17

De là-haut, les Alpes se présentaient avec plus d’éclat encore. On aurait dit des feuilles d’aluminium poussées l’une contre l’autre, qui se seraient chiffonnées dans un contact farouche. Gneiss agressif, schiste saillant, végétation éparse, accrochée aux parois violentes. Une dentelure démesurée, titanesque, arrachée à la croûte terrestre voilà plusieurs centaines de millions d’années. Lucie se laissait bercer par ce paysage sans fin, cette beauté du monde qui, un jour, avait donné la vie.

L’hélicoptère qui la transportait, un EC 145 de la Sécurité civile couleur jaune et rouge, véhiculait également, grâce à l’hélitreuil, un gros rouleau de film spécial. Pour embarquer, Lucie y était allée au culot, à grand renfort de termes typiquement procéduraux, et l’astuce avait fonctionné : globalement, dans le cadre d’une enquête criminelle diligentée par le procureur de la République de Paris, elle devait interroger le plus rapidement possible Marc Castel. Histoire de se protéger, elle avait conservé son identité factice, Amélie Courtois. Personne n’avait osé lui demander ses papiers, et nul n’irait vérifier l’exactitude de ses déclarations. On l’avait emmenée avec le matériel, voilà tout.

Jordan, la belle gueule aux yeux verts, l’avait accompagnée à un magasin de sport de l’un de ses amis qui lui avait prêté un blouson fourré, un surpantalon, des chaussures montantes, sans oublier les gants, les lunettes à coque protectrice et le beurre de cacao sur les lèvres. De pure citadine, Lucie avait pris des allures de grande sportive. Un changement d’apparence physique qui l’arracha à la platitude de ses journées et lui fit un grand bien.

Le glacier de Gébroulaz apparut brusquement au détour d’un à-pic. Une gigantesque langue de givre, piégée dans un lit de granit. C’était comme si le temps s’était figé, comme si, quelque part, un volcan avait craché une lave froide, subitement prise dans une furie climatique. Sur ses flancs purs, des silhouettes colorées s’agitaient, tendaient des bâches, portaient du matériel. Plus loin encore, en contrebas, on apercevait Val-Thorens, ridicule point de ciment au milieu d’un lac de verdure.

Le biturbine vira vers l’ouest et fit du stationnaire à une vingtaine de mètres au-dessus d’une zone relativement plate. En bas, des poignes fermes stabilisèrent le rouleau, dégrafèrent les mousquetons. Les masses de films s’écrasèrent dans la neige, faisant se lever des nuages soyeux. Une fois les cordages remontés, le copilote parla dans son talkie-walkie, puis harnacha solidement Lucie au treuil. Après lui avoir donné quelques détails techniques, il équipa ses chaussures de crampons d’acier. Finalement, il lui tendit un bonnet en laine noire, qu’elle enfila.

— Bon courage ! Et à tout à l’heure !

Il fallait crier. Les pales vrombissaient, l’air sifflait dans les oreilles. Lucie agita le pouce, et la descente commença. Lentement, le petit corps féminin, insignifiant dans une telle démesure, se ballotta dans le vide. En proie au vertige, Lucie se sentait ivre, envahie d’un futile sentiment de liberté. L’altitude pesait sur ses muscles, sa respiration, ses organes, l’air sec lui brûlait les poumons, mais elle avait l’impression de se trouver dans un état de bien-être incroyable. Coupée ainsi du monde, ses tracas et ses démons lui paraissaient loin.

Le contact avec la glace fut rude — pression sur les genoux et les chevilles —, comparable à un atterrissage en parachute. Des mains la saisirent, la chahutèrent ; dans la seconde le mousqueton remonta devant ses yeux et l’hélicoptère reprit instantanément de la hauteur. Le bruit des pales se perdit dans le néant.

— Il paraît que vous me cherchez ?

Une face bronzée la fixait. Un visage sec, tanné, aux lèvres blanches de crème, aux yeux cachés derrière des verres ronds et opaques. Lucie voulut ôter ses propres protections solaires. En une fraction de seconde, elle sentit ses rétines brûler et ferma les yeux.

