CHAPITRE XI

Chemin faisant je le mets au courant de l’affaire Grado’s. Sa Majesté n’en revient pas.

— Tu vois la vie comment que c’est, soupire-t-il. On cherche un voleur de tableaux et on trouve un gang de droguistes ; c’est comme Henri IV à la gare d’Austerlitz, quoi : t’attends Khrouchtchev et c’est Beuscher qui radine.

Torino est presque vide. C’est l’instant de la nuit où ceux qui rentrent en retard croisent dans la rue ceux qui sortent en avance. Les uns et les autres tombent de sommeil.

L’obscurité est épaisse comme du vin espagnol. Quelques parcimonieuses gouttes de pluie tombent sur l’asphalte, sans bruit.

— Tu vois, reprend Béru, dont c’est l’heure de méditation, quand on a un vice on le paie. Ce marquis cette madame Québellacouetta, son chauffeur, les Grado’s, l’autre mec que tu causes et sa souris, ils seraient été normaux, au moment où qu’on cause ils vivraient encore.

Bast, pour combien de temps encore ? soupiré-je. La durée humaine est si précaire, Gros !

— Je vais te faire voir mon c… s’il est précaire ! s’indigne le Boulimique.

Nos pas résonnent dans les rues désertes, nos esprits aussi raisonnent.

— Tu ne sens donc pas à quel point le présent est fugace, Bérurier Alexandre-Benoît ? Tu n’es pas épouvanté à l’idée que chaque seconde s’engloutit avant même que tu en aies eu conscience ?

— Toi t’es en train de faire une décalcification du cerveau, prophétise l’Enorme. Le présent, c’est pas des secondes qui se barrent, San-A ; là, tu te gourres vilain. Le présent c’est qu’on est vivant et bien à son aise dans sa peau et qu’on em… la moitié du monde, plus l’autre moitié.

Saisissant, hein ? Cette conversation de deux flics français dans les rues de Torino, en fin de nuitée. Dans son genre, le Béru, c’est un bambou pensant.

— C’est ici que les Athéniens s’atteignirent, dit-il en me désignant la façade chétive d’une maison basse. La porte que tu vois !

Je mate les fenêtres. Elles sont obscures comme les projets d’un sadique. Pas d’hésitation, faut y aller. Je biche mon sésame j’ai un entretien déterminant avec la serrure. Nous pénétrons dans un endroit frais qui sent le lard, le vin, les nouilles et le parmesan. J’actionne ma lampe de poche. Son faisceau me dévoile un entrepôt d’épicier. Des tonneaux, des fiasques de chianti, des caisses de pâtes, des roues de fromage, des barils d’huile d’olive garnissent la pièce, basse de plafond.

Je poursuis mon inspection en ouvrant une seconde porte. Cette fois encore c’est un entrepôt de denrées alimentaires qui s’offre à nous. D’énormes jambons de Parme, des saucissons, des mortadelles sont accrochés au plaftard. Des tonneaux d’olives et de harengs terribles salés sont amoncelés céans.

— C’est la caverne de Lustucru ! plaisanté-je, car j’ai beaucoup d’esprit, pour peu que j’aie pris la précaution de sucer quelques allumettes.

Un tiers de ce second entrepôt est occupé par des pommes de terre ; il y en a un tas terrifié qui grimpe jusqu’aux poutres. Sa Majesté met le pied sur l’une d’elles qui avait choisi la liberté. Il culbute et s’abat, patate de plus sur les patates ! Un monceau, de tubercules alimentaires riches en amidon, de la famille des solanacées et dont l’usage se répandit en France sous l’impulsion de Parmentier, s’écroule alors sous le poids considérable du Mastok. Cette avalanche révèle une chose noire enfouie au milieu des patates. La chose qu’on vous parle est l’extrémité d’une boîte au couvercle arrondie : un étui à clarinette vermifugée.

— T’avoueras que j’ai un drôle de pot ! triomphe le Gravos. Ce que je dégauchis pas avec le nez je le trouve avec mes fesses ; c’est un cygne du déclin, non ?

— Nous allons enfin savoir ce que contiennent ces damnées boîtes, my dear, lui rétorqué-je en américain.

Je fais jouer les fermoirs de l’étu. Ils jouent admirablement sans la moindre fausse note ce qui est la moindre des choses pour des fermoirs d’étui à clarinette.

Je soulève the couvercle, prêt à tout, y compris au pire. Et qu’aperçois-je, délicatement posé sur un capitonnage de velours bleu-des-mers-du-sud ? Devinez. Vous ne voyez pas ? Le contraire aurait détonné. Faites un effort, que diantre, ou sinon je vous colle trois calembours à la file dans le prochain paragraphe. Non ? Eh bien, dans l’étui à clarinette, il y a… une clarinette ! Je la prends, je la regarde, je souffle dedans. C’est une clarinette. Un détail cependant : elle pèse lourd. Beaucoup plus lourd qu’un instrument normal. Je suis frappé d’une idée (mais sans trop de mal). Je gratte l’instrument avec la pointe d’un canif. C’est du platine ! Une clarinette en platine, les gars, je ne sais pas si vous vous rendez compte de la valeur de l’objet. On devient frénétiques, Sa Grosse Tronche et moi. On se met à culbuter les patates à tout va et on extrait successivement : une flûte et un piston en platine ; un corps d’harmonie en or, et un hélicon-basse en argent massif.

