38

Sharko crut d’abord à un rêve.

Elle était là, bel et bien là, dans sa cuisine.

Lucie Henebelle.

Le flic resta un instant immobile dans l’embrasure de sa porte d’entrée. Le canapé, la table de salon, le téléviseur, les petits meubles avaient changé de place. Une grosse plante verte trônait sur un guéridon, dans un coin, et une agréable odeur de citron se répandait. Sharko s’avança lentement vers la cuisine, abasourdi. Lucie lui sourit brièvement.

— Ça te plaît ? Je me suis dit qu’un peu de nouveauté, ça pourrait te faire du bien. Et puis, j’avais besoin de m’occuper en t’attendant. Les nerfs, tout ça… Je… J’ai acheté la plante tout près d’ici. Je sais que tu les aimes bien vertes et moyennement grandes.

Elle paraissait montée sur ressorts, et était en train de mettre la table. Elle sortait les assiettes, les couverts des bons placards, comme si elle avait toujours vécu entre ces murs.

— Je me suis aussi dit que tu aurais faim en rentrant.

Elle ouvrit le réfrigérateur et en sortit un grand plateau coloré de nourriture, ainsi que deux canettes de bière.

— J’ignorais à quelle heure tu reviendrais précisément, alors j’ai fait livrer du japonais. Ça te changera des pâtes qui s’accumulent par paquets de dix dans tes placards. On dirait l’Armée du Salut. Bon, on mange et ensuite, on se met au travail.

Sharko la regarda avec une tendresse qu’il ne parvenait plus à dissimuler. Il aurait aimé prendre un ton plus ferme, mais il n’en trouva pas la force :

— On se met au travail ? Mais… Lucie ? Qu’est-ce tu fais ici ? Je pensais que tu étais rentrée chez toi ?

Il se dirigea vers la fenêtre et jeta un œil en direction de la rue. Lucie lut de l’inquiétude dans son regard.

— Je t’ai menti, fit-elle, je ne voulais pas que tu puisses m’empêcher de faire ce que j’avais à faire. Allez, assieds-toi.

Le flic resta planté là, dos à la vitre, les bras ballants et la tête pleine d’émotions contradictoires. Finalement, il se défit de sa veste et dégrafa son holster vide, qu’il accrocha au portemanteau. Ce détail n’échappa pas à Lucie.

— Et ton arme ?

Il la fixa, les lèvres serrées.

— Ils… Ils t’ont écarté ?

Elle comprit immédiatement et vint se coller contre lui.

— Mince, c’est pas vrai… C’est ma faute.

Dans un soupir, Sharko lui caressa le dos. Il se sentait si bien, serré ainsi contre elle, et aurait tant aimé qu’ils se rapprochent autrement qu’à travers les ténèbres.

— Ce n’est pas ta faute. J’ai accumulé les conneries, ces derniers temps.

— Oui, mais ils savent pour Vivonne, n’est-ce pas ?

Sharko ferma les yeux.

— Ils ignorent tout du voyage de Louts à Montmaison, et du vol de Cro-Magnon par Terney.

— Alors, qu’est-ce qui t’inquiète ?

Sharko s’écarta en peu et se massa les tempes.

— Mon ancien chef, Bertrand Manien, est sur mon dos depuis le début de l’enquête et il fait tout pour me pourrir la vie. Notre rencontre à Vivonne a dû l’interpeller. C’est une teigne, il va creuser et savoir pour nous deux, il y a un an. Il va découvrir que j’étais plus que concerné par le passé meurtrier de Carnot. Il va découvrir notre histoire, et celle de tes jumelles.

Le cœur de Lucie battait fort, pour diverses raisons.

— Je comprends ton embarras. C’est très personnel et tu ne veux pas qu’ils l’apprennent là-bas. Mais est-ce si important s’ils savent, finalement ?

Le flic tira une chaise, s’effondra dessus et décapsula sa bière. Sa veste, sa chemise étaient chiffonnées par une trop longue journée.

— On… enfin ils ont retrouvé deux cadavres supplémentaires aujourd’hui.

