15

Ne te vante pas du lendemain,

Car tu ne sais pas ce qu’un jour peut enfanter

Proverbes, 27:1


Sans l’avoir prémédité, je me suis dirigé vers la mission de l’Armée du Salut. Margrethe se taisait toujours, accrochée à mon bras. J’aurais pu être effrayé, je pense, mais j’étais en fait furieux. Et je marmonnais :

— Bon sang ! Bon sang ! Qu’ils aillent au diable !

— Mais qui, Alec ?

— Je ne sais pas. C’est bien ça qui est le pire. Ceux qui nous font ça. Ton ami Loki, peut-être.

— Ce n’est pas mon ami, pas plus que Satan n’est le tien.

— J’ai peur de ce que Loki fait à notre monde.

— Moi, je n’ai pas peur, je suis en colère. Loki ou Satan ou qui que ce soit, c’en est trop. Ça n’a aucun sens. Est-ce qu’ils n’auraient pas pu attendre une demi-heure de plus ? Ce sorbet était pratiquement devant nous – et ils nous en ont privés ! Marga, ça n’est pas juste ! C’est de la cruauté gratuite, pure et simple. Absurde. C’est comme d’arracher les ailes des mouches. Oh, je les méprise. Quels qu’ils soient.

Plutôt que de continuer à discourir de choses dont nous n’avions pas la solution, Margrethe demanda :

— Chéri, où allons-nous ?

— Comment ? (Je me suis arrêté.) Mais, à la mission, je suppose.

— Et c’est la bonne direction ?

— Ma foi, oui, bien ent… (J’ai regardé autour de nous.) Oh, je ne sais pas. Je crois en fait que nous sommes perdus.

Plongé dans ma fureur, j’avais marché automatiquement et, à présent, je ne reconnaissais plus aucun repère familier.

— Je sais que nous sommes perdus, a répété Margrethe.


Il nous a fallu une demi-heure pour retrouver notre chemin. Le quartier était vaguement familier mais rien ne ressemblait exactement à ce que nous connaissions. J’ai fini par découvrir l’immeuble où aurait dû se trouver le Ron’s Grill, mais le Ron’s Grill n’était plus là. Finalement, un policier nous a indiqué le chemin de la mission… qui était dans un immeuble différent. A ma grande surprise, frère McCaw était là. Mais il ne nous reconnut pas. Il s’appelait d’ailleurs McNabb, à présent. Nous avons pris congé aussi élégamment que possible. Pas très, en vérité.

Nous avons rebroussé chemin, plus lentement, car nous ne savions pas où aller.

— Marga, nous revoilà où nous en étions il y a trois semaines. Avec de meilleures chaussures, c’est tout. Nous avons de l’argent plein les poches, mais nous ne pouvons pas le dépenser, puisqu’il ne vaut certainement rien ici… et nous aurions droit à un petit séjour derrière les barreaux si jamais nous essayions.

— Tu as probablement raison, mon chéri.

— Il y a une banque au coin là-bas, droit devant nous. Plutôt que d’essayer de dépenser cet argent, il vaudrait mieux que j’entre pour demander s’il vaut quelque chose.

— Oui, il n’y a rien de dangereux à ça. Tu ne crois pas ?

— Non, normalement. Mais notre ami Loki pourrait bien avoir encore un autre tour dans sa manche. Mais il faut savoir. Tiens… prends tout et laisse-moi seulement un billet. S’ils m’arrêtent, tu pourras toujours dire que tu ne me connais pas.

— Non !

— Qu’est-ce que ça veut dire, non ? Ce serait idiot de nous retrouver tous les deux en prison.

Elle a pris un air buté et n’a rien dit. Comment discuter avec une femme qui refuse d’ouvrir la bouche ? J’ai soupiré.

— Ecoute, ma chérie, la seule solution que je peux envisager, c’est de chercher un nouvel emploi de plongeur. Frère McNabb nous laissera peut-être dormir à la mission cette nuit.

— Moi aussi je vais chercher un travail. Je peux laver la vaisselle comme toi. Faire la cuisine. N’importe quoi.

— Nous verrons bien. Bon, entre avec moi. Nous irons en prison ensemble, d’accord. Mais je pense que nous arriverons à nous en tirer sans terminer derrière les barreaux.

J’ai pris un billet que j’ai froissé avant d’en déchirer un coin. Puis nous sommes entrés en même temps dans la banque. Je tenais le billet comme si je venais juste de le trouver. Je ne suis pas allé vers le guichet de la réception mais tout droit vers les bureaux derrière lesquels, généralement, sont assis les cadres de la banque.