Le trésor d’Ali Baba !

— Dis voir, rigole Béru, il se paie une fanfare de prix, le Barnabuche !

Comme il achève cette boutade, la porte s’ouvre sur l’être le plus extraordinaire qui soit. Le monsieur qu’on vous cause doit avoir une petite centaine d’années. Il lui reste deux dents sur la façade principale. Il porte une moustache de Gaulois, blanche, sous un nez pareil à une fraise décolorée. Il est en chemise et bonnet de nuit et il tient un fusil du genre tromblon à la pogne. Et ça se met à glapir, ça, madame, avec ses vieux soufflets bouffés aux mites, comme un camelot.

Il parle un patois inaudible et couche Béru en joue. Le Gros s’avance en rigolant comme une caravane de chameaux. Alors le petit vioque presse la détente. Son tromblon explose et il se prend un nuage de poudre sur la frime. Du coup ses cris redoublent. Sa moustache a pris feu et on entreprend d’éteindre l’incendie avec de l’eau minérale qui se trouve sous la main. On finit par circoncire le sinistre comme l’affirme Bérurier. Un côté de la moustache a brûlé, mais il reste un bon bout de l’autre.

— Il aura qu’à se faire photographier de profil, plaisante l’Enorme.

J’essaie de questionner le vieillard, mais il a été commotionné et il bavoche des trucs sans suite. Arrive alors une grosse matrone de douze tonnes, avec elle aussi une moustache à la gauloise, des yeux comme des poings et des jambes plus velues qu’un gorille. La fille joint ses cris à ceux de son père, car c’est sa fille aînée.

Je biche la clarinette en platine et je dis au Gros de s’amener. Nous fuyons le tumulte. Des cris retentissent dans le quartier et tout à l’heure si nous nous attardons, nous serons houspillés par une marée humaine, tout à fait inhumaine.

— Où qu’on va ? demande Badinguet en courant au petit trot à mes côtés.

Il fait bon, nous sommes bien en souffle et bien en jambes car la carburation est bonne.

Barnaby Circus, Gros !

Le jour frileux se lève lentement. Un jour gris, le lundi matin, gris sale, couleur de fumée d’usine !

— Je commence à en avoir plein les pattes de ce patelin ! amorce Béru lorsque nous débouchons sur l’esplanade of the circus. Mais où que tu vas !

Où que je vais ? Dire bonjour à mon cher patron, tout couennement.

Les Barnaby réveillés en sursaut, c’est une attraction qui ferait de l’or (si j’ose dire après ma découverte) sous leur chapiteau. Madame porte une chemise de nuit mousseuse, dans les tons violets, avec de la dentelle noire un peu partouze. Elle a des bigoudis en jus d’hévéa solidifié plein sa chevelure de poupée. Sans maquillage, elle est enfin telle qu’en elle-même, à savoir qu’elle ressemble à un bloc de saindoux, en moins expressif. Le Monsieur n’est pas mal non plus dans son pyjama noir à rayures blanches. On dirait un gros zèbre en négatif. Le couple vaut son pesant d’abrutissement. Ils devraient se reproduire, je connais au moins douze cents zoos qui seraient intéressés par les résultats. Tiens, s’il voulait me faire un petit, un seul, je l’offrirais à Vincennes. Rien que pour avoir droit au petit écriteau d’usage. « BARNABUS ENFANTIBUS, de la famille des mammifères. Don du commissaire San-Antonio. » ça en ficherait un jus, non ? Et ça ferait du peuple. On collerait un tourniquet devant la cage. Défense de lancer des cacahuètes à l’animal, il ne mange que du bœuf en daube, ne lit que Le PARISIEN Libéré.

— Qu’est-ce y a ? demande Barnaby en coulant une main urgente par l’ouverture principale de son pantalon de pyjama afin de mettre un peu d’ordre dans des régions à côté desquelles les forêts amazoniennes ressemblent aux pelouses de Hyde Park.

— Y a que j’ai assez fait joujou, Barnaby, dis-je. Maintenant c’est râpé, il va falloir te mettre à table, mon pote.

Il violacit instantanément.

— De quoi ! Qu’est-ce que tu racontes, moustique ?

Je lui tire un double ramponneau à torsion, avec prolongement des cartilages de conjugaison et, participation momentanée des nébuleuses de retrait. Il titube, bascule sur son gros brancard de Lola et tous deux se retrouvent les quatre fers en l’air sur la moquette. La vision, quoique fugitive, vaut un pèlerinage à Fatima. Béru et moi, on a le temps de se rendre compte combien c’est beau, combien c’est grand, combien c’est généreux ! On applaudit. Furax, le père Barnaby se relève pour me faire un sort.

