Il n’est pas généreux d’abandonner un cadavre de jolie dame sur une route italienne. Mais je dois songer aux vivants.
Et en l’occurrence à Bérurier. Que s’est-il donc passé du côté de Sa Majesté Boulimique ? Je nourris (à défaut du Gros) de vives inquiétudes.
S’il lui est arrivé un turbin, cela fera quatre victimes à mon palmarès. Un peu beaucoup pour un très honnête commissaire, admettez ?
La Ferrari stoppe devant notre roulotte. Je ressens un réchauffement de mon hémisphère boréal en apercevant du feu dans notre masure à roulettes. C’est donc que La Gonfle est at home !
O joie ! O bonheur ineffable ! Si la caravane passe, Bérurier, lui, demeure. Il faut dire qu’il a tout du demeuré.
Je m’apprête à gravir les degrés (il y en a 5 au-dessus de zéro) lorsque mon attention est sollicitée par un gémissement qui ressemble plutôt à un vagissement. Ça vient de la droite. Je fais quelques pas, je ne me rappelle plus combien exactement, mais ça doit être entre trois et trois et demi. Et j’aperçois un type en haillons allongé sur la terre. Il est jeune, autant que j’en puisse juger malgré sa tronche en compote. Il a les deux yeux au beurre noir, ses lèvres fendues sont épaisses comme des tranches de melon, ses pommettes pétées saignent et de temps à autre il crachote une ou deux dents, comme on recrache des pépins de raisin. Il gémit ; il a du mal à respirer because il doit avoir quatre ou cinq cerceaux de fêlés. Bref, il est dans un piteux état.
Je me penche sur lui. Il me semble avoir vu déjà ce zèbre-là quelque part.
— Qui êtes-vous, noble étranger ? demandé-je avec mansuétude.
Il gargouille quelque chose. Ça ressemble au bruit d’un évier.
Je décide d’aller quérir le Gravos afin qu’il me prête aide et assistance.
Je pénètre en trompe (comme dirait Muguet) dans notre caravane et je trouve Béru vautré sur le divan, son tigre du Bengale dans les bras.
— Tu peux pas savoir ce que ce bestiau est gentil, dit-il. Avec moi c’est un vrai minet. Je m’y attache d’heure en heure.
— Dis, Bouffe-tout, coupé-je, tu n’aurais pas eu vent d’une bagarre dans le secteur ? Y a un type dehors qui ressemble plus à du pâté de foie qu’à Sugar Robinson.
Mon Béru ricane.
— Laisse, c’est moi que je lui ai fait une grosse tête.
— On a voulu t’agresser ? J’en étais sûr !
— C’est ma vertu qu’on a voulu agresser. Tu sais, la fille que j’ai rambinée dans la boîte avec ton marquis ?
— Barbara ?
— Oui. Figure-toi que j’ai continué ma séance de rentre-dedans. Ça marchait z’à merveille. Elle me faisait des mamours que je… savais quasiment plus comment m’asseoir, et que quand on est sorti je marchais censément z’au pas de l’oie.
— Et elle avait un petit camarade qui vous guettait et qui a cherché à…
— Attends ! Moi je lui propose de voir mon tigre du Bengale facile ; quand on n’a pas d’estampes japonaises faut se débrouiller avec les moyens du bord, t’es d’ac ?
— Ben voyons !
— Elle accepte. Je l’amène ici et j’y montre Médor… Elle se met à avoir peur, à pousser des cris d’orfèvre et à se cramponner à mon cou. Voyant ce dont, je laisse Médor dans les toilettes et j’allonge ma nana sur le divan sur lequel dont je suis actuellement. Je calme cette pauvre biquette. J’y galoche un peu la menteuse, je lui fais un petit massage de balcon et tout, quoi ! Elle était partante que tu peux pas savoir z’à quel point. Mon Bérurier, tu le connais ? La bagatelle c’est son vice préféré. Y se dit qu’il va passer une soirée délicate avec retraite aux flambeaux et chorale des petits chanteurs à la chose de bois.
« Y précise ses avantages, et c’est pas les avantages qui lui manquent, soit dit sans vouloir vanter la marchandise. Ma pétroleuse continue à voter oui. Ça carburait du tonnerre.
« Moi j’y déballais les sornettes classiques, parce que pour ce qui est du baratin aux sœurs, j’ai mon diplôme avec mention.
