12

À la tombée du soir, un page conduisit Everard et Pum à leurs appartements. « Le noble visiteurs dînera avec les officiers de la garde et les hommes du même rang, à moins qu’il ne soit convié à la table royale, expliqua-t-il d’une voix obséquieuse. Son valet sera le bienvenu au réfectoire des domestiques nés libres. Si le noble visiteur a quelque besoin que ce soit, qu’il en informe un serveur ou une femme de chambre, la générosité de Son Altesse est sans limites. »

Everard décida de ne pas trop profiter de ladite générosité. La maisonnée royale semblait accorder au statut plus d’importance que la population civile – tendance sans doute renforcée par la présence d’esclaves dans le personnel –, mais Hiram paraissait plutôt du genre économe.

Cependant, lorsque le Patrouilleur entra dans sa chambre, il constata que son hôte savait faire preuve de délicatesse. Hiram avait dû donner des ordres appropriés tout de suite après leur entrevue, des ordres qui avaient été exécutés tandis qu’on lui servait un souper frugal et lui faisait visiter le palais.

Grande et bien meublée, la chambre était éclairée par plusieurs lampes. Une fenêtre munie de volets donnait sur une cour où poussaient des fleurs et des grenadiers. Les portes en bois massif tournaient sur des charnières de bronze. Adjacent à la pièce principale, on trouvait un réduit où une paillasse et un pot de chambre attendaient Pum.

Everard contempla la scène. La douce lueur des lampes caressait les tapis, les tentures, une table, un coffre en bois de cèdre, un grand lit. Émergeant de l’ombre, une jeune femme s’avança et s’agenouilla.

« Mon seigneur désire-t-il autre chose ? s’enquit le page. S’il le permet, son humble serviteur lui souhaite une bonne nuit. » Il s’inclina et s’éclipsa.

Pum laissa échapper un sifflement. « Comme elle est belle, maître ! »

Everard sentit ses joues virer à l’écarlate. « Mouais. Bonne nuit, mon garçon.

— Noble sire...

— Bonne nuit, j’ai dit. »

Pum leva les yeux au ciel, haussa les épaules d’un air appuyé et gagna son réduit d’un pas traînant. La porte claqua derrière lui.

« Redresse-toi, ma chère, marmonna Everard. N’aie pas peur. Jamais je ne pourrai te faire du mal. »

La femme obéit, gardant toutefois les bras croisés et la tête baissée en signe d’humilité. Plus grande que la moyenne des Tyriens, elle était aussi plus élancée, plus sculpturale. Sa tenue vaporeuse voilait une peau blanche. Ses cheveux, maintenus par un ruban, étaient d’une nuance auburn. Faisant preuve d’une certaine révérence, il glissa l’index sous son menton. Elle leva vers lui un visage éclairé par des yeux bleus, au nez mutin, aux lèvres pleines, aux joues piquetées de taches de rousseur.

« Qui es-tu ? » Il avait la gorge serrée en prononçant ces mots.

« Ton humble servante, prête à combler tous tes vœux, ô seigneur. » Dans sa voix perçait un accent chantant, étranger. « Quel est ton plaisir ?

— Je... je voudrais savoir qui tu es. Quel est ton nom, quel est ton peuple.

— Ils m’appellent Pleshti, maître.

— Parce qu’ils ne peuvent ou ne veulent prononcer ton nom, je présume. Quel est ton nom ? »

Elle déglutit. Des larmes perlèrent à ses paupières. « J’étais jadis Bronwen », murmura-t-elle.

Everard hocha la tête. Parcourant la pièce du regard, il aperçut une table où étaient placés une cruche de vin, une autre pleine d’eau, ainsi qu’une coupe et un compotier empli de fruits. Il prit la jeune femme par la main. Elle reposait, docile, au creux de la sienne. « Viens, dit-il, asseyons-nous, buvons un peu, faisons connaissance. Nous partagerons ce verre. »

Elle frissonna et faillit s’enfuir. Le cœur serré de tristesse, il se força à lui sourire. « N’aie pas peur, Bronwen. Je ne souhaite nullement te faire mal. Je veux simplement que nous soyons amis. Tu vois, Macushla, je pense que tu es de mon peuple. »

Elle refoula ses larmes, se redressa et déglutit. « Mon seigneur fait preuve d’une bonté toute divine. Comment pourrai-je jamais le remercier ? »

Everard la guida jusqu’à la table, la fit asseoir et la servit. Elle ne tarda pas à lui conter son histoire.

Celle-ci était hélas des plus banales. En dépit de ses notions rudimentaires en matière de géographie, il comprit qu’elle appartenait à une tribu celte qui avait quitté l’Urheimat danubien pour migrer vers le sud. Son village natal était situé au bord de la mer Adriatique et elle était la fille d’un yeoman relativement prospère, si l’on se référait aux critères de l’Âge de bronze.

Quoiqu’elle n’eût jamais compté ses anniversaires, il estima qu’elle devait avoir treize ans lorsqu’un navire tyrien était entré au port, il y avait une dizaine d’années de cela. Les marins avaient monté leur camp sur la plage et s’étaient mis à marchander grâce au langage des signes. Sans doute avaient-ils décidé que ça ne valait pas la peine de revenir dans le coin, car, avant de lever l’ancre, ils avaient enlevé plusieurs enfants curieux venus voir les drôles d’étrangers. Bronwen était du nombre.

