CHAPITRE VI

Le Mastar n’a pas menti : effectivement, la Lancia blanche de feu Mme Québellaburna s’éloigne au bout de l’esplanade. J’enrage. Si au moins j’avais ma Jag ici, je pourrais la courser. Que faire ? Où aller ? Où ne pas aller ? Je mate désespérément cette tache qui s’en va. Et puis j’ai le palpitant qui fait un triple saut périlleux en arrière sans appel. Un lourd camion chargé de bois a débouché dans la strada, barrant icelle un moment. Votre San-A prend ses flûtes, son colbak et pulvérise le record du monde du huit cents mètres sur épluchures. Je cours tellement vite que les zèbres de la ménagerie s’évanouissent de confusion dans leurs beaux pyjamas à rayures. Là-bas, le camion manœuvre lourdement. Il est attelé à une remorque de cent vingt mètre de long et, forcément, ça le gêne pour virer. Le zig de la Lancia a pigé ce qui se passait. Probablement qu’il m’a vu foncer dans son rétroviseur. Il devine que je le rattraperai avant que la voie soit dégagée, alors il exécute une manœuvre fulgurante : un petit coup de marche arrière en braquant tout, puis un viron pour repartir en sens inverse.

Le voilà maintenant qui me fonce droit sur les endosses. Je voudrais dégainer l’ami « Tu-Tues », mais il est difficile d’exécuter un saut en arrière de trois mètres tout en défouraillant. La Lancia bombe à toute vibure sous mon naze consterné. Se faire flouer de cette façon, c’est pas digne d’un superman de mon acabit, vous admettez ! Furax, je galope encore dans cette nouvelle direction. Ce que je vois, tout en m’essoufflant, relève du prodige. Au milieu de la chaussée, il y a le Gros Béru, bien campé sur ses cannes. L’auto fonce sur lui, klaxonne, mugi. Je me demande si Son Atrophie Cervicale pense bloquer de la main une Lancia lancée à folle allure ?

Mais non : il a quelque chose à la main, un objet peu volumineux qu’il lance à toute volée dans le pare-brise de l’auto. La vitre n’insiste pas et se met à faire des petits. Béru a plongé en avant pour éviter la tire. Celle-ci tangue dangereusement et va emplâtrer la roulotte des tigres, la défonçant entièrement.

Les matous, un peu ahuris, mais ravis de l’aubaine, décident puisque c’est dimanche, d’aller visiter Turin et ses environs. Si vous matiez ce zoo en liberté, ça vaut le voyage !

Quinze tigres, tous plus du Bengale les uns que les autres, en liberté, c’est un spectacle qu’on n’oublie pas de sitôt (comme dirait un joueur de cithare). Ils se barrent dans toutes les directions, provoquant la plus magistrale panique qu’on puisse rêver. Les garçons d’écurie grimpent sur les roulottes. Des flics qui enquêtaient se collent à plat ventre sous les mêmes roulottes (ils ne sont point assez lestes pour se payer l’impériale). Béru se redresse avec le bout du pif écorché. Il ressemble à Gnafron, ce personnage du Guignol lyonnais. Le pauvre biquet ne parlait déjà pas très bien français, voilà qu’il parle mal français-du-nez à c’t’heure, mes pauvres guêpes !

— N’as vu tette séance ? exulte-t-il. C’est la providente qu’a placé te gros écrou sur mon chemin.

— T’as des levées d’écrou plutôt tapageuses, fais-je.

Je lui montre les gros minets en cavale.

— C’est pas en leur achetant du mou et en leur faisant « Mffnmff » qu’on les ramènera.

Le Gros hausse les épaules.

— Je suis pas fâché de les tavoir z’en liberté, assure-t-il. J’ai horreur des n’animaux en cage.

— Ce serait des canaris, je ne te dirais pas le contraire, mais avec ce genre de bestiaux, faut s’attendre à des incidents.

