— Où t’est-ce qu’on va ? s’inquiète le Béru, soucieux de passer une soirée délicate.
Cette journée de diète (comme on dit à Augsbourg, à Francfort, à Worms et à Spire) l’a mis en verve, et cette filature en forme :
— Je connais une boite assez sympa, lui dis-je, songeant au Torticolis.
— On y trouve des sœurs ?
Je néglige de lui dire qu’on y rencontre surtout des frères.
— Pardine !
— Moi, je m’en lèverais bien n’une cette noye, pour rien te cacher. Je la voie d’ici belle, bien découpée, avec le balcon en capot de jeep, le popotin monté sur amortisseurs et juste ce qu’y faut de moustache pour qu’on se rende compte de la couleur de la dame.
— Ça doit se trouver, promets-je.
— D’autant plus que j’ai du pognon plein mes vagues. Tu te rends compte qu’avec ce que je gagne je pourrais me payer une reine si elle me dirait.
Le Torticoli ne bat pas encore son plein lorsque nous y débarquons, pour la bonne raison qu’il n’est pas plein mais je suis bien persuadé que s’il était plein il le battrait.
Les deux loufiats dont l’un me tuyauta me reconnaissent et s’empressent.
— Par ici, signor, c’est notre meilleure table !
Ils louchent sur Béru et la rousse me chuchote.
— Soit dit sans vous vexer, signor, votre petite amie n’est pas très jolie. On peut vous trouver mieux.
— Vous inquiétez pas, ma Gosse, nous sommes ensemble depuis plusieurs lustres, elle et moi. En amour, l’habitude est une forme de vice.
On se commande une bouteille de champ’ et le Gros en torche la moitié histoire de se mettre en forme.
— Y a surtout des bonshommes, observe-t-il, on voit qu’on est près de l’Afrique, les dadames restent à la casbah.
Il est tout contrit et, pour noyer sa déception, il écluse du champ’ comme un chameau qui n’aime pas le pétrole boit de la flotte avant de traverser le Sahara.
L’orchestre de chambre (naturellement) joue « L’Escarpolette Milanaise » chanson panée avec accompagnement de spaghetti. L’éclairage est tamisé (re-naturellement). Je me détronche pour mater les spectateurs. Ce qu’il peut y avoir comme messieurs-dames ce soir c’est rien de le dire ! Le blondinet décoloré fait fureur. Et faut être Béru pour ne s’apercevoir de rien.
Soudain je tique en voyant entrer le marquis Humberto di Tcharpinni.
Il n’est point seul. Dérogation à ses coupables habitudes, il est escorté d’une ravissante jeune femme brune aux yeux de lavande. Elle est moulée dans une robe qui ressemble à une peau d’anguille dorée (les plus rares) et qui accuse formellement ses formes harmonieuses. Quand elle marche on dirait que son adorable postérieur est en train de faire une addition compliquée, style : « Je pose 6 et je retiens 8. » Le marquis considère l’assistance, adresse des ronds de mains, fait des ronds de jambes de table en table et se retrouve devant la notre. Il se pétrifie, pâlit, rosit, sourit et murmure :
— Quelle bonne surprise !
— Morbleu, Monseigneur, vous m’en faites une autre ! renchéris-je, en lui tendant la main.
Dans son trouble il me fait un baise-main.
— Voici le signor Bérurier, dis-je.
Le marquis ne veut pas être en reste. Il désigne sa compagne après nous avoir présenté à elle :
— Barbara !
La môme a des cils longs, noirs et recourbés. Elle les agite un peu et laisse couler par en dessous un regard plus langoureux qu’un solo de mandoline.
— Ravie, dit-elle.
— Vous êtes attendu ? je demande au marquis.
— Non.
— Alors faites-nous la grâce d’accepter une coupe en notre modeste compagnie, marquis !
— Volontiers.
Tout le monde refait sisite. Béru est estomaqué (et de sa part c’est méritoire) par la beauté de la souris. Il l’examine d’une façon éhontée comme il regarderait un Martien, en train de faire ses ablutions dans son bol de café au lait.
— Comment marche votre enquête ? demande le marquis.
— A cloche-pied, réponds-je.