« J’y disais qu’elle avait des chasses plus mieux verts que ceux de la Méditerranée, que quand je caressais sa peau, ça me faisait comme de toucher un canard plumé, que sa bouche était tendre comme du filet de première qualité, que son souffle était caressant comme la fumée d’un soufflé au Grand Marnier, tu mords le style de l’homme ? Alexandre Musset, Victor Lamartine, le Chateaubriand aux pommes n’ont jamais rien écrit de pareil, sans vouloir me vanter, c’est pas mon genre. Barbara était dans le cirage jusque-là. Elle me demandait de faire fissa, y avait urgence, je l’avais portée au cataclysme, reconnaissons. C’était l’incendie des Landes à elle toute seule avec coupure de la voie ferrée. Bref, fallait l’éteindre. Je me dis « Béru, c’est pour la France ». Y’en a, le patriotisme ils se le mettent quéque part, eh ben moi c’est ailleurs ! Je me prépare pour mon opération prestige et qu’est-ce que je découvre ! »
— La dame, rigolé-je.
Mais le Béru ne tient aucun compte de mon intervention.
— Ta Barbara, c’était un bonhomme ! T’entends, San-A ! Un Julot travesti en gonzesse, mille tonnerres ! Ah ! tu peux pas savoir ! Si que j’aurais trouvé un boa constructeur dans mon assiette ou la statue de Napoléon dans mon plumard j’eusse eu été moins surpris. J’ai resté au moins dix minutes avant de piger. Je me disais que cette souris était allé dans un magasin de farces et attrapes avant de venir. Mais des clous ! Elle était sincère ! Alors, j’ai vu rouge. La grande danse ! Au début, si je te causais qu’elle trouvait ça bon, les torgnoles. « Encore, chéri » qu’elle me suppliait ! Encore ! Elle en a tant. Les dominos du gringalet dégringolaient comme des noix gaulées. Je voudrais pas parader, San-A, mais la plus belle rouste de ma vie, je suis sur que c’est à ce ouistiti que je l’ai flanquée. Y me traitait de méchante, moi, Béru ! Tu te rends compte ! Au lieu de me calmer ça faisait que me redonner du jus de nerfs. Et bing, et pan ! Et vlan, et pouf !
Tout en narrant, le Gros boxe l’air de ses mécaniques qu’un vertueux courroux agite encore. Le tigre miaule une protestation car les trépidations du divan dérangent son sommeil. D’une torgnole, le Gravos le calme.
— C’est pas le tout, fais-je, il faut la réparer maintenant, ta petite femmes.
— Ah ! plaisante-moi pas sur ce sujet ! hurle Béru, Je tolérerais pas.
— Eh ! La Gonfle, dis-je, faudrait modérer un peu tes élans…
On tambourine à notre lourde.
Je vais ouvrir tandis que Bérurier, avec une présence d’esprit remarquable, jette le couvre-lit sur son gros minou.
M. Nivunikônu se tient dans l’encadrement de la porte, toujours digne, toujours comme il faut ; l’air d’un ambassadeur en retraite.
— Pardonnez-moi de solliciter votre concours à une heure aussi tardive, déclame le mage, mais je crois qu’une personne a besoin d’assistance à l’extérieur.
Le Gravos et moi chiquons aux gars surpris.
— Il a dû glisser sur une épluchure de banane, dit mon vaillant compagnon.
— Va téléphoner à l’hôpital, fais-je.
Troisième service ! C’est fou le nombre de gens qu’on expédie soit à la morgue soit à l’hosto dans cette affaire. Gaffez-vous de ne pas y aller aussi. Votre soupière pourrait bien faire explosion à force de me lire. L’aspirine, ne vous suffira pas toujours, les gars. L’organisme s’accoutume. Le jour viendra où vous tomberez en syncope après le mot fin d’un San-Antonio. Notez que ça me fera de la publicité mais comme je suis bonne âme, je verserai une larme, surtout si je m’assure la collaboration d’un oignon. Bref, Béru part dans la nuit froide de l’oubli. Nivunikônu me dit qu’il va chercher des médicaments dans son manoir sur pneus.
J’en profite pour interviewer la jeune fille tuméfiée qui gît à mes chausses :
— Dites donc, gamine, fais-je. Il y a longtemps que vous fréquentez le marquis di Tcharpinni ?
Elle glougloute entre les deux dernières perles qui lui restent.
— Depuis hier.
— Où l’as-tu connu ?
