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Zakarbaal referma la porte de ses appartements privés et en bloqua la clenche. Il se retourna et tendit la main à l’occidentale. « Soyez le bienvenu, dit-il en temporel. Comme vous le savez sans doute, je m’appelle Chaim Zorach. Puis-je vous présenter mon épouse, Yael ? »

Mari et femme étaient de type levantin et vêtus à la mode cananéenne, mais ici, loin de leurs employés et de leurs domestiques, ils pouvaient se permettre d’altérer leur port, leur allure, leurs expressions, le ton même de leur voix. Même s’il n’avait pas été renseigné sur leur compte, Everard les aurait aussitôt identifiés comme originaires du XXe siècle. L’atmosphère devint pour lui aussi rafraîchissante qu’une brise marine.

Il se présenta. « Je suis l’agent non-attaché que vous avez demandé », ajouta-t-il.

Yael Zorach ouvrit de grands yeux étonnés. « Oh ! C’est un honneur pour nous. Vous... vous êtes le premier que je rencontre. Les autres enquêteurs, ce n’étaient que des techniciens. »

Grimace d’Everard. « Ménagez votre admiration. Je me suis plutôt mal débrouillé jusqu’ici. »

Il leur décrivit son périple et le contretemps par lequel il venait de se conclure. Son hôtesse lui proposa un anti-douleur, mais il lui assura qu’il s’était remis de ses émotions et son époux attrapa un remède plus approprié, à savoir une bouteille de scotch. Quelques instants plus tard, ils s’asseyaient autour d’une table.

Fort confortables, les sièges rappelaient eux aussi le XXe siècle – un luxe pour le lieu et l’époque, mais Zakarbaal avait la réputation d’un homme prospère, amateur d’objets exotiques. A ce détail près, l’appartement était plutôt austère, quoique décoré par des fresques, des tentures, des lampes et des meubles du meilleur goût. Il y régnait une pénombre bien fraîche ; on avait tiré le rideau pour empêcher la chaleur de pénétrer par la petite fenêtre qui donnait sur le jardin clos.

« Détendons-nous un peu et faisons connaissance avant de passer aux affaires sérieuses », proposa Everard.

Rictus de Zorach. « Vous parvenez à vous détendre après avoir échappé à la mort ? »

Son épouse sourit. « Je pense que cela lui est d’autant plus nécessaire, mon chéri, murmura-t-elle. Et à nous aussi. La menace peut attendre un peu. Car elle ne cesse pas d’attendre, n’est-ce pas ? »

Plongeant une main dans la bourse accrochée à sa ceinture, Everard en sortit les anachronismes qu’il s’était autorisés, à n’utiliser qu’en privé : sa pipe, son tabac et son briquet. Zorach se détendit d’un rien ; il gloussa et alla chercher des cigarettes dans un coffre-fort contenant d’autres anachronismes. Lorsqu’il reprit la parole, ce fut avec un fort accent de Brooklyn. « Vous êtes américain, n’est-ce pas, agent Everard ?

— Oui. Recruté en 1954. » Combien d’années s’étaient écoulées pour lui « depuis » qu’il avait répondu à une petite annonce, subi certains tests et découvert l’existence d’une organisation régulant le trafic entre les époques ? Il n’avait plus fait le compte depuis un bon moment. Aucune importance, vu que ses collègues et lui avaient droit à un traitement annulant le vieillissement. « Euh... vous êtes israéliens, m’a-t-on dit.

— En effet, répondit Zorach. En fait, Yael est une sabra. Quant à moi, je n’ai émigré qu’après l’avoir rencontrée là-bas au cours d’une mission archéologique. C’était en 1971. La Patrouille nous a recrutés quatre ans plus tard.

— Dans quelles circonstances, si je puis me permettre ?

