Il était plus de 13 heures lorsque Lucie frappa à la porte du pavillon de Pierrette Solène. Hormis le café pris à la maternité avec Blotowski qui s’était mis à la draguer ouvertement, elle n’avait rien dans le ventre depuis son départ de Paris. Après cette visite, il lui faudrait absolument déjeuner quelque part. Elle devait recharger les batteries, histoire de ne pas finir au fond d’un fossé, évanouie à son volant. En deux jours, elle avait fait plus de kilomètres qu’en une année entière.
L’infirmière habitait l’une de ces petites maisons pas chères, en parpaing, à la façade blanche et crépie, au cœur d’une cité calme à la périphérie de la ville. D’après l’état civil fourni par Michel Blotowski, la femme avait aujourd’hui soixante-huit ans et avait quitté l’hôpital de la Colombe huit ans plus tôt pour une retraite qui, assurément, devait être bien méritée.
Pierrette Solène ouvrit un peu la porte, gardant le corps dans l’embrasure. Elle était vêtue simplement d’une longue robe à fleurs et d’escarpins noirs d’un autre âge. Des rides quadrillaient son front et ses joues, dessinant des formes géométriques complexes. Elle portait de grosses lunettes à monture marron, à verres légèrement grossissants et aux branches reliées par une ficelle.
— Désolée, quoi que vous ayez à vendre, ça ne m’intéresse pas.
— Je n’ai rien à vendre. Je suis de la police.
Lucie montra plus longuement sa carte, cette fois. Pierrette Solène, méfiante, l’observa avec la plus grande attention, les yeux légèrement plissés. Lucie tenta de la rassurer au mieux :
— Ne vous inquiétez pas, il n’y a rien de dramatique. Mon enquête m’a menée à l’hôpital de la Colombe. D’après le fichier du personnel, vous y avez exercé plus de trente ans. J’essaie de remonter le temps, et je viens juste vous poser quelques questions sur une période précise.
Pierrette Solène jeta un œil vers le trottoir et la 206 de Lucie, garée au bord de l’allée.
— Où est votre collègue ? Les policiers viennent toujours par deux, dans les séries télévisées. Pourquoi êtes-vous seule ?
Lucie lui adressa un petit sourire poli.
— Mon collègue interroge d’autres personnes de l’hôpital. Quant aux séries… Vous ne devriez pas croire tout ce qu’elles vous racontent, la réalité du métier de policier est bien différente.
Après une légère hésitation, la sexagénaire invita son interlocutrice à entrer. Cinq minutes plus tard, Lucie se trouvait assise dans un canapé recouvert d’une grosse couverture en laine, une tasse de café bien noir et sucré entre les mains. Un chat européen se glissait affectueusement entre ses jambes. La télé diffusait une série américaine, justement, quelque chose qui parlait de feu et d’amour. Le visage de Pierrette s’était vite animé lorsque Lucie lui avait demandé de donner des informations sur Stéphane Terney.
— J’ai été sous son autorité pendant les quatre années où il a exercé à la Colombe. C’était un bon médecin, un passionné qui voulait toujours trop en faire.
— C’est-à-dire ?
— Il mettait les pieds partout : en obstétrique, en gynéco, en immunologie. Tout ce qui tournait autour de la procréation le fascinait. Il ne comptait jamais ses heures, passait tout son temps à la Colombe. Au boulot, il tenait ses équipes d’une main de fer. Il n’aimait pas qu’on prenne des congés. Le travail, toujours le travail.
— Il pratiquait souvent des accouchements ?
— Oui. Malgré son apparente dureté, il aimait beaucoup mettre des bébés au monde. En tout cas, il venait au moins une fois par jour dans les salles, pour couper les cordons et saluer les mères qu’il suivait en gynécologie. Et ça, quelle que soit l’heure. Je n’avais jamais vu un chef de service faire une chose pareille. Il nous menait la vie dure, mais globalement, on l’aimait bien.
Lucie se rappelait l’article sur Wikipédia. Terney, soldat-infirmier, qui découvre le bébé gisant au sol, relié à sa mère par le cordon. L’Algérie et ses traumatismes ne l’avaient jamais véritablement quitté. Tasse de café aux lèvres, Pierrette considéra soudain Lucie tristement, comme si elle réalisait tout à coup la raison de sa visite.
— Il est arrivé quelque chose au docteur Terney ?