— N’enlevez pas vos lunettes. Vous n’avez jamais marché sur la neige ? La réflexion solaire, ça vous dit quelque chose ?

— Chez moi, la neige a plutôt la couleur du charbon.

Ses pupilles mirent du temps à accommoder de nouveau. Les couleurs, les formes revinrent progressivement.

— J’ai bien affaire à Marc Castel, cette fois ?

— En personne.

Lucie se tourna, les cristaux de neige croustillèrent sous ses pieds. Le glacier respirait, palpitait, comme une artère vivante.

— J’aurais aimé vous rencontrer dans des circonstances moins périlleuses. Dans le Nord, le terrain est un peu plus plat qu’ici.

— Le Nord ? Par radio, on m’a annoncé que vous étiez de Paris. Amélie Courtois, de Paris.

Lucie improvisa.

— Je travaille à Paris, j’habite le Nord. Je suis venue vous parler de…

Elle mordit dans un gant, l’ôta en tirant avec ses dents et fouilla dans sa poche.

— Éva Louts, compléta Castel.

Lucie ne prit pas la peine de sortir la photo, elle renfila vite fait sa protection en néoprène.

— Quel crime a-t-elle commis pour que vous montiez jusqu’ici ? demanda Castel.

— Elle est morte. Assassinée.

Le guide accusa le coup. Ses sourcils blonds se levèrent légèrement. Après un long moment d’immobilité, il sortit une bouteille d’eau et but à grandes gorgées. Derrière lui, des hommes s’étaient mis à déployer le rouleau et à couper le film épais à l’aide de larges cisailles.

— Comment ? Pourquoi ?

— Pour le comment, disons dans des circonstances particulièrement horribles dont je préfère vous épargner le détail. Et concernant le pourquoi, c’est le but même de ma visite. Parlez-moi d’elle.

Le guide se mit à marcher vers le haut. Il était grand, costaud. Curieusement, Lucie ne l’imaginait pas homosexuel. À moins que l’autre, Jordan, fût purement et simplement un véritable « ami ».

— Venez à mes côtés. C’est un endroit sans crevasse. Piquez bien la glace avec vos crampons. Il n’y paraît pas, mais les effets d’optique sont nombreux, et ça grimpe.

Lucie s’exécuta. Ses chaussures lui semblaient peser des tonnes. Elle respirait fort, avec peine. Marc Castel, lui, parlait avec une aisance énervante. Un type taillé dans un roc, élevé à l’oxygène pur.

— Elle était une nana pleine de pêche. Petite, nerveuse, solitaire et vachement mignonne. Elle avait débarqué à mon chalet sur les conseils de Mario.

— Le réceptionniste des Dix Marmottes…

— Exactement. Elle possédait tout ce qu’il fallait pour une excursion : chaussures de marche, sac à dos dernier cri, et même l’appareil photo autour du cou. Un Canon EOS 500, un bel appareil. Elle m’a dit qu’elle était chercheuse, et qu’elle faisait des recherches sur l’homme de Neandertal.

— Des recherches sur… Neandertal ? C’est ce… qu’elle vous… a dit ?

Il marchait à grandes enjambées, sûr de lui. Lucie peinait déjà à suivre, elle suffoquait. À plus de trois mille mètres, l’air commençait à se raréfier, transformant chaque effort en levée d’altères.

— Exactement. Elle essayait de comprendre pourquoi cette race d’hommes s’était éteinte il y a trente mille ans et pourquoi Homo sapiens, lui, avait continué à vivre et à évoluer. Elle semblait vachement calée dans le domaine.

Lucie n’avait peut-être pas tout bien saisi, mais Sharko ne lui avait-il pas parlé de recherches sur la latéralité ? Des gauchers et des droitiers ? Que venait faire Neandertal là-dedans ? Castel hocha le menton vers le lacet interminable qui se déployait devant eux.