Lucie écarquilla les yeux.

— Deux cadavres ? Explique-moi.

Le commissaire souffla longuement pour évacuer le stress de ces dernières heures, tandis que Lucie déballait les sushis et les petits pots de sauce.

— Il s’est passé tellement de choses… Pour faire simple, tout tourne autour du bouquin de Terney, La Clé et le Cadenas. Ses pages dissimulent sept empreintes génétiques. C’est Daniel, le jeune autiste présent sur la scène de crime, qui nous a mis sur la voie. Deux de ces empreintes sont présentes dans le FNAEG. La première concerne le meurtrier de… de Clara.

Il s’attendait à davantage de surprise dans les yeux de Lucie, mais elle restait calme, buvant à son tour une gorgée d’alcool.

— Et la seconde ?

Sharko lui expliqua tout le processus qui l’avait mené à Félix Lambert. La discussion avec le gendarme Claude Lignac, le tour des écoles maternelles, cette histoire d’intolérance au lactose. Lucie remarqua qu’il se libérait complètement, sans édifier la moindre barrière, sans rétention d’informations. Elle avait l’impression que plus ils s’enfonçaient dans la noirceur, plus elle retrouvait un peu de l’homme qu’elle avait rencontré un an plus tôt. Seule la carapace s’était fendillée, mais au fond de lui-même, il était toujours le même. Il lui fit part de son ressentiment, lui parla de la souffrance qu’il avait lue dans les yeux du jeune Lambert, de cette horrible sensation qu’un mal le bouffait de l’intérieur. La même impression qu’avait ressentie le psychiatre de Grégory Carnot, avant que ce dernier se donne la mort dans son cachot. S’il n’avait pas vu de dessins à l’envers chez Lambert, Sharko avait la certitude que les deux hommes souffraient du même mal incompréhensible.

Après avoir écouté attentivement, Lucie partit chercher la petite enveloppe marron contenant les photos de la scène de crime de Stéphane Terney, une cassette vidéo ainsi qu’un DVD. Elle sortit le cliché représentant les tableaux du phénix, du placenta et de la momie de Cro-Magnon, accrochés dans la bibliothèque du médecin assassiné, et le tendit à Sharko.

— À mon tour maintenant. J’ai bien avancé également de mon côté.

Avec des baguettes, le commissaire glissa un sushi dans sa bouche, tout en retrouvant un semblant de sourire. C’était la première fois que Lucie le voyait étirer les lèvres.

— Comment se fait-il que ça ne me surprenne même plus ? demanda-t-il. Tu es incroyable.

— Je suis surtout une mère prête à tout pour découvrir la vérité.

Il regarda la photo, tandis que Lucie avalait un sushi.

— Pourquoi me montres-tu ces cadres ? Ce placenta ignoble ?

— Tu veux savoir comment Terney a obtenu l’empreinte génétique de Grégory Carnot ? Il s’est arrangé pour le mettre au monde, il y a vingt-trois ans. Il lui a ensuite fait un tas de prélèvements de sang, qu’il a analysés, et dont il a extrait un profil ADN. C’est aussi simple que ça.

À son tour, entre deux bouchées, elle se mit à relater ses découvertes depuis la matinée. Reims, lieu de naissance de Carnot où Terney avait exercé. Sa visite à la maternité de la Colombe, sa rencontre avec l’infirmière, qui l’avait convaincue que Terney avait tout mis en œuvre pour suivre la grossesse de la mère, Amanda Potier. Le placenta hypervascularisé, la petite étincelle dans les yeux du gynécologue au moment de la naissance… Et finalement, son détour chez la première femme du médecin, qui lui avait parlé de l’étrange comportement de son ex-mari et livré cette curieuse cassette vidéo.

Sharko manipula le boîtier de plastique, le regard sombre.

— On a retrouvé des cassettes brûlées dans la cheminée de Terney. Elles étaient cachées sous le plancher. L’assassin était venu les chercher, c’est la raison des tortures. Malheureusement, on n’a rien pu en tirer.

— Nul doute qu’il s’agissait des originaux. Celle-ci est une copie.