— Au Torticoli. Je suis une nouvelle, je viens d’arriver de Sodhome où je travaillais comme entraîneuse au Yellow Ground. Mais je ne le connais pas outre mesure…
C’est tout ce que je voulais savoir. Nivunikônu revient chargé de mes dix caments. Il passe du glotmuche de barbouzi sur les plaies du malheureux, après les avoir désinfectées au prognathe fissuré ; ensuite de quoi il y colle dessus des bandes de Troufignard entoilé. Bref, lorsque les ambulanciers arrivent, ils n’ont plus qu’à enlever la jeune femme. Béru est maussade. Sa soirée ratée lui pèse sur l’estomac.
— Voudriez-vous me faire le plaisir de prendre un petit punch créole ? propose obligeamment Nivunikônu.
Je vais pour refuser car je commence à avoir un gras sommeil dans mes yeux pétillants d’intelligence, mais Béru a déjà répondu : « Tout ce qu’il y a de volontiers », si bien que nous nous retrouvons chez le magicien avant d’avoir eu le temps de lire les œuvres complètes de M. Jules Romains.
C’est baroque chez Nivunikônu. Miss Lola, sa partenaire, la demoiselle qui disparaît de la malle (au fond c’est sûrement de là que vient l’expression « se faire la malle ») nous reçoit gentiment malgré l’heure si tardive qu’elle en devient matinale.
Nivunikônu prépare son punch comme un alchimiste fait fondre du plomb en guettant la problématique transfigurative. Il a l’œil crochu, le regard fixe et fiévreux, les mâchoires aussi saillantes qu’une faute d’orthographe dans l’enseigne d’un imprimeur.
Un drôle de gars !
— C’est un circus où qui se passe des choses, hein ? fait Béru à miss Lola.
Lola, c’est pas exactement la pin-up que se disputerait Hollywood à coups de dollars. Elle est un peu palote, un peu mièvre et résignée. A force de vivre dans une malle et de s’évaporer, elle finit par ressembler à de la fumée. Immédiatement il l’éteint, le magicien. Lui, il se prend pour le Napoléon de l’illusion. The first illusionniste in the world, qu’il prétend sur ses affiches. Des affiches qu’il exécute soi-même, je crois vous l’avoir dit. En ce moment, il en a une nouvelle en chantier. Il se représente à cheval sur un nuage rose, sa main tendue balançant des éclairs à tout va sur la planète Terre terrifiée. Sa bouille découpée dans une photo a quelque chose d’anachronique au mitan de ce barbouillis.
— Joli travail, flatté-je, vous avez des dons.
Il a un petit tic antique : il retrousse un coin de sa bouche, démasquant ainsi deux jolies dents en or d’une valeur commerciale d’environ 100 fr ; outre les deux ratiches en or, il laisse voir un faible sourire fumant d’orgueil. Jamais vu un mec aussi imbu de sa personne. Il doit mettre une glace au plafond pour se regarder dormir. Je l’envie. Ce que ça doit être bon d’être l’univers à soi tout seul ! Il est son temple, son Panthéon, son code civil, sa règle de conduite. Un petit dieu, pas mauvais diable. En plus il a un pouvoir… Un pouvoir que les autres n’ont pas. Il peut vous cravater votre montre-bracelet sans que vous vous en doutiez et la repêcher dans le slip d’une reine ou d’une grande-duchesse. C’est fort, non ?
— Comment se fait-il que vous soyez encore debout à pareille heure, m’étonné-je doucement en soufflant sur mon punch pour le réchauffer.
Il a un ricanement sardonique pareil à l’exclamation d’un corbeau qu’un chasseur daltonien confondrait avec un faisan.
— Demandez à miss Lola.
Miss Lola lui jette un regard extasié.
— Le professeur ne dort jamais, murmure-t-elle.
— Comment cela jamais ?
— Je fais comme les chevaux, mon cher, explique Nivunikônu, je dors debout, quand il me plait.
— Ça doit être pratique, admet Bérurier. Ça a dû vous rendre de grands services quand vous avez fait votre service militaire et que c’était vot’ tour de garde.
Moi, j’ai hâte de me barrer. Je déteste l’atmosphère de cette caravane. Les cinglés, ça me fout le bourdon. Et puis la vue de la pauvre gosse étiolée me navre. Les doigts de pied en bouquet de violettes, elle ignore ça. Des passes magnétiques, c’est bien les seules qu’il puisse lui faire avec sa tronche de condor blasé. Ses amours, à Nivunikônu, ça intéresserait des psychiatres. Il a tout de magique sauf le calbar. Et puis, ce type-là est tellement son genre que les intermédiaires doivent s’abstenir.