C’est mou. C’est vague. Nous nous enlisons (si j’ose dire, ajouté-je pudiquement) dans de l’incertain :
— Sitôt après votre départ…, commence Toto.
— Je sais, coupé-je, vous eûtes la visite d’un quidam de la polizia italienne.
Je me penche sur lui.
— Je vais profiter de cet agréable hasard qui nous met en présence, marquis, pour solliciter de votre haute bienveillance un menu service qui, je l’espère, vous coûtera peu.
Je bois un coup de Perrier de luxe.
— A votre entrée ici vous fûtes salué par une grosse partie de l’assistance, n’est-ce point vrai ? Puisque vous avez le privilège de connaître beaucoup de gens céans, pourriez-vous me dire si vous voyez dans la salle des personnes qui connaîtraient les malheureux Grado’s ?
Il fait une petite moue.
— Signor commissaire, je ne suis pas un indicateur de police !
— Est-ce être indicateur que d’aider la police à arrêter le meurtrier de deux amis ?
Il est frappé par l’argumentation (en italien argumentazzione).
— C’est vrai.
— Alors ?
— Je vais jusqu’au bar afin de faire une inspection discrète.
— Je vous en prie.
Il se lève, nous laissant Barbara en otage. Quelle déesse ! Elle a une voix qui nous prend là, et puis un regard qui vous chope ici. On ne se lasse pas de la contempler. Il doit être à voile et à vapeur, le marquis. Une belle frangine comme la signorina Barbara l’écarte du droit chemin. C’est fatal.
Je constate alors un fait inouï. Je vous en ferais bien part, mais je suis certain que vous ne me croiriez pas. Je vous le dis quand même : la môme n’a d’yeux que pour Bérurier. Je veux bien que le Mastar met le paquet en ce moment pour la séduire, mais que sa séance de charme rende, voilà qui me dépasse.
Il me lance un clin d’œil triomphant.
— J’ai un jeton maison, murmurent-il en masquant sa bouche avec sa coupe.
On m’a toujours dit que les femmes appartenaient à ceux qui les désiraient, mais tout de même !
Le Béru ne se sent plus. Il promène une main à tête chercheuse sous la table et je devine à la discrétion frénétique de ses mouvements que si la môme a un épanchement de synovie, il est en train de lui appliquer un traitement de choc.
— Modère-toi, Gros, dis-je, c’est télévisé !
— Quel dommage que je cause pas italoche, lamente mon compagnon (en anglais my friend) ou elle français. Enfin, y aura toujours manière de se faire comprendre tant qu’on aura des pognes et le moyen de s’en servir ; pas vrai, fillette ? fait-il à la môme Barbara en caressant son décolleté.
Elle se trémousse. Elle doit aimer les soudards, les Gargantua, les spadassins, les mufles, les forts, les ignobles. Elle le prouve en appuyant câlinement sa jolie tête sur l’épaule du Gravos : lui il part dirécto au septième ciel sans escale. Le regard vitrifié, la bouche tordue par l’extase, l’âme tricolore et la main veloutée il vit un instant d’indicible félicité. Je me dis que lorsque le marquis va refaire surface et qu’il constatera la voie d’eau, il piquera une crise. Deux crises à grand spectacle dans la même hotte c’est un peu beaucoup et je suis fermement décidé à juguler la bataille navale dès les premiers engagements. Mais mes craintes sont vaines. Lorsque di Tcharpinni radine, il sourit en voyant le couple, qui joue à jouer.
— Je crois que votre ami plaît beaucoup à Barbara, dit-il.
J’aurais dû me gaffer qu’il ne serait pas jalmince d’une nana. Il sort Barbara pour la façade. Elle lui tient lieu de paravent.
— Et en ce qui concerne nos petites affaires, où en sommes-nous, je demande.
— Eh bien, je crois être en mesure de vous fournir une indication, assure le marquis.
— En vérité, Monseigneur ?
— A la table à gauche de l’orchestre, il y a un couple, vous le voyez ?
— A merveille.
— L’autre nuit, lorsque nous sommes partis d’ici, les Grado’s et moi, ce couple nous a suivis dehors.
— Intéressant, et ensuite ?
— Donato s’est retourné à plusieurs reprises tandis que nous gagnions ma voiture. Il a dit : « Dépêchons-nous. » Il paraissait très troublé, inquiet.