— On nous a approchés, sondés, puis on nous a mis au courant. Nous avons sauté sur l’occasion, naturellement. Le travail que nous effectuons est délicat, et notre vie bien solitaire – d’autant plus que nous ne pouvons rien dire à nos anciens collègues lorsque nous les retrouvons en aval –, mais c’est un travail fascinant. » Zorach grimaça. Sa voix devint un murmure. « Et puis, cette affectation est spéciale à nos yeux. Nous ne nous contentons pas de gérer une antenne et de traiter ses affaires dans la discrétion, nous nous efforçons d’aider les gens d’ici quand cela nous est possible. En veillant, bien entendu, à ce que personne ne soupçonne notre véritable nature. Dans une certaine mesure, cela compense en partie ce que... ce que nos compatriotes feront dans cette région à notre époque. »

Everard acquiesça. Ce cas n’était pas le premier qu’il rencontrait. La plupart des agents de terrain étaient des spécialistes comme ces deux-là, qui accomplissaient toute leur carrière dans un seul milieu. Ce qui allait de soi, car ils devaient acquérir sur lui suffisamment de connaissances pour bien servir la Patrouille. Si seulement on pouvait recruter des auxiliaires indigènes ! Mais ces derniers étaient extrêmement rares en amont du XVIIIe siècle, et même en aval, dans certaines parties du monde. Il fallait avoir grandi dans une société éclairée ou industrialisée pour comprendre le concept de machine automatique, sans parler de celui de véhicule se déplaçant en un clin d’œil dans l’espace et le temps. Il existait certes des génies, mais la majorité de ceux-ci jouaient un rôle crucial dans l’Histoire, et on n’osait pas les recruter de crainte de changer le cours de celle-ci...

« Oui, fit Everard. D’un certain côté, un électron libre comme moi a la vie plus facile. Les équipes familiales, et même les femmes seules... Sans indiscrétion, comment vous débrouillez-vous question enfants ?

— Oh ! nous avons deux enfants, ils demeurent à Tel-Aviv, répondit Yael Zorach. Nous planifions nos allers-retours afin ne jamais les laisser seuls plus de quelques jours. » Soupir. « Comme plusieurs mois se sont parfois écoulés pour nous, ça procure des sensations assez étranges. » Retrouvant sa belle humeur : « Enfin, quand ils seront adultes, ils rejoindront eux aussi la Patrouille. Notre recruteur a déjà effectué un examen préalable et décidé qu’ils feraient des candidats intéressants. »

Et dans le cas contraire, songea Everard, supporteriez-vous de les voir vieillir, puis subir les horreurs à venir et enfin quitter ce monde, alors que vous êtes encore dans la force de l’âge ? Une telle perspective l’avait convaincu de renoncer au mariage, et plus d’une fois.

« Je pense que l’agent Everard évoque les enfants que nous pourrions avoir aujourd’hui, à Tyr, intervint Chaim Zorach. Avant de venir ici depuis Sidon – par bateau, tout comme vous, afin d’acquérir une modeste notoriété –, nous avons discrètement acquis deux très jeunes esclaves, que nous faisons passer pour nos enfants. Cela leur vaut une existence relativement clémente. » C’étaient vraisemblablement des domestiques qui les élevaient ; leurs parents adoptifs n’osaient pas investir trop d’amour en eux. « Cela nous fait paraître plus naturels aux yeux des Phéniciens. Si mon épouse n’est plus en état de concevoir, eh bien, c’est là une infortune des plus courantes. On me taquine parce que je n’ai pas de seconde épouse, ni même de concubine, mais, dans l’ensemble, les gens du cru se mêlent de leurs affaires.

— Vous les aimez bien, n’est-ce pas ? lança Everard.

— Oh ! oui, en règle générale. Nous avons d’excellents amis parmi eux. Cela vaut mieux – vu l’importance de ce nexus. »

Everard plissa le front et tira sur sa bouffarde. Le fourneau, où brûlaient des braises rougeoyantes, lui réchauffait agréablement les mains. « Vous le pensez vraiment ? »

Les Zorach parurent surpris. « Évidemment ! fit Yael. Nous le savons. Ils vous l’ont expliqué, quand même ? »

Everard choisit ses mots avec soin. « Oui et non. Après que j’eus décidé de traiter cette affaire, j’ai reçu mon content d’informations relatives à ce milieu. Plus que mon content, en fait ; les arbres m’empêchaient de voir la forêt. Toutefois, l’expérience m’a appris à ne pas sombrer dans les généralisations avant d’entamer une mission. Le risque, c’est que la forêt m’empêche de voir les arbres, pour ainsi dire. Je comptais voyager par bateau après m’être fait larguer en Sicile, et je pensais disposer du temps nécessaire pour digérer toutes ces données. Malheureusement, ça n’a pas marché, car le capitaine comme les marins étaient impatients de mieux me connaître ; j’ai consacré mon énergie mentale à répondre à leurs questions, souvent des plus pertinentes, et à éviter de me faire piéger. » Un temps. « Quoi qu’il en soit, le rôle de la Phénicie en général, et de Tyr en particulier, dans l’histoire du peuple juif... eh bien, ce rôle est évident. »

