Poul Anderson D’ivoire, de singes et de paons

1

Tandis que Salomon régnait dans toute sa gloire et que le Temple s’édifiait, Manse Everard arriva à Tyr, la cité de la pourpre. Et se retrouva presque aussitôt en danger de mort.

Cela en soi n’avait guère d’importance. Un agent de la Patrouille du temps se savait susceptible d’être sacrifié, notamment s’il ou elle jouissait du statut divin de non-attaché. L’ennemi que traquait Everard pouvait détruire toute une réalité. Il était venu ici pour contribuer à la sauver.

Le navire qui le transportait approcha de sa destination par une après-midi de l’an 950 av. J.-C. Le temps était doux, le vent presque inexistant. Toutes voiles ferlées, le navire avançait à coups de rames, grincements et éclaboussures, au rythme du tambour placé près des deux hommes de gouverne. Tout autour de la coque, qui dépassait les vingt mètres de long, les vaguelettes d’un bleu lumineux tournoyaient en gazouillant. Plus loin, les eaux éblouissantes noyaient les autres vaisseaux dans leur éclat. Ils étaient fort nombreux, du navire de guerre profilé à la chaloupe mal dégrossie. Si la plupart étaient phéniciens, certains provenaient d’autres cités-États de cette civilisation. On trouvait aussi des étrangers parmi eux : philistins, assyriens, achéens ou autres ; tout le monde connu venait commercer à Tyr.

« Eh bien, Eborix, dit le capitaine Mago d’un air enjoué, la voilà, la reine des mers, comme je te l’avais promis, hein ? Que penses-tu de ma cité ? »

Il se tenait sur la proue avec son passager, derrière la figure en forme de queue de poisson qui montait en s’incurvant vers la poupe, se tendant vers sa sœur jumelle décorant celle-ci. Une jarre d’argile d’une taille approchant celle d’un homme y était attachée, par des cordages également fixés au bastingage. Elle contenait encore son huile ; la traversée avait été fort calme, et on n’avait pas eu besoin d’apaiser les flots depuis la Sicile.

Everard baissa les yeux vers le capitaine. Mago était un représentant typique de son peuple : un corps mince et trapu, un nez busqué, de grands yeux légèrement bridés, de hautes pommettes ; il arborait une barbe taillée avec soin et sa vêture se composait d’un caftan rouge et jaune, d’une coiffe conique et de sandales. Le Patrouilleur le dominait de la tête et des épaules. Comme aucun déguisement ne lui aurait permis de passer inaperçu, Everard s’était mis dans la peau d’un Celte venu d’Europe centrale : braies, tunique, épée de bronze et moustache conquérante.

« Spectacle prodigieux, en effet », répondit-il sur un ton diplomatique, d’une voix à l’accent prononcé. L’électro-éducation qu’il avait subie à son époque d’origine, dans son Amérique natale, aurait pu lui inculquer un punique parfait, mais cela n’aurait pas collé à son personnage ; il se contentait donc d’être compréhensible. « Presque intimidant, même, pour un simple homme des bois tel que moi. »

Son regard se porta à nouveau vers l’avant. En vérité, Tyr était à sa façon aussi impressionnante que New York – et peut-être davantage, compte tenu de ce que le roi Hiram avait accompli en si peu de temps, avec les seules ressources d’un Âge du fer tout juste naissant.

Côté tribord, les terres montaient doucement vers les monts du Liban. L’été les parait de fauve, un fauve moucheté de vert par les vergers et les forêts, d’ocre par les villages. L’impression d’ensemble était plus riche, plus accueillante, que lors des précédents séjours d’Everard en ce lieu, dans un avenir datant d’avant son entrée dans la Patrouille.

Usu, la ville originelle, s’étendait le long du rivage. Sa taille exceptée, elle était typique de son milieu, bâtiments de pisé aux formes trapues et aux toits plats, ruelles étroites et tortueuses, quelques façades colorées signalant un temple ou un palais. Tours et remparts crénelés l’entouraient sur trois côtés. Le long des quais, des portes aménagées entre les entrepôts conféraient à ceux-ci une valeur défensive. Un aqueduc courait à perte de vue vers les hauteurs.