— Pourquoi ne m’avez-vous pas parlé de cet incident lors de ma visite chez vous ?
— Il m’était sorti de l’esprit, c’est maintenant seulement, en revoyant l’homme, là-bas, que je…
— Et que s’est-il passé ?
— Rien. Mais pendant tout le trajet d’ici à mon domicile, Donato n’a pas cessé de regarder par la lunette arrière. En arrivant, il m’a demandé la permission de téléphoner et c’est alors qu’il a appelé la signora Québellaburna.
Comme il termine son récit, le couple en question se lève.
— Marquis, dis-je au marquis (il serait comte je l’appellerais comte avec d’autant plus de plaisir que les bons comtes font les bons amis), Marquis, pouvez-vous me prêter votre voiture ?
Il se rembrunit comme un meunier nègre qui vient de faire sa toilette.
— C’est que j’ai ma Ferrari et vous savez ce qu’on dit ? Auto prêtée, auto cassée.
— Chez nous, grincé-je, on dit que les bagnoles c’est comme les femmes : ça ne se prête pas ! Mais je vois que pour vous la comparaison ne joue pas car vous n’êtes pas jaloux.
Effectivement, le Béru vorace tient Barbara dans ses bras puissants et lui fait sa muqueuse de velours persillée.
Di Tcharpinni sourit complaisamment.
— Barbara n’est pas ma femme, rectifie-t-il. Il ajoute :
— Mais si vous voulez me permettre de vous piloter, ce sera avec joie.
— Volontiers.
Nous laissons les tourtereaux à leurs ébats. Béru retire son mufle des lèvres de Barbara. Il a la bouche comme un c… de singe because le rouge à lèvres de la dame a changé de terrain.
— Vous vous taillez ? demande-t-il.
— On va au boulot, rétorqué-je en lorgnant le couple arrêté au vestiaire.
— Quand tu rentreras au cirque annonce-toi discrètement, demande Béru, j’ai l’intention d’emmener Mademoiselle visiter la ménagerie et y se pourrait que j’y offre ensuite une petite tournée de matelas à ressorts.
— Sois tranquille, je sais être discret !
Je sors sur les talons du couple aux côtés du marquis.
Nous montons dans sa Ferrari rouge et nous attendons que les autres déboîtent de la file.
Ils ont pris place à bord d’une Lancia noire et foncent à 185. Le marquis se débrouille bien au volant de son bolide.
— Ne les suivez pas de trop près, dis-je. Il ne faut pas qu’ils nous remarquent.
La Lancia s’engage sur une nationale, toujours à vive allure. Nous la suivons.
Nous bombons (glaçons, caramel, corneskis) à très vive allure. Di Tcharpinni, bien qu’étant d’origine milanaise, n’a rien d’un sanglier, puisque pas un moment il ne lève le pied. Nous traversons tour à tour et successivement dans l’ordre chronologique : Santa Moutardamora, Patémarconi, Pariccilasorti, Bandavelpo et Chiantirosso. Enfin la Lancia noire quitte la nationale B 14 pour virer dans le chemin vicinal 00 01. Encore un kilomètre trois cent vingt-quatre et l’auto du couple stoppe devant la grille d’une propriété hermétiquement close. L’homme sort une clef de sa poche et ouvre. Il entre avec sa tire.
Le marquis attend quatre secondes et demie et fonce à son tour.
— Vous auriez dû laisser votre voiture à l’extérieur, déploré-je.
Mais il paraît téméraire, ce gentil seigneur.
— Bast, fait-il, nous verrons bien.
Il roule lentement, tous feux éteints. Au bout d’une large allée bordée de lauriers, la demeure s’élève : livide et sévère dans la clarté lunaire. Le couple y pénètre. Le marquis stoppe son moulin et nous marchons le long des buissons afin que nos ombres s’y confondent. Des lumières jaillissent dans la façade de la maison. De la musique s’élève : une musique d’orgue (que j’écoute avec amour et délice).
— Et maintenant ? demande Humberto qui paraît prendre goût à l’équipée.
Il a de la branche, ce Toto, même si des messieurs s’agrippent après, ça vous a une certaine allure.