Tout en échangeant ces aimables propos, nous nous sommes approchés de la Lancia. Maintenant elle ressemble à des tas de trucs, mais surtout pas à une Lancia. l’avant est ratatiné et les roues se croisent les bras. Ça gigote à l’intérieur. Je parviens à ouvrir une portière ; à retirer des décombres un petit bonhomme d’une cinquantaine d’années, ridé comme un accordéon. Il a le volant autour du cou, ce qui fait plus habillé pour aller dans le monde, et la tige de direction dans la poitrine, ce qui gêne pour rigoler. Malgré ce léger handicap je ne juge pas ses jours en danger. Il n’a même pas perdu connaissance. Néanmoins il ne parait pas apte à venir bavarder autour d’une tasse de thé, comme dit la baronne.

Un moment plus tard, douze voitures de pompiers, seize cars de police et une ambulance sont sur les lieux. Les matuches aident les pompiers morts de trouille à chercher les tigres et l’ambulance vient chercher le voleur de Lancia. Un gars qui fait plus de bruit que l’affaire et les usines Peugeot réunies, c’est Barnaby, le taulier ! Ses deux matinées sont fichues, et probablement sa soirée aussi on n’est pas parvenu à récupérer les miaous. La préfecture de police a ordonné comme mesures d’urgence, la fermeture de tous les lieux publics et l’interdiction de tous rassemblements de plus d’une personne, tant que les quinze tigres n’auront pas réintégré leur niche.

— On dira ce que tu voudras, fait Béru, mais c’est un cirque où qu’y a du spectac !

Il est satisfait, le Gravos. Les matinées annulées, ça l’arrange, il va avoir le temps de récupérer un peu. Moi je fais le bilan de la situation. Depuis notre arrivée à Torino, il s’en est passé des choses. L’assassinat du chauffeur et celui de sa gente patronne, celui des Grado’s. Le vol du Raphaël, le vol de la Lancia, et la fugue des tigres. Tout cela en quelque vingt-quatre plombes, faut être raisonnable, les gars, et pas me reprocher mon immobilisme. D’accord, je n’y vois pas plus clair dans tout ça qu’une taupe enfermée dans la chambre noire d’un photographe par une nuit sans lune. Mais j’ai du bred on the planche.

Je conseille à Sa Grosseur de se reposer, et je fonce à l’hôpital Cinsanobianco (de renommée mondiale) pour voir comment ça se passe avec le voleur de Lancia-défonceur-de-cage-à-tigres !


J’ai l’heureuse surprise de découvrir Fernaybranca au chevet du blessé.

— Tiens ! Tiens ! fait-il en italien. Comme on se rencontre ! Ce monsieur vous intéresse donc ?

— Oun poco, mon neveu ! Vous aussi ?

— J’ai tenu à le voir et à l’entendre, c’est une vieille connaissance.

— Vraiment ?

— Alberto Rizotto, vous pensez… Un voleur de voitures chevronné.

La déception me noue la glotte. J’espérais beaucoup et voilà que je tombe sur un misérable piqueur de bagnoles.

Je prends mon collègue à part.

— Vous êtes certain que ce type est une demi-portion ?

— Tout ce qu’il y a de certain. Il vole les autos pour les déshabiller : il prend les roues, les volants, les housses… Un gagne-petit. Et il fourgue ça à des marchands de pièces détachées.

— Vous permettez que je l’interroge ?

— Faites !

Je m’approche du lit. Rizotto a le souffle court.

— Pour le compte de qui êtes-vous venu voler cette automobile ? je questionne en plongeant dans ses yeux agrandis par la souffrance, le vil éclat des miens.

— Mais pour personne. Je voulais juste faire une petite promenade.

Je me tourne vers Fernaybranca.

— Il a l’habitude de prendre les flics pour des navets ?

Mon collègue n’est pas mécontent et me décoche une petite mimique sarcastique. Moi je me penche un peu plus sur le blessé.

— Ecoutez, mon vieux, fais-je d’un ton tellement tranchant qu’il me coupe les lèvres. Je suis un personnage important de la police française, sans vouloir me donner des mitaines. Si vous ne répondez pas immédiatement, je dépose une plainte contre vous pour tentative de meurtre, car vous avez cherché à m’écraser !

Il verdit, comme le compositeur du même nom.

— Moi, signor ! J’ai tout fait pour vous éviter au contraire !

— Il faudra convaincre les juges. Ce sera votre parole contre la mienne, et, si j’en crois votre réputation, elle n’a pas plus de valeur qu’une feuille de papier hygiénique utilisée, votre parole, mon vieux !