La cité neuve, Tyr proprement dite – Sor pour ses habitants, un mot signifiant « les rochers » –, était bâtie sur une île à huit cents mètres de la grève. Plus précisément, elle recouvrait un couple d’îlots rocheux dont on avait comblé les abords. Puis on avait creusé un canal traversant l’ensemble du nord au sud, et ensuite jeté des digues et des embarcadères, élaborant ainsi un havre incomparable. Comme la population allait croissant, et le commerce florissant, les maisons poussaient étage par étage sur cet espace limité, jusqu’à émerger au-dessus des remparts tels de petits gratte-ciel. Leurs murs étaient de pierre et de cèdre plus souvent que de brique. Lorsque la terre ou le plâtre entraient dans leur composition, ils étaient ornés de fresques ou d’incrustations de coquillages. Everard aperçut à l’est un imposant édifice aux formes pleines de noblesse, que le roi n’avait pas construit pour son plaisir mais pour l’usage de son administration.

Le navire de Mago devait mouiller au port extérieur, qu’il appelait le port égyptien. Ses quais grouillaient d’hommes affairés à charger, à décharger, à transporter, à réparer, à calfater, à discutailler, à s’engueuler, à marchander – une foule chaotique qui, sans qu’on comprenne comment, accomplissait son travail avec diligence. Tout comme les nombreux marins qui s’agitaient autour d’eux, les hommes d’armes, les âniers et les ouvriers n’étaient vêtus que d’un pagne ou d’un caftan ravaudé aux couleurs fanées. Mais on apercevait nombre d’atours plus colorés, dont certains avec les teintures coûteuses du cru. Quelques femmes se mêlaient à ces hommes, et la formation préliminaire qu’avait reçue Everard lui assurait que toutes n’étaient pas des prostituées. Une vague de bruits déferlait sur lui : conversations, rires, cris, braiments, hennissements, courses, cavalcades, coups de marteau, grincements de treuil et de poulie, mélodies nasillardes. Une vitalité proprement étourdissante.

Non qu’il eût devant lui une scène léchée sortie d’un film sur les Mille et Une Nuits. Il distinguait déjà des mendiants, des estropiés, des aveugles, des affamés ; il vit un fouet s’abattre sur le dos d’un esclave jugé trop lent à la tâche ; les bêtes de somme étaient soumises au martyre. Les parfums du Levant caressaient ses narines : la fumée, la bouse, les immondices, la sueur, mais aussi le goudron, les épices et la viande grillée. Le tout assaisonné à la puanteur des tanneries et des tas de coques de murex ; mais il s’y était habitué à force de longer la côte et de camper sur la plage tous les soirs.

Il ne s’offusquait pas de ces inconvénients. Ses périples dans l’Histoire l’avaient guéri de toute délicatesse et endurci face aux cruautés de l’homme et de la Nature – du moins en partie. Dans le contexte de leur époque, ces Cananéens étaient des gens heureux et éclairés. En fait, ils l’étaient bien plus que la moyenne du genre humain, tous lieux et toutes époques confondus.

Il avait pour mission de veiller à ce qu’ils le restent.

Mago l’arracha à sa rêverie. « Oui, d’aucuns n’hésiteraient point à dépouiller un nouveau venu innocent. Je ne souhaite pas qu’un tel sort t’échoie, Eborix, mon ami. Je me suis attaché à toi durant le voyage, et je tiens à ce que tu aies une bonne opinion de ma cité. Permets-moi de te conduire à l’auberge tenue par l’un de mes beaux-frères – le frère de ma plus jeune épouse, en fait. Il te fournira un lit propre et un abri sûr pour tes biens, le tout pour une somme modique.

— Tu as tous mes remerciements, répondit Everard, mais je pensais retrouver l’homme de mon peuple dont je t’ai parlé. Rappelle-toi que c’est sa présence dans cette cité qui m’a encouragé à y venir. » Sourire. « Naturellement, s’il est mort ou parti, je serai ravi d’accepter ta proposition. » Simple politesse de sa part. La fréquentation de Mago lui avait permis de conclure que ce dernier était aussi rapace que n’importe quel marchand, et qu’il serait ravi de le plumer si l’occasion se présentait.

Le capitaine le fixa quelques instants. Plutôt imposant pour ses contemporains, Everard était en cet âge un véritable géant. Le nez cassé planté au milieu de son visage mal dégrossi en soulignait la dureté, ses yeux bleus et ses cheveux châtain foncé évoquaient la sauvagerie du Nord. Nul n’avait intérêt à énerver cet Eborix.