— Êtes-vous armé ? je questionne.
Il ouvre tous grands ses yeux de biche.
— Armé, moi ! s’indigne-t-il. Et vous ?
Je sors mon stylo à cartouches.
— Plus ou moins, chuchoté-je. Dans ma profession on se sert plus souvent d’une contrebasse à cordes.
L’un précédant l’autre nous atteignons le pet rond. Nous montons les degrés qui permettent de le gravir (et dans les cas d’extrême urgence, de le descendre) et j’actionne doucement le loquet. Par veine, la porte n’est point verrouillée.
J’entre, toujours suivi du gars Toto, dans un hall de petites dimensions, de si petites dimensions, même, qu’il ressemble presque à un vestibule du genre-couloir-servant-d’entrée.
Un rai de lumière filtre sous une porte. C’est de là que s’échappe la musique. Je me baisse pour jouer les larbins stylés en regardant par le trou de la serrure. C’est alors que la porte s’ouvre violemment et que je me trouve naze à naze avec le quidam à la Lancia. Il s’attendait à ma visite, c’est certain.
D’un coup de genou dans la boîte à dominos, il me fait basculer en arrière. Je lève alors ma main qui tient le feu pour l’assaisonner à la sauce Grand Veneur, mais mon brave petit marquis me place un shot à la Kopa dans le poignet. C’est pas du luxe, ni de la luxure, mais de la luxation.
Mon vaillant camarade « Tu Tues » voltige à travers la pièce. La gonzesse du quidam à la Lancia le ramasse. Son camarade a sa propre artillerie de camping qu’il me cloque entre les deux yeux.
— Si tu bronches j’allume ! dit-il.
— Pas la peine, riposté-je, j’ai mon allume-gaz personnel !
Mais il n’aime pas la plaisanterie. C’est le genre pisse-froid blême et brun, avec un nez busqué, des yeux embusqués et des manières brusques.
Je me désintéresse momentanément de lui pour consacrer au marquis ma chaleureuse attention.
— Dites, le particulé, fais-je, je veux bien qu’à cause de vos mœurs vous ayez l’habitude des coups bas, mais celui-ci est particulièrement vache. Je comprends pourquoi vous m’avez si obligeamment servi de chauffeur.
— Mon cher, rétorque Toto, vous êtes un policier français, vous n’avez rien à faire sur le sol italien. Et même, vous eûtes appartenu à mon pays, nous aurions usé de moyens autrement plus désagréables.
— Ne me faites pas un cours du soir de patriotisme, Toto, supplié-je, ça risquerait de me faire éclater de rire, et du fait, il y aurait plein de vilaines taches sur le tapis.
Il secoue la tête.
— Comme vous prenez les choses à la légère, commissaire !
— Suffit tranche l’homme à la Lancia. Je vais te poser quelques questions. Tu y réponds ou tu n’y réponds pas, c’est ton affaire. Si tu y réponds ça va, si tu n’y réponds pas, ça ne va pas. Si ça va je te boucle dans la cave pour y attendre des jours meilleurs, Si ça ne va pas je te mets des balles dans la tête et on rentre se coucher.
Merveilleux discours, convenez-en. Ce sujet est carré en affaires. Il joue cartes on the table. A prendre ou à lécher (comme disent les Auvergnats). Et à sa voix, à son regard, à la crispation de sa mâchoire on pige qu’il ne bluffe pas.
— Que désirez-vous savoir, seigneurs ?
— De quoi tu es au courant, pour commencer.
— Facile. Tenez, je sais par exemple que les petits enfants ne naissent pas dans les choux, ainsi qu’on me l’avait raconté, je sais en outre…
Alors là je ne sais plus où j’en suis car le salingue vient de m’administrer un coup de savate vernie dans le temporal et j’ai la voie lactée au complet qui vient pique-niquer sous ma coiffe. J’aperçois quatre types au nez busqué, quatre marquis et quatre gonzesses. Parfaitement ; ils sont douze qui me cernent avec des expressions sévères. Ils deviennent tour à tour six, puis trois et je reprends la jouissance de mes moyens. Ce sont des Moyens classiques mais auxquels je tiens car j’ai eu le temps de m’y accoutumer.