Lucie lui annonça la terrible nouvelle puis la laissa encaisser le choc. Derrière ses gros verres de lunettes, Pierrette, de ses yeux vides, fixait le sol. Les souvenirs de l’hôpital devaient affluer, les bons, les mauvais, ceux qui prendraient désormais une tout autre valeur suite au décès, et qu’elle rangerait dans une boîte précieuse. Lucie sauta sur l’occasion :
— Parlez-moi de la nuit du 4 janvier 1987. Une nuit froide d’hiver, où le docteur Terney a mis au monde un garçon qu’il a ensuite appelé Grégory Carnot. Vous étiez de service, cette nuit-là, dans la salle 3 de la maternité. La mère est morte sur la table d’accouchement, suite à une grave hémorragie liée à une pré-éclampsie. Vous vous rappelez ?
Le visage de l’infirmière sembla enfermé dans un étau de glace. Sa lèvre supérieure se mit à battre, la vieille femme se passa la main sur la bouche, stupéfaite. Elle posa sa tasse, qui cliqueta contre la soucoupe en porcelaine. Lucie serra ses poings l’un contre l’autre : vingt années plus tard, Pierrette Solène portait encore les stigmates de cette nuit-là. Contre toute attente, l’ancienne infirmière se leva et se contenta de dire :
— Tout cela est trop, bien trop loin. Je ne me souviens plus, désolée.
Lucie se leva également et vint à quelques centimètres d’elle.
— Vous ne pouvez pas avoir oublié. De quoi avez-vous peur ?
Pierrette hésita quelques secondes.
— Vous pouvez m’assurer que je n’aurai pas d’ennuis ?
— Je vous le garantis.
Un silence. L’infirmière réfléchissait. Lucie se dit qu’elle portait un lourd secret, un secret que Terney l’avait, peut-être, contrainte à garder durant toutes ces années. Maintenant qu’il était mort, qu’elle avait quitté l’hôpital, les verrous allaient sauter.
Pierrette se leva et éteignit le téléviseur. Un silence de mort enveloppa les deux femmes. Lucie reprit la parole, supposant que l’infirmière devait être un peu guidée :
— Durant son séjour à l’hôpital, vous avez été auprès de cette femme, vous lui avez apporté ses repas, prodigué des soins avant son accouchement. Savez-vous comment elle s’appelait ? C’est très important pour mon enquête.
— Bien sûr que je le sais. Elle s’appelait Amanda Potier.
Lucie ressentit un grand soulagement de pouvoir enfin coller un nom sur ce visage blanc, sur cette femme morte en couches, probablement dans d’horribles souffrances. Elle ne demanda aucune feuille ni crayon pour noter les informations, elle ne voulait surtout pas affoler son interlocutrice et provoquer un blocage. Tout devait rester informel, volatil. Mais Lucie mémorisait chaque mot.
L’infirmière poursuivit :
— Elle était très jeune, vingt ou vingt et un ans. Une belle femme aux longs cheveux noirs, aux yeux très sombres.
— Pourquoi voulait-elle accoucher sous X ?
— Elle ne voulait plus de cet enfant, et il était trop tard pour avorter… Elle avait été lâchement abandonnée par son petit ami quelques semaines plus tôt. À son âge, elle se sentait incapable de l’élever seule.
Lucie serra les poings. Une future maman, jeune, abandonnée par celui qu’elle aimait, celui qui lui avait probablement tout promis et qu’elle avait cru, naïvement. On était en plein dans son histoire personnelle. Les sutures de son passé craquaient les unes derrière les autres, cette maudite enquête la touchait jusque dans sa chair. Elle essaya de chasser ses sentiments, de faire abstraction de ses propres douleurs de femme et de mère. Il fallait rester concentrée et forte.
— Donnez-moi les souvenirs tels qu’ils vous reviennent, fit Lucie. Prenez votre temps.
Pierrette ferma longuement les yeux, puis les rouvrit.
— Amanda Potier était une artiste peintre, elle se lançait et avait du mal à vivre de ses peintures. Elle habitait un petit appartement à la périphérie de Reims, du côté de la Neuvillette, à quelques kilomètres d’ici. Elle et le docteur Terney se connaissaient d’avant son admission, il lui avait acheté quelques-unes de ses œuvres lors d’un vernissage, pour la soutenir, l’encourager. Elle semblait l’aimer beaucoup. Il lui a même commandé des peintures. Des dessins en rapport avec l’ADN et la naissance, qu’il voulait pour décorer sa maison. Elle m’a confié qu’il avait vraiment des goûts bizarres, mais il la payait bien.
Lucie se rappela alors le tableau qu’elle avait brièvement vu, accroché dans la bibliothèque de Terney et sur les photos de la scène de crime. Cette espèce de placenta ignoble et la signature, Amanda P., dans un coin. Elle avait un vague souvenir de ce prénom et de cette initiale, aperçus rapidement sur l’un des clichés.
