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Hiram ne ressemblait pas à la moyenne de ses sujets. C’était un homme de haute taille, au teint clair, aux cheveux et à la barbe roux, aux yeux gris et au nez droit. En le voyant, on pensait aux Peuples de la Mer, cette horde de boucaniers, où se mêlaient Crétois et Barbares venus d’Europe, voire du Nord, qui avaient pillé l’Égypte deux siècles plus tôt et dont la descendance avait donné les Philistins. Une partie de ceux-ci, établis au Liban et en Syrie, s’étaient croisés avec des Bédouins commençant à pratiquer la navigation. De leur union étaient issus les Phéniciens. Le sang de leurs ancêtres demeurait apparent chez les aristocrates.

Une fois achevé, le palais de Salomon tant vanté par la Bible ne serait qu’une pâle copie de l’édifice où Hiram avait son trône. Le souverain, toutefois, préférait la simplicité, se contentant en guise de vêture d’un caftan de lin blanc liseré de pourpre, de sandales de cuir, d’une tiare d’or et d’une bague dont le rubis était l’insigne de son rang suprême. Ses manières étaient tout aussi franches et dénuées d’affectation. Il paraissait nettement plus jeune que son âge et d’une vigueur inaltérée.

Everard et lui s’entretenaient dans une grande salle, élégante et bien aérée, qui s’ouvrait sur un cloître abritant un bassin à poissons. Le tapis à leurs pieds était tressé dans la paille, mais teint de motifs subtils. Les fresques ornant les murs, œuvre d’un artiste venu de Babylone, dépeignaient des charmilles, des fleurs et des chimères. La table basse placée entre les deux hommes était sculptée dans l’ivoire et incrustée de nacre. Il s’y trouvait des coupes de vin pur et des plateaux de fruits, de fromages, de gâteaux et de douceurs. Une beauté vêtue d’une robe diaphane jouait de la lyre à leurs pieds. Un peu en retrait, deux valets attendaient leur bon vouloir.

« Je te trouve fort mystérieux, Eborix, murmura Hiram.

— Peut-être, mais je ne souhaite rien dissimuler à Sa Majesté », répondit prudemment Everard. Il suffirait que cet homme lance un ordre pour que des gardes le fassent passer de vie à trépas. Non, c’était peu probable : un hôte était ici sacré. Mais s’il insultait le roi, sa mission serait compromise. « Je te l’accorde, je suis fort vague en ce qui concerne les détails, mais c’est faute d’en savoir assez à leur sujet. Et je ne saurais proférer des accusations infondées, de crainte que mes informations se révèlent erronées. »

Hiram joignit les mains et plissa le front. « Tu affirmes vouloir me prévenir d’un danger – contredisant au passage ton précédent discours. Je ne pense pas que tu sois le rude guerrier que tu prétends être. »

Everard afficha un sourire. « Dans sa grande sagesse, mon seigneur sait qu’un sauvage illettré n’est pas nécessairement un imbécile. Je peux lui avouer que... euh... j’ai quelque peu déformé la vérité en m’adressant à lui. C’est parce que j’y étais contraint, comme peut l’être un négociant tyrien soucieux de la bonne marche de son commerce. N’en va-t-il pas toujours ainsi ? »

Hiram rit de bon cœur et se détendit. « Continue. Si tu es un truand, au moins es-tu un truand intéressant. »

Les psychologues de la Patrouille avaient élaboré avec beaucoup de soin le boniment servi par Everard. Il n’avait aucun moyen d’embobiner le roi, et il ne le souhaitait nullement : Hiram ne devait surtout pas prendre des initiatives susceptibles de changer le cours de l’Histoire. Mais ledit boniment devait être suffisamment plausible pour qu’Hiram coopère à l’enquête qu’Everard devait à tout prix faire aboutir.

« Sache, ô seigneur, que mon père était chef de tribu dans une terre située bien au-delà des flots...» A savoir la région de Hallstadt, en Autriche.

Eborix entreprit de raconter le périple d’un groupe de Celtes qui, ayant écumé la Méditerranée avec les Peuples de la Mer, avaient regagné leurs terres après que Ramsès III eut défait ces proto-Vikings en 1149 av. J.-C. Leurs descendants avaient conservé des liens avec leurs cousins que le Pharaon avait autorisés à s’établir en Canaan, notamment par l’intermédiaire des marchands d’ambre. Ils n’avaient jamais oublié leurs ambitions : les Celtes ont une longue mémoire ancestrale. On parlait toujours de relancer une offensive en Méditerranée. Un rêve qui prenait de plus en plus d’ampleur à mesure que les Barbares déferlaient sur la Grèce, se disputant les ruines de la civilisation mycénienne, et que le chaos se répandait autour de l’Adriatique et jusqu’en Anatolie.

Eborix connaissait des espions qui avaient servi d’émissaires aux rois des cités-États philistines. Ces derniers n’appréciaient pas la tolérance tyrienne à l’égard des Juifs, et les richesses phéniciennes commençaient à les tenter. On ourdissait toutes sortes de projets, parfois sur plusieurs générations. Eborix ignorait où en étaient les négociations, mais il ne doutait pas que des aventuriers celtes se préparaient à déferler sur la région.

Ainsi qu’il l’avoua sans ambages à Hiram, lui-même aurait été prêt à se joindre à cette armée en compagnie de ses féaux. Malheureusement, son père avait été renversé et assassiné suite à une querelle entre deux clans. Eborix n’avait échappé à la mort que de justesse. S’il était venu jusqu’ici, c’était par soif de vengeance, tout autant que par désir de se refaire. Une Tyr reconnaissante ne manquerait pas de lui donner les moyens nécessaires pour lever une petite armée, grâce à laquelle il recouvrerait le statut qui était le sien.