— Que contient-elle ?

— Peut-être la clé de toute cette affaire. Sur l’originale, il y avait une étiquette, m’a expliqué l’ex-femme. C’était écrit Phénix n° 1.

Sharko promena son index sur la photo.

— Phénix… L’oiseau qui renaît de ses cendres…

— Exactement. J’ai fouiné un peu. Le phénix est doué de longévité et ne meurt jamais. Il symbolise ainsi les cycles de mort et de résurrection. Une légende raconte que n’ayant pas de femelle, lorsqu’il voyait l’heure de sa mort approcher, il assurait sa descendance en mettant le feu à son propre nid. Il succombait alors dans les flammes et un nouveau phénix naissait des cendres. Cela me fait méchamment penser à Amanda Potier et Grégory Carnot. Elle meurt, mais l’enfant naît de ses entrailles, après avoir détruit le nid…

Sharko prit la mesure de l’importance des découvertes de Lucie. Elle avait creusé une piste parallèle, improbable, poussée, peut-être, par ses instincts maternels. Eux n’étaient restés que dans le sillage des meurtres, dans l’aura que chaque scène de crime dégageait, exploitant les indices matériels au maximum. Ils avaient parcouru l’espace, et Lucie, le temps…

— On dirait que chaque tableau accroché a un sens, fit Sharko. Le projet Phénix d’abord… Le placenta d’Amanda Potier ensuite… Reste à comprendre ce que signifie cette photo de la momie de Cro-Magnon accrochée juste à côté. Elle a peut-être une signification cachée, une raison d’être… Ces trois tableaux, c’est comme si Terney exposait ses secrets, mais sans que personne n’y comprenne rien.

Lucie prit le DVD.

— Viens voir.

Elle partit dans le salon et inséra le disque dans l’ordinateur.

— Avant de démarrer, je dois te dire que ça se passe en Amazonie.

— L’Amazonie. Le voyage d’Éva Louts… Ne me dis pas que tu as aussi la réponse sur la présence de l’étudiante au Brésil ?

— Pas tout à fait. Mais on s’en approche. Ça dure dix petites minutes. Accroche-toi.

Sharko se plongea dans l’univers malsain de la bande vidéo. Lui aussi se recula sur son siège lorsque les yeux suintant de maladie et de fièvre s’ouvrirent en grand. Autant de coups de poignard, qui s’ajoutaient aux ténèbres, encore, et encore.

Le reportage terminé, le commissaire se leva dans un soupir et retourna s’asseoir dans la cuisine, où il s’empara de la cassette en silence. Il la manipulait sans la voir, ses yeux semblaient figés dans le néant. Lucie s’approcha de lui.

— À quoi penses-tu ?

Il était déstabilisé.

— On n’est sûrs de rien, Lucie. Hormis l’Amazonie, rien ne relie Éva à ces indigènes. Le film est si ancien. 1966, tu te rends compte ? Il n’y a aucun lien apparent.

Dans un silence troublant, il enchaîna des sushis les uns derrière les autres, sans même en apprécier le goût. Lucie le sentait profondément perturbé. Elle se déplaça nerveusement dans son champ de vision.

— Bien sûr que si, on est sûrs ! Ce serait un trop grand hasard que les deux éléments ne soient pas liés. On a tout ce qu’il nous faut pour poursuivre l’enquête, mais il nous manque l’essentiel : l’identité de cette tribu.

— Et quand bien même ? À quoi ça t’avancerait ?

— À comprendre pourquoi Louts voulait retourner là-bas, armée de noms et de photos après sa tournée des prisons. Et plein d’autres choses encore.

Sharko remarqua une lueur qui l’effraya dans ses iris glacés. Il la sentait capable de tout plaquer et de partir au fond de cette maudite jungle. Il essaya de reprendre le contrôle de leur conversation ; le terrain était beaucoup trop glissant et dangereux.

— Oublions cette cassette pour le moment et reprenons tout depuis le début, calmement.

