18

À la lisière du Ve arrondissement, le Jardin des plantes, les matins de septembre, offre un spectacle magique. Une lumière rousse, de celles qui marquent la fin de l’été, tombe inclinée sur les frondaisons des gros cèdres centenaires et vient goutter sur les feuilles. Les joggers disparaissent dans les chemins encore humides des pluies de la veille, les jardiniers commencent à tailler les arbustes en prévision des saisons plus rudes. Tout incite au calme, au repos. À cette période de l’année, les groupes scolaires parisiens n’ont pas encore la haute main sur le parc et ses musées.

Sharko et Levallois pénétrèrent dans le hall de la Grande Galerie de l’Évolution, un bâtiment massif jailli d’une autre ère. Au-dessus d’eux, l’immense verrière laissait passer une luminosité orangée, qui se répandait à travers les trois niveaux organisés autour d’une nef centrale. Sans même pénétrer au cœur du musée, on distinguait des squelettes étranges, des têtes de girafes naturalisées, des centaines de vitrines abritant les espèces animales. La vie, ici plus qu’ailleurs, avait décidé de se mettre à nu.

Clémentine Jaspar attendait devant l’accueil, une grosse pochette cartonnée entre les mains. La primatologue portait un pantalon marron à pinces et une chemise kaki à larges poches, si bien qu’on aurait pu aisément la prendre pour un guide ou une randonneuse paumée en plein milieu de la capitale.

Les flics la saluèrent. Sharko lui adressa un sourire sincère.

— Comment va Shery ?

— Elle a toujours du mal à s’exprimer. Elle mettra du temps à s’en remettre, à son âge avancé. Et il n’y a pas de psy pour les chimpanzés.

Elle botta rapidement en touche.

— Et votre enquête, ça avance ?

— Pas mal, oui. Pour le moment, on récolte un maximum d’éléments, avant de tirer les conclusions qui s’imposent.

Le commissaire hocha le menton vers la pochette.

— En fait, je compte surtout sur ce que vous allez me raconter au sujet de cette thèse.

Jacques Levallois, resté légèrement en retrait, donna une petite tape sur l’épaule de son collègue.

— Je vais essayer de trouver le directeur ou quelqu’un qui pourra me fournir des infos sur le fossile. À tout à l’heure.

Jaspar le regarda s’éloigner, puis s’orienta vers les tourniquets.

— Allons dans la galerie, si vous voulez bien. Je crois qu’il n’existe pas un meilleur endroit pour que je vous explique de quoi il retourne.

Alors que Sharko sortait son portefeuille pour s’acheter un billet, elle lui en tendit un.

— J’ai mes petits privilèges, ici. C’est un peu ma seconde maison.

Le commissaire la remercia. Il habitait la région depuis plus de trente ans et pourtant, il n’avait jamais mis les pieds dans ce musée, ni dans la plupart des musées parisiens, d’ailleurs. Lui, il était plutôt prison, tribunal, hôpital psychiatrique. Ronde macabre d’établissements qui avait rythmé sa vie.

Ils franchirent les barrières et pénétrèrent dans la nef. Ils évoluaient entre des reproductions grandeur nature de requins, d’éléphants de mer, de raies géantes. Le plus impressionnant était ce squelette de baleine suspendu, démesuré, qui exposait clairement les mystères de la nature. Par quel secret magique avaient été façonnées ces vertèbres gigantesques, presque aussi grandes et lourdes qu’un homme ? Y avait-il une quelconque finalité, derrière tant de perfection ?

Jaspar grimpa une volée de marches jusqu’au premier niveau, consacré aux espèces terrestres. Au centre, des centaines d’animaux de la jungle semblaient fuir un feu imaginaire. Buffles, lions, hyènes, antilopes, figés dans leur course. La primatologue longea quelques vitrines, puis s’arrêta devant celle des lépidoptères. Des centaines d’insectes volants, piqués dans du liège, numérotés, identifiés avec précision : embranchement, classe, ordre, famille, genre, espèce. Elle s’assit sur un banc, invitant Sharko à l’imiter, puis ouvrit la grosse pochette verte.