— Espèce de petit avorton ! invective-t-il. Larve ! Empompidé de Frey ! Et t’essaieras, et t’essaieras !

Alors, pour le méduser sans la participation d’une méduse comme le ferait un rat d’eau, je sors de la poche postérieure de mon slip la clarinette de platine.

— Tu veux que je te joue un petit air avec ce joujou de platine ?

Il se tait, s’immobilise, s’arrête de respirer, de penser, d’exister.

— Mais c’est ta musique ! brame Lolita qui ne s’est encore pas remise de la séance dans la boîte de nuit avec Muguet.

Les glaçons dans le giron, ça l’a enrhumée, la pauvre biquette. Maintenant elle parle du nez.

Barnaby a un hochement de casse-tête.

— On dirait, expire-t-il.

— Tu vois, Gros Lard, reprends-je. Ton trafic est découvert. Non content de patronner le trafic de drogue, tu te livrais aussi à celui des métaux précieux ! J’ai idée que tu vas être obligé de vendre la peau de tes ours avant de les avoir tués ! Ça va te coûter chérot.

Il bleuit.

— Non, je vous donnerai ce que vous voudrez, fait-il, réadoptant le vouvoiement.

— Je suis un flic, dis-je. Et le boulimique aussi. On a été placés dans ton Barnum pour le surveiller.

Barnaby fait un geste douteux en direction du tiroir de sa commode.

— Bouge pas ou je te mange ! menace Bérurier.

Terrifié, le bonhomme se fige comme un litre d’huile d’arachide oublié par Paul-Émile Victor sur une banquise.

— Ecoutez, murmure-t-il, je vous jure sur la vie de Lola qu’il y a maldonne. Je ne suis pas un trafiquant. Oh ! pas du tout !

— Et alors, c’est parce que tu es mélomane que tu te fais faire des instruments en platine et en or ?

Le pauvre zébré renifle et arrache un truc dans son pyjama. Il le considère avec tristesse. Je ne sais pas ce que c’est mais c’est roux et ça frise.

— Ecoutez, dit-il, ces instruments, ce sont mes économies de toute ma vie.

Je le regarde. Sa voix est d’une sincérité touchante. C’est pourtant vrai qu’il a l’air d’un brave homme, ce père Barnaby. Tout à coup, avec cette spontanéité dans la tendresse qui fait une partie de mon charme (l’autre partie étant ce dont à propos de quoi votre femme m’a téléphoné l’autre jour pendant que vous étiez en voyage), je me mets à regretter cette ecchymose pourpre au coin de sa lèvre.

— Vos économies !

— Oui. Nous autres, gens du cirque, on gagne du pognon, mais on n’a plus confiance dans les banques, vous le savez. On ne peut pourtant pas trimbaler non plus des sommes extravagantes en liquide. Alors j’ai trouvé cette astuce qui me permet de garder avec moi la totalité de ma fortune sans risquer de me la faire secouer, tu comprends, fils ?

Ses bons yeux de saint-Bernard (pareils à ceux de Béru, tiens, c’est vrai), sont pathétiques.

— Quand tu m’as annoncé que les poulets (oh ! pardon, se reprend-il) je voulais dire que les flics allaient perquisitionner j’ai eu les jetons qu’ils trouvent ces instruments et s’aperçoivent du truc. Alors je suis allé les planquer chez un beau-frère à moi qu’est épicier dans la ville.

Il soupire.

— C’est mon rôle de policier. Vous savez, Barnaby, les banques sont plus humaines que vous ne croyez et elles ont des coffres blindés dans lesquels votre quincaillerie serait plus en sureté.

Et je jette la clarinette sur le lit.

Barnaby se refringue en vitesse. Puis, tout de go, il lâche son grimpant et me chope par le revers.

— Vous dites que vous êtes de la poule, faudrait voir à me le prouver.

— Rien n’est plus aisé, dis-je en portant la dextre à ma poche pour y prendre mon porte-cartes.

Malédiction ! Je ne l’ai plus ! Il a disparu. Je me dis que je l’ai perdu au cours de mes bagarres nocturnes.

— Béru, invité-je, j’ai paumé mon larfouillet, sois gentil, et montre tes fafs au papa Barnaby.

Sa Seigneurie Gras du Bide porte à son tour la main à sa pocket et ne tarde pas à faire la même grimace que moi-même.

— Je l’ai perdu aussi ! bée-t-il.

— Y a du louche là-dessous ! meugla Lolita. Fais attention, chéri, ils veulent te fabriquer !

— Au lieu d’ameuter la garde, dis-je, vous feriez mieux d’aller récupérer le restant de votre orchestre pour coffre-forts et orfèvres. On a mis la panique dans l’épicerie et les voisins pourraient bien se payer un saxophone en or en même temps qu’un jambon !

Le couple se met à cavaler, presque nu, en direction de la Cadillac stationnée devant la roulotte présidentielle.

Puisqu’on est en Italie, je peux bien vous le dire. Cette fuite au clair de lune a quelque chose de dantesque !

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