Lucie était en dehors du temps. Les yeux injectés, elle avait du mal à remuer ses paupières. Un grand feu brûlait devant elle, aux flammes si hautes qu’elles embrasaient les ténèbres. Elle était assise à même la terre, en tailleur, incapable de se relever, comme si ses membres ne lui appartenaient plus. Derrière, autour, une rumeur grondait, des voix de gorge mâles battaient à l’unisson, des pieds nus écrasaient le sol, dans une lente rythmique de tambour. Boum, boum, boum… Des mains, des bras, tournaient dans l’obscurité, dessinaient des figures incompréhensibles. Lucie se sentait osciller, ses globes oculaires roulaient dans leurs orbites, assaillis de flashes violents. Où était-elle ? Elle n’arrivait plus à réfléchir, tout se mélangeait dans sa tête, comme si un tunnel s’était ouvert vers le néant, où se déversaient des souvenirs. Des visages… Son père, sa mère, Sharko. Ils tournaient, se mêlaient, s’étiraient, engloutis dans une gorge d’encre. Au fin fond de son crâne, elle entendit des rires de petites filles, vit le sable blanc gicler devant ses yeux au ralenti. D’abord brouillés, les visages de Clara et Juliette se dessinèrent lentement. Lucie tendit la main devant elle pour les toucher, mais elles s’évaporèrent dans la nuit. Sourires, puis larmes. Lucie vacilla, sa tête partit à la renverse, tandis que les larmes inondaient son visage. Elle sentit son corps chuter, puis une caresse sur sa nuque. Des graines et de la poudre de champignons broyés tombèrent sur le charbon incandescent disposé entre ses jambes. Il y eut un ressac de fumée brûlante qui lui enveloppa le visage. Lucie sombra, revint ensuite à elle, dans un état second. Les fumées, les odeurs de plantes, de racines l’enveloppaient, la chahutaient.
Soudain, la foule s’écarta, une clameur s’éleva, encouragée par des haches brandies. Quatre hommes transportaient une femme, couchée sur un tapis de feuilles et de branches. Elle était complètement nue, couverte de peintures. On la posa près du feu. Des dessins s’entortillaient autour de son ventre gonflé.
Chimaux s’installa au côté de Lucie et respira une poudre brunâtre.
— Ces plantes que nous inhalons ont des pouvoirs insoupçonnés, notamment ceux de guérir les corps et les esprits malades. Respirez, respirez profondément, et laissez-vous porter…
Il ferma les yeux quelques secondes. Lorsqu’il les rouvrit, ils brûlaient comme des braséros.
Sharko se gara devant un panneau d’interdiction de stationner et sortit en courant de son véhicule, le Smith & Wesson à la ceinture. Il dépassa l’immense Institut Gustave-Roussy avant d’atteindre un grand bâtiment de verre et d’acier, aux arêtes épurées, aux larges portes automatiques, au-dessus desquelles s’étalait en lettres rouges et noires « GENOMICS ». Il se précipita vers l’accueil, montra brièvement sa fausse carte de police et demanda à voir immédiatement Georges Noland. L’hôtesse voulut décrocher son téléphone pour prévenir son patron, mais Sharko l’en empêcha.
— Non. Emmenez-moi directement auprès de lui.
— Il travaille en « salle propre », au niveau –1. La où on stocke nos échantillons de tissus. Je n’ai pas accès et…
Sharko désigna l’ascenseur.
— On y accède par là ?
— Avec un badge, oui. Il n’y a aucun autre moyen d’y descendre.
— Dans ce cas, appelez-le, sans révéler qu’il s’agit de la police. Dites que sa fille veut le voir.
Elle s’exécuta, puis raccrocha quelques secondes plus tard.
— Il arrive.
Sharko se dirigea vers l’ascenseur et attendit. Quand les portes s’ouvrirent, il se précipita à l’intérieur et plaqua Noland contre le fond, lui enfonçant discrètement l’arme dans le ventre.
— On va descendre tous les deux.
La porte de l’ascenseur s’ouvrit sur un couloir. En face, protégée par d’épaisses cloisons vitrées, s’étalait une grande pièce à la pointe de la technologie. Des hommes et des femmes masqués, en tenue stérile, travaillaient devant des moniteurs, appuyaient sur des boutons qui commandaient d’énormes appareils cryogéniques à pression. Dès qu’il le put, Sharko contraignit Georges Noland à entrer dans un bureau. Il verrouilla la porte derrière lui, poussa le généticien contre le mur et lui colla un coup de crosse sur la tempe. L’homme se plia en deux, les mains sur le front. Le flic écrasa le canon sur l’une de ses joues.
— Je vous laisse dix secondes pour appeler le Brésil et annuler le contrat sur Lucie Henebelle.
Georges Noland secoua la tête.
— Je ne vois pas de quoi v…
Sharko le fit basculer sur le côté et lui enfonça le canon dans la bouche, jusqu’à la glotte.
