Lucie sentit son cœur se serrer lorsqu’elle se gara sur le parking face à l’hôpital de la Colombe, au CHR de Reims. Les maternités se ressemblaient toutes. Malgré l’apparente austérité de ces longs vaisseaux de béton percés de fenêtres identiques, elles respiraient la vie, les gens y entraient mari et femme, et en sortaient papa et maman, plus responsables, plus fiers, plus heureux. Un fruit de la nature était né du mélange de leurs chromosomes, et l’incroyable alchimie de la naissance les transformait pour toujours.
Lucie songea à sa propre expérience. Neuf années, déjà… La plupart de ses souvenirs de l’époque s’étaient émoussés, mais certainement pas ceux liés à l’arrivée des jumelles. Lucie se rappelait la panique de sa mère, lorsqu’elle avait commencé à perdre les eaux, au beau milieu de la nuit. La course vers la polyclinique de Grande-Synthe, dans le Nord, en plein orage, puis la prise en charge par le personnel. Elle entendait encore le bip des moniteurs, dans les minutes qui avaient précédé son accouchement. Elle voyait le visage de sa mère auprès d’elle, leurs mains qui se cherchaient, dans la souffrance, alors que le personnel s’affairait autour de son ventre gonflé. La sage-femme, l’infirmière, l’aide-soignante, le médecin… Clara était arrivée la première, Lucie entendait encore parfaitement son petit cri aigu, provoqué par le déploiement de ses poumons. Elle se souvenait avoir pleuré toutes les larmes de son corps lorsque la sage-femme avait posé les deux bébés identiques, tout collants, avec leur peau si olivâtre, de chaque côté de sa poitrine. Très vite, une infirmière s’était approchée avec deux petits bracelets nominatifs. Elle avait alors demandé à Lucie qui était Clara. La jeune femme avait hoché le menton vers l’enfant de gauche, le premier sorti de son ventre.
Le destin de Clara avait alors été scellé.
Et aujourd’hui, elle était morte, tuée par le monstre né dans cet hôpital, là, juste en face d’elle. Sa sœur Juliette avait failli suivre.
Ce salopard avait vu le jour voilà vingt-trois ans.
Lucie claqua la portière de sa voiture avec des interrogations plein la tête. Pourquoi se retrouvait-elle seule loin de chez elle, devant un lieu si symbolique, alors qu’à la même date environ, l’année précédente, c’était dans une morgue qu’elle se rendait ? Qui avait tendu ce fil macabre entre la vie et la mort ? Pourquoi cherchait-elle, au fond, à remonter le temps, à poursuivre des ombres ? Elle se rappelait encore distinctement les mots de sa mère, quelques jours plus tôt. Cette espèce de malédiction qui avait frappé sa famille, le traumatisme des jumeaux disparus, qui se propageait de génération en génération. Était-il arrivé le même genre de drame aux ancêtres de Grégory Carnot ? Un mal invisible, transgénérationnel, avait-il transformé Carnot en tueur d’enfants ? Était-il né avec une prédestination quelconque pour le meurtre ? Comment pouvait jaillir une telle violence chez un être civilisé ? Qu’est-ce qui était responsable ? La culture ? La société ? Le même genre de mémoire génétique qui avait poussé l’embryon Henebelle à absorber sa sœur jumelle ?
— Je ne suis pas comme eux, murmura Lucie. Eux arrachent des vies…
L’enveloppe contenant les photos de la scène de crime de Terney dans la main, Lucie se dirigea vers l’accueil et montra rapidement sa fausse carte de police, juste de quoi imprimer le motif tricolore dans la tête de son interlocutrice.
— Lieutenant Courtois, police criminelle de Paris. Je souhaiterais parler au chef du service d’obstétrique.
Ce genre de présentation, voix ferme et assurée, suivie d’une requête précise, coupait court à toute hésitation ou tout refus. Il suffisait que les gens entendent le mot « criminel » pour décrocher sagement leur téléphone et obéir. La secrétaire parla quelques secondes au téléphone, puis raccrocha avec un sourire anxieux.
— Le docteur Blotowski vous attend en gynécologie obstétrique. Son bureau se trouve au deuxième étage, tout au fond sur la gauche. Son nom est écrit sur la porte.