— Je vais vous rendre la copie de la thèse d’Éva. Vous y trouverez mes annotations.

Elle parlait à présent avec gravité. Ses traits étaient tirés, fatigués. Sharko aurait mis sa main à couper qu’elle n’avait pas dormi de la nuit, plongée dans sa lecture. Autour d’eux, quelques étudiants venaient d’arriver et s’installaient à l’indienne, feuilles et feutres entre les mains. Des dessinateurs… Probablement une classe d’art plastique.

Sharko focalisa son attention sur son interlocutrice.

— Racontez-moi ce qu’avait découvert Éva Louts.

Jaspar réfléchit. Elle semblait chercher la meilleure façon d’aborder un sujet qui paraissait complexe.

— Elle a trouvé un rapport entre la latéralité et la violence.

La violence.

Ce mot claqua comme un pétard dans la tête du commissaire. Parce qu’il avait été le fer de lance de sa grosse enquête de l’année précédente et qu’il revenait brusquement à l’assaut. Parce que, immédiatement, l’image de Grégory Carnot s’imposa à lui… Il pensa aussi à Ciudad Juárez, une ville de feu et de sang où la terreur s’exprimait sous sa forme la plus brute. Était-ce là le lien entre l’agglomération mexicaine et Carnot ? La violence ?

La violence, partout, sous toutes les formes, qui se collait étrangement à lui, comme une teigne.

La primatologue le ramena à la réalité :

— Pour que vous saisissiez bien toute l’essence de son travail, je dois auparavant vous livrer quelques principes passionnant sur l’Évolution. Il est très important que vous m’écoutiez attentivement.

— Je vais faire mon possible.

D’un mouvement circulaire de bras, Clémentine Jaspar désigna les espèces qui habitaient la magnifique galerie. Des poissons, des coléoptères, des crustacés, des mammifères.

— Si ces espèces peuplent aujourd’hui notre planète, si cette petite libellule, qui semble si fragile, existe, c’est parce qu’elle est bien plus adaptée à survivre qu’un dinosaure. Regardez ces animaux, leurs excroissances, la forme de leur coquille, de leur queue, leur couleur. Des exemples criants d’adaptation à l’environnement, qui ont tous une fonction : l’attaque, la défense, le camouflage…

Elle désigna du menton une vitrine particulière.

— Voyez-vous ces deux animaux, face à vous ? Ce sont deux phalènes du bouleau. Observez-les attentivement. Que constatez-vous ?

Mains dans le dos, Sharko s’approcha de la vitre, intrigué.

— Deux mites complètement identiques, dont l’une a les ailes plutôt blanches, et l’autre, les ailes plutôt noires.

— Eh bien voyez-vous, au XIXe siècle, en Angleterre, la forme pâle était ultra-dominante. Durant le jour, les phalènes pâles se camouflaient sur les troncs de bouleaux, ce qui assurait leur survie. Voilà pourquoi elles étaient plus nombreuses : les prédateurs ne les voyaient pas. Vous allez me dire, en contrepartie, les phalènes noires n’étaient pas vues la nuit, mais les blanches non plus, puisqu’il faisait noir.

— Logique, en effet. Mieux valait donc être phalène blanche que noire…

— Oui. Si rien ne s’était passé, les phalènes noires auraient fini par disparaître, parce qu’inadaptées à leur environnement, plus vulnérables, génétiquement moins performantes, et donc éliminées par la sélection naturelle.

— Mes fameux canards boiteux…

— Tout à fait. Mais de nos jours, on a remarqué que la forme pâle devenait de plus en plus rare, et que la forme sombre se développait. En une centaine d’années, les rapports se sont complètement inversés.

Elle se leva, se plaça à côté de Sharko. À présent, ses yeux brillaient dans le reflet de la vitrine.