— Cinq, quatre, trois…
Noland eut un haut-le-cœur et acquiesça à toute vitesse. Il cracha longuement. Le flic le poussa violemment vers le téléphone, tout son corps tremblait d’une dangereuse tension nerveuse. Composition d’un numéro, attente… Puis des mots en portugais. Sharko ne comprenait pas la langue, mais il devina qu’ils parlaient chiffres, argent. Finalement, Noland raccrocha et se laissa choir lourdement sur un siège à roulettes.
— Ils sont passés sur la rivière à l’aube. Alvaro Andrades, un militaire qui garde la rivière, les laissera circuler librement à leur retour.
Sharko ressentit un grand soulagement. Lucie était toujours vivante, quelque part. Il s’approcha de Noland et l’agrippa par le col de sa blouse, avant de le propulser dans un coin, lui et sa chaise à roulettes.
— Je vais vous tuer. Je vous jure que je vais le faire. Mais avant, parlez-moi du rétrovirus en forme de méduse, des profils génétiques, de ces mères qui meurent en couche. Expliquez-moi votre relation avec Chimaux et Terney. Je veux toute la vérité. Maintenant.
Napoléon Chimaux hocha le menton vers la future mère Ururu, que d’autres femmes, jeunes ou vieilles, venaient caresser au front, en une longue procession. À ses côtés, Lucie oscillait, sa tête partait vers l’avant, revenait vers l’arrière. Les mots résonnaient, graves, déformés :
— Toute la magie, le mystère, le secret des Ururu se trouve là, devant vous. Le plus fantastique modèle d’Évolution qu’un anthropologue pouvait espérer rencontrer. Regardez comment cette jeune femme enceinte est sereine. Pourtant, elle sait qu’elle va mourir. Dans ces moments-là, ils sont tous en parfaite communion. Voyez-vous une quelconque forme de violence dans ce peuple, vous ?
Ses globes oculaires roulèrent vers le haut, ses pupilles disparurent quelques instants, avant de réapparaître, plus dilatées encore. De grosses veines avaient gonflé sur son cou.
— Les Ururu savent exactement de quel sexe sera l’enfant à naître. La mère mange davantage dans le cas d’un garçon, son ventre devient énorme, et elle est très fatiguée dans les quatre derniers mois de grossesse. Le fœtus mâle lui pompe toute son énergie. Il veut à tout prix venir au monde, avec les meilleures chances de survie. Le placenta s’hypervascularise pour amener davantage d’oxygène et de nourriture. L’enfant sera gros, fort, en excellente santé…
Les chants se succédaient, le rythme des pas s’accélérait, les visages tournoyaient. Lucie laissait la sueur couler dans ses yeux brûlants. Hormis les vagues silhouettes, elle ne parvenait pas à distinguer quoi que ce soit d’autre. Elle se rappela vaguement… Le bateau, la jungle… Elle se voyait couchée sur des feuilles, le visage de Chimaux tout près du sien. Elle s’entendait parler, pleurer, raconter… Que lui avait-on fait ? Quand cela était-il arrivé ?
Soudain, un homme jaillit de la foule, armé d’une pierre taillée, à la tranche fine comme un scalpel. Il s’accroupit devant la femme enceinte.
Noland épongea en silence le sang qui coulait de sa tempe. Puis ses lèvres serrées, mauvaises, s’ourlèrent brusquement.
— Ce n’est pas en fabriquant des fauteuils roulants qu’on fait avancer la science. La science a toujours demandé des sacrifices. Mais vous ne pouvez pas comprendre ces valeurs.
— J’ai déjà été confronté à des tarés comme vous, des illuminés qui se croient tout permis et qui nient l’existence d’autrui. Ne vous souciez pas de ce que je peux comprendre ou non. Je veux toute la vérité.
Le généticien plongea ses yeux noirs dans ceux du flic, qui n’y lut que du mépris.
— Je vais vous la coller en pleine gueule, la vérité. Mais êtes-vous bien certain de vouloir l’entendre ?
— Je suis prêt à tout entendre. Commencez par le début. Les années soixante…
Un silence… Deux paires d’yeux qui se dévorent… Noland finit par abdiquer.
— Au moment de la découverte des Ururu, Napoléon Chimaux a fait appel à mon laboratoire pour analyser quelques échantillons de sang de sa tribu, afin de juger, au départ, de leur état de santé. Il n’y avait là aucune mauvaise intention, cela se faisait systématiquement à chaque découverte d’un nouveau peuple. C’était en 1965, l’époque où il venait d’écrire son livre et où il parcourait les instituts d’anthropologie, avec ses ossements d’Ururu. C’est moi et moi seul qui ai eu le privilège de travailler avec lui, parce qu’il appréciait mon travail sur les gènes et partageait mes idées.
— Quel genre d’idées ?