Lucie la remercia et grimpa par les escaliers, lentement. Depuis neuf ans, elle n’avait jamais remis les pieds dans une maternité. Perdue dans un univers de mecs, elle n’avait été au courant d’accouchements que par ouï-dire. Tel collègue, qui devenait papa pour la première fois… Un autre, dont la femme attendait son deuxième enfant… Un SMS, parfois, de lointains amis dunkerquois, auxquels elle se contentait de répondre « Toutes mes félicitations »… Qu’est-ce qui n’avait pas tourné rond chez elle ? Pourquoi s’était-elle coupée à ce point de ces tranches de bonheur qui font la vie d’une femme ? Pourquoi s’être enfermée dans ce fichu métier de flic, au point d’en négliger ses propres enfants, ses relations avec les hommes, ses amis ?
Perturbée, elle longea un interminable couloir où se succédaient des portes à demi ouvertes. Des bébés criaient, utilisant à bon escient le seul instinct de survie dont la nature les avait dotés à la naissance. Lucie avait déjà entendu dire que ce cri est aussi puissant que le bruit d’un marteau-piqueur, et pouvait provoquer une montée de lait chez la mère. Décidément, rien ne pouvait lutter contre ces curieux mécanismes gravés dans nos gènes.
Elle frappa puis entra dans le bureau du médecin-chef, un homme de trente-cinq à quarante ans maximum. Il avait le crâne rasé, un petit bouc taillé au cordeau, aux poils d’un beau gris clair qui mettaient en valeur ses yeux bleus. Il invita Lucie à s’asseoir, se présenta rapidement et alla droit au but :
— Je vous écoute.
Lucie — Amélie Courtois aux yeux du médecin — avait posé l’enveloppe contenant les photos sur ses genoux. Elle appliqua ses mains, qui tremblaient encore un peu, sur ses cuisses, et parla d’une voix relativement assurée.
— Dans un premier temps, j’aimerais savoir si vous avez connu Stéphane Terney. Il a été chef de service en gynécologie obstétrique, comme vous, dans cette maternité, de 1986 à 1990.
— J’ai pris mes fonctions il y a six ans, après le docteur Philippe, qui était le successeur de Terney. Je ne le connais que de réputation. Malgré ses divergences d’opinion avec certains et ses idées bien arrêtées, il a apporté beaucoup à cet hôpital. Ses travaux sur la pré-éclampsie sont très estimés et servent de base de travail de nos jours dans la France entière. Votre enquête le concerne ?
— Un peu, oui. Il s’est fait assassiner.
Le médecin se recula sur son siège, bouche bée. La nouvelle lui fit l’effet d’un coup de poing.
— Bon Dieu ! Et dans quelles circonstances ?
— Je vous passe les détails. Si je suis venue ici, c’est parce que le 4 janvier 1987, un enfant qui porte l’identité de Grégory Carnot est né sous X dans cet hôpital. Je sais qu’il a été transféré dans une pouponnière sociale de Reims, où il a été adopté à l’âge de trois mois. Pour les besoins de l’enquête, j’aimerais lever le secret de sa naissance. Dans un premier temps, je souhaiterais connaître l’identité de sa mère biologique. J’ai besoin de discuter avec elle de son accouchement, de son rapport avec le docteur Stéphane Terney. Savoir jusqu’à quel point ils se connaissaient. Et parler avec elle de son fils, aussi.
Le docteur parut embarrassé. Il se mit à manipuler un coupe-papier qu’il avait sorti d’une poche de sa blouse.
— L’accouchement sous X est très protégé par le droit français. En général, seul l’enfant né sous X peut, à sa majorité, requérir la levée du secret. Il a alors accès au pli scellé, laissé par la mère, dans lequel elle décline son identité et divers renseignements qu’elle souhaite transmettre : antécédents familiaux, informations sur le père, raisons de l’abandon. Ces plis sont parfois vides, la mère peut très bien décider de ne laisser aucune trace, et ainsi ne jamais être retrouvée. C’est souvent le cas, d’ailleurs, pour ne rien vous cacher. Néanmoins, comprenez bien que je ne puis vous laisser avoir accès à ce pli sans un papier du juge qui explique clairement les motifs de votre requête.
Il parlait d’une voix claire, les yeux dans ceux de Lucie. On sentait le ton didactique de celui qui ne laisse rien transparaître et applique les procédures. Elle soutint son regard, hochant la tête à chaque phrase du praticien. Elle devait le convaincre si elle ne voulait pas rentrer bredouille.