— Quelle pression de sélection naturelle avait pu changer la distribution à ce point ?

— À vous de me le dire.

— Celle créée par l’homme, commissaire. Avec l’avènement de l’ère industrielle, l’Angleterre a vécu un grave problème de pollution atmosphérique. Cette pollution modifiait la couleur des bouleaux de gris pâle à gris foncé. Ainsi, il devenait de plus en plus difficile pour la forme pâle du papillon de survivre puisque son camouflage n’était plus efficace, contrairement à la forme sombre. Vous avez là un exemple type de sélection naturelle influencée par la culture humaine : les individus les plus adaptés, la forme sombre, se sont mis à se développer en nombre, à l’inverse des formes claires, chassées par les prédateurs. Tout cela à cause de l’humain.

— L’homme, l’industrialisation, ont donc la capacité de modifier les choix de la nature. De prendre, je dirais même, l’avantage sur elle.

— Exactement, et c’est de mal en pis. Pour la première fois depuis la naissance de l’humanité, l’Évolution par les gènes est en retard sur l’Évolution par la culture et l’industrialisation. Nous allons plus vite que la nature. Pourquoi croyez-vous, par exemple, que les allergies existent, alors qu’on n’en parlait pas il y a cinquante ans ? Parce que le système immunitaire, ce grand sportif qui nous protège depuis des dizaines de milliers d’années, n’a plus rien pour s’entraîner, à cause des vaccins, des antibiotiques, de l’excès de médicaments que nous ingurgitons chaque jour. Alors, pour schématiser grossièrement parce qu’il n’a bien évidemment aucune conscience, il crée les allergies, simplement pour se donner du travail et garder son efficacité, dans le cas d’une éventuelle attaque virale inconnue…

Elle hocha le menton vers une courbe démographique, qui montrait l’accroissement de la population au fil du temps. On passait, en quelques siècles, de milliers d’individus à plusieurs milliards. Un véritable virus humain semblait se répandre sur la planète. Sharko en eut froid dans le dos.

— Deuxième point remarquable, que vous devez avoir en tête : chaque être humain vivant aujourd’hui est un pur produit de l’Évolution. Vous êtes un être incroyablement bien adapté à son environnement, comme je le suis, comme l’est l’Africain au fin fond de son village, malgré les conditions rudimentaires dans lesquelles il vit.

— Je n’ai pas vraiment l’impression d’être si adapté que ça.

— Pourtant vous l’êtes, je vous le garantis. Si aujourd’hui vous êtes vivant, c’est parce qu’aucun de vos ancêtres n’est mort avant de se reproduire, et ce, depuis la nuit des temps. Plus de vingt mille générations, commissaire, qui ont semé leur petite graine pour arriver jusqu’à vous.

Sharko fixait cette explosion de formes, de tailles, de couleurs. Cerné par cette puissance intrinsèque de mère Nature, on ne pouvait que se sentir humble et s’incliner. Petit à petit, le flic cernait les enjeux auxquels se confrontaient certains biologistes, il percevait à présent leurs obsessions : comprendre le pourquoi et le comment de la vie, comme lui cherchait à percer l’esprit de ses tueurs.

À l’aise dans son élément, Jaspar s’emballait :

— Vos ancêtres ont traversé les guerres, les famines, les catastrophes naturelles, la peste, les grands fléaux, pour toujours faire naître des bébés, qui ont grandi, et qui eux-mêmes ont propagé ces gènes extraordinaires, encapsulés dans de si petites cellules, jusqu’à vous. Vous rendez-vous seulement compte du combat invisible de nos générations passées, pour qu’aujourd’hui, vous et moi puissions discuter ? Et c’est le cas pour chacun des sept milliards d’hommes qui peuplent notre planète. Des êtres incroyablement adaptés…

Ses mots résonnaient d’une façon particulière dans cet endroit. Le flic se sentit perturbé, touché. Il pensait à sa petite fille Éloïse, morte, renversée par une voiture. Son sang, ses gènes, ces milliers d’années d’effort de ses ancêtres, pour en arriver à un brusque arrêt de sa lignée. Il mourrait sans personne derrière lui, sans prolonger son propre fleuve de vie. Était-il un échec, un être inadapté, le résultat d’un épuisement, que la nature, le hasard, la coïncidence, avaient jugé bon de jeter à la poubelle ?