— Celles contre l’augmentation de l’espérance de vie. L’accroissement du nombre de vieillards va à l’encontre des choix initiaux de la nature. La « gérontocratie » ne fait que… créer des problèmes, déclencher des maladies et pourrir notre planète. La vieillesse, la procréation tardive, tous ces médicaments qui prolongent l’existence sont des viols de la sélection naturelle…
Il parlait avec dégoût, appuyant chaque mot.
— … Nous sommes le virus de la Terre, nous nous propageons sans jamais mourir. Quand Napoléon Chimaux s’est rendu compte que, à l’identique des temps préhistoriques, la vieillesse n’existait pas chez les mâles Ururu, que cette société s’équilibrait d’elle-même à travers ses morts et ses naissances tragiques, il a voulu avoir mon avis scientifique. Est-ce que les Ururu exerçaient leurs rituels à cause d’une culture, d’une mémoire collective perpétrée de génération en génération, ou les exerçaient-ils parce que la génétique ne leur laissait pas le choix ? Nous avons sympathisé, développé des affinités. Il m’a emmené là où personne n’était jamais allé, pour que je voie de mes propres yeux ses grands Indiens blancs.
Assis en tailleur, Chimaux posa calmement ses mains sur ses genoux. Les flammes se reflétaient dans ses pupilles dilatées. Lucie parvenait à peine à l’écouter. Des pensées éclairs, fracassantes, jaillissaient tout droit de son esprit, au rythme des flammes immenses qui dansaient devant elle : elle vit des boules de glace écrasées sur la jetée… Une voiture qui file sur une autoroute… Un corps carbonisé sur une table d’autopsie… Lucie détourna la tête, comme giflée. Elle divaguait, essayait d’écouter la voix de Chimaux, parmi les cris et les hurlements sous son crâne. Elle voulait tellement comprendre.
— Cet homme, face à vous, est le géniteur, et il va sortir le bébé avant de tuer la mère.
Le jeune indigène, grimé de la tête aux pieds, s’était agenouillé auprès de sa femme. Il parlait tout bas, caressant ses joues. Et la voix de Chimaux, toujours, entêtante, si lointaine et si proche à la fois.
— Ce mari s’est reproduit, ses gènes ont un avenir assuré, parce que son bébé va naître fort, gros, et fera un bon chasseur. Cet homme a tout juste dix-huit ans. Bientôt, il trouvera d’autres partenaires, des femmes de la tribu. Il diffusera sa semence, encore… Puis, dans quelques années, il se donnera la mort au cours d’une autre cérémonie. Les anciennes lui auront transmis l’art de se tuer proprement, sans souffrance, dans le respect de leurs traditions. Imaginez un peu ma stupéfaction, lorsque j’ai découvert le… fonctionnement des Ururu, il y a si longtemps. On éliminait les femmes lorsqu’elles donnaient naissance à des garçons, on les laissait vivre quand il s’agissait de filles. On tuait des hommes qui n’avaient pas trente ans, mais qui avaient accompli tout ce que la nature exigeait d’eux : combattre quand il le fallait, assurer leur propre descendance et la pérennité de leur tribu. Pourquoi cette culture si particulière, si cruelle, existait-elle dans cette tribu unique ? Quel était le rôle de la sélection naturelle là-dedans ? Comment l’Évolution intervenait-elle ?
Il but un liquide sombre qui le fit grimacer, puis cracha sur le côté.
— Je suppose que vous avez lu mon livre ? Vous avez eu tort, il n’est que foutaises. La violence des Ururu n’existe pas, parce qu’elle n’a pas le temps de s’exprimer : les adultes mâles se sacrifient aux premiers symptômes de déséquilibres, de visions inversées. J’ai inventé la violence légendaire de ce peuple, je l’ai portée d’université en université. Il fallait que cette tribu effraie autant qu’elle fascine, vous comprenez ? Les gens devaient avoir peur de venir ici, face à ces grands et puissants chasseurs. Partout à travers le monde, on m’a fait passer pour un fou, un meurtrier, un dégénéré assoiffé de sang, mais cette image ne faisait qu’arranger mes affaires. Il fallait qu’on nous craigne. Ce peuple est le mien, et je ne l’abandonnerai jamais.