« Je n’ai aucune preuve de tes dires, excepté ta parole », dit le roi en détachant les mots.

Everard opina. « Mon seigneur a le regard perçant de Rê, le faucon d’Égypte. Ne l’ai-je pas prévenu que je pouvais me tromper, qu’il n’y avait peut-être aucune menace, rien que les rodomontades de quelques singes braillards ? Toutefois, je prie mon seigneur d’examiner cette question avec la plus grande diligence, ne serait-ce que par acquit de conscience. Son humble serviteur pourrait alors lui être fort utile. Non seulement je connais bien mon peuple et ses us et coutumes, mais, en parcourant le continent qui est le sien, j’ai appris à connaître nombre d’autres tribus, et même des nations civilisées. Peut être ai-je ainsi développé un flair supérieur à celui des limiers qu’il pourrait envoyer sur cette piste. »

Hiram tirailla sur sa barbe. « Peut-être. Une telle conspiration impliquerait bien plus que des Barbares exaltés et des magnats philistins. Des hommes d’origines diverses... mais les étrangers vont et viennent ici comme le vent. Qui peut suivre le sillage du vent ? »

Le cœur d’Everard fit un bond. C’était l’ouverture qu’il s’était efforcé de susciter. « J’ai beaucoup réfléchi à la question, altesse, et les dieux m’ont envoyé certaines idées. Plutôt qu’aux voyageurs, négociants et marins ordinaires, je pense que nous devrions nous intéresser aux étrangers venus de terres inconnues des Tyriens, des étrangers posant des questions ne portant ni sur le commerce, ni même sur la vie quotidienne. Des visiteurs fréquentant les palais tout autant que les bouges, afin d’en savoir le plus possible sur la cité. Mon seigneur se rappelle-t-il de tels visiteurs ? »

Hiram secoua la tête. « Non, aucun qui corresponde à cette description. Et j’aurais entendu parler de tels visiteurs, j’aurais même souhaité m’entretenir avec eux. Mes sujets et mes fonctionnaires savent que j’ai soif de nouvelles et de connaissance. » Gloussement. « Ainsi qu’en atteste le fait que j’aie souhaité te recevoir. »

Everard ravala son dépit. Il avait un goût de bile. J’espérais que l’ennemi serait actif ces temps-ci, mais je me trompais : le moment de passer à l’action est trop proche. Il sait que la Patrouille est aux aguets. Non, c’est en amont qu’il a effectué ses recherches préliminaires, rassemblé les informations nécessaires sur la Phénicie et ses points faibles. Très en amont, si ça se trouve.

« Sire, dit-il, s’il existe bien une menace, elle couve sûrement depuis longtemps. Puis-je demander à Son Altesse de réfléchir encore. Dans son omniscience, le roi se souviendra sans doute d’événements survenus il y a des années. »

Hiram baissa les yeux pour se concentrer. Des gouttes de sueur perlèrent sur la peau d’Everard. Il se contraignit à l’immobilité. Puis il entendit le roi déclarer dans un murmure :

« Eh bien, du temps de mon illustre père Abibaal, vers la fin de son règne... oui... il a reçu des invités à propos desquels circulaient certaines rumeurs. Ils ne venaient d’aucune terre qui nous fut connue... Ils étaient partis du lointain Orient pour aller chercher la sagesse, affirmaient-ils... Quel était le nom de leur contrée ? Sheean ? Non, ce n’est pas cela. » Soupir. « La mémoire me fuit. En particulier celle des mots.

— Mon seigneur ne les a donc pas rencontrés en personne ?

— Non, j’étais parti en voyage, dans l’intérieur des terres de notre royaume mais aussi à l’étranger, et ce afin de me préparer à monter sur le trône. Et aujourd’hui, Abibaal dort avec ses pères. Ainsi, j’en ai peur, que tous ceux qui ont pu rencontrer ces hommes. »

Everard refoula le soupir qui montait à ses lèvres et s’efforça de se détendre. Cet indice, si c’en était un, était des plus ténus. Mais à quoi s’attendait-il ? L’ennemi n’avait pas laissé une plaque pour marquer son passage.

On ne trouvait personne en ce temps-ci pour tenir un journal intime, conserver sa correspondance et tenir un compte rigoureux des années. Everard n’avait aucun moyen de savoir avec précision quand Abibaal avait reçu ses étranges visiteurs. Il lui faudrait une sacrée chance pour dénicher un ou deux individus se souvenant de leur venue. Le règne d’Hiram durait depuis deux décennies, et l’espérance de vie des Tyriens était fort peu élevée.

Mais je dois quand même essayer. C’est le seul indice que j’aie réussi à trouver. Bien entendu, ce n’est peut-être qu’une fausse piste. Peut-être s’agissait-il d’authentiques voyageurs venus de Chine – des envoyés de la dynastie des Zhou.

Il s’éclaircit la gorge. « Mon seigneur accorde-t-il à son serviteur la permission d’interroger sa royale maisonnée ainsi que ses autres sujets ? Il me semble que les gens du peuple parleraient librement à un homme ordinaire comme moi alors qu’ils se retrouveraient muets en sa présence. »

Hiram sourit. « Tu as la langue bien pendue pour un homme ordinaire, Eborix. Mais... oui, tu as ma permission. Reste un peu dans mon palais, ainsi que le jeune valet qui t’attend dans l’antichambre. Nous avons encore des choses à nous dire. Au moins es-tu un conteur agréable à entendre. »

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