Sans motivation, il essaya de se raccrocher aux paroles de la primatologue, à son enquête. Seul le goût du sang, l’odeur de la traque, parvenaient encore à l’apaiser et à lui faire oublier tout le reste.

— Où voulez-vous en venir ?

— À la thèse de Louts. Si les gauchers existent, il y a une raison, comme les phalènes blanches et noires ont des raisons d’exister. Et l’étudiante a trouvé cette raison. Ce qui l’a mise sur la piste était depuis le début sur une photo accrochée dans sa chambre. Dans le sport même qu’elle avait pratiqué intensément : l’escrime. L’évidence se cache souvent sous nos yeux.

Le commissaire songea au cadre qu’il avait décroché lors de la fouille chez l’étudiante. Deux panthères armées, qui se défiaient à coups de fleurets. Des gauchères… Jaspar s’était mise à marcher de nouveau, direction l’espace de l’Arctique. Animaux à fourrure blanche, pour passer inaperçus et être protégés du froid, mammifères dotés d’une épaisse couche de graisse… Des exemples criants d’adaptation à l’environnement.

— Éva Louts a dressé des statistiques très précises. Les références, les sources de ses informations, les dates de rédaction se trouvent dans sa thèse : dans les sports très interactifs, où l’affrontement peut être considéré comme une forme particulière de combat, la fréquence de gauchers atteint presque 50 %. Que ce soient la boxe, l’escrime, le judo. Plus les adversaires s’éloignent l’un de l’autre, et plus cette proportion diminue. Elle reste importante au ping-pong par exemple, mais retombe dans les normes au tennis et dans les sports collectifs où cette notion d’interactivité est amoindrie.

Jaspar ouvrit la thèse. Elle tourna quelques pages, dévoilant des photos d’empreintes de mains peintes sur des grottes.

— Avec ces constats, Éva a essayé de tracer la latéralité à travers les époques. Elle a découvert que la majeure partie des peintures rupestres datant du paléolithique ou du néolithique avait été réalisée par des gauchers. Les empreintes en négatif, faites à base de pigments soufflés par la bouche, sont des mains gauches dans 179 cas, contre 201 pour les mains droites, soit presque 40 %. Ce qui laisse entendre que, dans des temps reculés, ceux des premiers hommes, il y avait beaucoup plus de gauchers qu’aujourd’hui, et qu’au fil des siècles, l’Évolution a eu tendance à les faire disparaître, comme elle l’a fait avec les phalènes noires.

Elle continua à tourner les pages de la thèse. Des photos apparurent.

— Ensuite, Éva est allée dans des musées, des centres d’archives, elle a récupéré tout un tas de copies de documents datant d’époques lointaines, s’intéressant au règne des Goths, des Vikings, des Mongols. Des peuples réputés pour leur violence sanguinaire… Regardez les photos de leurs outils d’époque, de leurs armes. Louts s’est focalisée sur leur forme, le sens de rotation des forets dans le matériau, les marques d’usure liées aux dents sur les cuillères en bois, qui sont différentes selon qu’on amène la cuillère à la bouche avec la main gauche ou avec la main droite…

Elle pointa son index sur les traces caractéristiques.

— En examinant ces collections, elle a pu estimer la proportion de gauchers de ces peuples violents, pour se rendre compte qu’elle était beaucoup plus importante que chez les autres peuples de la même époque. L’étudiante a réalisé un travail titanesque, exigeant énormément de documentation, de fouilles, de rencontres, et surtout d’intelligence. Qui aurait pu voir une chose pareille et creuser dans de telles directions ? Éva ne devait plus dormir beaucoup, et je comprends cette cassure des rapports avec son directeur de thèse. Elle était sur quelque chose d’énorme, une grande découverte pour la biologie évolutive.