— Le seul but de sa visite était que je l’amène tout là-haut, près du col du Soufre, sur la zone d’accumulation du glacier. Il y a, à cet endroit, une grotte, découverte voilà six mois. Une cavité mise à jour par la fonte drastique des glaces, à cause du…

— Réchauffement… climatique… Je sais…

Derrière ses lunettes de soleil, il la considéra dans un sourire qui exhiba des dents éclatantes. Il ne manquait plus que la petite étincelle qu’on voit dans les pubs pour les dentifrices.

— Notre ascension a été rapide. Elle était en sacrée condition physique, la petite, et grimpait comme une gazelle.

— Dites que… que ce n’est pas mon cas.

— Je sens que vous avez la pêche, quelque part au fond de vous. Nous deux, nous en aurons pour une heure de marche, avec un passage difficile sur des échelles surplombant une grosse crevasse. Ça vous branche ?

Lucie s’arrêta, reprit son souffle. Elle sentait l’air sec lui glacer les narines. C’était comme si elle venait de monter tous les escaliers de la tour Eiffel sans s’arrêter. Était-elle si mal en point ?

— Oui… Oui, je vous verrai… sans vos lunettes ni votre bonnet. Mais… ne marchez pas trop… vite. Y a quoi dans… dans la grotte ?

— Économisez votre air. Nous parlerons là-haut. Et surtout, restez dans mon sillage. Vous pratiquez un peu de sport ? Marche, course à pied ?

— J’en ai… fait, et je dois… reprendre bientôt.

— D’accord. Ce n’est pas gagné.

Après que Marc Castel eut informé ses collègues et récupéré un peu de matériel, il s’encorda à Lucie, lui donnant les instructions de base pour attaquer le glacier. Il expliquait avec une assurance mêlée de fermeté. Ici, c’était son territoire, son oxygène, ses rochers.

L’ascension débuta. Piolet en main, collier de mousquetons et cordes autour de sa ceinture, Lucie tira sur ses mollets, éprouva ses muscles endormis. La glace craquait, crépitait. Le soleil jouait, des bleus translucides ricochaient sous les semelles. Après le passage des parties bâchées, les parois de gneiss se tendirent, les dimensions alentour s’étirèrent, sombrant dans la démesure. Tout était si grandiose que l’humain ne pouvait que retrouver son humilité : au cœur des géants, toute forme de vie paraissait complètement insignifiante.

Très vite, dans l’effort brûlant, Lucie perdit la notion du temps. Ses pensées se dispersaient, tout son organisme se vouait à une cause unique : pousser son corps là-haut, dans les renflements de glace, de séracs, de roche. Incapable de prononcer le moindre mot pour se plaindre, elle chevaucha des escarpements, des raidillons, de petites échelles, suspendues au-dessus de profondes crevasses. Poussées d’adrénaline… Acide dans les cuisses… Trachée en feu…

La marche devint calvaire, Lucie pensa alors à Juliette, sa petite fille à qui elle avait laissé un message tôt ce matin au téléphone, pour lui souhaiter une belle journée. Elle imagina ce que Juliette allait faire de son mercredi. Sa mamy l’emmènerait sûrement au zoo de Lille et à la foire aux manèges. Juliette adorait les petites autotamponneuses. Ces pensées lui donnèrent de l’énergie. De ce fait, l’effort devint un peu moins pénible.

Enfin apparut une espèce de crevasse naturelle, au ras de la glace. Une demi-lune horizontale, qui s’enfonçait dans la montagne. Alors que Lucie engloutissait l’eau de sa bouteille, Marc sortit deux torches de son sac à dos.

— C’est ici.

Lucie reprenait son souffle, les mains sur les genoux. De cet endroit, elle avait l’impression de dominer le monde et sa verticalité.

— Comment Éva… a-t-elle pu être au… courant de l’existence de… cette grotte ?

— Quelques articles sont parus dans des revues scientifiques, au moment de la découverte.