Je me suis appuyé sur la barre de cuivre et je me suis adressé au personnage le plus proche. L’écriteau placé sur son bureau indiquait qu’il était sous-directeur.

— Excusez-moi, monsieur ! Pourriez-vous répondre à une question ?

Il a pris un air ennuyé mais sa réponse a été courtoise.

— Je vais essayer. Que voulez-vous ?

— Est-ce que c’est vraiment de l’argent ? Ou bien une imitation pour le théâtre ou quelque chose comme ça ?…

Il a regardé le billet, puis s’est penché pour l’examiner plus attentivement.

— Intéressant. Où est-ce que vous avez trouvé ça ?

— C’est ma femme qui l’a trouvé sur le trottoir. Est-ce que c’est de l’argent ?

— Bien sûr que non. Qui a déjà entendu parler d’un billet de vingt dollars ? C’est probablement de la fausse monnaie pour le théâtre. Ou bien une publicité.

— Alors, ça ne vaut rien ?

— Ça vaut le prix du papier, c’est tout. Je doute qu’on puisse qualifier ça de contrefaçon dans la mesure où, visiblement, aucun effort n’a été fait pour rendre la copie ressemblante. Néanmoins, les inspecteurs du Trésor vont demander à le voir.

— D’accord. Vous pouvez vous charger de cela ?

— Oui. Mais ils vont demander à vous parler, j’en suis certain. Donnez-moi vos noms et adresse. Ainsi que ceux de votre femme, bien sûr, puisque c’est elle qui a trouvé le billet.

— O.K. Je voudrais un reçu. (Je lui ai donné nos noms : « M. et Mme Alexander Hergensheimer ». J’ai donné comme adresse celle du Ron’s Grill et j’ai accepté d’un air très sérieux le reçu qu’il m’a tendu.)

Une fois dehors, j’ai dit à Margrethe :

— Eh bien, après tout, ce n’est pas aussi grave que nous le pensions. Il est grand temps que je me mette en quête de vaisselle.

— Alec…

— Oui, ma bien-aimée ?

— Nous allions au Kansas.

— Oui, c’est vrai. Mais notre argent pour le bus ne vaut plus que le prix du papier. Il va falloir que j’en gagne d’autre. Je le peux. J’y suis déjà arrivé. Et je le peux encore.

— Alec, partons pour le Kansas dès maintenant.

Une demi-heure après, nous nous dirigions vers le nord, sur l’autoroute de Tucson. Lorsqu’une voiture passait, je faisais signe dans l’espoir qu’elle s’arrête.


Rien que pour atteindre Tucson, il nous a fallu trois voitures différentes. A Tucson, nous pouvions indifféremment nous diriger vers l’est sur El Paso, au Texas, ou continuer sur la 89, étant donné qu’elle s’oriente vers l’ouest avant d’aller vers Phœnix, au nord. La question a été réglée pour nous par un camionneur de Tucson qui emportait un chargement en direction du nord.

A l’intersection de la 89 et de la 80, nous avons trouvé un autre camion à un relais routier et force m’est bien d’admettre que le chauffeur fut surtout sensible à la beauté de Margrethe. Je pense que si j’avais été seul, je serais toujours planté au bord de la route. Je dois ajouter que tout ce voyage dépendit d’une part de la beauté et du charme féminin de Margrethe, de l’autre de ma volonté de ne faire que des travaux honnêtes, si rebutants ou difficiles qu’ils fussent.

Il m’est déplaisant d’avoir à reconnaître ce fait. J’entretenais de sombres pensées à propos de la femme de Putiphar et de l’histoire de Suzanne et des Anciens. Je découvrais que j’étais agacé par Margrethe alors que son seul crime était d’être aussi gracieuse, chaleureuse et affable qu’à l’accoutumée. Je fus presque sur le point de lui dire de ne plus sourire aux étrangers et d’éviter de les regarder.

Cette tentation est devenue plus pressante encore lorsque, au soir de ce premier jour, le chauffeur a arrêté son camion dans une oasis au centre de laquelle il y avait un restaurant et une pompe à essence.

— Je crois que je vais boire quelques bières et m’offrir un bon steak, a-t-il annoncé. Eh, Maggie, ma jolie, ça te dirait une viande bien tendre ? Ici, ils élèvent les bœufs juste à côté de la cuisine.

Elle a répondu à son sourire.