Sharko tendit les mains, Jaspar y déposa quelques photocopies. Il visualisa les schémas, les chiffres, les photos. À mesure qu’il tournait les pages, Jaspar commentait.

— Ici, une autre grosse rubrique, tout aussi intéressante, qui montre l’évolution du travail d’Éva jusqu’à notre société contemporaine. Pour tirer de nouvelles conclusions, elle s’est basée sur les taux d’homicides de ces cinquante dernières années d’une ville considérée comme l’une des plus violentes du monde, Ciudad Juárez, au Mexique. J’ignore d’ailleurs comment elle a obtenu ces informations, elles semblent venir directement des registres de la police mexicaine.

Sharko se passa une main devant la bouche. Un pan du mystère s’éclaircissait, le voyage au Mexique allait probablement trouver son explication.

— Elle est allée sur place une petite semaine avant d’arriver à votre centre, à la mi-juillet, confia-t-il. Nous avons retrouvé des réservations de vol.

Jaspar manifesta quelques secondes sa surprise.

— Aller si loin pour obtenir des informations. Elle était remarquable.

— Et que cherchait-elle dans ces registres ? Des gauchers, là aussi ?

— Exactement. Elle voulait savoir quelle était la proportion de gauchers parmi ces criminels extrêmement violents, vivant dans un environnement tout aussi violent. Y en avait-il autant qu’au temps des Barbares ? Sortait-on des statistiques qui donnent dans nos civilisations contemporaines, globalement, un gaucher pour dix droitiers ?

Sharko étala des pages et des pages de données, l’œil interrogatif, et la coupa avant qu’elle poursuive ses explications.

— Expliquez-moi à présent, s’il vous plaît. Ces sportifs, ces hommes préhistoriques, ces Barbares… Des gauchers, certes, dans de grandes proportions par rapport à la moyenne. Et alors ? Vous me parliez de violence. Où et comment intervient-elle là-dedans ?

Ils progressaient sur l’étage dédié à l’Évolution à proprement parler. Derrière une vitre, une large bibliothèque présentait des ouvrages de Lamarck, Joffrin et Darwin dont le livre, L’Origine des espèces, était ouvert. Le papier était jauni, l’écriture, magnifique. Jaspar sembla s’extasier devant l’ouvrage. Elle caressa la vitre, puis revint à son interlocuteur.

— Éva a découvert que dans les sociétés violentes, où le combat domine, être gaucher présente un énorme avantage pour la survie.

Jaspar laissa le temps à Sharko de digérer l’information, avant de poursuivre.

— D’après ses écrits, si les gauchers existent, c’est parce qu’ils se battent mieux. Ils bénéficient d’un avantage stratégique lors des combats, celui de l’effet de surprise. Lors d’un affrontement, le gaucher prend l’avantage parce qu’il a l’habitude de s’opposer à un droitier, tandis que le droitier est déboussolé par quelqu’un qui préfère se servir de la main ou du pied gauche. Il ne voit pas venir les coups. C’est donc parce qu’ils sont moins nombreux, moins connus, que les gauchers prennent l’avantage.

Elle montra le dessin de deux hommes face à face, une épée à la main.

— Regardez ici par exemple, il s’agit d’une reprographie datant du Moyen Âge. Lorsque le duc de Richelieu, à la veille d’un duel au XVIIIe siècle, évoque l’une des personnes qu’il aura à combattre, il s’inquiète : « Diable, le premier est gaucher, je n’ai que peu de chance. »

Elle tourna les pages, puis pointa la reproduction du visage hargneux d’un Viking.

— Si les gauchers dominent leurs adversaires, alors ils ont plus de chance de se hisser dans la hiérarchie, d’acquérir des femmes, de se reproduire et ainsi de propager leurs gènes. De ce fait, l’Évolution va favoriser cette asymétrie et finir par transmettre le caractère « gaucher » par l’intermédiaire des gènes.