Le guide se présenta au bord de la cavité. Des coulées de glace se répandaient à l’intérieur et disparaissaient dans l’obscurité. Marc désigna une marque sombre, sur la roche, au-dessus de la grotte encore obstruée par le glacier dans sa partie inférieure.

— Vous voyez, cette ligne, c’est l’ancien niveau du glacier. Les glaciologues ont estimé qu’elle datait de moins d’un demi-siècle. Il y a cinquante ans, la grotte dans laquelle nous allons pénétrer était recouverte de glace et par définition, inaccessible.

— C’est prodigieux.

— Je dirais plutôt que c’est catastrophique. Les glaciers sont les thermomètres de notre planète. Et notre planète, elle a de la fièvre.

Marc ôta la corde qui les solidarisait et la roula dans son sac. Lucie jeta un œil prudent vers les sommets. Face à elle, des cannelures qui n’en finissaient plus, des nuages à portée de main, le bleu du ciel en lutte avec le blanc aveuglant des reliefs. Le jeune homme attira son attention :

— Je sais que ça change de Paris ou du Nord, mais il va falloir y aller.

— Ça a aussi son charme, une barre HLM.

Marc la tira vers lui, jusqu’au bord de la bouche sombre.

— Un petit saut d’un mètre nous ramènera sous le niveau du glacier. Ensuite, nous avons quelques pas à faire sur la glace, puis nous atteindrons un sol plat, en roche. Je vous préviens, il fait extrêmement froid là-dedans. Et c’était pire quand tout était bouché, quand aucun rayon ne passait. Pour tout vous dire, cette grotte n’avait pas vu la lumière du jour depuis trente mille ans.

— Trente mille ans ? Ça en jette.

— Très bientôt, son accès sera réglementé, voire interdit, alors profitons-en tant que les politiques locaux se battent pour savoir qui aura la mainmise dessus.

Il s’engagea le premier. Assis sur une marche de glace, il se laissa glisser vers la gueule peu rassurante. Froissements de tissu, de vêtements. En contrebas par rapport à la jeune femme, il tendit la main vers le haut.

— Allez, venez.

À son tour, Lucie sauta dans la machine à remonter le temps. Derrière elle, les strates bleutées, accumulées et compressées depuis des siècles, se chevauchaient comme les couches d’un mille-feuilles. Le froid se plaqua instantanément sur son visage, son cou, sur le moindre espace de chair non protégé. La buée que son corps et sa bouche exhalaient, dessina des volutes dans un faisceau de lumière crue. Marc avait ôté ses lunettes. Il avait les yeux d’un bleu pur, plus clairs encore que ceux de Lucie. Dans l’intimité de ce lieu hors du temps, leurs regards se croisèrent pour la première fois.

— J’ai toujours imaginé les femmes dans la police plutôt… laides et baraquées.

— Et moi, j’ai toujours imaginé les guides avec les yeux bleus. Vous ne dérogez pas à la règle.

— Mais vous si, heureusement. Comment des femmes aussi mignonnes peuvent-elles devenir flics ?

— Juste pour avoir l’occasion de disposer d’un guide gratos et d’aller à des endroits où personne n’irait.

Il lui sourit franchement.

— Bon, revenons à nos moutons. Nous voici dans un sanctuaire apparu avant la naissance même du glacier. Un lieu où l’homme moderne n’avait jamais fourré les pieds.

Malgré ses couches de vêtements, Lucie ne pouvait s’empêcher de trembloter. La peau de son visage lui paraissait dure comme le roc.

— Et pourtant, nous sommes là, fit-elle. Plus rien n’échappe à la conquête de notre monde.

Marc acquiesça, puis orienta son faisceau vers la bouche d’ombre.

— La cavité est assez grande, environ une trentaine de mètres de profondeur. C’est par là, tout au fond, que des alpinistes italiens ont trouvé les hommes des glaces.

Lucie plissa les yeux. Avait-elle bien entendu ?

— Des hommes des glaces ? Combien ?

