regard haineux si intense qu’on aurait dit un éclair.

— C’est absolument vrai, Votre Excellence, dit-il d’une voix qui chevrotait imperceptiblement. Cet homme possède certaines facultés hypnogènes, encore que j’ignore si elles sont ou non le résultat du traitement qu’il a subi. J’ajouterai que son passage à l’amplificateur n’a pas été enregistré, ce qui, vous en conviendrez, est extrêmement louche.

— Il n’a pas été enregistré conformément aux consignes du haut ministre, répliqua benoîtement Shekt.

Le secrétaire haussa simplement les épaules en guise de réponse.

Revenons-en à l’objet de cet entretien et faites taire vos querelles, ordonna Ennius d’une voix péremptoire. Qu’est-ce que les pouvoirs télépathiques ou les talents d’hypnose de ce Schwartz ont à voir avec notre affaire ?

— Shekt veut dire qu’il peut lire mes pensées, laissa tomber Balkis.

— Vraiment ? (Pour la première fois, le procurateur s’arrêta à Schwartz :) Eh bien, qu’est-il en train de penser ?

— Que nous n’avons aucun moyen de vous convaincre que ce que nous affirmons est vrai, répondit l’ancien tailleur.

— Tout à fait exact, railla le secrétaire. Encore que des pouvoirs mentaux particuliers ne s’imposent pas pour faire une pareille déduction.

— Il pense aussi, continua Schwartz, que vous êtes un pauvre imbécile, que vous avez peur d’agir, que vous désirez simplement qu’il n’y ait pas de vagues, que vous espérez que votre justice et votre impartialité s’imposeront aux Terriens. Et que vous êtes d’autant plus stupide d’entretenir cet espoir.

Le secrétaire devint cramoisi.

— J’oppose un démenti formel à ces allégations ! C’est là manifestement une tentative en vue de vous prévenir contre moi, Votre Excellence.

— Je ne me laisse pas circonvenir aussi facilement que cela. (Ennius se tourna à nouveau vers Schwartz :) Et moi, qu’est-ce que je pense ?

— Que même si je vois clairement ce qui se passe dans le crâne d’un homme, cela ne signifie pas forcément que je dis la vérité.

Le procurateur, surpris, haussa les sourcils.

— C’est exact. Tout à fait exact. Maintenez-vous que les dires du Dr Arvardan et du Dr Shekt sont conformes à la vérité ?

— De bout en bout.

Soit. Toutefois, à moins de trouver quelqu’un possédant les mêmes facultés que vous et qui soit étranger à cette affaire, une telle preuve ne saurait être tenue comme juridiquement valide. Même si vous étiez reconnu comme télépathe.

— Il ne s’agit pas d’un point de droit mais de la sauvegarde de la galaxie ! s’égosilla Arvardan.

Le secrétaire se leva.

— Votre Excellence, j’ai une requête à formuler. Je voudrais que ce Joseph Schwartz sorte de cette pièce.

— Pourquoi ?

— En dehors de ses dons télépathiques, il possède d’autres pouvoirs mentaux. C’est parce qu’il m’a paralysé que j’ai pu être capturé et je crains qu’il ne tente quelque chose du même genre contre moi ou même contre vous, Votre Excellence.

Arvardan se leva à son tour mais Balkis, haussant le ton, l’empêcha de parler.

— On ne saurait porter un jugement serein en présence d’un homme susceptible d’influencer subtilement l’esprit de l’arbitre en usant de facultés paranormales.

Ennius prit rapidement sa décision. Un planton entra et fit sortir Joseph Schwartz qui ne résista pas. Son visage lunaire ne trahissait pas le plus léger trouble.

Pour Arvardan, ce fut le coup final.

Le secrétaire, toujours debout, débordant d’assurance, reprit la parole :

— Votre Excellence, commença-t-il sur un ton grave et protocolaire, les conjectures et les affirmations du Dr Arvardan reposent sur le témoignage du Dr Shekt. La conviction de ce dernier repose, à son tour, sur les divagations d’un mourant qui délirait. Or, il n’a jamais été fait allusion à quoi que ce soit avant que Joseph Schwartz n’ait été traité par l’amplificateur.

« Qui est donc ce Joseph Schwartz ? Avant qu’il entre en scène, le Dr Shekt était un individu normal et sans problèmes. Vous avez vous-même passé un après-midi avec lui, Votre Excellence, le jour où Schwartz a subi ce traitement. Le Dr Shekt vous a-t-il paru avoir un comportement insolite ? Vous a-t-il mis en garde contre une trahison qui se tramait contre l’empire ? De propos incohérents tenus par un biochimiste avant de mourir ? Vous a-t-il fait l’effet d’être inquiet ? De nourrir des soupçons ? Il prétend maintenant que le haut ministre lui a donné l’ordre de falsifier les expériences d’amplification synaptique, de ne pas enregistrer le nom des sujets. Vous en a-t-il fait part lors de cette visite ? Ou seulement maintenant, après l’apparition de Schwartz ?