— Dans l’ADN, vous voulez dire ?

— Exactement. Ça peut paraître simplet, mais c’est réellement ainsi que fonctionne la nature : tout ce qui est favorable à la propagation des gènes est sélectionné, transmis, tandis que le reste est éliminé. Évidemment, cela ne se fait pas sur quelques années, il faut souvent la maturité des siècles pour que l’information s’inscrive dans l’ADN.

Sharko tentait de faire une synthèse.

— Donc, d’après vous, plus la communauté est violente, et plus le nombre de gauchers qui la composent est grand ?

— C’est en effet le phénomène évolutif que met en avant Éva. Le caractère « gaucher » se propage par l’ADN dans les sociétés violentes, et s’efface progressivement dans les autres, pour laisser place à des droitiers.

— Je connais des gauchers. Ils ne sont pas sportifs et n’ont rien à voir avec la violence. Alors, si la nature tend à éliminer tout ce qui est inutile, pourquoi ne sont-ils pas droitiers, comme tout le monde ?

— À cause de la mémoire génétique. Leurs lointains ancêtres avaient certainement quelque intérêt à être gauchers. Des combattants à main nue, des chevaliers, des assaillants… Le caractère gaucher continue à se propager par les gènes, mais il s’épuise un peu plus à chaque génération dans notre société moderne, parce qu’il ne présente plus d’avantage à la survie. Notre culture moderne va finir par l’éliminer, comme elle va finir par éliminer nos phalènes blanches…

Elle hocha le menton vers la thèse.

— C’est pour cette raison que parmi les criminels violents de la ville mexicaine, Éva n’a pas trouvé davantage de gauchers qu’ailleurs. Il est évident qu’elle a dû être extrêmement déçue par ce constat, mais après tout, c’est logique : nul doute que, dans notre monde où il suffit d’appuyer sur un bouton ou sur la gâchette d’un revolver pour tuer, être gaucher ne sert plus à rien, puisqu’il n’y a plus cette notion d’interactivité, de corps à corps. Par conséquent, le pool génétique des gauchers va finir par s’épuiser. Un jour, il n’y aura plus de gauchers dans les sociétés modernes, quel que soit leur niveau de violence.

Sharko prit son temps pour assimiler les informations, tout lui paraissait d’une logique implacable et particulièrement passionnant. La culture modifiait l’environnement, duquel découlait la sélection des plus adaptés… Il revint à l’assaut avec ses questions :

— Une semaine après le Mexique, Éva Louts s’est rendue du côté de Manaus, la capitale de l’État d’Amazonie, au Brésil. Est-ce qu’elle y fait allusion dans sa thèse ?

Jaspar écarquilla les yeux.

— Le Brésil ? Non, non… Rien qui ne suggère un voyage là-bas. Aucune statistique, aucune donnée. Manaus serait aussi une ville violente ?

— Pas plus qu’une autre, apparemment. En tout cas, après son semi-échec au Mexique, Éva semblait continuer à mener des recherches bien précises. Et est-ce que cette thèse parle finalement d’études sur les prisonniers français ? Sur un certain Grégory Carnot par exemple ?

— Non. Rien là non plus.

Sharko reposa la feuille sur les autres, sceptique. Rien sur le voyage au Brésil, rien sur Grégory Carnot ni les visites en prison. Depuis Manaus, Louts était bel et bien sorti du cadre de sa thèse. Le commissaire tenta de creuser la piste :

— Elle s’est rendue dans des prisons dans la journée, alors qu’elle aurait dû être dans votre centre. C’est pour cette raison qu’elle voulait débuter à 17 heures, elle ne voulait pas que ses visites en établissement carcéral soient connues. Elle a interrogé les détenus, récupéré leurs photos… À la lumière de votre lecture, de vos connaissances, pourquoi Éva serait-elle allée rendre visite à des prisonniers tous gauchers, jeunes, et ayant tué de manière violente ?