Il regarde Fernaybranca. Mon collègue détourne les yeux.

— J’attends, fais-je. Ma plainte déposée, je ferai le nécessaire afin que les Affaires Etrangères de mon pays fassent ce qu’il faut pour activer les choses ! Vous ne sortirez de cet hôpital que pour aller au trou !

Il se passe une langue plus chargée qu’un wagon de marchandises sur les lèvres.

— Ce matin j’ai reçu un coup de téléphone au bar où je prends mon petit déjeuner.

Fernaybranca s’approche, intéressé et un tantinet furax de constater que j’obtiens des tuyaux là où lui-même faisait chou-blanc.

— Quel genre de coup de fil ?

— Il me disait que si j’étais intéressé par une Lancia, il y en avait une abandonnée près du cirque.

— Qui vous disait cela ?

— L’homme.

— Mais quel homme ?

— Je ne sais pas, Madre de Dio ! Je jure que je ne sais pas. Un homme qui devait me connaître parce qu’il m’a appelé par mon prénom. Il m’a dit ceci : « Alfredo ! Si tu aimes les Lancia, il y en a une belle abandonnée près du cirque, c’est du tout cuit » et puis il a raccroché.

— Et vous n’avez pas reconnu la voix ?

— Non, signor, je le jure.

Je me tourne vers Fernaybranca.

— Bizarre, non ?

Mais dans ma salle de projection intime, mon cinoche personnel se met à usiner. Mon calcul était bon. J’avais raison de vouloir intriguer les meurtriers en évacuant le cadavre de l’auto. Seulement j’ai affaire à des champions. Ils se sont méfiés et n’ont pas voulu s’approcher de l’auto eux-mêmes, d’où cette ruse diabolique.

Je souhaite un prompt rétablissement à Rizotto et je m’emmène promener aux côtés de Fernaybranca.

— Ce qu’a dit Alfredo me trouble beaucoup, assure le commissaire transalpin (bénit).

— Ah oui ?

— Figurez-vous que la Lancia appartient à Mme Québellaburna, la femme de l’industriel chez qui travaillait le chauffeur assassiné la nuit précédente.

— Pas possible !

— Si. Et Mme Québellaburna n’est pas rentrée chez elle de la nuit. Son maître d’hôtel est très inquiet. Il paraît qu’elle a reçu hier la visite d’un homme étrange. Il avait un bouc, des lunettes à grosses montures… Et il parlait l’italien avec un terrible accent français. Ça ne vous dirait rien, des fois ?

Ses yeux de braise vont au fond de ma conscience.

— Pas du tout, assuré-je. Je n’ai pas de barbu dans mes relations.

— Oh ! soupire Fernaybranca. Une barbe et des lunettes, ça se pose et ça se retire facilement…

Il me tend la main.

— Excusez-moi, j’ai rendez-vous avec les grands patrons. Ils sont très mécontents. Ces meurtres et ce vol au musée, c’est beaucoup pour un dimanche !


Le parc Astispoumante à Torino, c’est le Bois de Boulogne en plus petit et en plus raffiné. La flore est extrêmement variée. Toutes les essences s’y trouvent réunies : de l’essence de térébenthine jusqu’aux essences de l’Orientazione en passant par l’essence Interdit. Il y a là des Nougatiers géants, des Endocrines panachées, des Fulberyoulou à barrettes conclaves, des Crocus à clochettes, des Zasperjambranches et même, oui, même des Urbi et des Orbi à calotte blanche.

De somptueuses demeures bordent le parc Astispoumante. Crèches de classe, mes fils, dans lesquelles l’esclave en tenue grouille. L’hôtel particulier du marquis di Tcharpinni est de style Médicis, d’ailleurs il s’appelle Villa Catherine, ce qui vous prouve bien que je ne mens pas. J’ai un petit instant d’hésitation avant de gravir cette majestueuse demeure qui, pour être noble, n’en comporte pas moins un perron à double révolution. Mais ni les hommes ni les principes pas plus que les éléments ne peuvent entraver la marche glorieuse de votre San-Antonio bien-aimé. Seule une souris carrossée grand luxe pourrait à la rigueur stopper le fameux commissaire, et ça vous le savez. C’est pourquoi, me voilà en train de jouer « Ah ! qu’ils sont bons quand ils sont cuits » sur la sonnette du marquis.