— … Amanda racontait qu’il leur arrivait de déjeuner ensemble, pour discuter surtout d’art. Puis un jour, leur conversation a glissé sur sa grossesse. Le docteur l’a convaincue de laisser son ancien gynéco et de le choisir, lui. Il l’a alors prise en charge les quatre derniers mois de sa grossesse.
Lucie essayait de réfléchir en même temps. Stéphane Terney avait absolument voulu se rapprocher d’Amanda, et de son futur bébé. Elle poussa son raisonnement encore plus loin : Terney s’était-il volontairement rapproché d’Amanda Potier ? La surveillait-il, alors qu’elle le prenait pour son ami ? Avait-il acheté ses œuvres uniquement pour gagner sa confiance ? Lucie rebondit sur une question qui lui vint immédiatement à l’esprit.
— Savez-vous pourquoi le docteur est venu s’installer à Reims en 1986 ? Pourquoi cette maternité ? Terney avait un excellent poste à Paris, il menait beaucoup de recherches, voyageait énormément. Alors, pourquoi s’enfermer en province ?
Pierrette haussa les épaules timidement.
— Il a simplement profité d’une opportunité, je crois. Le docteur Grayet, son prédécesseur, était à trois années de sa retraite. Il a démissionné au moment où le docteur Terney posait sa candidature.
Un coup violent, dans la poitrine de Lucie.
— Démissionné, à trois ans de la retraite ? C’était prévu, cette démission ?
L’infirmière secoua la tête, lèvres serrées.
— Grayet ne nous en avait jamais parlé, et jamais nous n’aurions cru cela de lui. Mais c’était ainsi… Il voulait profiter un peu de la vie, je crois. Il a quitté l’hôpital discrètement, sans feu d’artifice.
— Comment s’appelait ce docteur, précisément ? Son prénom ?
— Robert. Robert Grayet. Mais vous ne pourrez pas l’interroger. Il est décédé suite à un Alzheimer il y a cinq ans, je suis allée à ses obsèques. C’est triste de finir comme ça.
Lucie engrangeait ces informations capitales. Était-il possible que Terney ait encouragé le départ de son prédécesseur pour le remplacer et, ainsi, se rapprocher d’Amanda Potier et devenir son médecin ? Lucie en avait presque la tête qui tournait. Cela paraissait complètement inconcevable. Et pourtant, les dates coïncidaient. Terney quitte Paris en 1986, s’installe à Reims, alors qu’Amanda est enceinte… Il prend en charge sa grossesse, pour la faire accoucher début janvier 1987. Lucie remonta encore un peu le temps. Paris, toujours en 1986. D’après l’article Wikipédia, Terney avait divorcé quelques semaines avant son départ. Peut-être un événement avait-il provoqué cette rupture… Peut-être sa première femme était-elle au courant de quelque chose en rapport avec Amanda Potier ou Robert Grayet.
Lucie mit de côté ses interrogations et reprit :
— Amanda Potier n’avait-elle aucune famille ? Personne ne venait la voir à la maternité ?
— Si, bien sûr. Ses parents sont venus de Villejuif, ils la soutenaient. Sa mère était une très belle femme, encore jeune, qui lui ressemblait beaucoup. Une future grand-mère d’une quarantaine d’années…
L’infirmière faisait tourner son index autour de sa tasse de café. Les souvenirs lui faisaient mal, mais Lucie ne lâcha pas le morceau :
— Durant son hospitalisation, comment le docteur se comportait-il avec elle ?
— Il était tout le temps là, très proche de sa patiente. Le jour comme la nuit. Il nous suppléait même dans notre travail d’infirmière. Je me rappelle des examens qu’il lui faisait faire, des prises de sang. Amanda était extrêmement fatiguée, son ventre était énorme. Je me rappelle, aussi, elle mangeait énormément. Des fruits, des biscuits, tout ce qui lui tombait sous la main.
— Le docteur et elle étaient intimes ?
Elle serra les dents.
— Pas suffisamment pour que le docteur pleure sa mort sur la table d’accouchement, en tout cas.
Lucie réfléchit, de plus en plus troublée. Elle avait désormais la certitude que Grégory Carnot n’avait jamais été un enfant comme les autres. Quelque chose, en lui, avait intéressé le médecin au plus haut point. Quelque chose qui avait peut-être contraint Terney à divorcer, déménager et construire sa vie en fonction de cet enfant. Ça défiait l’entendement.
— Parlez-moi du jour de l’accouchement à présent.
Pierrette Solène avala difficilement sa salive.