— Quatre. Incroyablement momifiés et préservés par les températures glaciales. À ce qu’on m’a raconté, c’est comme si on les avait mis dans un congélateur depuis trente mille ans.

— Rien que ça ?

— C’est une pacotille à l’échelle de l’Évolution.

— Il n’empêche…

Il but au goulot de sa bouteille. Lucie le regarda secrètement. Ce type, isolé dans ses montagnes, était à tomber. Après s’être frotté la bouche, il reprit ses explications.

— Avec l’air sec, l’eau avait totalement quitté leurs corps, leurs yeux avaient disparu, mais les muscles avaient à peine rétréci, devenus noirs et desséchés. La quasi-absence d’oxygène a évité les dégradations. Ils avaient encore leurs cheveux, des restes de fourrure, des outils à portée. Disons qu’ils avaient séché… comme du raisin.

— Si mes souvenirs d’histoire sont bons, il s’agissait donc d’hommes de Cro-Magnon ?

La glace et la poudreuse condensée formaient à présent une fine couche sur le sol de la grotte. Des paillettes d’or traversaient le faisceau lumineux, offrant un spectacle irréel. Marc se mit à avancer lentement, Lucie l’imita. La paroi se rétrécit, ils durent se baisser. Ils avançaient à présent sous la montagne, dans une gorge sinistre, inquiétante.

— C’est plus compliqué que cela. Je ne suis pas expert et je n’étais pas présent lors de la découverte, mais les paléoanthropologues qui sont venus ici ont identifié avec une quasi-certitude un homme de Cro-Magnon et une famille de Neandertal, composée d’un mâle, d’une femelle et d’un enfant. Je ne peux pas vous en dire beaucoup plus, malheureusement. Les chercheurs ont agi vite, en toute discrétion et préservant au maximum l’endroit pour ne pas abîmer les momies. Tout ce que je sais, c’est que ces momies, les restes de vêtements, les outils ramassés ici ont été précautionneusement emballés, hélitreuillés, dans les conditions d’hygiène et de température les plus strictes. Puis ils ont été transportés dans le laboratoire de paléogénétique de l’École normale supérieure de Lyon, pour des analyses.

— Ce n’est pas tout près, Lyon. Pourquoi pas Chambéry ou Grenoble ?

— Ils sont les seuls en France, je crois, à gérer ce genre de situation, et disposent d’un matériel de pointe pour les études. Les chercheurs ont pris des photos de la découverte, vous pourrez les consulter sur place si vous allez là-bas.

Ses mots résonnaient étrangement contre les parois. Lucie avait l’impression d’évoluer à l’intérieur d’une crypte exiguë, de violer un secret ancestral, enfoui dans les glaces, au cœur des montagnes. Des rais jaunâtres ricochèrent sur les parois plissées. Le sol devint dur, les crampons d’acier mordaient la roche dans des cliquetis sinistres. Lucie ne se sentait plus du tout rassurée. Dans quel fichu enfer avait-elle fourré les pieds ? Elle essaya de réchauffer l’atmosphère en parlant un peu.

— Je ne me souvenais plus ou plutôt, j’ignorais que Cro-Magnon et Neandertal avaient cohabité.

— Ils l’ont fait, sur quelques milliers d’années. Neandertal s’est éteint, alors que Homo sapiens, lui, a continué à évoluer. On ignore encore précisément les causes de l’extinction de Neandertal, plusieurs théories sont avancées. Notamment sa moindre capacité à pouvoir s’adapter au froid. Mais Éva Louts avait ses propres certitudes. Elle pensait fermement à une extermination de Neandertal par Cro-Magnon.

— Une extermination ? Vous voulez dire une espèce de génocide ?

— Exactement.

Génocide… Un terme qui revenait à la charge, au cœur d’une nouvelle enquête. L’expression d’une folie humaine, que Lucie rencontrait de nouveau, un an plus tard. Elle chassa les nombreux souvenirs qui, instantanément, refluaient, et tenta de se concentrer de nouveau.

— Un génocide préhistorique… C’est plausible, ça ?