Le zig qui vient m’ouvrir a dû être momie dans sa jeunesse. S’il a perdu ses bandelettes, il a conservé le train cireux, l’œil vitreux et la maigreur. Il collerait là photo d’un hareng saur sur sa carte d’identité qu’aucun douanier ni aucun flic ne s’en apercevrait. En guise de lèvres, il a un coup de canif sous le nez. Son front ivoirin est en surplomb sur le reste de sa physionomie comme une visière. Dessus, quatre cheveux blancs se cramponnent comme ils peuvent.

— Je voudrais rencontrer le marquis, dis-je en mettant le dos de ma main contre ma hanche pour montrer que j’ai des manières désinvoltes.

L’ex-momie soulève ses paupières de batracien et m’enveloppe d’un regard plus glacé qu’une nuit de noces au Spitzberg.

— Qui dois-je annoncer ?

— Mon nom est Peter San-Antonio Avantibravamusica, fais-je, et je vous épargne les prénoms pour ne pas risquer de faire sauter vos plombs, mon cher. Il vous suffira de dire au marquis que je suis un ami des Grado’s en précisant que j’ai une communication de la plus haute importance à lui faire.

Le signor larbin me fait entrer dans un salon meublé en Victor-Emmanuel II authentique et me prie d’attendre. Je m’installe sur une bergère (on ne se refait pas) et je commence à poireauter.

Je ne sais pas ce que fabrique le marquis, mais il n’est guère pressé d’accueillir visiteurs de marque (de marque étrangère en ce qui me concerne). Probable qu’il était à table et qu’il ne veut pas mouler ses invités avant la poire Bellissima Héléna.

Une aimable torpeur me gagne. Voilà votre San-A qui somnole comme un employé de ministère dans l’exercice de ses fonctions.

Mais je ne pars pas tout à fait dans le sirop. Ma pensée est en veilleuse, certes, pourtant elle continue de fonctionner.

Je me dis que j’ai rarement eu à démêler un tel écheveau. Tous ces meurtres et ce vol de tableau constituent le plus bath sac d’embrouilles jamais proposé à la sagacité d’un fin limier (les épithètes dithyrambiques ne sont ni reprises ni échangées).

Quel lien existait-il entre les Grado’s et Mme Québellaburna ? Quel lien existait-il entre eux et son chauffeur ? Quel lien existait-il entre eux et le marquis Humberto di Tcharpinni ?

Un zig moins constipé des cellules que les autres qui répondrait à ces questions aurait droit automatiquement à ma reconnaissance, à la retraite des cadres et à une cuillerée d’huile de foie de morue tous les matins.

The lourde s’open, comme dirait M. Macmillan, et un étrange personnage fait son entrée. Bien qu’il soit jeune, il est pourtant duraille de lui voter une date de naissance. Il a des bras très longs et un début de compteur à gaz dans le dossard. Le visage est aristocratique, mais rose et poudré. Les cheveux sont platinés et indéfrisés comme les crins d’une poupée de prix. Il porte un costume de velours noir avec une chemise garnie de dentelle au col et aux manches. En guise de cravate, un ruban de velours rouge. La coupe du vêtement est surannée. On dirait qu’il va jouer « la Bohême » à la Scala d’Heldervivienne. Il a un soupçon de rouge à lèvres, une présomption de noir à z’yeux et une apparence de bleu à paupières sur les stores.

Une pédale comme lui, on n’en fabrique plus, même à Saint-Etienne.

Il me caresse (c’est le mot) d’une œillade gourmande, puis d’une démarche dandinante il vient s’asseoir à mes côtés sur la bergère.

— Vous désirez m’entretenir ? gazouille cette belle enfant.

L’entretenir ! Sûrement pas. Il n’est pas dans mes moyens. Faut avoir les bourses à ça, comme dit toujours un coulissier de mes relations.

— En effet, monsieur le Marquis, dis-je sans m’informer du protocole (à manger de la tarte).

— Je m’appelle Humberto, reprend le marquis. Et il ajoute : mais mes amis m’appellent Toto.

— C’est un rare privilège, assuré-je avec gravité, tout en reculant de six centimètres et demi car le Toto se fait frôleuse.