— La nuit du 4 janvier, les appareils branchés sur Amanda Potier se sont affolés. Sa tension était très forte, le cœur s’emballait. Elle était une semaine avant le terme, mais il fallait à tout prix sortir le bébé. Le docteur a immédiatement convoqué l’anesthésiste, une sage-femme et l’a menée dans une salle d’accouchement.
Sa voix tremblait désormais, l’émotion la submergeait.
— Tout s’est ensuite passé très vite, et a empiré. La patiente s’est mise à convulser, l’hémorragie s’est déclarée. Nous n’arrivions pas à la stabiliser. Le docteur a fait une césarienne. C’était… c’était horrible. Elle a bientôt perdu au moins un litre de son sang. C’était comme si le corps se vidait de toute son énergie, de manière incompréhensible.
Lucie sentit ses poils se dresser.
— Amanda Potier n’a même pas assisté à la naissance de son fils. En trente ans de carrière, je n’ai vu que trois mères mourir sur une table d’accouchement. C’était chaque fois une expérience profondément traumatisante, inhumaine, que je ne souhaite à personne.
Lucie imagina l’ambiance dans la salle d’accouchement. Le sang partout, le tracé plat de l’électro-encéphalogramme, les visages creusés. Et l’ignoble sensation d’échec.
— Et le bébé ?
Pierrette eut une grimace d’écœurement.
— En pleine forme, lui, alors que sa mère se vidait. Un bon gros bébé, bien au-dessus des normes, d’ailleurs. Un cas très rare pour une pré-éclampsie.
Elle parlait avec une grande amertume, empreinte d’un certain dégoût.
— Vous avez pu le suivre un peu, ce bébé ? demanda Lucie.
— Non. Il est parti en néonat, ce n’était plus mon job. À vrai dire, je n’ai jamais su ce qu’il était devenu. Je crois que… que je ne voulais plus en entendre parler. Sa mère était morte sous mes yeux, alors que lui, il était en pleine forme. (Elle eut une grimace.) Et avec ce que vous m’apprenez aujourd’hui… Cela me navre encore plus…
L’imagination de Lucie carburait, des images sordides se présentaient à elle. Elle ne pouvait s’empêcher de voir un bébé monstrueux, couvert de matières organiques, de sang, agitant ses membres gluants dans tous les sens en hurlant. Pierrette se frotta longuement le visage. Elle sembla hésiter, soupira, et finit par dire :
— Cette nuit-là, j’ai vu quelque chose, madame. Quelque chose dont je n’ai jamais parlé à personne. Quelque chose qui allait à l’encontre du diagnostic de la pré-éclampsie établi par le docteur.
Lucie se pencha vers l’avant. Elle se sentait au bord du gouffre, comme d’ailleurs l’infirmière, qui poursuivit lentement :
— C’était au sujet de la vascularisation du placenta.
Le placenta… Lucie songea encore au tableau dans la bibliothèque de Terney. L’infirmière peinait à lâcher des mots qui n’étaient probablement jamais sortis de sa bouche.
— Vous savez, la pré-éclampsie rend les placentas très, très pauvres en vaisseaux sanguins, c’est systématique, même dans le cas de bébés de taille normale. Quand ce bébé-là est sorti par césarienne, le docteur s’est empressé d’aspirer immédiatement le placenta resté dans le ventre maternel. La sage-femme et l’anesthésiste n’ont rien vu, l’une s’occupait du bébé, l’autre essayait tant bien que mal de stabiliser la patiente et d’y voir quelque chose à travers tout ce sang qui pissait. Mais moi je l’ai vu.
Un silence. Lucie buvait ses paroles.
— Qu’avez-vous vu précisément ?
— Ce placenta, on aurait presque dit… un cocon d’araignée, tant il y avait de vaisseaux sanguins à sa surface. Pour tout vous dire, en trente ans de carrière, je n’avais jamais vu un placenta si irrigué. C’est pour cette raison que le bébé était gros et grand, il disposait de toutes les ressources pour se développer correctement.
Sur les nerfs, Lucie se leva brusquement.
— Deux secondes…
Elle courut vers sa voiture et revint avec l’enveloppe marron qui contenait les photos de la scène de crime. Elle en piocha une qui montrait le tableau du placenta en gros plan et la tendit à l’infirmière.
— Le placenta d’Amanda Potier ressemblait à ça ?
Pierrette acquiesça avec dégoût.
— Exactement. Il était aussi vascularisé. Mais… D’où est-ce que ça vient ?
— De chez le docteur. Il a demandé à Amanda de le lui peindre.