— L’inné, l’acquis… La culture, les gènes… De si vastes débats. L’ADN forçait-il la culture Ururu, ou la culture Ururu modifiait-elle l’ADN ? Chimaux était grand partisan de la seconde solution, évidemment. Il avait sa propre théorie, purement darwiniste, sur le mode de fonctionnement de cette tribu : les Ururu étaient gauchers pour mieux combattre leurs adversaires, et ce caractère s’était inscrit dans leurs gènes, parce qu’il présentait un énorme avantage évolutif. Les mâles naissaient au détriment de leur mère, parce qu’ils survivraient et allaient de toute façon reconquérir des femmes plus tard, qu’ils féconderaient. Les filles ne tuaient pas leurs mères en naissant, parce que d’une part, elles ne combattaient pas, ne chassaient pas, et n’avaient donc pas besoin d’être fortes, mais aussi pour que les mères puissent à nouveau se reproduire et donner naissance à un garçon. Les Ururu mâles mouraient jeunes parce qu’ils s’étaient reproduits jeunes, comme Cro-Magnon, et que la nature n’avait plus besoin d’eux. Quant aux mères, elles mouraient plus âgées, parce qu’elles s’occupaient de la progéniture… Pour Chimaux, la culture Ururu modifiait réellement leurs gènes, et avait créé ce magnifique modèle évolutif. Mais moi, moi, j’étais persuadé que cela était avant tout génétique, que les gènes avaient forcé cette culture basée sur des sacrifices humains. Que les Ururu n’avaient jamais eu le choix : il fallait éliminer les mères donnant naissance à des garçons si on ne voulait pas les voir se vider de leur sang dans d’horribles souffrances. Que la violence incompréhensible qui les touchait quand ils devennaient adultes et qui annonçait la fin de leur vie était purement génétique, enfouie au plus profond de leurs cellules, et non pas influencée par l’environnement ou la culture. Les rites n’étaient que maquillage et superstitions.
— Alors, Chimaux et vous avez eu une idée monstrueuse pour confronter vos deux théories… Vous avez pratiqué des inséminations.
Noland serra les mâchoires.
— Chimaux avait un ego démesuré, il voulait toujours avoir raison, mais il était incapable de prendre des décisions. C’était mon idée à moi, et moi seul. J’ai toujours fait les choix les plus importants. C’est mon nom que l’on devra se rappeler, et non le sien.
— On se le rappellera, ne vous faites aucun souci là-dessus.
Le scientifique serra les lèvres.
— La seule chose que Chimaux a eu à faire était de prendre le pouvoir chez les Ururu. D’où l’idée de la rougeole… MON idée. C’est moi qui ai filmé les corps décimés, et non lui. C’est moi qui ai fait le sale travail, pour qu’il puisse s’approprier la tribu.
De petites bulles d’écume se posaient sur ses lèvres. Sharko se savait face à l’une des expressions les plus perverses de la folie humaine : des hommes qui dilapidaient leur intelligence supérieure dans l’unique dessein d’accomplir le mal. La figure du savant fou se trouvait incarnée juste en face de lui.
— Puis… en effet, j’ai inséminé des femmes, à leur insu. La cryogénie existait depuis les années trente, les spermatozoïdes congelés des Ururu ont traversé des milliers de kilomètres dans de petits conteneurs cryogéniques pour venir jusqu’ici. Des couples de bons Français venaient me voir parce qu’ils peinaient à avoir des enfants. Spermogrammes trop faibles, ovules peu féconds… J’auscultais ces femmes, certaines voulaient une insémination de sperme de leur mari. Facile pour moi d’y mettre le produit séminal des Ururu. C’était invisible. Ces Indiens étaient blancs, avec des traits caucasiens, les bébés qui naissaient avaient tout de bons Européens. Seule l’intolérance au lactose, qui se transmettait forcément du spermatozoïde Ururu à l’enfant, pouvait trahir cette manipulation. Et aussi le fait que l’enfant ne ressemblait pas à son père. Mais même dans ces cas-là, les familles trouvaient toujours des critères de ressemblance…
Sharko renforça l’étreinte sur la crosse de son arme. Jamais l’envie de tirer n’avait été aussi forte.
— Et vous avez même inséminé votre propre femme.
— Ne cherchez pas à me juger si rapidement. Pour votre gouverne, je n’ai jamais aimé ma femme. Vous ne connaissez rien de moi, de ma vie. Vous ignorez ce que les mots « obsession » et « ambition » signifient.
— Combien de pauvres innocentes avez-vous inséminé ?
— J’ai voulu en inséminer plusieurs dizaines, mais les taux d’échecs étaient énormes, ça ne fonctionnait pas bien. Nous étions aux balbutiements de la technique, et peut-être les spermatozoïdes supportaient-ils mal la cryogénisation et le transport. Au final, cela a fonctionné seulement avec trois femmes…
— La vôtre… Et la grand-mère de Grégory Carnot, entre autres, c’est bien ça ?
— En effet. Ces trois femmes inséminées ont eu un enfant chacune, et ce n’étaient que des filles.
— L’une de ces enfants nées d’insémination était donc Amanda Potier, la mère de Grégory Carnot, et l’autre, Jeanne Lambert, la mère de Coralie et Félix…
Il acquiesça.
— Trois filles avec des gènes Ururu, porteuses du virus qui, à leur tour, ont donné naissance à sept enfants, trois garçons et quatre filles…
La génération des enfants dont les codes génétiques étaient dans le livre de Terney, songea Sharko.