— Je repose la question : qui est Joseph Schwartz ? Il ne parlait aucun langage connu quand il a surgi. Nous l’avons appris plus tard lorsque nous avons commencé à nous interroger sur l’équilibre mental du Dr Shekt. Schwartz a été amené à l’Institut par un fermier qui ne connaissait ni son identité ni même ses antécédents. Il ne savait rien de lui. Et nous en sommes toujours au même point.

— Or, cet homme possède d’étranges pouvoirs. Il peut neutraliser une personne à trente mètres et la tuer à courte distance par la seule force de sa pensée. Il m’a moi-même paralysé. Il a manipulé mes bras et mes jambes et, s’il l’avait voulu, il aurait tout aussi bien manipulé mon esprit.

— J’ai l’absolue conviction qu’il a manipulé l’esprit du Dr. Arvardan, du Dr Shekt et de sa fille. Selon eux, je les aurais fait prisonniers et j’aurais proféré à leur encontre des menaces de mort, je leur aurais avoué que je trahissais l’empire et que je briguais le pouvoir. Demandez-leur donc ceci, Votre Excellence : n’ont-ils pas été longuement en présence de Schwartz – c’est-à-dire un homme capable de contrôler leur esprit ? Peut-être que Schwartz n’est pas un traître. Mais alors, qui est-il ?

Le secrétaire se rassit. Il était placide, presque jovial.

Arvardan avait l’impression que son cerveau était monté sur un cyclotron et qu’il tournait de plus en plus vite. Que répondre ? Que Schwartz venait du passé ? Comment le prouver ? En disant qu’il parlait un langage indiscutablement primitif ? Mais Arvardan était le seul à pouvoir en juger. Son esprit n’avait-il pas été manipulé ? Comment être sûr du contraire, après tout ? Qui était donc Schwartz ? Pourquoi l’archéologue avait-il si facilement cru à ces colossaux projets de conquêtes galactiques ? Il se creusa encore la cervelle. Pourquoi était-il à ce point convaincu de la véracité de cette histoire de conspiration ? Archéologue, il était par sa profession enclin au doute. Or… qu’est-ce qui l’avait convaincu ? La parole d’un homme ? Un baiser de femme ? Ou Joseph Schwartz ?

Il n’arrivait plus à penser !

— Eh bien ? fit Ennius avec impatience. Avez-vous quelque chose à répondre ? Docteur Shekt ? Ou vous, docteur Arvardan ?

Ce fut Pola qui brisa le silence :

— Pourquoi leur demander cela ? Ne voyez-vous pas que c’est un mensonge ? Ne voyez-vous pas que cet hypocrite se joue de nous tous ? Nous allons tous mourir et, maintenant, ça m’est égal… mais nous pourrions empêcher cela. Nous le pourrions ! Au lieu de cela, que faisons-nous ? Nous parlons ! Nous parlons… parlons…

Elle éclata en sanglots.

— Nous voilà réduits aux larmoiements d’une hystérique ! dit le secrétaire. J’ai une proposition à vous faire, Votre Excellence. Selon mes accusateurs, cette opération – le prétendu virus et tout le reste – est prévue pour une heure précise… 6 heures du matin, je crois. Je vous suggère de me garder en détention pendant une semaine. Si ce qu’ils affirment est vrai, la nouvelle d’une épidémie dans la galaxie devrait parvenir sur la Terre d’ici quelques jours. En ce cas, la planète sera encore sous le contrôle des forces impériales.

— La Terre en échange de tous les humains qui peuplent la galaxie ! murmura Shekt dont le visage était blême. Voilà un marché intéressant !

— J’attache de la valeur à ma propre vie et à celle de mon peuple. Nous sommes vos otages pour prouver notre innocence. Je suis disposé à informer sur-le-champ la Société des Anciens que je resterai ici pendant une semaine de mon plein gré et à prévenir les troubles qui, autrement, risqueraient d’éclater.

Balkis croisa les bras sur sa poitrine.

— Ennius leva les yeux. Il paraissait troublé. Je ne trouve aucun grief à formuler contre cet homme…

Arvardan ne put en supporter davantage. Avec une fureur tranquille et farouche, il se leva et se rua en direction du procurateur. Personne ne sut jamais quelles étaient ses intentions. Plus tard, il sera lui-même incapable de s’en souvenir. D’ailleurs, cela ne changeait rien. Ennius avait une matraque neuronique et il s’en servit.

Pour la troisième fois depuis son arrivée sur la Terre, l’univers qui entourait Arvardan, que déchirait la douleur, s’embrasa, bascula, s’évanouit.

Tandis qu’il était inconscient, le temps continua de s’écouler. 6 heures sonnèrent. Le délai fatidique était atteint…

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