— Merci, Steve, mais je n’ai pas faim.

Ma chérie mentait effrontément. Elle savait qu’elle avait très faim, je le savais aussi, et je suis certain que Steve aussi le savait. Notre dernier repas remontait au breakfast que nous avions pris à la mission, il y avait onze heures et un univers de cela. J’avais proposé de faire la vaisselle en échange d’un repas au relais routier de Tucson, mais on m’avait éjecté plutôt rudement. Durant toute la journée, nous n’avions eu droit qu’à une goutte d’eau à une fontaine publique.

— Oh, ce n’est pas bien de se moquer de grand-papa, Maggie. Il y a quatre heures qu’on roule. Tu as faim.

Je suis intervenu aussitôt pour éviter à Maggie de s’enfoncer dans le mensonge, à cause de moi, j’en étais sûr.

— Steve, ce qu’elle veut vous dire, c’est qu’elle n’accepte pas d’invitation d’autres hommes. Elle attend que ce soit moi qui l’invite à dîner. (Et j’ai ajouté :) Mais je vous remercie de sa part et nous vous remercions tous les deux pour nous avoir pris en charge. Ç’a été très agréable.

Nous n’avions pas bougé de nos sièges. Margrethe était entre nous deux. Steve s’est penché en avant pour me regarder.

— Alec, tu crois que je veux sauter Maggie, c’est ça ?

Je lui ai rétorqué avec raideur que loin de moi était cette idée, tout en pensant que c’était très exactement ce que je m’étais dit, et que c’était ce qu’il cherchait depuis le début… Et j’en avais assez de ses allusions discourtoises et aussi du langage grossier dont il usait. Mais j’avais appris à mes dépens que les règles de politesse du langage qui m’avaient été enseignées n’étaient pas nécessairement celles qui prévalaient dans un autre univers.

— Oh, mais si que tu le penses. Je ne suis pas né de la dernière pluie, Alec, et j’ai passé une bonne partie de ma vie sur les routes à perdre mes illusions. Tu crois que je veux basculer ta nana parce que tous les types qu’elle rencontre essaient de se la taper. Mais je vais te dire une bonne chose, mon garçon. Je n’ai pas l’habitude de caramboler une fille qui ne veut pas. Et je sais quand elle veut. Maggie ne veut pas. Y a des heures que je m’en suis rendu compte. Et je te félicite : une femme fidèle, c’est précieux. Tu n’es pas d’accord ?

— Oui, certainement, ai-je répondu avec réticence.

— Alors, cesse de te remonter comme ça. Tu vas inviter ta femme à dîner. Tu m’as remercié pour le bout de chemin qu’on a fait mais… pourquoi tu ne m’inviterais pas à dîner, hein ? Rien que pour que je ne sois pas tout seul.

J’espère que mon désarroi est passé inaperçu et que Steve n’a pas surpris ma brève hésitation.

— Mais certainement, Steve. Nous vous devons bien ça pour votre gentillesse. Euh… Vous voulez m’excuser un instant ? J’ai quelques dispositions à prendre.

J’étais sur le point de descendre de la cabine.

— Alec, tu ne mens pas mieux que Maggie.

— Pardon ?

— Tu crois que je suis aveugle ? Tu es fauché. Ou bien si tu ne l’es pas complètement, tu ne peux pas en tout cas m’offrir ce steak dans le filet. Même pas l’assiette de charcuterie.

— C’est exact, ai-je répondu, avec dignité je l’espère. Il faut que je convienne de certains arrangements avec le directeur de ce restaurant. Je compte payer nos trois dîners en faisant la plonge.

— C’est ce que je pensais. Si vous étiez normalement fauchés, vous voyageriez en Greyhound et vous auriez au moins un bagage. Si vous étiez fauchés mais pas au point de crever de faim, vous feriez du stop pour économiser votre argent mais vous auriez quand même un bagage. N’importe quoi : un sac ou un baluchon. Mais vous n’avez rien… et vos vêtements… Tu portes un costume et elle une robe. En plein désert, Dieu du Ciel ! Tout ça, ça veut dire que c’est vraiment la catastrophe.

Je suis resté muet.

— Ecoute, il est possible que le propriétaire accepte de te laisser laver la vaisselle. Mais il est plus probable qu’il a déjà trois réfugiés qui marnent pour lui en ce moment et qu’il en a déjà viré au moins trois autres dans la journée. On est sur la route nord-sud, celle que suivent les turistas[16] qui passent par les trous dans la Barrière. Et de toute façon, je ne peux pas attendre pendant que tu laves la vaisselle : j’ai encore pas mal de kilomètres à faire avec ce bahut avant le matin. Je vais te proposer un marché. Tu m’offres le dîner et je te prête l’argent pour payer.