— Tu as tort de faire le mariole, poulet ! assure l’artilleur. J’ai la détente très sensible et tu vas disparaître de la circulation avant d’avoir le temps de piger ce qui t’arrive.
Le marquis toussote en mettant sa main en cornet de frites devant la bouche, comme pour recueillir les produits d’une possible expectoration.
— Frantz, dit-il, je suis contre ces tergiversations. Que notre ami sache tout ou qu’il ne sache rien, importe relativement peu. Ce qu’il faut c’est qu’il disparaisse, hélas ! J’aurai beaucoup de peine à le quitter, mais la chose est devenue nécessaire.
— D’accord, fait Frantz qui est la complaisance en personne.
Et aussi bêtement que je vous l’écris, il me défouraille en plein portrait. Du moins il cherche à, car mon ange gardien qui fait partie du cortège vient de câbler en urgence au bon Dieu. Et vous savez ce qu’il fait pour moi, le bon Dieu ? Il enraye le revolver de Frantz. Je vous devine déjà plein de sarcasmes jusqu’à la gorge ! Vous vous dites que je bouscule un peu grand-père dans les bégonias, hein, avouez ? Pourtant, vous savez, ça s’enraye, un revolver. Je vais même vous faire une confidence de flic : ça ne marche pas tellement souvent. Sauf si on prend des pétards suédois, naturlich. Mais l’automatique c’est traître. Avec le fluide glacial, le poil à gratter, la cuillère fondante vous savez où vous allez. Avec l’express Paris-Rouen aussi, vous savez où vous allez. Mais avec un revolver, que non point ! Il vous joue des tours, des contours et des tours de comte. Il n’a pas l’air malin, Frantz, avec son appareil à refroidir la viande qui fait « clic » au lieu de faire « boum ». Moi, vous me connaissez ? Je ne suis pas homme à laisser s’échapper une occase pareille.
Quand la chance vient secouer sa belle chevelure sous votre nez, il ne faut pas hésiter à l’empoigner par les tifs. C’est ce que je fais. En moins de temps qu’il n’en faut à un cannibale pour manger les bas morceaux d’un eunuque, je me suis remis d’aplomb et j’y vais bille en tête. Il prend mon occiput blindé dans le placard et fait un saut de trois mètres en arrière. Ledit saut amène fâcheusement sa nuque contre le marbre de la cheminée. La violence de la trajectoire fait que l’un des deux doit céder. A titre exceptionnel, ça n’est pas le marbre qui se fend, mais la bonbonnière du gars Frantz. Sa souris hurle en constatant le désastre. Folle de rage, elle pointe mon revolver dans ma direction et appuie sur le distributeur de dragées. Mon feu à moi, c’est de l’outil professionnel. Quand il lui arrive de s’enrayer c’est parce qu’un plaisantin a fait un nœud au canon. Toute la sauce part dans la nature. La nana est plus douée pour le point de croix que pour la chasse à courre.
Enervement de sa part ? Emotion ? Maladresse ? Ces trois points ne seront jamais élucidés, surtout pas par Humberto di Tcharpinni qui se trouvait derrière moi et qui prend une bonne partie de la soudure dans le porte-écusson. Il a eut juste le temps de crier « aïe » en italien, et il s’écroule, touché à mort.
Ses aïeux s’étaient peut-être fait dessouder dans les Croisades ; lui, en tout cas, connait une mort moins glorieuse. Il avait pourtant l’habitude des trous de balles, non ? Enfin, pet à son âme…
La situation s’est drôlement éclaircie depuis pas longtemps, vous ne trouvez pas ?
Je m’avance vers la petite traqueuse.
— N’approchez pas ou je tire ! me crie-t-elle en pointant mon arme vide vers ma large poitrine à l’intérieur de laquelle bat un cœur d’or !
— Te fatigue pas, meurtrière, souris-je. Il y avait huit pralines dans la soute à bagages de cet objet et tu les as toutes tirées, je les ai comptées.
Lui prendre le revolver des mains est un jeu d’enfant.
— Voilà ce qui arrive quand on joue les Jeanne Hachette au lieu de tricoter dés chaussettes dans un ouvroir ! sermonné-je. Tu t’es mise dans des draps tellement sales, ma fille, que ni Omô ni Persil ne te rendront ta blancheur initiale.