Cependant, la présence d’un Celte n’avait rien d’extraordinaire dans cette ville des plus cosmopolites. Non seulement on y importait de l’ambre venue de la Baltique, de l’étain venu d’Ibérie, des condiments d’Arabie, du bois dur d’Afrique et autres produits, mais il y débarquait aussi des hommes originaires de ces terres lointaines.

En achetant son passage, Eborix avait déclaré qu’il avait quitté ses montagnes suite à une querelle ayant tourné en sa défaveur et qu’il souhaitait chercher fortune dans le Sud. Il vivait de la chasse ou travaillait pour manger, à moins qu’il n’exerçât ses talents de conteur pour obtenir l’hospitalité. Il s’était retrouvé chez les Ombriens, une peuplade apparentée à la sienne. (Trois siècles s’écouleraient encore avant que les Celtes n’essaiment dans toute l’Europe de l’Ouest, une fois qu’ils auraient découvert le fer ; mais certains avaient déjà poussé fort loin de la vallée du Danube, le berceau de leur race.) L’un de ses hôtes, qui avait servi comme mercenaire, lui vanta les mérites de Canaan et lui enseigna la langue punique. Par la suite, Eborix gagna certaine baie de Sicile, fréquentée par les marchands phéniciens, afin d’embarquer sur l’un de leurs navires. Un homme originaire de sa contrée demeurait à Tyr, après avoir connu une vie aventureuse, et sans doute ne rechignerait-il pas à l’idée d’aider un compatriote.

Cette litanie de bobards, soigneusement élaborée par les spécialistes de la Patrouille, n’avait pas pour seul but de désamorcer la curiosité des indigènes. Elle assurait la sécurité d’Everard. S’ils avaient pris l’étranger pour un homme sans attaches, Mago et son équipage auraient pu être tentés de l’agresser pendant son sommeil, le ligotant afin de le garder au frais avant de le vendre comme esclave. La traversée s’était révélée intéressante, voire amusante par moments. Everard en était venu à apprécier ces lascars.

Ce qui le poussait d’autant plus à les sauver de la ruine.

Le Tyrien soupira. « Comme il te plaira. Si tu as besoin de moi, ma maison est sise dans la rue du Temple d’Anat, près du port sidonien. » Son visage s’éclaira. « Venez donc chez moi, toi et ton hôte. Il travaille dans l’ambre, tu m’as dit ? Peut-être pourrons-nous mettre quelque chose sur pied... Maintenant, écarte-toi. Il faut que je m’occupe de l’accostage. » Il lâcha une bordée d’ordres mêlés d’injures.

Faisant montre d’une grande dextérité, les marins mirent leur navire à quai, l’amarrèrent et jetèrent la passerelle. Une petite foule se rassembla, dockers en quête de travail, badauds demandant des nouvelles, marchands prêts à vanter leurs produits ou les boutiques de leurs patrons. Mais personne ne monta à bord. C’était là la prérogative de l’officier douanier. Escorté par un garde casqué et cuirassé, armé d’un glaive et d’une lance, il se fraya un chemin à travers la foule, laissant un sillage de lazzi et de jurons. Derrière lui trottinait un secrétaire, porteur d’un stylet et d’une tablette de cire.

Everard descendit dans la cale pour récupérer son bagage, qu’il avait rangé parmi les blocs de marbre italien constituant l’essentiel de la cargaison. Le douanier lui demanda d’ouvrir les deux sacs de cuir. Leur contenu n’avait rien de surprenant. Si le Patrouilleur s’était imposé de venir par la mer depuis la Sicile plutôt que de faire un saut temporel direct, c’était pour peaufiner sa couverture. L’ennemi surveillait certainement le déroulement des événements, avec d’autant plus de vigilance qu’approchait l’heure de la catastrophe.

« Au moins pourras-tu subsister quelque temps par tes propres moyens. » Le fonctionnaire phénicien hocha sa tête chenue lorsque Everard lui montra quelques lingots de bronze. Plusieurs siècles s’écouleraient avant l’invention de la monnaie, mais ce métal pouvait être échangé contre toutes sortes de produits. « Tu le comprendras sans doute, nous ne laissons pas entrer sur notre sol ceux qui cherchent à devenir voleurs. Et d’ailleurs...» Il considéra l’épée du Barbare d’un œil méfiant. « Qu’est-ce qui t’amènes dans notre cité ? ».