Il s’empara d’un papier et d’un crayon, piqué au vif par les incroyables révélations de Lucie et oubliant presque qu’il venait d’être viré une heure plus tôt. L’enquête continuait à le happer, à le dévorer sans qu’il puisse lutter.

— Remettons tout dans l’ordre. Alors de quoi dispose-t-on exactement ? Il nous faut un nœud central, autour duquel tourne toute l’enquête.

— Terney, évidemment.

— Terney, oui. Focalisons-nous sur lui… Essayons de retracer son parcours pour y voir clair, pour y trouver les concordances entre tes pistes et les miennes. Il y a forcément des éléments qui vont se recouper et nous éclairer. Tu as fait des recherches sur lui et son passé, alors vas-y, attaque.

Lucie allait, venait, une vraie pile électrique. Sharko prit des notes quand elle commença à raconter.

— J’ai le sentiment que l’année 1984 représente le début de notre histoire. C’est l’année où Terney rencontre les hommes de l’hippodrome. L’un de ces mystérieux individus ou les deux sont sans conteste les auteurs de la cassette. Sans hésitation, ils sont les hommes à trouver aujourd’hui, d’un âge à peu près équivalent à celui de Terney, puisqu’ils existaient déjà en 1966. L’un des deux, ou encore une fois les deux, est NOTRE homme.

— Du calme, OK ? Évite de tirer des conclusions trop hâtives et continue, s’il te plaît.

— Très bien. 1984–1985… Les réunions sont nombreuses entre les trois hommes. Terney se renferme sur lui-même, devient secret et mystérieux. Ensuite, remise de plusieurs cassettes vidéo par les deux hommes à Terney… Phénix n° 1. Première d’une série…

— Pourquoi lui remettent-ils ces cassettes ?

— Pour lui exposer leurs découvertes ? Le mettre au courant de l’existence d’un… d’un programme de recherche ? D’un projet monstrueux auquel il pourrait contribuer ? Phénix n° 1 ne serait qu’une… qu’une introduction. La naissance de quelque chose.

— Et comment les trois hommes se seraient-ils rencontrés ?

Lucie répondait du tac au tac.

— Terney est un scientifique réputé. Les deux autres sont venus à lui.

— Ça me semble plausible. Continue…

— 1986, divorce, départ de Terney pour Reims. Immédiatement, il se met en contact avec une femme enceinte, Amanda Potier. Il devient son gynéco. Janvier 1987, il met Grégory Carnot au monde, la mère meurt en couches. Placenta très vascularisé, en contradiction avec la pré-éclampsie. Terney récupère le sang du bébé. Le sang cache l’ADN. L’ADN cache-t-il quelque chose ? Phénix ?

— Deux secondes, deux secondes… Voilà, c’est bon.

— 1990. Retour de Terney à Paris. Clinique de Neuilly. Je n’ai pas grand-chose à ce sujet.

— Ils s’occupent de ça au 36. Rencontre des collègues de travail, de ses relations amicales. Malheureusement, on n’aura pas l’info.

— Pas grave pour le moment. Poursuivons.

Sharko acquiesça.

— OK. On en arrive à ma partie. 2006, publication de La Clé et le Cadenas, avec l’aide d’un jeune autiste — qu’il ne cite nulle part dans son bouquin, au passage. Terney y cache sept profils génétiques. Carnot, Lambert… Et cinq autres qui, si on extrapole, doivent présenter les mêmes caractéristiques morphologiques et génétiques.

Il garda le silence quelques secondes, puis ajouta :

— Assurément sept individus gauchers, grands, forts, et jeunes. Intolérants au lactose. En proie à une violence extrême et subite dans leur vie de jeune adulte. Si Terney ne les a pas tous mis au monde, il les a sans doute rencontrés dès leur plus jeune âge. À ton avis, comment sept individus pourraient-ils présenter des caractéristiques aussi semblables ?