Je viens de m’introduire dans un drôle de mitan, mes petites biches. Heureusement qu’il est marquis, ça me permettra de sortir à reculons. Faut pas avoir peur d’être obséquieux dans ces cas-là (de Milan).

Il ajoute, en me biglant à la frissonnante :

— Ne seriez-vous pas Français ?

— Si fait, palsambleu. Que vous avez donc l’ouïe exercée, Monseigneur !

— Votre accent transalpin est délicieux roucoule Humberto en me caressant la joue d’un léger revers de main.

Il sourit. Je mate nostalgiquement trente-deux ratiches en me demandant combien vont dégringoler sur le tapis si je n’arrive pas à me contrôler. Moi, que voulez-vous, il y a des cas où je pourrais pas retenir un ramponneau de first quality, même si je m’attachait les bras avec du fil de fer barbelé.

— Alors, comme cela, doux ami, c’est ces chers Grado’s qui vous envoient ?

— Ce sont eux qui motivent ma visite, rectifié-je.

— Vous êtes un petit camarade à eux ?

— Si, Monsignor !

— Pourquoi ne vîntes-vous point au Turin avec eux l’autre nuit ?

— Parce que j’avais trop de travail au cirque. C’est moi qui peigne la girafe et un petit facétieux m’avait caché mon escabeau. J’ai dû la gravir par mes propres moyens.

— Mais c’est dangereux ! susurre Humberto.

— Il ne faut pas craindre le vertige, certes. Mais j’ai une bonne assurance.

— Et comment vont mes petits Grado’s, aujourd’hui ?

J’en ouvre un bec large comme celui du corbeau qui paumait son camembert pour pousser sa tyrolienne au renard.

Ce zigoto bluffe-t-il ou ignore-t-il vraiment ce qui est arrivé aux Grado’s ? S’il joue la comédie, croyez-moi, c’est bien imité, car son regard est d’une candeur totale.

— Vous ne lisez pas les journaux, Toto ? fais-je brusquement.

— Si, je lis la Gazetta di Roma.

— Et seulement cela ?

— Pourquoi cette question ?

Evidemment, s’il ne s’intéresse qu’aux salades romaines, il n’a pas encore appris les nouvelles de la nuit.

— Les Grado’s ont eu un accident cette nuit, signor Monsignor.

— Sainte Vierge ! s’exclame-t-il dans la langue de Dante. En faisant leur numéro ?

— Non : dans leur roulotte. Ils ont été assommés !

— Assommés ! Mais ça n’est pas croyable.

— Hélas ! si.

— Et c’est grave.

— Extrêmement grave puisqu’ils sont morts !

Ma petite marquise pousse un faible cri de souris enrhumée et s’évanouit. Je m’empresse. Dans ces cas-là, on sait ce qu’il faut faire lorsque, comme moi, on a lu les romans de la Comtesse de Ségur. Je lui prends la main et je la tapote en implorant :

— Marquise ! Marquise ! Revenez à vous, ma chère !

L’effet ne se fait pas attendre. Di Tcharpinni ni rouvre ses jolis yeux et fait « Où suis-je ? d’une voix pâmée. Je lui réponds qu’il es chez lui. Il file un petit regard au mur, y découvre le portrait de son arrière-grand-père, et reprend ses esprits.

— Vous les aimiez donc tant que cela ? murmuré-je.

Au lieu de répondre, il soupire dans la langue de d’Annunzio.

— Que vais-je devenir maintenant ?

Faut croire que c’était le grand amour entre eux trois ! Seulement un truc me tracasse : les Grado’s étaient des gens de cirque. Ils ne devaient passer qu’une ou deux fois par an à Torino, et leurs relations avec le marquis étaient donc très épisodiques. Pourquoi ce grand chagrin, ou plutôt cette forte commotion ?

Ma petite pensarde fait tilt.

Je regarde mes ongles, souffle dessus comme fait un acteur américain dans un western avant de défourailler sur le shérif et les frotte contre mon revers.

— Je suis arrivé l’un des premiers sur les lieux, fais-je. Donato vivait encore. Il a pu me parler…

Je me force à ne pas regarder le marquis, mais je l’observe à la dérobée dans un miroir proche. M’est avis, les gars, qu’il pique son fard sous son fard. Il se met à se poser des problèmes et c’est le moment de passer la surmultipliée.