— La demande a été faite, et je vous assure que vous disposerez de ce papier dans deux ou trois jours. Les juges sont écrasés de travail, et vous savez comme moi comment traîne l’administration. Nous, les policiers de terrain, avons besoin d’aller vite et à l’essentiel, docteur. La plupart du temps, des vies sont en jeu, des gens souffrent. Vous savez ce que c’est.
— Je vous comprends bien, mais je…
Les photos que Lucie lui mit devant les yeux lui coupèrent la parole.
— Vous vouliez connaître les circonstances de la mort de Terney. Les voici.
L’homme prit les clichés et les considéra avec dégoût.
— Comment peut-on faire une chose pareille ?
— Les malades existent, partout. Son tortionnaire l’a fait souffrir de longues heures, avec brûlures et mutilations. Quant à Grégory Carnot, ce pauvre bébé né sous X, il s’est ouvert la gorge au fond de sa cellule la semaine dernière, de ses propres mains. Et savez-vous pourquoi il est allé en prison ?
— Non.
— Il a tué de seize coups de couteau une fillette de huit ans, puis il a brûlé son corps dans les bois. Cette fillette, c’était mon enfant.
L’obstétricien baissa le regard et reposa lentement les clichés devant lui. Lucie l’avait bombardé de détails sordides et, pour la première fois, elle le sentit désarçonné. Il lança un furtif coup d’œil à la photo de son propre fils, près de son ordinateur.
— Je… J’en suis sincèrement désolé.
— Ne le soyez pas et aidez-moi, plutôt. La seule personne susceptible de venir récupérer cette enveloppe scellée est morte au fond d’un cachot. Un tueur de la pire espèce se cache dans nos rues. On court après lui, docteur, on court après lui et on ne peut pas se permettre d’attendre après de la paperasse. Alors, je vous le demande une dernière fois : montrez-moi ce pli.
Blotowski hésita encore quelques secondes, puis décrocha son téléphone.
— Je me rends aux archives, fit-il d’une voix sèche à son interlocutrice.
Il raccrocha, remit le coupe-papier dans sa poche de devant et se leva.
— Suivez-moi. Tout est stocké au niveau –1.
Avec un soupir de soulagement, Lucie récupéra ses photos et lui emboîta le pas. Grâce à une clé que Blotowski introduisit sur le tableau de bord de l’ascenseur, ils débarquèrent au sous-sol dans un étroit couloir éclairé aux néons. De gros tuyaux rampaient le long des murs noirs. La ventilation soufflait bruyamment, comme dans la salle des machines d’un navire.
— Ces couloirs souterrains permettent au personnel de voyager entre les différentes cliniques du CHR. C’est aussi par ici que transitent toutes les analyses sanguines entre la maternité et les laboratoires. Elles passent notamment dans les tuyaux que vous voyez au-dessus de votre tête. Finalement, nous stockons aussi dans ces sous-sols les dossiers des patients, sur les trente dernières années. Bientôt, l’informatique aura raison de tout cela, Dieu merci.
Devant eux s’étalait un véritable labyrinthe. Des gens y circulaient, y couraient, les blouses se frôlaient sous l’éclairage mourant. À intervalles réguliers, des panneaux indiquaient les directions des bâtiments, tant il était facile de se perdre. Se déployait ici une vie souterraine, grouillante, insoupçonnée.
Ils bifurquèrent encore. Avec une autre clé, Blotowski ouvrit une porte métallique, qui donnait accès aux archives de la maternité. Il alluma, les tubes phosphorescents crépitèrent et furent dévoilées des dizaines de mètres de dossiers — des vies fossilisées dans l’encre et le papier — précautionneusement alignés les uns derrière les autres, sur plusieurs niveaux. Comme un poisson dans l’eau, le médecin alla vers la bonne rangée, au fond de la zone de stockage. De gros autocollants disposés sur des planchettes indiquaient années et mois. Lucie se sentait toute petite, humble. Tant et tant de naissances, d’âmes nouvelles, de corps prêts pour l’aventure de la vie, avaient rempli les dossiers avant de se disperser.
— Janvier 1987, c’est ici. Alors… Lettre C.
Son index parcourait les tranches des classeurs, jusqu’à s’immobiliser.
— De Brachet à Debien. OK… Nous devrions trouver là-dedans tout ce qu’il nous faut. Dossier d’admission, suivi gynécologique, actes de naissance, déroulement de l’accouchement.
Il sortit le classeur qui rassemblait plusieurs dossiers, en tourna les lourds intercalaires, jusqu’au nom qui l’intéressait.