Dans le royaume que David avait forgé à partir d’Israël, du Juda et de Jérusalem, Tyr avait bientôt joué un rôle primordial, en tant qu’influence civilisatrice, partenaire commercial et fenêtre sur le monde extérieur. Salomon avait renouvelé les vœux d’amitié qui liaient son père à Hiram. Les Tyriens fournissaient la plupart des matériaux et des artisans nécessaires à la construction du Temple, sans parler d’édifices moins célèbres. Ils ne tarderaient pas à lancer de concert avec les Hébreux des missions d’exploration et des entreprises commerciales. Ils avanceraient à Salomon des produits en quantité considérable, une dette que le roi ne pourrait honorer qu’en leur cédant une vingtaine de villages... décision qui aurait de fort subtiles conséquences à long terme.

Mais les subtilités ne s’arrêtaient pas là. Les coutumes, les idées et les croyances phéniciennes allaient se diffuser dans le royaume voisin, pour le meilleur et pour le pire ; Salomon en personne ferait des sacrifices à leurs dieux. Yahvé ne deviendrait le Dieu unique des Juifs qu’au moment de la Captivité de Babylone, lorsqu’ils y verraient un moyen de préserver une identité que dix de leurs tribus avaient déjà perdue. Avant cela, le roi Achab aurait épousé une princesse tyrienne du nom de Jézabel. Leur sinistre réputation était en grande partie imméritée : la politique d’alliances étrangères et de tolérance religieuse qu’ils s’efforçaient de promouvoir aurait pu sauver le pays de la destruction qui allait l’affliger. Malheureusement, ils étaient entrés en conflit avec ce fanatique d’Elie – « le mollah dément descendu des montagnes de Galaad », pour citer l’historien Trevor-Roper. Et cependant, si le paganisme tyrien ne les avait pas incités à la rage, les prophètes auraient-ils pu concevoir cette foi qui devait perdurer pendant des millénaires et changer la face du monde ?

« Oui, oui, fit Chaim. La Terre sainte grouille de visiteurs. La base de Jérusalem tente bien de réguler le trafic, mais elle est débordée en permanence. Nous recevons moins de monde ici, surtout des scientifiques provenant de diverses époques, des négociants en œuvres d’art et, de temps à autre, un riche touriste. Néanmoins, monsieur, je persiste à affirmer que Tyr est le véritable nexus de cette ère. » Sèchement : « Et nos adversaires sont apparemment parvenus à la même conclusion, n’est-ce pas ? »

Everard sentit un frisson le parcourir. C’était justement parce que la gloire future de Jérusalem avait éclipsé celle de Tyr que cette antenne souffrait d’un manque de personnel criant ; sa vulnérabilité n’en était que plus grande, et si, comme le pensait son hôte, l’avenir y trouvait l’une de ses racines, et si cette racine était tranchée...

Les faits défilèrent dans son esprit, aussi saisissants que s’il les découvrait pour la première fois.

Lorsque des êtres humains avaient construit la première machine à voyager dans le temps, bien après son époque d’origine, les surhommes danelliens avaient débarqué, provenant d’un futur encore plus éloigné, pour organiser une force de police sur les voies temporelles. La Patrouille devait rassembler des connaissances, fournir aide et conseil aux voyageurs égarés et lutter contre la criminalité temporelle ; mais, outre ces missions de police, sa fonction première était de préserver les Danelliens. Un homme ne perd pas son libre arbitre simplement parce qu’il est projeté dans le passé. Il reste en mesure d’affecter le cours des événements. Certes, ceux-ci ont un moment d’inertie, qui est souvent énorme. Les fluctuations mineures ont vite fait de se compenser. Pour prendre un exemple, qu’un individu pris au hasard meure vieux ou dans la fleur de l’âge, vive dans la richesse ou dans l’indigence, cela ne fait guère de différence au bout de quelques générations. A moins que cet individu ne s’appelle Salmanasar, Gengis Khan, Cromwell ou Lénine ; Siddharta Gautama, Confucius, Paul de Tarse ou Mahomet ; Aristote, Galilée, Newton ou Einstein... Change le destin d’un de ces hommes, voyageur venu de demain, et tu seras toujours tel que tu es, mais ceux qui t’ont mis au monde auront cessé d’exister, n’auront jamais existé, le monde en aval sera radicalement altéré, et toi et tes souvenirs témoigneront de la non-causalité, du chaos ultime qui fonde les soubassements du cosmos.