— C’est une théorie comme une autre, défendue par certains paléontologues. Pour Louts, Cro-Magnon était physiquement plus puissant, plus grand, plus agressif. Et les plus puissants se reproduisent forcément mieux, parce qu’ils éliminent leurs adversaires dès qu’ils en ont l’opportunité.

Lucie ne répondit pas, elle songeait aux bébés requins-marteaux, à cette compétition intra-utérine qui existait dans le but ultime de répandre les gènes par la reproduction. Elle pensait aussi à nos peurs innées des serpents, des araignées. D’où venaient ces terribles instincts de prédation ou de préservation ? Étaient-ils inscrits dans le patrimoine génétique légué par les générations passées ?

Ils doublèrent de petits tas de cendres noircies, qui semblaient prêtes à se disperser au moindre courant d’air. Les vestiges de feux vieux d’une éternité. Lucie imagina les visages rougeoyants, presque simiens, les corps à l’odeur de fauve, couverts de peaux de bêtes, réunis à proximité des flammes et poussant des cris gutturaux. Elle voyait la lourde sueur s’exhaler de leurs corps noueux, leurs ombres grotesques s’étirer sur les parois. Dans un moment d’angoisse, elle se retourna : le mur translucide issu du glacier avait disparu, ainsi que toute trace de clarté. Un véritable saut dans la préhistoire. Son imagination travaillait à plein régime. Et s’il se produisait un brutal éboulement, qui les bloquait ici, Marc et elle ? Et si elle ne revoyait plus jamais sa fille ? Et si…

Elle fonça vers l’avant, sur les pas de son accompagnateur, qui s’était déjà éloigné. Elle devait parler, décompresser.

— Excusez-moi, Marc, mais ces hommes de glace, ils ne sont évidemment plus là ?

— Non, bien sûr.

— Dans ce cas, qu’est-ce qu’on fait ici ? Pourquoi Éva Louts a-t-elle accompli tout ce chemin pour venir dans un endroit qu’elle devait savoir vide ?

Marc se retourna et la fixa des yeux. De petits nuages blanchâtres sortaient par sa bouche.

— Parce que cette cavité n’est pas totalement vide, justement.

Lucie sentit un courant lui emplir la gorge et posséder chacune de ses artères. C’était comme respirer des lames d’air qui blessaient les muqueuses, irradiaient les conduits internes. Sa tête commençait à lui tourner légèrement. L’effort, l’altitude, l’enfermement… Elle s’autorisait encore dix minutes là-dedans, parce que les images d’enfermement l’écrasaient. Les hurlements de Clara résonnèrent dans ses oreilles. Clara, Clara, Clara… Maman n’était pas là. Elle respira un grand coup, appuyée contre la paroi. Elle n’avait qu’une envie, retrouver Juliette, la serrer contre elle. Marc constata son trouble.

— Ça va aller ?

— Oui, oui… Continuons…

Enfin, ils atteignirent le fond. Une zone large, circulaire, semblable à un dôme. Le guide orienta alors sa torche vers une paroi, sur le côté.

Lucie écarquilla les yeux.

Des mains peintes en négatif apparurent. Des dizaines de mains épaisses, effrayantes, décalquées aux pigments rouges et ocre. Marc s’approcha de l’une d’elles et posa sa propre main sur le dessin.

— C’est le premier geste qu’Éva Louts a fait en arrivant ici.

— Des mains droites… Des tas de mains droites…

— En effet. Les hommes préhistoriques étalaient leur main droite et soufflaient des pigments dans un tube qu’ils tenaient avec leur main directrice. Ceux-là étaient donc gauchers…

Lucie considéra les œuvres picturales, le nez dans le blouson, les bras croisés pour se réchauffer. Elle imaginait ces hommes de l’âge de pierre, primitifs, déjà animés par la volonté de transmettre leur savoir, leur culture tribale, en laissant la trace de leur passage. Une mémoire collective, qui datait de dizaines de milliers d’années.