— Je souhaite trouver un emploi honnête, sire, dans l’escorte d’une caravane, par exemple. Je dois voir Conor, le facteur d’ambre. » Si Everard avait opté pour un déguisement de Celte, c’était en partie à cause de l’existence de ce résident. Une suggestion du chef de l’antenne locale de la Patrouille.

Le Tyrien arrêta sa décision. « Très bien, tu peux débarquer, et ton arme aussi. Rappelle-toi que nous crucifions les voleurs, les bandits et les assassins. Si tu ne trouves pas de travail, rends-toi à l’agence d’Ithobaal, près du palais des Suffètes. Un costaud comme toi fera un excellent journalier. Bonne chance. »

Il se consacra de nouveau à Mago. Everard s’attarda un temps pour dire au revoir au capitaine. La négociation se conclut bien vite, le montant de la taxe se révéla fort modique. Cette société marchande n’avait que faire de la lourde bureaucratie à la mode égyptienne ou mésopotamienne.

Ses affaires étant réglées, Everard agrippa ses sacs de cuir et descendit la passerelle. On se pressa aussitôt autour de lui pour le reluquer à grand renfort de commentaires. Il fut surpris de constater que presque personne ne le harcelait, ni marchand, ni mendiant. Était-il vraiment au Proche-Orient ?

Il se rappela l’absence de monnaie. Un nouveau venu ne possédait rien qui eût une valeur d’échange, même mince. En général, le voyageur devait négocier avec un aubergiste – le gîte et le couvert pendant telle durée contre telle quantité de métal, ou tout autre objet de valeur en sa possession. Pour les petites dépenses, il fallait scier un morceau de lingot, ou alors recourir à d’autres expédients. (Everard avait sur lui de l’ambre et de la nacre.) Parfois, on faisait appel à un agent de change, qui intégrait une nouvelle transaction à une série d’accords complexes impliquant plusieurs parties. Une personne charitable avait souvent sur elle quelques grains ou fruits secs, qu’elle déposait dans l’écuelle des indigents.

Everard laissa bientôt la foule derrière lui. C’était surtout à l’équipage qu’elle s’intéressait. Seuls des badauds et des curieux suivirent l’étranger du regard. Il s’avança sur le quai en direction d’une porte ouverte.

Une main agrippa sa manche. Manquant trébucher sous l’effet de la surprise, il baissa les yeux.

Un garçon à la peau basanée le gratifia de son plus beau sourire. A en juger par le duvet sur ses joues, il devait avoir seize ans, bien qu’il fût plus petit et plus maigre que la moyenne. D’une démarche souple, il était pieds nus et vêtu en tout et pour tout d’un pagne crasseux et déchiré, auquel était accrochée une bourse. Il avait noué par un ruban ses cheveux noirs et bouclés afin de dégager un visage au nez aquilin, au menton bien dessiné. Son sourire et ses yeux – de grands yeux de Levantin, bordés par de longs cils – étaient également étincelants.

« Salut, sire, salut à toi ! lança-t-il. Je te souhaite vie, santé et force ! Bienvenue à Tyr ! Où désires-tu te rendre, sire, et que puis-je faire pour toi ? »

Loin de bredouiller, il s’exprimait clairement, espérant être compris de l’étranger. Lorsque Everard lui répondit dans sa propre langue, il sauta de joie. « Que veux-tu, mon garçon ?

— Eh bien, sire, devenir ton guide, ton conseiller, ton assistant, et, oui, ton gardien. Notre splendide cité regorge hélas de scélérats qui n’aiment rien tant que s’en prendre aux voyageurs innocents. S’ils ne te dérobent pas tout ce que tu possèdes, et ce en un clin d’œil, ils cherchent à te fourguer les pires rogatons à un prix qui te laissera sur la paille avant que tu...»

L’adolescent s’interrompit. Il venait de repérer un gaillard à l’air mauvais qui se rapprochait. Soudain, il se plaça face à lui, agitant ses poings serrés et glapissant d’une voix si aiguë, à une cadence si précipitée, qu’Everard ne saisit qu’une partie de sa tirade : «... chacal infesté de puces !... je l’ai vu le premier... Retourne dans les latrines qui te servent de nid...»