— Des manipulations génétiques ? Sept mères à qui l’on aurait donné des traitements à leur insu durant leur grossesse ? Amanda Potier et Terney étaient proches. Il l’a suivie médicalement, elle était désabusée et seule. Il aurait très bien pu lui administrer tout ce qu’il souhaitait. Pourquoi n’aurait-il pas agi de même avec les autres mères ? Lui ou un autre médecin… Des gens avec qui il travaillait en raison de ses conférences sur la pré-éclampsie. Pourquoi pas des eugénistes ? N’oublions pas que Terney proclamait ses théories haut et fort. Ils se regroupent peut-être en secte, ces types-là.

Sharko acquiesça avec conviction.

— Hormis ton histoire de secte, ça se tient.

— Oui. Quand on fait le bilan de nos enquêtes croisées, on se rend compte que ça fonctionne bien. Ces bébés, Terney ne les a peut-être pas tous mis au monde, mais en tout cas, il a été en contact avec leurs mères. Lui ou les deux autres types aussi allumés que lui.

Sharko embraya immédiatement.

— Autre chose ?

— Oui, et pas des moindres. Début 2010. Vol de Cro-Magnon et de son génome à Lyon.

Le commissaire s’empara de la photo des trois tableaux. Il se concentra sur celui qui contenait l’agrandissement de l’homme préhistorique, étalé sur une table.

— C’est vrai. Quelle est la véritable raison de ce vol ? On n’a pas encore vraiment réfléchi sur ce point.

— On n’a surtout pas eu vraiment le temps de le faire et de mettre en rapport nos découvertes parallèles. C’est peut-être le bon moment, vu qu’on semble inspirés.

Elle sortit les photos réalisées au centre de génomique de Lyon, qu’elle disposa sur la table.

— Voilà une scène de crime datant d’il y a trente mille ans. Cro-Magnon, gaucher, assurément âgé de vingt à trente ans, massacrant trois Neandertal avec un harpon. Terney a volé le Cro-Magnon, puis l’a photographié pour le mettre dans un cadre.

Sharko observa attentivement les clichés un à un.

— Je me demande bien où se trouve la momie.

— Cette scène de crime préhistorique ne te rappelle pas quelque chose ? demanda Lucie.

— C’est exactement ce qui se passe aujourd’hui avec Lambert.

— Ou ce qui s’est passé entre Carnot et Clara voilà un an.

Sharko marqua une pause, en pleine réflexion, puis il dit finalement :

— Même furie inexplicable. Un pur déchaînement de violence.

Lucie acquiesça.

— Ce qui est sûr, c’est qu’à l’époque préhistorique, Terney n’était pas sur place. Il n’a pas mis le Cro-Magnon au monde.

Ils échangèrent un bref sourire, histoire de détendre l’atmosphère. Lucie poursuivit :

— Remontons le temps, et intéressons-nous aux sept profils du livre. Pour une raison qu’on ignore encore, Terney suit dans les années quatre-vingt un groupe d’enfants avec certaines caractéristiques génétiques communes, dont cette fameuse intolérance au lactose. Des enfants qui, a priori, ont des prédestinations à la violence et se mettent à massacrer lorsqu’ils deviennent adultes. À l’époque, Terney s’intéresse à leur sang et à leur ADN, il semble y chercher quelque chose de bien particulier.

Sharko avala un sushi au saumon.

— Le mythique gène de la violence ?

— On en a déjà parlé, il n’existe pas.

— On le sait aujourd’hui. Mais ne pouvait-il pas y croire dans les années quatre-vingt ? Et n’avons-nous pas affaire à un déchaînement de violence presque spontané et incompréhensible chez ces individus ? On peut se poser franchement la question.

Interpellée, Lucie le fixa quelques secondes avant de poursuivre.

— Pour tout te dire, je n’en sais rien. Mais… laisse-moi pousser mon raisonnement. Imagine maintenant que la découverte récente de la grotte, de ce massacre préhistorique, remonte aux oreilles du médecin. Immédiatement, il fait un rapprochement : et si ce qu’il cherchait chez ces sept enfants — ou ce qu’il constatait, ou ce qu’il avait provoqué artificiellement avec des médicaments chez les mères enceintes — était aussi présent de façon naturelle chez ce Cro-Magnon, il y a plus de trente mille ans ? Peut-être sous l’autorité des types de l’hippodrome, ou agissant seul, le médecin se met alors en contact avec un biologiste du centre de génomique de Lyon, laisse les scientifiques décrypter le génome et vole l’ensemble des données au moment opportun, sans la moindre trace.