Ses sanglots redoublent.
Je n’y vais pas avec le dos de la tuyère (comme on dit à Cap Carnaval).
— Une beauté comme la tienne, se flétrir bêtement dans unes geôles humides, c’est triste ! Maintenant tu ressembles à une rose, dans dix ans tu ressembleras à une morille ! Et à une morille déshydratée, ce qui est encore plus grave. Que dis-je : dix ans ! Meurtre et tentative de meurtre, trafic de drogue, ça va chercher dans les vingt piges, et à condition de savoir faire jouer tes charmes pour impressionner les jurés !
Tout en bavardant je mets des suppositoires à tête chercheuse dans ma pétoire. C’est une opération qui intéresse et impressionne la môme.
— Tu vois, lui dis-je, lorsque j’ai achevé. Nous sommes tous les deux. Il y a deux défunts dans cette pièce. Une supposition que je t’allonge aussi, ça ferait trois.
— Vous n’allez pas faire ça !
— Légitime défense, ma gosse ! Toi, tu n’as pas hésité. Pourquoi voudrais-tu que j’hésite, moi ?
— Non ! Non ! supplie-t-elle, j’avais perdu la tête !
Je redresse le canon de l’arme. La môme se plaque contre le mur en regrettant qu’il ne soit pas en papier.
— Parle-moi un peu de cette organisation, ça me changera les idées…
— Oui, oui, tout ce que vous voudrez.
C’est inouï ce que ça peut intimider, une rapière. Les âmes les plus endurcies perdent les pédales en voyant l’œil noir d’un feu qui les fixe.
— Qui est cet homme ? demandé-je en montrant Frantz.
— L’inspecteur chef Frantz Tiffosi de la brigade des stupéfiants.
C’est ce que chez Wonder on appellerait un trait de lumière. J’ai pigé : un flic marron. Il becquetait du pain de drogue et s’est mouillé salement.
— Raconte, gosse d’amour !
Elle se met à table, sans hésiter. Tiffosi trafiquait avec des gangs. Il rackettait ces messieurs avec la collaboration de cette petite frappe de marquis. Leur association était savante et délicate. Humberto exploitait le côté mondain de la question et le poulet, lui, le côté demi-mondain.
Ils faisaient coup double en faisant chanter les drogués de la ville. Affaire extrêmement prospère, convenez-en ? Gagnants sur tous les tableaux, qu’ils étaient. Les fournisseurs les arrosaient et les clients idem. Le marquis pouvait rouler carrosse et le gars Frantz s’offrir des nanas à grand spectacle. Jusqu’alors ils n’avaient pas pressuré les Grado’s, c’est grâce à une indiscrétion du chauffeur des Québellapina (pardon : Québellaburna) que les deux loustics eurent vent de ces trafiquants de la balle. La femme de l’industriel se bourrait le pif et c’était son chauffeur et néanmoins amant qui lui procurait la matière première.
Je marque un temps d’arrêt pour voir si vous me filez bien le train. J’en vois qui roulent des coquards gros comme des courges. Vous affolez pas, mes petits constipés-de-la-coiffe, si vous ne pigez pas je recommencerai la démonstration. Je le sais bien qu’avec votre cervelle de fourmi vous ne pouvez pas faire des miracles ! Je comprends la vie. C’est pas parce que vos cellules grises sont au vestiaire que je me désintéresse de votre cas, ne croyez pas. Vous savez ce qu’a dit le poète ? Les cas désespérés sont les cas les plus beaux. Evidemment, faut essayer d’y mettre du vôtre. Relaxe, les gars. Oubliez pour un instant : vos échéances, vos adultères, vos maladies, vos ennuis mécaniques, vos humiliations, vos ambitions et le pénible spectacle qui vous saute aux yeux chaque fois que vous vous approchez d’un miroir ! Laissez-vous aller. Parés ?