L’autre se raidit. Il saisit un couteau pendant à son épaule. A peine avait-il esquissé son geste que l’adolescent s’empara d’une fronde passée à sa ceinture et la chargea d’un caillou de belle taille. Il se tendit, montra les dents, fît tournoyer son arme. L’autre cracha, se fendit d’une insulte, tourna les talons et s’en fut. Les quelques passants qui avaient observé la scène saluèrent son départ par des rires moqueurs.

Le jeune garçon, lui, s’esclaffa d’un air ravi et retourna auprès d’Everard. « Un parfait exemple des dangers que je te décrivais, sire, ronronna-t-il. Je connais bien ce rufian. Il trafique pour le compte de son père – ou prétendu tel –, qui tient l’auberge du Calmar bleu. Dans cet établissement, on te proposera de la queue de chèvre avariée en guise de repas, une catin vérolée en guise de compagne, un nid à punaises en guise de lit, et, quant au vin, j’ai connu de la pisse d’âne qui était plus buvable. Tu te retrouverais bientôt dans un tel état que ce rejeton d’un millier de hyènes n’aurait aucune peine à te dépouiller, et si jamais tu tentais de protester, il jurerait sur tous les dieux de l’univers que tu as dilapidé tes biens au jeu. Il ne redoute point de se retrouver en enfer lorsqu’il aura quitté ce monde ; jamais l’enfer ne s’abaisserait à l’accueillir et il le sait. Voici le sort que je t’ai épargné, ô grand seigneur. »

Everard sentit un sourire se peindre sur son visage. « Tu ne crois pas que tu exagères un peu, fiston ? » dit-il.

Le garçon frappa du point son torse chétif. « Pas plus que cela n’est nécessaire afin de faire bonne impression auprès de ta magnificence. Tu es à n’en point douter un homme d’expérience, qui sait juger de la valeur des hommes et les récompenser avec générosité. Viens, je vais te conduire à un logis, à moins que tu ne désires autre chose, et tu verras bien si Pummairam t’a lésé ou non. »

Everard acquiesça. Le plan de Tyr était gravé dans sa mémoire ; il n’avait nul besoin d’un guide. Toutefois, il était naturel qu’un nouveau venu comme lui en recrute un. Et puis, ce gamin empêcherait ses semblables de le harceler, et peut-être se révélerait-il de bon conseil.

« Très bien, conduis-moi là où je veux aller. Tu t’appelles Pummairam, c’est ça ?

— Oui, sire. » Comme il ne citait pas le nom de son père, ainsi que le voulait l’usage, il ignorait sans doute son identité. « Puis-je demander à mon noble maître comment son humble serviteur doit s’adresser à lui ?

— Pas de titre. Je suis Eborix, fils de Mannoch, et je viens d’un pays bien au-delà de l’Achaïe. » Comme les hommes de Mago ne pouvaient plus l’entendre, le Patrouilleur s’autorisa à ajouter : « Celui que je cherche s’appelle Zakarbaal de Sidon, et il commerce dans la cité au nom des siens. » En d’autres termes, il représentait les intérêts de sa famille à Tyr et vendait les marchandises qu’elle lui envoyait par bateau. « On m’a dit qu’il demeurait... euh... dans la rue des Accastilleurs. Peux-tu m’y conduire ?

— Bien sûr, bien sûr. » Pummairam prit les sacs d’Everard. « Donne-toi la peine de m’accompagner. »

En fait, il n’était pas difficile de s’orienter dans Tyr. La construction de cette ville avait été planifiée, là où d’autres avaient crû au fil des siècles de façon organique. On avait tracé ses rues en suivant une grille. Ses avenues étaient pavées, pourvues de caniveaux et raisonnablement larges, compte tenu de la faible superficie de l’île. Si l’on n’y trouvait pas de trottoirs, cela n’avait guère d’importance, car, sauf exception, les bêtes de somme n’étaient pas autorisées à circuler en dehors des quais ; et, de cette façon, les citoyens ne pouvaient pas utiliser la voirie comme dépôt d’ordures. Les panneaux indicateurs brillaient par leur absence, mais cela non plus ne prêtait pas à conséquence, car tous les passants étaient ravis de renseigner les étrangers, au prix d’un brin de causette ou – pourquoi pas ? – d’un accord commercial.

