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Le vent cognait sourdement le flanc de la montagne. L’herbe et les broussailles tremblaient sous ses assauts. Un peu plus haut, on ne trouvait plus que la roche nue. De toutes parts, des pics escarpés perçaient l’azur glacial. Un condor tournait, gigantesque, aux aguets de la mort. Sur les sommets, les neiges éternelles luisaient aux feux du soleil déclinant.

Un mousquet crépita. Vu la distance, le bruit était ténu, mais les échos rebondissaient de toutes parts. Everard sentit passer la balle. D’un cheveu ! Il se tassa sur sa selle et talonna son cheval.

Varagan n’espère quand même pas m’atteindre avec une arme d’aussi faible portée, se dit-il. Qu’est-ce qu’il mijote ? Cherche-t-il à me ralentir ? S’il parvient ainsi à gagner quelque répit, en quoi cela l’avantage-t-il ? Quel peut être son but ?

Son adversaire le précédait de huit cents mètres environ, mais sa monture commençait à donner des signes de fatigue. Everard avait mis du temps à retrouver la piste de Varagan, passant d’un péon à un berger pour répéter sans se lasser la description du fugitif. Mais Varagan ne disposait que d’un seul cheval, qu’il avait été obligé de ménager. Une fois qu’Everard avait retrouvé sa trace, son œil exercé n’avait eu aucune peine à le suivre, et la traque s’était alors accélérée.

Il savait en outre que Varagan n’était armé que d’un mousquet. Il n’avait pas mégoté sur les munitions depuis que le Patrouilleur était apparu derrière lui. Comme il rechargeait vite et visait bien, il était parvenu à retarder son poursuivant. Mais quel refuge espérait-il trouver dans cette nature sauvage ? Varagan semblait se diriger vers un pic qui se voyait de loin. Non seulement il était fort élevé, mais en outre sa forme suggérait celle d’un donjon. Cela dit, il n’avait rien d’une forteresse. Si Varagan tentait de s’abriter derrière lui, un coup de désintégrateur suffirait à le noyer sous une avalanche de roche en fusion.

Peut-être Varagan ignorait-il que l’agent possédait une telle arme. Non, impossible. C’était un monstre, pas un crétin.

Everard rabaissa son chapeau et referma son poncho autour de lui pour se protéger du vent. Il ne chercha pas à saisir son désintégrateur, ce n’était pas utile pour le moment, mais, comme par instinct, sa main gauche se posa sur le pistolet à silex et sur le sabre passés à sa ceinture. L’un comme l’autre étaient avant tout des accessoires vestimentaires, conçus pour impressionner les indigènes, mais leur masse lui semblait étrangement rassurante.

Varagan, qui avait serré la bride pour tirer, poussa à nouveau sa monture vers les hauteurs, sans prendre le temps de recharger cette fois-ci. Everard fit passer son cheval du trot au petit galop et réduisit l’écart. Il restait sur le qui-vive, évitant de se tendre mais demeurant prêt à esquiver une nouvelle balle, voire à se jeter à terre si nécessaire. Mais rien ne se passa, la cavalcade dans le froid continua. Et si Varagan avait épuisé ses munitions ? Pas d’affolement, mon vieux Manse. L’herbe alpine, déjà bien rare, acheva de disparaître, et la roche résonna sous les fers des chevaux.

Varagan fit halte au pied du pic et attendit. Son mousquet était au fourreau, ses mains posées sur le pommeau de la selle. Son cheval tremblait et chancelait, la tête basse, totalement épuisé, la robe et la crinière luisantes de sueur.

Everard dégaina son arme énergétique et s’approcha au pas. Derrière lui, l’une des montures de rechange s’ébroua. Varagan attendait toujours.

Everard stoppa à trois mètres. « Merau Varagan, la Patrouille du temps vous place en état d’arrestation », déclara-t-il en temporel.

L’autre sourit. « Vous savez donc à qui vous avez affaire, répondit-il d’une douce voix, qui portait néanmoins assez loin. Puis-je avoir l’honneur de connaître votre nom et votre provenance ?

— Euh... Manson Everard, agent non-attaché, né aux États-Unis d’Amérique à peu près un siècle en aval de cette époque. Peu importe. Vous allez me suivre. Ne faites pas un geste pendant que j’appelle un sauteur. Je vous préviens, au moindre mouvement suspect de votre part, je n’hésiterai pas à tirer. Vous êtes trop dangereux pour que je travaille dans la dentelle. »

Varagan eut un geste affable. « Vraiment ? Que savez-vous exactement sur moi, agent Everard, ou plutôt que pensez-vous savoir, qui soit de nature à justifier une telle violence ?

— Eh bien, quand un homme me tire dessus, je ne le considère pas comme un type sympa.

— Et si je vous avais pris pour un bandit, comme ceux qui infestent ces hauts plateaux ? Quel crime suis-je censé avoir commis ? »

La main libre d’Everard se figea avant de s’être posée sur son communicateur. L’espace d’un instant, fasciné malgré lui, il considéra son prisonnier.