— Voilà, je l’ai. Grégory Arthur Tanael Carnot. Né le 4 janvier 1987.
Il sortit des cercles métalliques une grosse pochette plastique, barrée d’une étiquette avec l’identité. Lucie fixait ces trois prénoms, Grégory, Arthur, Tanael… Pourquoi ceux-là ? S’agissait-il des prénoms de son père et son grand-père, comme c’était souvent le cas dans les familles françaises ? Dans son anonymat, Carnot avait peut-être conservé, à travers ces prénoms, des traces de son passé, de ses ancêtres, selon la volonté de sa mère. Même si cette dernière l’avait cruellement abandonné, pour une raison que Lucie aurait bien aimé connaître.
À l’intérieur de la pochette que tenait le médecin, se trouvait le fameux pli. Il le mit de côté et s’empara des dossiers médicaux. La lumière des néons éclairait de tons froids, bleutés, le vieux papier. Il régnait ici une nuit perpétuelle, glaçante.
L’obstétricien lut presque à contrecœur.
— Alors… La mère a été admise le 29 décembre 1986 en obstétrique. C’est bien le docteur Terney qui l’a prise en charge dès son arrivée à l’hôpital. En fait, à ce que je peux lire, il était aussi son gynécologue et la suivait depuis son cinquième mois de grossesse. D’ailleurs…
Il fouilla dans la pochette transparente.
— Tiens, curieux… Où est son dossier de suivi gynécologique ? Les échographies, les examens ? Il aurait dû se trouver ici, avec le reste.
— Vous êtes bien certain ?
Il fouilla encore, histoire de s’assurer qu’il n’avait rien oublié.
— Non. Il n’y a rien. Peut-être un oubli. Peut-être quelqu’un a-t-il voulu consulter ce dossier quelque temps plus tard et ne l’a jamais remis en place ? Malheureusement, il n’est pas rare que les vieux papiers se perdent dans les méandres de l’administration.
— Ce n’est pas rare, oui. On va dire ça.
Lucie se sentait de plus en plus sur la bonne piste. Quelque chose de curieux, de mystérieux était enfoui dans le passé de Stéphane Terney. Elle indiqua du menton la pochette que tenait le médecin.
— Vous avez entre les mains le dossier d’admission de cette femme, vous avez forcément son identité sans qu’on ait à ouvrir cette fameuse enveloppe scellée ?
Il tourna le dossier vers Lucie. « Madame X » était écrit dans les emplacements réservés aux noms et prénoms.
— Et c’est partout comme cela. Préservation de l’anonymat, selon la volonté de la mère.
Lucie serra les mâchoires. Heureusement, il restait le pli scellé. De nombreuses questions lui brûlaient les lèvres :
— Pourquoi cette admission en obstétrique une semaine avant l’accouchement ? Des problèmes particuliers chez la mère ?
Blotowski feuilletait les pages. Tout était indiqué. Les perfusions, les produits injectés, les prises de sang, la fréquence cardiaque, le nom de l’infirmière attachée à sa chambre. De ce côté-là, la transparence était parfaite, Stéphane Terney n’avait rien caché.
— D’après ce que je lis, Terney a établi un diagnostic de pré-éclampsie. La patiente devait rester sous observation. D’où l’hospitalisation.
La pré-éclampsie… La spécialité de Stéphane Terney, se rappela Lucie.
— En quoi consiste exactement la pré-éclampsie ?
— C’est la traduction d’une insuffisance de vascularisation du complexe fœtoplacentaire. Un placenta très pauvre en vaisseaux sanguins, si vous voulez, ce qui donne généralement des bébés avec un retard de croissance à la naissance. Cela provoque chez la mère de nombreux problèmes, notamment une hypertension artérielle et une protéinurie, c’est-à-dire une élimination trop importante de protéines dans les urines. La plupart du temps, lors du dernier trimestre de grossesse, la future maman se plaint de céphalées pénibles, de bourdonnements d’oreille. C’est la maladie des théories. Aujourd’hui, on sait la prévenir, mais on ne connaît toujours pas ses causes. Le docteur Terney a beaucoup travaillé dans ce domaine, celui des gènes responsables de la pré-éclampsie et de ce manque de vascularisation du placenta. C’est plus clair à présent ?
— Un peu, oui.
L’obstétricien tourna les pages.