A droite comme à gauche se dressaient de hauts murs, sans fenêtre pour la plupart, protégeant des demeures fermées sur elles-mêmes comme il en fleurirait pendant des millénaires autour de la Méditerranée. Ces murs préservaient la fraîcheur et renvoyaient la chaleur du soleil. Les échos rebondissaient sur eux, les odeurs s’insinuaient entre eux. Mais Everard se surprit à les apprécier. Dans ces rues, plus encore que sur les quais, les passants se pressaient, gesticulaient, s’esclaffaient, se bousculaient, s’invectivaient, chantaient et beuglaient. Les portefaix ployant sous leur fardeaux, les porteurs acheminant un bourgeois dans sa litière se frayaient un chemin parmi les marins, les artisans, les vendeurs, les ouvriers, les ménagères, les saltimbanques, les fermiers et les bergers venus de l’intérieur, les étrangers issus de toutes les rives de la Méditerranée... bref, une population représentative de l’humanité dans son ensemble. Si la majorité des vêtements étaient plutôt ternes, on en remarquait des flamboyants, et aucun des corps qu’ils paraient n’était vide d’énergie.

Des enfilades d’échoppes dissimulaient les murs. Everard ne résista pas à la tentation d’examiner leurs marchandises. La fameuse pourpre n’était pas du nombre : c’était un produit trop onéreux, convoité par les marchands de tissu du monde entier, destiné à devenir l’apanage de la royauté. Mais il découvrit une profusion de tissus, de tentures, de tapis tout aussi somptueux. La verrerie n’était pas moins abondante, toute une gamme de produits, de la perle au carafon ; encore une spécialité – mieux : une invention des Phéniciens. Bijoux et figurines, taillés dans l’ivoire et les pierres précieuses, étaient tout aussi délicats ; si cette culture n’était guère inventive, elle copiait avec habileté les trouvailles des autres. Amulettes, charmes, babioles, plats, breuvages, ustensiles, armes, instruments, jeux, jouets, ad infinitum...

Everard se rappela les termes avec lesquels la Bible louait (louerait) les richesses de Salomon, ainsi que leur origine : « Car le roi avait sur la mer des navires de Tarsis qui naviguaient avec ceux d’Hiram et, tous les trois ans, les navires de Tarsis revenaient chargés d’or et d’argent, d’ivoire, de singes et de paons[1] ...»

Pummairam s’empressa de couper court à ses discussions avec les marchands et lui déconseilla de s’attarder. « Je serai ravi de montrer à mon maître où se trouvent les articles de qualité. » Sur la vente desquels il toucherait sans doute une commission, mais que diable ! il fallait bien qu’il vive, ce sacré gamin, et la vie ne semblait pas l’avoir ménagé.

Ils longèrent le canal pendant un temps. Des hommes halaient une barge lourdement chargée, au rythme d’une chanson paillarde. Sur le pont se tenaient des fonctionnaires drapés dans leur dignité de notables coincés. La haute société phénicienne versait dans la sobriété... hormis lors de certaines cérémonies religieuses, qui tournaient parfois à l’orgie comme par compensation.

La rue des Accastilleurs débouchait sur ce quai. Elle était relativement longue et bordée d’immeubles de grande taille, qui se partageaient entre entrepôts et bâtiments à usage de commerce et d’habitation. L’ambiance y était paisible, bien qu’elle débouchât sur une artère animée ; aucune échoppe n’était adossée aux hauts murs brûlants, rares étaient les piétons dans les parages. Les capitaines et les armateurs venaient ici pour s’approvisionner, les marchands pour négocier, et, oui, ces deux monolithes flanquaient l’entrée d’un petit temple dédié à Tanith, Notre-Dame des Vagues. Une bande d’enfants dont les parents devaient demeurer dans la rue – garçons et filles mêlés, tout nus ou quasiment – s’amusaient bruyamment, encouragés par les aboiements d’un corniaud étique et excité.

A l’entrée d’une ruelle se trouvait un mendiant, assis les jambes ramenées contre le torse, un bol posé devant ses pieds nus. Son corps était drapé dans un caftan, son visage dissimulé par un capuchon. Everard distingua un bandeau plaqué sur ses yeux. Pauvre diable ; l’ophtalmie était l’une des innombrables plaies de ce monde antique si peu reluisant... Pummairam passa en courant devant l’aveugle, soucieux de rattraper un homme vêtu d’habits sacerdotaux qui sortait du temple. « Hé ! sire, s’il plaît à sa révérence, où est la demeure de Zakarbaal le Sidonien ? Mon maître condescend à lui rendre visite. » Everard, qui connaissait la réponse à cette question, pressa le pas pour le rattraper.