Le port athlétique de Merau Varagan accentuait encore sa haute taille. Ses longs cheveux noirs encadraient un visage dont la blancheur avait résisté au vent comme au soleil. Pas l’ombre d’une barbe sur ses joues. N’eût été la finesse de ses traits, on aurait cru voir un jeune César. De grands yeux verts, des lèvres au sourire rouge cerise. Sa tenue, bottes comprises, était d’un noir rehaussé d’argent, tout comme la cape qui claquait autour de son torse. Découvert ainsi, au pied de ce pic escarpé, il faisait irrésistiblement penser au comte Dracula.

Sa voix, cependant, demeurait très douce. « De toute évidence, vos équipiers ont arraché aux miens certaines informations. Je présume que vous êtes entré en contact avec eux durant votre chevauchée. Ainsi, vous connaissez notre nom et une partie de notre origine...»

Le XXXIe millénaire. Des hors-la-loi, issus des rangs des Exaltationnistes, après que ceux-ci eurent échoué à renverser une civilisation plus antique pour ce temps-là que l’Age de pierre ne l’était pour le mien. Pendant leur brève domination, ils se sont emparés de machines temporelles. Leur héritage génétique...

Nietzsche aurait pu les comprendre. Jamais je n’en serai capable.

«... mais que savez-vous vraiment du but que nous poursuivions ici ?

— Vous comptiez altérer le cours des événements, rétorqua Everard. Nous avons tout juste réussi à vous en empêcher. Et nous allons avoir quantité de restaurations à effectuer. Pourquoi avez-vous fait ça ? Comment pouvez-vous être aussi... égoïste ?

— “ Égotiste ” serait plus approprié, je pense, railla Varagan. L’ascendant de l’ego, la volonté sans entraves... Réfléchissez. N’aurait-il pas mieux valu que Simon Bolivar fonde un véritable empire latino-américain plutôt qu’un salmigondis d’États querelleurs ? Cet empire aurait été éclairé, progressiste. Imaginez quelles souffrances, quelles hécatombes on aurait ainsi prévenues.

— Ça suffit ! » Everard sentit la colère monter en lui. « Vous savez bien qu’une telle évolution est impossible. Bolivar ne dispose ni des cadres, ni du réseau de communication, ni des moyens nécessaires. S’il est un héros aux yeux de beaucoup, il a autant d’adversaires que de partisans – les Péruviens, par exemple, qui n’admettent pas qu’il leur ait pris la Bolivie. Une fois sur son lit de mort, il déclarera que vouloir bâtir une société stable est aussi vain que de vouloir “ labourer la mer ”.

» Si vous aviez vraiment eu l’intention d’unifier le continent, vous auriez tenté le coup en un autre lieu et un autre temps.

— Ah bon ?

— Oui. Il n’y a qu’une seule possibilité. J’ai bien étudié la question. En 1821, San Martin, qui négociait avec les Espagnols au Pérou, envisageait de susciter l’avènement d’une monarchie, avec à sa tête Don Carlos, le frère de Ferdinand VIL Cette structure, qui disposait de tous les atouts manquant à Bolivar, aurait pu à terme englober les territoires de la Bolivie et de l’Équateur, voire par la suite le Chili et l’Argentine. Mais pourquoi est-ce que je vous raconte tout ça, espèce de salaud, sinon pour me prouver que vous mentez ? Vous avez sûrement étudié le terrain aussi bien que moi.

— Quel était alors mon véritable objectif, à votre avis ?

— C’est évident. Pousser Bolivar à aller trop loin. C’est un guerrier, mais c’est aussi un idéaliste, un rêveur. S’il va trop loin, tout s’effondrera autour de lui, et ce sera le chaos, un chaos qui risque de s’étendre à toute l’Amérique du Sud. A ce moment-là, vous n’aurez plus grand-chose à faire pour prendre le pouvoir ! »

Varagan haussa les épaules avec une souplesse toute féline. « Reconnaissez au moins qu’un tel empire n’aurait pas été dénué d’une sombre magnificence. »

Le sauteur se matérialisa six mètres au-dessus d’eux. Se fendant d’un sourire, son pilote leva son arme et visa. Depuis la selle de son cheval, Merau Varagan adressa un signe de la main à son double chrononaute.

Everard ne sut jamais avec certitude ce qui s’était passé ensuite. Il réussit de justesse à sauter à terre. Sa monture poussa un cri lorsque le rayon la frappa. Il y eut une éruption de fumée et de chair carbonisée. Alors même que l’animal s’effondrait, Everard se mit à l’abri derrière lui et tira.

Le sauteur ennemi vira de bord. Everard s’éloigna de son cheval sans cesser de tirer tous azimuts. D’un bond, Varagan se réfugia derrière l’éperon rocheux. La foudre frappa, crépita. De sa main libre, Everard récupéra son communicateur et pressa l’appel d’urgence.

Le véhicule disparut derrière la roche. On entendit le bruit caractéristique d’un appel d’air. Le vent apporta une odeur d’ozone.

Un engin de la Patrouille apparut. Trop tard. Merau Varagan avait déjà conduit son moi antérieur en un point inconnu de l’espace-temps.

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