— Il m’a dit certaines choses, lâché-je.

— Ah oui ? balbutie cette petite tronche de poupée.

Je m’enferme dans un mutisme farouche, lourd de menace. Le gars Toto n’a plus envie de vérifier si je suis rasé de près. Il a d’énormes difficultés à avaler sa salive. Lui non plus ne pipe pas (ce qui est très exceptionnel de sa part). Notre silence s’emmagasine dans le salon. De quoi assurer toutes les minutes de silence des prises d’armes pendant deux ans !

— C’est atroce, déballe l’Humberto sans la moindre conviction.

Il espère encore que je vais parler, le sens à point et je m’abstiens.

— Que vous a dit ce pauvre Donato ?

— Des choses, vous dis-je.

— Quelles choses ?

Je refais le coup des ongles polis, avec l’autre main.

— Vous savez, Toto, quand un homme assassiné fait des révélations, c’est à la police seulement qu’on doit les transmettre.

Il a un immense soupir d’enfant qui a beaucoup pleuré.

— Combien ? demande-t-il d’une voix peureuse.

Mot magique ! Quel renoncement il tient ! C’est la grande abdication ! L’abat suprême. Combien ? Combien pour avoir la paix ? Combien pour qu’un secret soit préservé ? Pour qu’une saloperie demeure un vice ignoré.

— Cela dépend de votre bon cœur, en lui souriant gentiment.

Il a le teint plombé, le Monsignor. Il va falloir qu’il se repasse une couche de Ripolin Express.

— Cinq cent mille lires !

— Vous me prenez pour un mendiant ! La lire est une monnaie si chétive…

— Ma combien voulez-vous donc ?

La faiblesse de sa proposition indique que ce qu’il a à redouter n’est pas d’une gravité extrême. Mais peut-être est-il radin ?

— Dix millions ! hasardé-je, c’est mon dernier prix.

— Non ! Cinq cent mille ! C’est ce que je donnerais aux policiers pour étouffer l’affaire, alors vous voyez…

Je lui donne une petite bourrade affectueuse et je sors ma carte de matuche.

— Admirez un peu ce paysage, Humberto.

— Police ! s’écrie-t-il. Police française ! Mais qu’est-ce que ça signifie ?

— C’est vous qui allez me renseigner, mon cher marquis. Donato, hélas ! était mort quand je l’ai trouvé. Mais je vous ai prêché le faux pour savoir le vrai. Alors le vrai vous allez me le dire. Si vous me le dites pas, je déclenche un pastis du tonnerre de Zeus et c’est pas avec cinq cent mille lires que vous endormirez les journaux.

La pauvre louloute éclate en sanglots du genre convulsif. Elle trépigne, se pétrit le visage à pleines mains en déversant sur le satin du canapé des flots de lacryma christie (comme dit Agata).

— Vous êtes une méchante, une grande vilaine policière ! trépigne Humberto.

— Au lieu de laisser déborder votre vase d’expansion vous feriez mieux de me rancarder. Si vous parliez sincèrement, je vous tiendrais à l’écart de cette vilaine affaire et ça ne vous coûterait même pas un fifrelin.

Du coup, ça endigue son inondation.

— J’ai votre parole d’honneur ?

— Vous l’avez, mais ne le dites à personne ; c’est la dernière qui me reste. Alors, beau platiné ?

— Eh bien, voilà… Je… Par moments j’ai des petites dépressions. Pour les surmonter, je suis obligé de me doper un peu…

Je revois les deux sachets de neige dans le tiroir secret des Grado’s. C’est un trait de lumière.

— Ils vous approvisionnaient en came ?

— Oui. Chaque fois qu’ils passaient par Torino ils me procuraient de la drogue. Et à bon prix, car c’étaient vraiment de bons amis.

Je réfléchis.

— Où étiez-vous cette nuit, Marquis ?

Il s’indigne.

— Vous né me soupçonnez pas de les avoir tués tout de même ! Je suis le marquis di Tcharpinni, ne l’oubliez pas.