— Louts n’a pris que quelques photos. Mais cette découverte n’était que l’apéritif, si je puis dire. Ce qui l’intéressait vraiment se trouve derrière vous, sur l’autre paroi.

Lucie se retourna.

Son faisceau dévoila alors l’inimaginable.

La fresque rupestre représentait un troupeau d’aurochs. Douze animaux galopant, aux tons rouges, noirs, jaunes, qui semblaient fuir un hypothétique chasseur. Le trait était net, précis, loin de l’archaïsme souvent associé à ces hommes préhistoriques.

Les aurochs avaient été peints à l’envers.

Comme dans la cellule de Grégory Carnot.

Abasourdie, Lucie s’approcha, fit glisser ses doigts sur la surface lisse. Ces êtres primitifs, situés à l’autre bout de l’échelle de l’humanité, lui parurent soudain bien plus proches. Comme s’ils lui chuchotaient à l’oreille.

— Quand m’avez-vous dit que cette grotte avait été découverte ?

— C’était pendant la saison de ski. En janvier de cette année. Curieux ces dessins à l’envers, n’est-ce pas ? Comment un Cro-Magnon ou des Neandertal — j’ignore quelle espèce a peint cela — auraient pu avoir cette lucidité d’esprit ? Et surtout, pourquoi peindre à l’envers ? Quel est le but ?

Lucie réfléchissait à plein régime. Grotte découverte en janvier 2010… Grégory Carnot avait été incarcéré en septembre 2009. Et d’après le psychiatre, il dessinait déjà à l’envers. Il ne pouvait donc pas être au courant de l’existence de cette fresque.

Il fallait se rendre à l’évidence. Deux individus, espacés de plus de trente mille ans, avaient été frappés par les mêmes symptômes. Et les deux étaient, à première vue, des gauchers.

Un cas étrange, jamais rencontré par les neurologues, avait dit le psychiatre de l’hôpital. Lucie en découvrait deux en moins de deux jours. Deux cas séparés par des millénaires et des millénaires.

Elle se sentit plus mal à l’aise encore, avec le sentiment de violer une sépulture. Que s’était-il passé dans cette grotte ? Les hommes de glace s’étaient-ils laissé surprendre par le froid, la tempête, le manque de nourriture ? Que faisaient un homme de Cro-Magnon et la famille de Neandertal au beau milieu de la montagne ? Ces deux espèces se côtoyaient-elles, malgré l’hypothèse du génocide ? Se reproduisaient-elles entre elles, en dépit de leurs différences génétiques ? Leur croisement donnait-il naissance à des monstres ? Avons-nous, au cœur de nos cellules, un peu de Neandertal ?

Lucie pensait à Éva Louts, qui avait voulu voir de ses propres yeux ces dessins, probablement publiés dans des revues spécialisées. Peut-être avait-elle voulu sentir ces êtres d’un autre âge. Comprendre leur mode de fonctionnement, et la signification de ces peintures.

Qu’avait déclenché cette découverte chez elle ? Qu’en avait-elle déduit ? Cela avait-il un rapport avec son assassinat ?

Pleine d’interrogations, Lucie revint vers Marc.

— Éva Louts ne vous a rien dit d’autre ?

— Non. Elle a pris ces dessins en photo, puis nous sommes redescendus. Elle m’a ensuite payé et a repris la route. Je ne l’ai plus jamais revue.

Lucie resta quelques secondes dubitative, essayant de se mettre à la place de l’étudiante. Serait-elle directement retournée sur la capitale, après cette simple visite et quelques photos ? N’aurait-elle pas eu la curiosité de se rendre au laboratoire de paléogénétique, à la rencontre de ces êtres préhistoriques ? D’autant plus que Lyon était sur le trajet du retour.

À l’évidence, l’étudiante s’était livrée à un sinistre face-à-face avec quatre êtres d’un autre âge, qui avaient traversé l’éternité et gardé leurs secrets dans les ténèbres d’une grotte destinée, sans doute, à ne jamais être découverte.

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