Elle réfléchit quelques secondes.

— Hmm… Sa démarche semblait cette fois très différente de celle du Mexique. Elle ne cherchait pas un gaucher derrière le crime, mais un crime derrière le gaucher. Elle se demandait peut-être si la latéralité et la violence pouvaient être liées dans le cas d’individus isolés et vivant dans un endroit civilisé… Ces gauchers violents avaient-ils des points communs ? Avaient-ils une raison d’exister, perdus au milieu de droitiers ? Je ne vois que cela comme piste, désolée.

Ce qui n’éclairait pas grand-chose, se dit Sharko. En contrebas, il aperçut Levallois en train de monter les marches deux à deux. Il posa une dernière question à la primatologue :

— Autre chose sur cette thèse que je devrais savoir ?

— Je ne pense pas, mais vous pourrez la lire pour votre enquête ou votre enrichissement personnel. Hormis les modèles mathématiques et quelques données compliquées, le reste devrait vous être accessible. Éva avait écrit une étude incroyablement poussée et précise. Un travail qui, sans aucun doute, aurait fait du bruit dans le milieu scientifique. Et qui en fera si ses travaux voient tout de même le jour.

Le jeune lieutenant reprit son souffle à la dernière marche. Il aperçut Sharko et lui fit un signe, avant de fixer un grand poster qui expliquait le mode de fonctionnement des virus. Le commissaire de police remercia chaleureusement la primatologue.

— Évidemment, vous gardez tout cela pour vous, le temps de l’enquête.

— Comptez sur moi. Je vais errer encore un peu dans la galerie. Tenez-moi au courant de votre affaire. Vous pouvez m’appeler n’importe quand, même la nuit. Je dors très peu. J’aimerais vraiment comprendre ou vous aider, dans la mesure du possible.

— Je le ferai.

Elle lui sourit timidement, lui serra la main et s’éloigna. Sharko l’accompagna quelques secondes du regard, avant de se diriger vers son collègue.

— Alors, le fossile ?

— Il ne vient pas de chez eux, pour la simple et bonne raison qu’ils n’ont pas de fossile de chimpanzé de cet âge-là dans leur zoothèque.

— Donc, on fait chou blanc ?

— Au contraire, on tient une piste énorme. Le directeur m’a dit que, depuis une semaine, et jusqu’à demain, il y a une exposition sur la minéralogie et les fossiles à Drouot. Des ventes aux enchères de squelettes de mammifères datant de plusieurs milliers d’années ont eu lieu jeudi dernier. Nul doute qu’il devait y avoir des singes dans le lot. J’ai le nom du commissaire-priseur qui s’est occupé de la vente. Il sera ce soir avenue Montaigne, à 21 heures, pour mener une autre vente.

— On peut le joindre maintenant ?

— J’ai appelé en vain l’hôtel des ventes. Il arrive toujours avec au moins une demi-heure d’avance.

Sharko prit la direction des escaliers.

— Dans ce cas, on sait où passer notre soirée.

— Mouais… J’avais un truc de prévu.

— Tu t’es déjà fait un cinéma cette semaine. Il ne faut pas abuser, quand même.

Levallois prit la remarque avec humour, puis retrouva son sérieux.

— Et toi, du neuf ?

— On peut dire ça. Je t’explique au 36.

Dès qu’ils furent dehors, les températures grimpèrent. Sharko plaqua la thèse dans les mains de son partenaire.

— Tu pourras la poser sur mon bureau ? Je vais y jeter un œil.

Il partit sur la gauche, vers les grands jardins.

— Le scooter est de l’autre côté, Franck.

Sharko se retourna.

— Je sais, mais je rentre à pied et passe vite fait chez le coiffeur. Et puis, je pense avoir bien compris cette histoire d’Évolution. On a des jambes, c’est probablement pour marcher avec. À force de prendre des voitures ou des moyens de transport, il est évident qu’elles vont finir par disparaître.

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