Au fil de sa ligne temporelle propre, Everard avait déjà empêché des criminels et des inconscients de déclencher ce genre de catastrophe. Le cas ne se produisait que rarement ; après tout, les sociétés pratiquant le voyage dans le temps sélectionnaient les candidats avec un soin extrême. Malheureusement, sur un bon million d’années d’Histoire connue, les erreurs étaient inévitables.

Les crimes aussi.

Everard reprit la parole d’une voix lente. « Avant d’entrer dans les détails à propos de ces bandits et de leurs méthodes...

— Comme si nous en avions tant que ça, des détails, marmonna Chaim Zorach.

— ... j’aimerais me faire une idée de leur raisonnement. Pourquoi ont-ils choisi Tyr comme cible ? Abstraction faite de ses liens avec les Juifs, bien entendu.

— Pour commencer, répondit Zorach, considérez les événements politiques du proche avenir. Hiram est devenu le souverain le plus puissant de Canaan, et cette puissance lui survivra. Tyr résistera aux assauts des Assyriens, avec toutes les conséquences que cela implique. Ses échanges commerciaux toucheront jusqu’à la Bretagne. Elle fondera des colonies, la plus importante étant Carthage. » Everard pinça les lèvres. Il n’était que trop bien placé pour juger de l’importance de Carthage eu égard à l’Histoire future[2]. « Elle se soumettra aux Perses, mais cela sera de bon gré, et, entre autres choses, elle leur fournira le plus gros de leur flotte lorsqu’ils attaqueront la Grèce. Une tentative vouée à l’échec, bien entendu, mais imaginez comment aurait tourné le monde si les Grecs n’avaient pas dû relever ce défi. Au bout du compte, Tyr tombera dans l’escarcelle d’Alexandre le Grand, mais seulement à l’issue d’un siège de plusieurs mois – un délai qui aura des conséquences incalculables sur le reste de sa campagne.

» En attendant, le plus important des États phéniciens tiendra un rôle de premier plan dans la propagation des idées phéniciennes. Oui, y compris en Grèce. Je pense à certains concepts religieux : Aphrodite, Adonis, Héraclès et autres sont à l’origine des divinités phéniciennes. L’alphabet est une invention phénicienne. Les navigateurs phéniciens emmagasineront quantité de connaissances sur l’Europe, l’Afrique et l’Asie. Ils feront faire des progrès à la marine et à l’architecture navale. »

L’enthousiasme perçait dans sa voix. « Et par-dessus tout, dirais-je, c’est ici que naîtront la démocratie et la notion de droits de l’homme. Non que les Phéniciens entretiennent de telles théories ; la philosophie, tout comme l’art, ne sera jamais l’un de leurs points forts. Néanmoins, le marchand doublé d’un aventurier – l’explorateur, l’entrepreneur – est l’un de leurs idéaux, un homme d’initiative, maître de sa destinée. Quant à leur souverain, Hiram, il est tout sauf un monarque de droit divin à l’égyptienne, ou plus généralement à l’orientale. Il a certes hérité de son trône, mais son travail consiste surtout à présider le conseil des suffètes – des notables qui doivent approuver toutes ses décisions importantes. D’une certaine façon, Tyr présente de fortes ressemblances avec la république vénitienne à son apogée.

» Nous manquons de personnel scientifique pour décrire ce processus en détail. Mais je suis convaincu que les Grecs ont développé leurs institutions démocratiques sous l’influence des Phéniciens, et des Tyriens en particulier – et c’est des Grecs que votre pays comme le mien héritera ces idées. »

Zorach tapa du poing sur l’accoudoir de son siège. De l’autre main, il porta son verre à sa bouche et but une lampée de whisky. « C’est ça que ces diables ont compris ! s’exclama-t-il. En prenant Tyr en otage, ils menacent l’avenir du genre humain ! »

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