— Très bien. Alors… Antécédents médicaux de la mère, pas grand-chose à dire. Hormis qu’elle était intolérante au lactose.
— Comme son fils.
— Logique. C’est génétique, ça se transmet de génération en génération.
Le froissement des feuilles faisait un bruit particulier ici, il paraissait amplifié, cristallin.
— L’accouchement a eu lieu à 2 h 34 du matin, en salle 3. Terney, une sage-femme, un anesthésiste et l’infirmière qui suivait la patiente étaient présents en salle d’accouchement. Le docteur a noté que Madame X s’est mise à convulser, son rythme cardiaque s’est emballé. Oh là là…
— Quoi ?
Un long soupir souleva sa poitrine. Il redressa ses yeux vers Lucie.
— La mère de Grégory Carnot est morte sur la table d’accouchement, d’une hémorragie cataclysmisque. Pour être plus clair, elle s’est vidée de son sang.
Lucie reçut l’information comme un choc. Malgré elle, elle songea aux propos de sa mère sur la psychogénéalogie, et cette transmission d’un mal. Elle se représentait Carnot comme un enfant maudit, démoniaque, qui était allé jusqu’à tuer sa propre mère pour venir au monde. Elle imagina son visage rouge sang, son cri strident qui traversait la salle d’accouchement, alors que sa mère se vidait et mourait.
Lucie fut incapable de cacher sa déception : sa piste risquait de s’arrêter ici, au fond de ces archives.
— Et le bébé ?
— Grégory Arthur Tanael Carnot… Mis au monde par césarienne. Quatre kilos et cinq cents grammes, et… cinquante-cinq centimètres ? C’est… assez hors norme. La plupart des bébés dont la mère souffre de pré-éclampsie naissent avec un retard de croissance, justement à cause du manque de vascularisation du placenta. Néanmoins, ce genre de cas arrive.
— Souvent ?
— Rarement. Mais tous les mécanismes de la pré-éclampsie ne sont pas encore connus, principalement les interactions entre la mère et le fœtus, qui échappent à toute recherche. Des prédispositions génétiques peuvent aussi influer. Bref, tout cela est très compliqué.
Un bébé déjà différent des autres à la naissance, pensa Lucie. Il tue sa mère, et il sort des statistiques liées à la pré-éclampsie…
L’index du spécialiste courait sur la feuille.
— Apparemment, bébé sans problèmes particuliers lors de sa venue au monde. Les remarques qui figurent ici sont classiques à toutes les naissances.
Le docteur sortit le dossier de néonatologie, qu’il feuilleta rapidement.
— Croissance, examens… Tout est normal. En revanche, le docteur Terney a requis un nombre relativement élevé de prises de sang sur le nourrisson, à ce que je vois.
— On sait pourquoi ?
Il secoua la tête.
— Rien ne figure ici. L’enfant est resté neuf jours en néonat avant son départ pour la pouponnière. Classique, là aussi.
Retour à la pochette transparente, d’où il sortit les copies des actes de naissance et de décès. Cela fit un drôle d’effet à Lucie, de voir ces deux papiers l’un à côté de l’autre. La mère et le fils. L’une morte, alors que l’autre venait au monde.
— Date et rédaction de l’acte de naissance : juste après l’accouchement. Identités de la mère et du père : vide, ce qui est normal pour les enfants nés sous X. Pour votre information, lorsque l’enfant est adopté, l’état civil, qui possède son propre acte de naissance, comble les lignes restées blanches avec la filiation des parents adoptifs. Mais nous, aux archives, on dispose toujours de l’acte original, celui établi juste après la naissance par le médecin-chef.
Il changea de feuille.
— Quant à l’acte de décès, rédigé par le médecin-chef Terney : « Décès suite à une éclampsie et une hémorragie cataclysmique. » Heure, date, personnes présentes. Tout cela me paraît correct.
— Quoi, c’est tout ? Une femme meurt dans un hôpital, et il n’y a pas d’autopsie ni d’enquête ?
— Pas si aucun des proches ne l’exige. Ce qui semble le cas ici, puisque je ne trouve pas d’autres papiers. Vous savez, en cas de décès, il y a toujours un débriefing avec le médecin-chef, et une enquête médicale — accompagnée parfois d’une autopsie scientifique — uniquement si les causes du décès ne sont pas définies. On réétudie aussi les dossiers en essayant de comprendre ce qui s’est passé. Je vous prie de croire qu’un décès dans un hôpital, surtout durant un accouchement, n’est jamais pris à la légère.