Le mendiant se leva. D’un geste vif de la main gauche, il arracha son bandeau, révélant un visage émacié, à la barbe fournie, et des yeux qui n’avaient rien perdu de la scène. Sa main droite émergea des replis de sa manche, serrant un objet luisant.

Un pistolet !

Everard s’écarta par pur réflexe. Une vive douleur irradia son épaule gauche. Un sonique, comprit-il, une arme venue de son avenir, ni bruit, ni recul. Si ce rayon invisible le frappait à la tête ou au cœur, c’était la mort instantanée, la mort sans aucune trace.

Une seule solution : foncer. Poussant un hurlement, il se lança à l’attaque. Dégaina son glaive.

L’autre ricana, se campa sur ses jambes, visa avec soin.

Un claquement sec. L’assassin tituba, cria, lâcha son arme, porta une main à son flanc. La pierre que Pummairam venait de lancer roula sur le pavé.

Les enfants s’égaillèrent en hurlant. Prudent, le prêtre regagna l’abri de son temple. L’inconnu pivota sur lui-même et détala, disparaissant au bout de la ruelle. Everard avait un temps de retard. Quoique sans gravité, sa blessure le faisait abominablement souffrir. A moitié sonné, il se planta à l’entrée de la ruelle à présent déserte, la parcourut du regard et déclara en anglais : « Il a filé. Oh ! Eh puis merde. »

Pummairam était soudain à ses côtés. Des mains inquiètes lui palpèrent le corps. « Es-tu blessé, ô mon maître ? Ton serviteur peut-il t’aider ? Malheur, malheur ! je n’avais ni le temps de bien viser, ni celui de bien lancer, car sinon les chiens auraient lapé la cervelle de ce nervi sur le pavé.

— Tu t’en es... quand même... bien sorti. » Everard réprima un frisson. Il sentit ses forces lui revenir, sa souffrance refluer. Il était toujours en vie. A chaque jour suffit son miracle.

Mais il avait du travail, urgent qui plus est. Après avoir ramassé le pistolet, il posa une main sur l’épaule de Pummairam et l’obligea à le regarder dans les yeux. « Qu’as-tu vu, mon garçon ? Qu’est-ce qui vient d’arriver, à ton avis ?

— Euh, je... je...» Vif comme un furet, le jeune homme rassembla ses esprits. « Il m’a semblé que ce mendiant, qui n’en était sans doute pas un, a attenté à la vie de mon seigneur avec un talisman doué de pouvoirs néfastes. Que les dieux déversent leurs abominations sur la tête de ce malandrin prêt à étouffer la lumière de l’univers ! Mais, bien entendu, sa vilenie ne pouvait triompher de la valeur de mon maître...» Sa voix se fit murmure complice. «... dont les secrets sont bien à l’abri dans le cœur de son fidèle serviteur.

— Bien, grommela Everard. Sache que ce sont là des questions que le commun des mortels ne saurait évoquer, de crainte d’être frappé de paralysie, de surdité ou d’hémorroïdes. Tu as bien agi, Pum. » Tu m’as probablement sauvé la vie, ajouta-t-il mentalement, et il dénoua le lacet qui fermait l’un de ses sacs. « Tiens, c’est une bien modeste récompense, mais ce lingot devrait te payer ce dont tu as envie. Bon, as-tu eu le temps de savoir quelle était la maison où je souhaitais me rendre ? »

Pendant qu’il réglait ainsi les affaires courantes, se remettait du choc et de la douleur consécutifs à son agression, et se réjouissait d’y avoir survécu, une sombre humeur l’envahit. En dépit de toutes ses précautions, sa couverture n’avait même pas tenu une heure. Non seulement la partie adverse surveillait le QG de la Patrouille, mais en outre son agent avait tout de suite saisi que le nouveau venu n’avait rien d’ordinaire et tenté de le tuer sans la moindre hésitation.

Une mission des plus délicates, ça ne faisait aucun doute. Et un enjeu si important qu’Everard en frissonnait dans son for intérieur : l’existence de Tyr et, par voie de conséquence, le destin même du monde.

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