— … Cette génération des sept était, pour moi, la génération de la vérité. Félix Lambert… Grégory Carnot… et cinq autres. Sept petits-enfants avec des gènes Ururu, nés dans des bonnes familles, qui ont reçu de l’amour et qui, pourtant, reproduisaient le schéma de la tribu. Leurs mères mouraient en donnant naissance à des fils, et vivaient dans le cas contraire. De jeunes adultes mâles qui se mettent à… devenir violents. Ça a commencé il y a tout juste un an. Grégory Carnot a été le premier à, enfin, exprimer ce que j’avais attendu depuis toutes ces années. Carnot, vingt-quatre ans… Lambert, vingt-deux ans… Il semblerait que le virus se déclenche quelques années plus tôt dans notre société, plus proche de la vingtaine que de la trentaine. Sans doute le mélange avec les gènes occidentaux a-t-il… modifié légèrement le comportement de mon rétrovirus.
Il soupira.
— J’avais raison : la culture n’avait rien à voir là-dedans. Tout était purement génétique. Même plus que génétique, puisque j’apprendrais bien tard qu’il s’agissait en réalité d’un rétrovirus à la stratégie incroyablement efficace, qui a su trouver en la tribu quasi préhistorique des hôtes parfaits.
Malgré la situation tendue, ses yeux continuaient à briller. Le genre de fanatique qui le resterait toute sa vie, qui y croirait jusqu’au bout, et qu’aucune prison ne pourrait enfermer.
— Quel était le rôle de Terney là-dedans ? demanda Sharko.
— À l’époque, j’ignorais que le virus existait. Je ne comprenais pas ce qui tuait les mères, je pensais à un problème immunologique, quelque chose en rapport avec le système immunitaire, les échanges mères-fœtus durant la grossesse. Terney était certes un fanatique doublé d’un paranoïaque, mais il était un génie. Il connaissait sur le bout des doigts l’ADN et les mécanismes de la procréation. Il m’a aidé à comprendre, et c’est lui qui a déniché le rétrovirus. Imaginez l’état dans lequel je me suis trouvé, lorsque je l’ai visualisé pour la première fois au microscope…
Sharko pensa à la méduse ignoble, flottant dans son liquide. Une tueuse d’humains…
— … Ce rétrovirus, nous l’avons nommé du même nom que le projet d’insémination : Phénix. Je savais que Terney mordrait à l’hameçon, qu’il ne pourrait refuser l’opportunité de suivre une mère qui portait en elle un pur produit de l’Évolution. Je surveillais Amanda Potier, je la savais enceinte. Elle était quasiment la matérialisation du sens de la vie de Terney, de sa quête, de ses recherches… Grégory Arthur TAnael CArnot, G A TA CA, était un peu son enfant… Avec sa réputation et ses compétences, il lui a été facile de récupérer les échantillons sanguins des sept enfants après leur naissance, d’en faire des analyses, de m’aider à mieux connaître Phénix.
— Parlez-moi de ce Phénix. Comment cette saloperie fonctionne-t-elle ?
L’Ururu mâle souffla une poudre vers le visage de sa femme, dont les yeux s’ouvrirent en grand et rougirent instantanément. Puis il la fit mordre dans un bâton. Chimaux observait le macabre spectacle avec une certaine fascination dans les yeux.
— Le nouveau-né sera directement confié à une autre femme du village, qui devient par conséquent celle qui l’élève. Ainsi se perpétue la vie chez les Ururu. C’est cruel, mais cette tribu a traversé les millénaires avec ses rites. Si elle existe encore, c’est que, quelque part, un équilibre naturel, évolutif, s’est créé. La tribu Ururu n’a pas connu la décadence des sociétés pourrissantes du monde occidental. Elle n’a pas eu ce besoin absolu de se reproduire de plus en plus tard, de prolonger sa vie sans réelle utilité, de vivre dans le modèle familial tel que nous le connaissons. Regardez les dégâts en Occident : ces maladies qui se déclenchent en chaîne après quarante ans. Vous pensez qu’Alzheimer est une maladie nouvelle ? Et si je vous disais qu’elle a toujours existé, mais qu’elle ne s’est jamais déclarée simplement parce que les hommes mouraient plus jeunes ? Elle veillait au cœur de nos cellules et attendait son heure. Aujourd’hui, chacun peut connaître son génome, ses prédispositions aux maladies comme le cancer. Des probabilités immondes qui orientent notre futur… On en devient fou et hypocondriaque. L’Évolution ne décide plus de rien.
— Pourquoi Louts… marmonna Lucie dans un éclair de conscience.
— Louts est arrivée ici avec une théorie formidable, qui aurait pu être la mienne vingt ans plus tôt : la culture de combat d’une société, qui « imprime » le caractère gaucher dans l’ADN, forçant ainsi les descendants à être gauchers, eux aussi, pour en faire de meilleurs combattants… La mémoire collective qui modifie l’ADN… Elle avait MA conception de l’Évolution, elle était exactement comme moi.
Il baissa la ceinture de son treillis et désigna une large blessure, sur son aine.