Lucie croisa les bras, refroidie par ces révélations. Elle avait l’impression qu’il lui manquait l’essentiel. Le rapport humain entre Terney et sa patiente, les raisons de l’abandon de l’enfant…
Plus Lucie réfléchissait, plus elle se sentait nerveuse. Elle savait les réponses toutes proches, mais elle était incapable de les obtenir. Alors que ses yeux erraient sur le dossier, elle tiqua, soudainement, sur les trois prénoms de Carnot, inscrits sur la grosse étiquette frontale.
— Grégory Arthur Tanael Carnot. Bon sang…
Un long silence, durant lequel Lucie se figea complètement. Le médecin nota son trouble.
— Qu’y a-t-il ?
Lucie eut du mal à retrouver sa voix. Tout son corps bouillait.
— Cette… Cette identité, qui la lui a donnée ?
— Il doit s’agir d’un souhait de la mère, qui avait dû signaler les prénoms et le nom qu’elle voulait donner avant son accouchement. Après la naissance, son choix est reporté sur le certificat par l’obstétricien ou la sage-femme qui a fait l’accouchement. Si la mère n’avait pas donné de prénoms et de nom, alors, ces cases seraient restées vides, et l’officier de l’état civil, en mairie, aurait choisi trois prénoms, dont le dernier aurait tenu lieu de nom de famille à l’enfant. « Carnot » n’est pas un prénom, donc c’est forcément la mère qui a décliné cette identité… Pourquoi cette question ?
Lucie s’empara du dossier et posa son index sur chaque première lettre des noms qui constituaient l’identité du tueur de sa fille.
— Ses initiales forment G A T C. Les bases de la molécule d’ADN.
Le médecin fronça les sourcils.
— C’est vrai ça. Comment vous avez pu déceler une chose pareille ?
— Disons que… J’ai été pas mal confrontée à cette molécule, ces derniers temps.
Interloqué, Blotowski sortit la petite enveloppe marron et scellée de la pochette.
— Curieuse coïncidence, en tout cas.
— Ce n’est pas une coïncidence. Ce n’est pas la mère qui a donné cette identité. C’est Terney.
— Mais pourquoi aurait-il fait une chose pareille ?
— Je l’ignore. Mais curieusement, ça me fait penser au sceau brûlant dont on marque la cuisse du bétail pour en identifier les individus et pouvoir les suivre à volonté. La traçabilité, vous voyez ?
Blotowski ne répliqua pas, tout à sa réflexion. Ce que lui exposait cette femme dépassait l’entendement. Lucie montra du menton l’enveloppe scellée qu’il serrait entre ses doigts.
— Vous l’ouvrez à présent ?
Le spécialiste fit sauter le sceau avec son coupe-papier. Lucie se dit, au fond d’elle-même, que cette histoire de secret au fond d’une simple enveloppe était bien symbolique. N’importe quel personnel détenteur d’une clé pouvait venir ici et faire sauter les plis, pour découvrir l’identité de la mère.
Il décacheta l’enveloppe, l’ouvrit et la tourna vers Lucie.
— Vide. La mère a préféré garder son anonymat. Je suis désolé.
Lucie était figée. Ce n’était pas possible de repartir sur un tel échec. Grégory Carnot était né ici. Des gens, cités dans ces dossiers, s’étaient occupés de lui, l’avaient nourri, lavé, dès son premier cri. Ils savaient forcément des choses sur cet enfant. Au moment où le médecin remettait la pochette transparente dans le classeur, elle l’en empêcha.
— Attendez deux secondes.
Elle attrapa le dossier d’admission, le consulta rapidement et pointa son index sur l’identité de l’infirmière présente lors de l’accouchement. La femme avait aussi suivi la mère en soins dans l’unité d’obstétrique, du début à la fin. Assurément, les deux femmes avaient dû échanger des impressions, elles avaient forcément discuté. Cette infirmière devait connaître les rapports entre Terney et la mère.
— Pierrette Solène, infirmière. Elle bosse encore ici ?
— Jamais entendu parler.
Le médecin chef rangea le classeur et lui sourit.
— Pour apaiser votre déception, je jette un œil aux archives du personnel et je vous donne l’adresse de son domicile de l’époque, peut-être y habite-t-elle toujours. Ça vous branche ? Et après, on se boit un café, tous les deux, mademoiselle Courtois ?