Tout ce qu’il lui demande à miss Lola, c’est de crier bravo et de faire la claque. Cette môme, voyez-vous, j’aurais un peu, de temps devant moi, je m’intéresserais à son sort. Oh ! pas que je veuille l’adopter, je suis pas apte. Mais j’aimerais lui faire une passe de ma façon quoi ! Rien dans les mains, rien dans les poches ; tout dans le promenoir à morbachs. Ça y est ! Voilà que je vous ai encore choqués ! Ce que vous pouvez être pudibonds, vous alors ! Si vous continuez à faire vos bouches en distributeurs d’œufs du jour, moi je vous fous un prochain bouquin dans le style Mauriac ; retenez bien ce que je vous dis : c’est pas une menace en l’air !
Parce que, entre nous et la collection de la Pléiade, la différence qu’il y a entre le Damai Rollmops et moi (la beauté mise à part) s’est qu’il sera jamais capable d’écrire un San-Antonio. Et même qu’il en écrirait un, un soir d’ivresse, il pourrait toujours courir pour avoir comme moi l’Imprimatur de : Jean Cocteau, Carmen Tessier, André-Louis Dubois, Roger-Pierre et Jean-Marc Thibault, Roger Nicolas, Francis Lopez, Robert Beauvais, Jean Richard, Pierre Grimblat, Albert Préjean, Marcel Grancher, Nikita Khrouchtchev, John Fitzgerald Kennedy et le Nihil Obstat du père Dupanloup.
Je vide mon glass, en ce qui concerne Béru, cette opération est terminée depuis longtemps. Nous prenons congé de ces messieurs dames.
— Je ne vous souhaite pas bonne nuit, fais-je au mage, puisque vous ne dormez pas, mais bonjour.
Je l’appelle le mage, ça n’est en fait qu’un magicien. C’est-à-dire un faux mage. Et comme il est d’Amsterdam on peut l’appeler sans arrière-pensée le faux mage de Hollande.
Béru baille comme si on lui jouait du Debussy.
— Vivement les toiles, dit-il. Je suis content de retrouver Médor. Il me tient chaud tu peux pas savoir, ça vaut une couvrante en haute laine.
— Pourquoi l’appelles-tu Médor, c’est un nom de chien ! Si encore c’était un nom de chat !
La remarque le blesse. Il se renfrogne.
— C’est marrant que tu soyes réformiste dans ton genre, murmure-t-il.
Puis, se rendant brusquement à mes raisons :
— Dans le fond t’as peut-être raison, mec. Comment t’est-ce que je pourrais le baptiser ?
— Les Trois Lanciers ? proposé-je.
— Biscotte ?
— Parce qu’il est du Bengale.
— C’est trop long. Faut un nom brèfle, qu’on puisse le crier de loin.
— Tu as l’intention de refaire ta vie avec ce mammifère, Gros ?
— Parfaitement, je l’adopte. Je vais l’acheter à Barnaby et je l’emmènerai à Pantruche avec nous quand c’est que nous rentrerons.
— Mais je croyais que tu devais envoyer ta démission au Vieux ?
— J’ai dit ça manière de causer, mais mon début d’indigestion de l’autre jour m’a poussé z’à réfléchir. Si je continuerais ce boulot, je finirais par choper une conclusion intestinale.
Nous voici au seuil de nos appartements. Je cramponne brusquement les muscles d’acier du Gros.
— Tu as vraiment très sommeil, Béru ?
— Un peu, mon neveu. J’ai les paupières qui retombent comme des vitres de 2 CV.
— En ce cas je vais y aller tout seul, fais-je.
— Z’où ?
— A l’endroit où Barnaby a délesté ses mystérieuses marchandises.
— Pour quoi faire ?
Je le regarde avec commisération.
— Dis, Enflure, te souvient-il que nous sommes des poulardins chargés d’enquêter ?
— On doit z’enquêter sur des vols de tableaux pas sur autre chose.
— Et qui te dit qu’il n’y a pas les tableaux dans ces boîtes ?
C’est à son tour de marquer une certaine stupeur teintée de pitié.
— Tu vois un tableau dans un étui à flûte, toi ?
— Les tableaux, ça se décadre, Béotien, et ça se roule comme une crêpe bretonne.
Frappé, il hoche la tête.
— J’avais pas envisagé ce rase-pet du problème.
Puis, dans un élan de chaude amitié :
— Bon, je t’accompagne. On fera la grasse matinée demain. Je te demande seulement dix secondes pour aller donner un sucre à Minet.