Lucie leva l’index. Ses yeux brillaient.

— Imagine alors l’importance que revêt ce génome pour Terney. Au même titre qu’il dispose du profil génétique des sept enfants, il tient à sa portée l’ensemble de la molécule d’ADN décryptée d’un ancêtre vieux de plusieurs millénaires. Un ancêtre qui a massacré une famille complète, qui rentre exactement dans le cadre de ce que semble étudier Terney.

— Un autre de ses « enfants », en quelque sorte.

— Exactement. C’est pour lui une découverte fondamentale, monstrueuse. Peut-être LA découverte de sa vie.

— Où veux-tu en venir ?

Elle observa la photo de Cro-Magnon dans son cadre.

— Le gynécologue était quelqu’un d’extrêmement prudent, de méticuleux, limite paranoïaque. Il a toujours protégé ses découvertes et laissé des signaux, comme s’il se jouait du monde : les codes génétiques dans son livre, le tableau du phénix, celui du placenta, ces cassettes qu’il enfermait dans une armoire en métal, dans un bureau fermé à clé lui aussi.

— Et qu’il planquait sous les lattes d’un plancher quasiment neuf.

— Exactement. De ce fait, ne crois-tu pas qu’il aurait habilement conservé les informations du génome de Cro-Magnon quelque part ? Qu’il les aurait protégées, comme tout le reste ?

— C’est bien pour cette raison que son assassin a dérobé tout son matériel informatique.

Lucie secoua la tête.

— Non, non. Terney ne se serait pas contenté d’une simple sauvegarde informatique, c’était trop évident, facile à dérober. On a toujours peur de se faire voler nos données par des pirates, rien n’est jamais sûr, même avec toutes les précautions du monde. L’informatique, ça tombe aussi en panne, les disques durs lâchent sans raison. Il était bien plus malin que ça. Et plus extravagant aussi.

— Tu penses à ce troisième tableau, c’est ça ? La photo du Cro-Magnon.

— Évidemment. Mais… Comment comprendre ? Tout cela suit une logique implacable.

Après réflexion, Sharko se redressa soudain, en claquant des doigts.

— Bon Dieu, bien sûr ! La clé et le cadenas !

Lucie fronça les sourcils.

— Comment ça, la clé et le cadenas ?

— Je crois que j’ai trouvé. T’es prête pour une virée dans Paris ?


Sharko avait fait sauter les scellés de la porte d’entrée de la maison de Terney sans difficulté. Lucie l’attendait en retrait de la rue, veillant à ce que personne ne les surprenne inopinément. Très vite, il grimpa à l’étage, direction la bibliothèque. De ses mains gantées, il décrocha le cadre abritant la photo du Cro-Magnon, enroula cette dernière et la serra dans sa main. Deux minutes plus tard, il était dehors…

Direction le XIVe arrondissement.


Daniel Mullier portait cette fois un survêtement, mais il n’avait quasiment pas bougé par rapport à la dernière fois. Même boîte de stylos, même ordinateur allumé, même volume numéro 342. Sharko avait prévenu Lucie de s’attendre à un « choc » face à cette pièce étrange, où la vie d’un homme se résumait à des kilomètres de papier. Sur le seuil de la porte, elle observait silencieusement autour d’elle, tandis que le directeur Vincent Audebert s’approchait seul de Daniel. Sharko restait en retrait, silencieux.

Audebert entra dans le champ visuel du jeune autiste, lui dit quelques mots pour attirer son attention, puis poussa la photo du Cro-Magnon ainsi que des feuilles vierges devant lui. Daniel s’interrompit alors dans sa tâche insensée. D’un geste un peu gauche, il s’empara de l’agrandissement et le fixa avec attention. Lentement, comme si tout cela suivait finalement une logique inébranlable, il s’empara d’une feuille de papier sans lever le regard, changea de stylo pour en prendre un rouge et, spontanément, se mit à noter des séries de lettres.