O.K., je précise. Mme Québellaburna se farcissait son chauffeur. C’était son droit puisqu’il était à son service précisément. Elle lui donnait des gages d’affection en même temps que ses gages tout court, c’est tout a son honneur si ce n’était pas à celui de Québellaburna. Comme elle était névrosée et se bourrait les fosses nasales à la coco, le gars Giuseppe lui trouvait de la neige. En Italie c’est une denrée plutôt rare. Ses démarches attirèrent l’attention du marquis et de son acolyte policier (entre parenthèses, je comprends pourquoi ma visite de la veille n’a pas ému Tcharpinni outre mesure : il se sentait couvert). Ces derniers entrèrent en contact avec le cupide larbin qui les brancha sur les Grado’s. Est-ce que vous suivez toujours, tas d’endoffés ? Non : j’en vois qui regardent ailleurs pendant que je cause ! Ceux-là me copieront cent vingt mille fois le verbe : « Ne pas suivre les explications détaillées de San-Antonio quand il veut bien condescendre à vous en donner », vu ? Et que ça soit lisible, mes frères, sinon je vous fais recommencer.
Brèfle, je poursuis.
Ayant alerté l’aimable duo (s’ils avaient été un de plus ils auraient constitué un trio) le chauffeur a voulu se goinfrer. C’est dans la nature des choses, comme disait le général Paille-de-fer. Il s’est rancardé sur Frantz Tiffosi, a appris qu’il était de la poule, l’a menacé de le balancer, l’a fait chanter, a espéré lui soutirer beaucoup de pognozi (signifie pognon en argot italien), lui a fixé rancard près du cirque, est venu à ce rancard, n’en est pas reparti biscote Frantz qui était radical (sinon, socialiste) dans ses principes, l’a déguisé en mort au moment du conciliabule. Ça suit, les aminches ? Votre parachute s’ouvre bien ? O.K., on continue à l’allure de croisière normale ; que les plus toquards se mettent aux tables de devant. Pas de bousculade ! Vous y êtes ? Merci !
— Dis-moi, radieuse émanation des voluptés terrestres, fais-je à la gosse avec beaucoup de simplicité, pourquoi ce rendez-vous avait-il été fixé près du cirque ?
Elle l’ignore, mais moi, San-Antonio, l’homme qui remplace the butter, j’ai ma petite idée là-dessus. Vous la voulez tout de suite ou bien je vous la réserve pour la bonne bouche ? Oh ! et puis vous avez raison : il vaut mieux tenir que courir… Eh bien ! je suis à peu près certain que le père Barnaby a fricoté dans ce bigntz. Qui sait qu’il n’était pas en cheville avec Frantz Tiffosi ?
— Bon, continué-je, ton camarade a buté le chauffeur pour avoir la paix, after ?
— Le maître d’hôtel de la signora Québellaburna avait partie liée avec le chauffeur. Le lendemain de l’assassinat de ce dernier, la signora a reçu la visite d’un homme étrange, qui avait une barbe et des lunettes…
L’homme étrange toussote pour masquer sa gêne. J’ai un petit frisson dans la moelle épinière ; ce frisson gagne le gros côlon, traverse le pancréas, dit bonjour à la rate, remonte dans la trachée-artère et s’entortille autour de mes soufflets. Je frémis car je subodore la suite. La gosse continue d’une voix monocorde :
— Cet homme a dit à la signora que les Grado’s savaient des choses à propos du meurtre et qu’ils lui donnaient rendez-vous le soir même près du cirque !
— Et alors ? croassé-je.
— Alors le maître d’hôtel a prévenu Frantz.
C’est tout. J’ai pigé. Frantz, croyant sa sécurité compromise (les Québellaburna sont des gens puissants) a mis le paquet en bousillant tout le monde. Je me sens anéanti. Mon intervention a causé la mort de trois personnes. Comme c’est moche ! Comme c’est stupide ! Comme c’est affreux…
Je promène sur mon visage couvert de sueur une main tremblante.
Dans notre job il faut toujours qu’il y ait de la casse. J’ai déchainé ce tueur avec ma ruse à la Arsène Lupin ! Il s’est scrafé les Grado’s d’abord, puis ensuite la pauvre chère Madame !
De quoi s’acheter trente douzaines de mouchoirs, y faire broder ses initiales en noir et les mouiller de ses larmes les plus salées !
— Parle-moi maintenant de Barnaby, soupiré-je.
— De qui ? s’étonne-t-elle.
— Barnaby, le patron of the cirque ?
— Connais pas, jamais entendu causer de lui !