Les Tyriens n’avaient pas violenté leurs captives, pas plus qu’ils n’avaient maltraité outre mesure l’ensemble de leurs jeunes prisonniers. Une vierge en bonne santé rapporterait un bon prix au marché des esclaves. Everard s’avoua en lui-même qu’il ne pouvait les traiter de monstres. Ils avaient agi comme on agissait d’ordinaire dans l’Antiquité, ainsi d’ailleurs que dans des âges soi-disant éclairés.

Tout bien considéré, Bronwen avait eu de la chance. Elle avait été acquise par le palais royal ; pas pour le harem du souverain, bien que celui-ci l’eût possédée à quelques reprises, mais pour l’agrément des visiteurs de marque. Il était rare que les hommes se montrassent cruels avec elle. Si elle souffrait, c’était de sa condition de captive en terre étrangère.

Sans parler de ses enfants. Elle en avait engendré quatre, dont deux étaient morts en bas âge – là aussi, cela n’avait rien d’exceptionnel, et encore cela n’avait-il guère affecté sa santé. Les deux survivants étaient encore fort jeunes. Sa fille deviendrait sans doute une concubine quand elle aurait atteint la puberté, à moins qu’elle ne soit revendue à un bordel. (La défloration d’une esclave ne donnait lieu à aucun rituel. Qui se souciait de son avenir ?) Son fils serait sans doute castré, son éducation faisant de lui un excellent candidat au poste d’eunuque.

Quant à Bronwen, elle rejoindrait la domesticité ordinaire lorsque sa beauté commencerait à se faner. Comme on ne s’était jamais soucié de lui enseigner le tissage, sans doute finirait-elle fille de cuisine ou femme de ménage.

Everard lui soutira ces informations une par une, et non sans difficulté. Pas une fois elle ne s’apitoya sur son sort. Tel était son destin. Il se rappela ce qu’écrirait Thucydide dans quelque siècles, commentant l’expédition de Sicile des Athéniens, dont les derniers survivants devaient périr dans les Latomies : « De tous les maux que les hommes peuvent souffrir dans une pareille situation, aucun ne leur fut épargné[9]. »

Les hommes et les femmes. Surtout les femmes. Lui-même aurait-il pu faire preuve d’un tel courage ? Il en doutait.

Il se montra peu loquace sur son compte. A peine avait-il réussi à éviter un Celte qu’on lui en jetait une dans les bras – pour ainsi dire ; un peu de circonspection s’imposait.

Mais, à un moment donné, elle le regarda dans les yeux, le visage rosi par le vin, et lui dit d’une voix légèrement traînante : « Oh ! Eborix...» Impossible de suivre le reste.

« Le langage de mon peuple diffère trop du tien, j’en ai peur », lui dit-il.

Elle revint au punique. « Eborix, permets-moi de louer Asherat, qui a eu la générosité de te mener à moi, pour un temps qu’il lui revient de décider. C’est merveilleux ! Viens, mon doux seigneur, laisse ta compagne te donner quelque joie...» Elle se leva, fit le tour de la table et vint s’asseoir sur ses genoux, l’enveloppant de sa douce chaleur.

Il avait déjà interrogé sa conscience. S’il se conduisait d’une façon inattendue, le roi en serait forcément informé. Peut-être en prendrait-il ombrage, à moins qu’il ne se pose certaines questions sur son hôte. Bronwen ne manquerait pas d’être blessée, bouleversée même ; et elle risquait d’avoir des ennuis. En outre, elle était adorable et il avait trop longtemps été frustré. Cette pauvre Sarai comptait à peine.

Il attira Bronwen contre lui.

Intelligente, observatrice, sensible, elle avait appris à combler un homme. Il aurait cru qu’une joute amoureuse lui suffirait, mais elle lui fit changer d’avis, et à plus d’une reprise. L’ardeur dont elle faisait preuve ne semblait nullement feinte. Eh bien, sans doute était-il le premier homme à avoir cherché à lui plaire. A l’issue de leur deuxième étreinte, elle lui murmura à l’oreille : « Cela fait trois ans... que je n’ai pas... enfanté. Je prie à présent la déesse pour qu’elle t’ouvre mon ventre, Eborix, Eborix...»

Il se garda de lui rappeler que tout fruit de leur union serait promis à l’esclavage.

Juste avant de s’endormir, elle lui fit une autre confidence, dont elle se serait sans doute abstenue si elle avait été tout à fait lucide : « Ce soir, nous n’avons fait qu’une même chair, mon seigneur, et peut-être n’était-ce point la dernière fois. Mais sache que j’ai compris que ne sommes pas du même peuple.

— Hein ? » On eût dit qu’un poignard de glace se plantait en lui. Il se redressa vivement.

Elle se blottit contre lui. « N’aie crainte, mon cœur. Jamais, jamais je ne te trahirai. Mais... je me rappelle bien des choses de mon pays, des petites choses, et je ne crois pas que les Geylis des montagnes soient aussi différents des Geylis des côtes... Chut, chut, ton secret sera gardé. Pourquoi Bronwen, fille de Brannoch, irait-elle trahir la seule personne ici qui lui ait fait don de tendresse ? Dors, mon chéri sans nom, dors bien dans mes bras. »

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