Audebert s’éloigna discrètement à reculons, caressant son menton d’une main.

— Je n’en reviens pas, ça fonctionne. La photo est un déclencheur. Stéphane Terney a utilisé Daniel comme…

— Une mémoire vivante… compléta Sharko. Un autiste anonyme, perdu au milieu d’un centre spécialisé. La clé qui va ouvrir le cadenas.

Avec Lucie, ils le regardèrent faire, en silence. La mine du Bic rouge filait sur le papier, Daniel était courbé, appliqué, mais il écrivait à un rythme effréné. Au bout d’une demi-heure, le jeune autiste poussa les feuilles et la photo sur le côté, puis, sans transition, retourna à sa tâche initiale.

Le directeur du centre s’empara des données et les tendit à Sharko.

— Une séquence ADN, chuchota-t-il, écrite à partir de cette photo de momie qui est dans un état remarquable. Cela voudrait dire que vous avez sous les yeux un code génétique ayant appartenu à cet ancêtre préhistorique ?

— On dirait, répliqua Sharko. Cette séquence vous dit quelque chose ?

— Comment voulez-vous ? Il n’y a là qu’une succession de lettres, qui ne ressemble pas à une empreinte génétique, cette fois. Je ne suis pas assez calé pour comprendre de quoi il s’agit. Vous devriez vous adresser à un généticien.

Lucie observa à son tour les feuilles avec attention.

— Peut-être est-ce cela, finalement, le fameux code caché de l’ADN. La clé de toute notre histoire.

Les deux ex-flics remercièrent le directeur, qui les précéda vers la sortie.

— Au revoir, Daniel, murmura Lucie, restée seule quelques secondes avec le jeune autiste.

Mais Daniel ne l’entendit pas, enfermé dans sa bulle. Lucie finit par sortir et referma doucement la porte.

Une fois seul sur le parking, Sharko fixa les séquences, l’air inquiet.

— On s’emballe un peu, Lucie. On dispose de ces données, mais… Qu’en faire ? On n’a plus accès à aucun élément du dossier.

— Parce que t’es viré ? Et alors ? Enfin… je sais que c’est grave, ce n’est pas ce que je voulais dire, mais… ça ne nous empêchera pas d’avancer. On peut continuer sans eux. On dispose de cette séquence ADN, de la cassette sur l’Amazonie, on met tout ça entre les mains de spécialistes dès demain matin. Un généticien pour la séquence, un anthropologue pour la cassette.

— Et quand bien même, Lucie…

— Ne sois pas défaitiste, on a d’autres os à ronger. Félix Lambert et son père sont décédés, mais ils ont de la famille. On interroge la mère sur sa grossesse, son séjour à la maternité. On essaie de voir si elle a subi un traitement médicamenteux, ou quelque chose de suspect durant sa grossesse. Si on arrive à recouper avec Terney, c’est un grand pas. Peut-être y aura-t-il moyen de remonter aux hommes de l’hippodrome ? On fonce et on avance à la débrouille.

Lucie fixa gravement les trois feuilles mystérieuses.

— J’ai besoin de comprendre ce qui tourne autour de Phénix. J’irai aussi loin que je le pourrai, avec ou sans toi.

— Tu irais jusqu’à t’enfoncer au cœur de la jungle et risquer ta vie ? Pour de simples réponses ?

— Pas pour de simples réponses. Pour faire le deuil de ma fille.

Le commissaire soupira longuement.

— On rentre. Tu vas aller finir les sushis et prendre des forces. Tu vas en avoir besoin.

Lucie le gratifia d’un large sourire.

— Alors c’est OK ? Tu fonces avec moi ?

— Tu ne devrais pas sourire, Lucie. Il n’y a rien de drôle dans ce que nous risquons de faire ou de découvrir. Des gens meurent.

Il regarda sa montre.

— Direction l’appartement, le temps de se reposer un peu. À 22 heures, on se remettra en route.

— 22 heures ? Pour aller où ?

— Chercher des réponses à l’Institut médico-légal.

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