— Ah non ! grondé-je, faudrait pas chahuter avec votre octave, Toto. Inutile de monter le ton. Je ne vois pas pourquoi je ne soupçonnerais pas de meurtre un petit marquis drogué qui se vante d’être l’ami de trafiquants.

Ça le douche, il repleure.

— Oh ! comme vous êtes cruelle avec moi.

— Répondez à ma question, je vous prie !

— Cette nuit, je l’ai passée ici avec des amis. Je peux donner leurs noms, ils vous le confirmeront.

— Je l’espère bien pour vous. Les Grado’s étaient des passeurs de came importants ?

— Je l’ignore !

— Pas de faux-fuyants, je déteste. Quand je déteste, je me fâche ; quand je me fâche, il y a du séisme dans l’air !

— Mais je n’étais pas au courant de leurs affaires.

— Drôles d’affaires ; avaient-ils beaucoup de clients comme vous ?

— Je vous jure que je ne sais pas. C’est probable. Ils faisaient partie d’un circuit. Je ne peux absolument pas vous en dire davantage. Je ne peux pas…

— Qui voyaient-ils en dehors de vous à Turin ?

La jolie marquise hausse ses frêles épaules. Ce qu’elle doit être bath en robe du soir !

— Je ne sais.

— La signora Québellaburna ? hasardé-je.

Il fronce les sourcils.

— Possible ! J’ai entendu, effectivement, Donato téléphoner l’autre nuit à cette dame.

— D’où ?

— D’ici. Ils sont venus prendre un verre après leur spectacle au Torticolis. Donato m’a demandé la permission de téléphoner. Et comme le téléphone se trouve dans la pièce voisine, je l’ai parfaitement entendu réclamer la signora Québellaburna.

— Que lui a-t-il dit ?

L’autre fronce les sourcils. Il ne sait plus très bien. N’est-ce pas, il était en train de lutiner l’autre Grado’s et il n’avait plus toute sa tête à lui !

Passons.

— Il n’a rien dit en revenant du téléphone ? je demande.

Le gentil marquis branle le chef.

— Il avait l’air soucieux. Il a dit à son ami : « Giuseppe n’est pas encore rentré. »

Je prends le bras de di Tcharpinni dans un élan plein de ferveur.

— Répétez !

— Il a dit : « Giuseppe n’est pas encore rentré », affirme Toto.

Je ne sais pas si vous vous en souvenez encore, bande de cloches, mais le chauffeur assassiné s’appelait Giuseppe Farolini.

— Et qu’a répondu Paul ?

— Rien, ça n’a pas eu l’air de l’inquiéter.

— Vous avez revu les Grado’s dans la journée d’hier ?

— Non. Hier j’étais à Milano. Ils devaient revenir ici ce soir.

— Vous connaissez les Québellaburna ?

— Je les ai rencontrés dans des réceptions.

— Quelle sorte de gens sont-ce ?

— Lui, c’est le brasseur d’affaires. Il est riche à mourir. Sa femme…

Sa femme aussi, probable, puisqu’elle est morte.

— Sa femme ? insisté-je.

— Elle paraissait s’ennuyer dans la vie.

— Elle se droguait aussi ?

— Je le crois, rosit Toto.

Mon petit doigt m’affirme que je n’ai rien de plus à tirer de ce chérubin. Je me lève pour prendre congé.

— Vous allez mettre la police italienne au courant ? demande-t-il.

— Non, mon chou, fais-je au marquis. Seulement, il n’est pas exclu qu’elle se mette au courant toute seule, la police italienne. Elle va vouloir interviewer les gens qui ont approché les Grado’s depuis leur arrivée à Turin, et comme vous êtes parmi ceux-là…

Il soupire.

— C’est au sujet de la drogue…

— Je comprends. Mais ce sera à vous de jouer pour vous tenir le nez au propre, si je puis dire.

Je m’en vais. En sortant qui rencontré-je sur le perron ? Mon bon petit camarade Fernaybranca. A sa physionomie, je réalise que nos rapports vont devenir de moins en moins cordiaux.

— Qu’est-ce que vous faites ici ? tonne-t-il.

— Je fais la quête pour les pauvres de la paroisse, dis-je. Pas la peine de vous présenter : on m’a déjà donné.

Et je me tire en lui adressant un aimable sourire.

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