— Amanda aurait peint son propre placenta. Oh, mon Dieu, c’est odieux…
— Ça implique que le docteur était au courant pour ce placenta ultra-irrigué, et que cela l’intéressait au plus haut point.
L’infirmière rendit la photo à Lucie et souffla sur ses mains.
— Tout cela est si étrange. Il aurait su grâce aux échographies ?
— Je le pense.
Il y eut un silence. Chacune essayait de comprendre. Lucie désigna également le tableau du phénix, au cas où, mais l’infirmière ne voyait pas de quoi il s’agissait.
Pierrette reprit la parole :
— Vous n’allez peut-être pas me croire, mais quand… quand le docteur a découvert le placenta de sa patiente lors de l’accouchement, j’ai vu son regard briller. Comme de… de fascination. Ça a été très bref, ça n’a même pas duré une seconde, mais c’est cette sensation que j’ai eue.
Elle se frotta les avant-bras.
— Regardez, je ne vous mens pas, j’en ai les poils qui se dressent. Quand il a remarqué que je l’avais surpris, il m’a adressé le regard le plus froid qu’il m’ait été donné de connaître. Durant l’aspiration, il m’a fixée sans ouvrir la bouche. J’ai alors compris que je devais garder le silence… Et une minute plus tard, la mère était morte.
Lucie réfléchissait à toute allure. Elle se sentait profondément perturbée par les paroles de son interlocutrice. À quoi rimait cette histoire de placenta ? Que signifiait cet éclat de jouissance dans le regard de Terney, alors que sa patiente mourait sur sa table ? Avait-il sacrifié une mère, la contraignant à accoucher, pour faire naître à tout prix son bébé ?
Toujours la même question, qui revenait en boucle : pourquoi ce bébé devait-il venir au monde ? Pierrette continuait à parler d’une voix monocorde, éprouvant à présent le besoin de se vider complètement.
— On a eu un débriefing quelques heures après l’accouchement, avec le chef de l’hôpital, le docteur Terney, l’anesthésiste et la sage-femme. Un compte rendu a été établi. Officiellement, Amanda Potier était morte d’une pré-éclampsie. Terney avait tous les chiffres, les résultats d’examens, les preuves de protéinurie, de tension haute, même les statistiques de pré-éclampsie donnant des bébés correctement proportionnés. L’hôpital était hors de cause. Ses parents n’ont jamais souhaité attaquer qui que ce soit.
— Et vous, vous n’avez pas parlé du placenta ?
Pierrette secoua la tête, comme le ferait un enfant qui ne veut pas avouer sa faute.
— Qu’est-ce que ça aurait changé ? C’était ma parole contre celle du médecin. Le placenta avait été détruit. Et puis, la mère était décédée, et il n’y a pas eu d’erreur médicale. L’hémorragie s’était déclarée sans qu’on puisse agir. Je ne voulais pas compliquer les choses, ni mettre ma carrière en danger.
Elle soupira, apparemment abattue.
— Vous voulez mon sentiment, vingt-trois ans après ? La maladie qui a tué Amanda Potier ressemblait à une pré-éclampsie, on pouvait la diagnostiquer comme telle parce que certains éléments ne mentaient pas, mais ce n’en était pas une. Et je suis persuadée, aujourd’hui, que le docteur, lui, savait de quoi il s’agissait. Ce tableau monstrueux en est d’ailleurs la preuve flagrante.
Elle s’arracha du fauteuil en prenant appui sur ses mains.
— Maintenant, excusez-moi, mais je ne pense plus avoir grand-chose à vous dire. Tout ça, c’est du passé. Il est trop tard pour revenir sur de vieux fantômes. Le docteur est mort, paix à son âme…
— Il n’est jamais trop tard. C’est au contraire dans le passé que se cachent toutes les réponses.
À son tour, Lucie se leva du canapé. Son voyage n’avait pas été vain, même si les questions étaient encore plus nombreuses. En tout cas, elle était certaine d’une chose : lentement mais sûrement, le gynécologue obstétricien avait tissé une toile qui avait conduit à la naissance d’un monstre.
Même si elle avançait dans le flou le plus complet, Lucie savait que sa quête de la vérité se précisait chaque fois un peu plus. Amanda Potier, Stéphane Terney, et Robert Grayet, son prédécesseur à la Colombe, étaient morts, emportant avec eux leurs sinistres secrets. Pour Lucie, il ne restait pas trente-six solutions : il fallait encore remonter le temps, et partir à la rencontre de la première des ex-femmes de Stéphane Terney.
Celle dont il avait divorcé, juste avant son départ précipité pour Reims.
L’une des traces du passé qui, peut-être, détenait une partie de la vérité.