Elle parait sincère et je n’insiste pas.
— Tu sais des trucs à propos du vol au musée ?
Re-étonnement de la mousmé.
— Pourquoi je saurais quelque chose ?
Bon, me voici à nouveau au seuil de la fabrique de points d’interrogation. Y a pas moyen d’avancer très loin. On bute dans un mystère, faut lever les flûtes pour ne pas mettre le pied dedans !
— C’est Tiffosi qui a fait voler l’auto de la dame ?
— Oui. Ses collègues de la criminelle n’avaient pas entendu parler du cadavre de Mme Québellaburna. Frantz se demandait ce que ça signifiait. Alors il a eu l’idée de téléphoner à un voleur de voitures professionnel qu’il connaissait et dont il connaissait le quartier général.
Je soupire profondément en songeant au cadavre de la jeune femme perchée dans la cabine de la grue. Plus que quelques plombes et on le découvrira. Si la vérité est connue et mon rôle précisé, je vais passer pour un beau lavedu. C’est pas Hercule Poirot, mais Hercule Navet qu’on va me surnommer.
Je considère les deux cadavres qui jonchent le sol.
— Chez qui sommes-nous, ici, ma bellissima ?
— Cette maison appartient au marquis.
Un drôle de pistolet, décoincé ! Il m’a bien eu avec ses petites manières de pédale. Je le prenais pour un petit vicelard désœuvré, en fait c’était surtout un dangereux chef de bande. Comme quoi la noblesse n’est plus ce qu’elle était. Les blasons à écailler, les gars. Faudrait les repasser à la dorure ! si Godefroy de Bouillon revenait, il sauterait par la croisée et le Grand frisé idem, et toute la noble compagnie de l’histoire: les Duguesclin, les Charles Quint et consort…
Je sursaute soudain.
— Qui était la môme qui l’accompagnait au Torticoli, tout à l’heure ?
— Connais pas, assure la sœur.
Je bondis. Maintenant je comprends pourquoi le Gros avait tant de succès auprès d’elle. Elle a voulu lui tendre un piège comme le marquis m’en a tendu un. Ils nous ont séparés pour mieux s’assurer de nos personnes. Diviser pour régner. Je connais !
— Arrive, fais-je, on se barre.
— Qu’allez-vous faire de moi ?
— T’occupe pas, je vais te dénicher une gentille pension avec vue sur la mer. Je te promets pas qu’il y aura un tennis et une piscine, mais tu seras nourrie.
Elle renifle misérablement.
Mais je suis comme les steaks des cantines populaires je ne me laisse pas attendrir facilement. En tôle, elle aura tout le temps de chialer, cette pétasse.
La route est aussi dégagée qu’un député présidant une distribution des prix. Je bombe à deux cents au volant de la Ferrari de di Tcharpinni. C’est bon la vitesse pour celui qui la crée. Les poteaux télégraphiques constituent une palissade très serrée. On trace, on trace ! A mes côtés, la môme ne dit rien. C’est la réaction qui se fait ? Elle est prostrée. Tout à coup, comme je ralentis pour aborder un virage, elle ouvre sa portière et se jette hors de l’auto. Vous savez, lorsqu’on est dans un bolide pareil, on perd conscience de la vitesse. Dès qu’on décélère un peu on a l’impression de faire du surplace. Elle a dû croire que j’étais descendu à trente à l’heure, la téméraire, alors que l’aiguille du compteur frictionnait le 140. Je freine sec et je stoppe. Les coudes au corps sur la route ruisselante de lune (c’est joli, ça ; ça fait Pierrot Gourmand) je me lance à sa recherche.
Je la trouve.
Elle est étendue sur l’asphalte, les bras retournés. Elle n’a plus qu’une moitié de tête, et soit dit entre nous et le passage du Havre, c’est plutôt dommage vu que l’ensemble était assez réussi.
Je ne peux rien pour elle. Aussi l’abandonné-je. En se fichant en l’air, la môme m’a sorti une rude épine du pied. Peut-être que mes prouesses frégoliennes demeureront ignorées ?
Je n’aurais rien fait pour, vous me connaissez ? Mais puisque mon vieux pote le Destin en a décidé ainsi, à quoi bon être plus royaliste que le… marquis ?