— J’ai failli mourir il y a cinq ans. Noland voulait aller bien trop loin. Quand, avec Terney, il a repéré et cerné le fonctionnement exact du virus, il s’est mis à parler d’un projet de grande envergure. Si vous le connaissiez, vous sauriez ce que ces mots-là signifient dans sa bouche. J’ai voulu m’y opposer, parce qu’il ne s’agissait plus de quelques morts cette fois, mais bien de réinjecter un virus vivant dans le patrimoine génétique de l’humanité. Un sida puissance dix, censé faire le grand ménage. Alors, il a cherché à me tuer. Depuis ce temps, je ne sors plus de cette jungle.
Il réajusta ses habits, but un nouveau coup. Lucie essayait de mémoriser ses mots. Un virus… Noland… Elle devait lutter, les brumes l’enveloppaient, dévoraient ses pensées, gommaient ses souvenirs.
— Quand Louts est venue à ma rencontre, j’ai eu une idée. Je voulais savoir si… les premiers symptômes du virus avaient frappé de jeunes adultes mâles. Si certains d’entre eux étaient devenus ultra-violents, et si toutes les hypothèses de Terney et de Noland se confirmaient. Alors, j’ai utilisé l’étudiante, je lui ai demandé de faire le tour des prisons, d’y rechercher des gauchers violents, jeunes, présentant des symptômes de perte d’équilibre. Elle devait juste me ramener une liste de noms et des photos, je savais que j’y reconnaîtrais des petits-enfants Ururu et que, si tel était le cas, alors toutes les théories de Noland se vérifiaient. Quand je ne l’ai pas vue revenir, j’ai su qu’elle était allée beaucoup plus loin. Que ses recherches et son obstination lui avaient coûté la vie. Noland l’avait tuée…
Lucie pataugeait. Les images continuaient à se chevaucher dans sa tête. Tout s’embrouillait, alors que des hurlements féminins s’élevaient au cœur du feu. Des voix distinctes du passé se mêlèrent aux clameurs du présent. Des flics qui criaient, qui s’élançaient. Toute tremblante, trempée, Lucie se vit clairement marcher avec les forces de l’ordre. On défonçait la porte, Lucie suivait. Carnot, là, plaqué au sol… Elle courait dans les escaliers, ça sentait le brûlé. Une porte, la chambre. Un autre corps, dont les yeux étaient restés ouverts.
Juliette, là, morte juste devant elle, les yeux grands ouverts.
Lucie roula sur le côté, les mains au visage, et poussa un long hurlement.
Ses doigts griffèrent le sol, ses larmes se mêlèrent aux terres ancestrales, tandis que devant, des mains ensanglantées brandissaient aux cieux un bébé arraché au ventre de sa mère. Dans un ultime éclair de lucidité, elle vit Chimaux se pencher au-dessus d’elle, et l’entendit murmurer, d’une voix glaciale :
— Et maintenant, je vais aspirer votre âme.
Noland parlait calmement, épongeant son arcade par petites touches précises.
— Phénix est sorti du ventre de l’Évolution et a contaminé des générations de Cro-Magnon, il y a trente mille ans. Je pense que, quelque part, il a contribué à l’extinction de l’homme de Neandertal par un génocide des Cro-Magnon infectés, mais ceci est une autre histoire. Toujours est-il que la course à l’armement entre virus et humain, dans les sociétés occidentales naissantes, a donné l’avantage à l’humain : le rétrovirus est devenu inefficace au fil des siècles et s’est retrouvé fossilisé dans l’ADN. Cependant, il a persisté dans la tribu Ururu, ne mutant que légèrement, au rythme de la lente évolution de cette tribu isolée et issue de l’ère préhistorique. Dans une société occidentale, la culture va trop vite, elle guide les gènes, les oriente, elle prend l’ascendant sur la nature. Mais pas dans la jungle. Les gènes gardent toujours leur avance sur la culture.
— Comment fonctionne le virus ?
— Il suffit d’un porteur, homme ou femme, pour que l’enfant soit contaminé. Phénix se cache sur le chromosome numéro 2, proche de gènes qui entrent en compte dans la latéralité. C’est sa présence qui rend les hôtes gauchers. Mais pour se réveiller et se multiplier, Phénix a besoin d’une clé. Cette clé, c’est n’importe quel mâle de cette planète qui la détient, sur son chromosome sexuel Y.
Sharko songea au livre de Terney, La Clé et le Cadenas. Nul doute que ce titre faisait une allusion cachée au virus Phénix. Encore l’un de ses tours de passe-passe.
— Quand j’ai inséminé les mères saines, il y a plus de quarante ans, elles ont donné naissance à un enfant contaminé — génération G1 —, puisque le virus était dans le spermatozoïde Ururu et donc, dans le patrimoine génétique de l’enfant. Supposons que l’enfant G1 né soit une fille, comme ce fut le cas à chaque fois et en particulier pour… Jeanne, la mère de Coralie.
Il parlait là de celle censée être sa fille, mais qui ne possédait aucun de ses gènes paternels. Une étrangère à ses yeux, le simple produit d’une expérience.
— Jeanne est donc porteuse du virus. Lors de la future fécondation de son ovocyte avec un spermatozoïde mâle occidental, vingt ans plus tard, le hasard décide : le nouveau fœtus sera fille ou garçon. Jeanne a d’abord eu une fille, Coralie, et ensuite un garçon, Félix. Deux enfants infectés de la deuxième génération G2. Dans le cas de Coralie, le père occidental a transmis son chromosome X, le virus ne s’est pas déclenché chez Jeanne car le cadenas est resté fermé. Cela n’empêche en aucun cas à Phénix d’être transmis génétiquement à Coralie par le biais du chromosome 2… Dans le cas de Félix, le père transmet son chromosome Y. Ce Y se retrouve dans la composition du placenta, qui interagit fortement avec l’organisme de Jeanne. Dès lors, le cadenas qui retient le virus sur le chromosome 2 de Jeanne s’ouvre. Des protéines sont fabriquées dans le corps maternel, le virus se multiplie alors avec un unique but : assurer sa propre survie et propagation dans un autre corps. L’expression du virus se caractérise donc par une hypervascularisation du placenta, avec, en contrepartie, une détérioration des fonctions vitales de la mère. Le virus a tout gagné : il tue son hôte et se propage par l’intermédiaire du fœtus, garantissant ainsi sa propre survie… Vous connaissez la suite. Félix grandit, devient adulte, a probablement des relations sexuelles. À son tour, il transmet le virus si naissent des enfants. Puis il se passe ce qui s’est passé dans l’organisme de la mère G1 : le virus se multiplie chez Félix et le tue, s’exprimant cette fois dans le cerveau. Le schéma fonctionne dans tous les cas de figure. Mère ou père contaminé, garçon ou fils qui naît. Phénix a appliqué la stratégie de n’importe quel virus ou parasite : survivre, se propager, tuer. S’il a survécu chez les Ururu, c’est parce que humains et virus ont tous deux trouvé des avantages bien supérieurs aux inconvénients. Une tribu jeune, forte, à l’évolution ralentie, dont la taille s’autorégulait, et qui n’éprouvait nul autre besoin que celui de survivre et assurer sa pérennité. Le reste — et notamment le vieillissement — n’est que… du superflu.
Il soupira, les yeux au plafond. Sharko avait envie de l’étriper.
— J’ai tout consigné dans des documents, aux détails près. Les séquences analysées de Phénix muté, puis Phénix non muté vieux de trente mille ans. Vous n’imaginez même pas l’impact de la découverte de Cro-Magnon dans la grotte, il y a un an. Un individu isolé qui avait massacré des Neandertal… Le dessin inversé… J’avais là l’expression de la forme originelle d’un virus dont nous n’étions que trois au monde à connaître l’existence, et sur lequel nous planchions depuis des années. Stéphane Terney s’est arrangé pour subtiliser la momie et son génome.
— Pourquoi ne pas voler que les fichiers informatiques ? À quoi vous servait cette momie ?
— Nous ne voulions pas la laisser entre les mains des scientifiques, qui auraient forcément de nouveau extrait le génome, et l’auraient passé au crible. À terme, ils auraient relevé les différences génétiques entre le génome ancestral et le nôtre, ils auraient fini par comprendre et découvrir mon rétrovirus…
Il fit claquer sa langue.
— Terney voulait à tout prix garder le Cro-Magnon dans son musée, et j’ai dû lui forcer un peu la main pour qu’on s’en débarrasse. Puis nous avons exploité le génome. Nos travaux avançaient vite et bien, notamment grâce à l’explosion des connaissances dans le domaine de la génétique. Jusqu’à ce que Terney m’appelle, paniqué, au début du mois, et qu’il me parle d’une étudiante qui fourrait son nez dans des histoires de gauchers, de violence. Éva Louts… J’ai alors enquêté sur elle, et j’ai appris qu’elle s’était rendue en Amazonie. Nul doute que Napoléon Chimaux avait quelque chose à voir là-dedans. De ce fait, j’ai décidé de faire le ménage, ça devenait bien trop dangereux. La paranoïa de Terney commençait à le faire paniquer sérieusement. Je les ai tués, j’ai brûlé les cassettes qui montraient les rites Ururu, les prélèvements que nous avions faits, les inséminations. J’ai effacé toutes les traces. Laisser Terney photographier le Cro-Magnon et ne pas ôter les trois cadres de son mur de bibliothèque a été ma plus grande erreur. Mais jamais, jamais je me serais douté que vous feriez un rapprochement quelconque.
Il serra les deux poings.
— Je voulais… donner vie au véritable Phénix, voir de quoi il était capable par rapport à son cousin Ururu muté en forme de méduse, mais je n’ai pas eu le temps. Vous n’imaginez même pas le travail que j’ai accompli, les sacrifices que j’ai endurés. Vous, vulgaire petit flic de rue, vous avez tout gâché. Vous n’avez pas compris que l’Évolution est une exception et que la règle, c’est l’extinction. Nous sommes tous destinés à nous éteindre. Vous le premier.
Sharko s’approcha et lui enfonça le canon sur le nez.
— Votre petite-fille Coralie allait mourir sous vos yeux, et vous le saviez.
— Elle n’allait pas mourir. Elle allait jouer son rôle dicté par la nature. La nature doit décider, pas nous.
— Vous êtes un fanatique irrécupérable. Rien que pour ça, je vais appuyer.
Noland trouva la force d’étirer ses lèvres en un sourire froid.
— Tirez donc. Et vous ne connaîtrez jamais l’identité des quatre profils restants. Ou tout au moins, vous risquez de les découvrir un peu tard, quand le pire aura eu lieu. Et vous connaissez la couleur de ce pire, commissaire.
Sharko serra les dents, et dut lutter contre ses plus grands démons pour retirer son doigt de la détente. Il baissa son arme.
— Celle que j’aime a intérêt à revenir vivante, espèce d’ordure. Parce que même au fin fond de la prison où vous allez passer le reste de vos jours et être confronté aux pires déchets de votre satanée Évolution, je vous jure que je viendrai vous chercher.
Lucie ouvrit brusquement les yeux. Le paysage tanguait, comme posé sur des coussins d’air. Le grondement d’un moteur… Les effluves de limon… Les vibrations sur le plancher… Elle se redressa, une main sur le crâne, et mit quelques secondes à se rendre compte qu’elle se trouvait sur le Maria-Nazare. Le bateau naviguait à présent dans le sens du courant.
Elle rentrait au bercail.
Que s’était-il passé ?
Blème, Lucie se traîna jusqu’au bastingage et vomit. Elle vomit, parce que, comme une sordide vérité, elle voyait, aussi clairement qu’elle voyait le paysage, les jouets encore emballés dans la chambre des jumelles… Puis elle, seule devant les grilles de l’école, le jour de la rentrée scolaire, sans personne à amener… Le téléphone portable, abandonné dans un coin… Ses promenades, seule avec Klark, le long de la Citadelle. Les regards curieux de sa mère, les allusions, les soupirs… Seule, seule, toujours seule, à parler au chien, à un mur, à s’adresser au vide.
L’estomac de Lucie se tordit à nouveau. La jungle, les drogues, lui avaient révélé que ses deux petites filles étaient mortes. Que depuis plus d’un an, elle avait vécu avec un fantôme, une hallucination, un petit être de fumée venu lui apporter son soutien, l’aider à surmonter le drame.
Ô Seigneur…
Titubante, Lucie releva ses yeux embués vers Pedro, qui était appuyé à la proue et mâchait du tabac froid. Droit devant, se dressait le poste de la FUNAI. On ne chercha même pas à les arrêter, l’homme aux cicatrices leur faisait signe de circuler rapidement. Il fixa Lucie sans bouger, de son regard glacial, et retourna dans sa cabane à grands pas.
Le guide s’approcha de Lucie avec un sourire.
— Vous voilà de nouveau parmi nous.
Lucie inspira avec douleur, puis frotta ses larmes avec ses doigts. Elle avait l’impression de revenir d’outre-tombe.
— Que s’est-il passé ? Je me souviens de notre marche… De fumée… Puis, le trou noir. Juste des images dans ma tête. Des images… personnelles. Mais… où est Chimaux ? Pourquoi faisons-nous demi-tour ? Je veux retourner là-bas, je…
Pedro lui posa une main sur l’épaule.
— Vous avez vu Chimaux et ses sauvages. Ils vous ont ramenée au bateau, après trois jours.
— Trois jours ? Mais…
— Chimaux a été clair : il ne veut plus qu’on retourne là-bas. Jamais. Ni vous ni moi. Mais il a eu une phrase pour vous. Quelque chose qu’il m’a demandé de vous transmettre.
Lucie passa ses deux mains sur son visage. Trois jours. Que lui avait-on fait dans la tête ? Comment avait-on réussi à lui ouvrir l’esprit à ce point ?
— Dites-moi, murmura-t-elle avec tristesse.
— Il a dit : « Les morts peuvent toujours être vivants. Il suffit juste d’y croire, et ils reviennent. »
Sur ces mots, il se rendit dans la timonerie, donna fièrement un coup de corne de brume et remit les gaz.
Quelques heures plus tard, le bateau aborda le petit port de São Gabriel. Parmi la foule des locaux, un Européen se dressait, belle chemise grise mi-ouverte, lunettes de soleil sur les yeux.
Des lunettes dont l’une des branches était rafistolée à la glu.
Lucie sentit son cœur chavirer, et ses yeux s’embuèrent, encore. Avec un soupir, elle fixa silencieusement les flots noirs, ténébreux, sous lesquels foisonnaient pourtant des milliers d’espèces. Du fin fond de sa tristesse, elle se dit que tout ce qu’il y avait de plus sombre pouvait aussi porter l’espoir et la vie.