— Je ne suis pas un bon placement.

— Pas du tout, tu es un excellent placement. Ce que les banquiers appellent l’emprunteur type, le meilleur placement qui soit. Cette année, ou peut-être dans vingt ans, tu tomberas sur un autre jeune couple, fauché, affamé. Et tu leur paieras à dîner avec les mêmes conditions. Et comme ça je serai remboursé. Et quand ils feront la même chose, eux aussi, tu seras remboursé. Vu ?

— Je vous rembourserai sept fois la somme !

— Une fois ça suffira. Le reste, tu peux le faire pour ton propre plaisir, si ça te dit. Bon, venez, on va dîner.


Le RimRock Restop n’avait rien d’un café ordinaire. Il était plutôt du genre sérieux et ressemblait un peu au Ron’s Grill, à un monde de différence. Il y avait un comptoir mais aussi des tables. Steve nous fit asseoir et, peu après, une jeune serveuse, plutôt jolie, vint vers nous.

— Comment va, Steve ? Ça fait une paye !

— Hello, chérie ! Et ce test de la lapine, ça s’est passé comment ?

— La lapine est morte. Et ton analyse de sang, à toi ? (Elle nous sourit.) Salut ! Qu’est-ce que vous allez prendre ?

J’avais eu le temps de glisser un œil sur la carte, en commençant par la colonne de droite, bien sûr, où il y avait les plats les moins chers. Et j’avais été surpris par les prix. Ou plutôt, surpris de retrouver des prix qui m’étaient familiers. Les hamburgers étaient à dix cents, le café à cinq, et les dîners à la table d’hôte[17] allaient de soixante-quinze à quatre-vingt-dix cents. Oui, c’étaient des prix que je comprenais parfaitement.

— Est-ce que je peux avoir un super cheeseburger, à point ?

— Bien sûr, mon tout beau. Et vous, chérie ?

Margrethe prit la même chose, mais saignant.

— Steve ?

— Eh bien, ça sera d’abord trois bières – de la Coors – et trois steaks dans le filet, un bleu, un saignant et l’autre bien cuit. Avec tout le cirque : pommes de terre au four, frites, légumes, tout… Et la salade verte. Avec des boulettes au piment. Le dessert, on verra après. Et du café.

— Vu !

— Attends que j’ te présente mes amis. Maggie, voici Hazel. Et lui c’est Alec, son mari.

— Vous en avez d’ la chance, mon vieux ! Maggie, ça m’ fait plaisir de te connaître. Même en mauvaise compagnie. Est-ce que Steve a essayé de vous vendre quelque chose ?

— Non.

— Parfait. N’achetez rien, ne signez rien, ne pariez pas avec lui. Et soyez heureuse d’être mariée. Il a des femmes dans trois Etats.

— Quatre, corrigea Steve.

— Quatre maintenant ? Félicitations. Maggie, les toilettes des dames sont derrière la cuisine. Et celles des hommes de l’autre côté.

Elle s’est éclipsée dans un froissement de jupe.

— C’est une chouette nana, dit Steve. Vous savez ce qu’on raconte sur les serveuses, surtout dans les restos routiers. Eh bien, Hazel est probablement la seule sur cette autoroute à pas le faire. Viens, Alec.

Il s’est levé et m’a entraîné vers les toilettes pour hommes. Le temps que je comprenne ce qu’il avait voulu dire, il était trop tard pour lui en vouloir d’avoir parlé comme ça en présence d’une dame. Et puis, il me fallait bien admettre que Margrethe ne s’en était nullement offensée, qu’elle avait pris cela comme une simple information. Un compliment adressé à Hazel, en fait. Je crois que ce qui m’ennuyait le plus, avec tous ces changements de mondes, ce n’était pas l’économie, les coutumes sociales ou la technologie, mais surtout le langage, et les tabous et tics qui lui étaient attachés.

Quand je suis revenu, la bière avait été servie et nous attendait. Margrethe avait l’air calme et rafraîchie.

Steve a levé son verre.

— A la vôtre !

Skaal ! avons-nous fait en écho.

J’ai d’abord pris une petite gorgée, puis j’ai bu franchement : c’était exactement ce dont j’avais besoin après une journée d’autoroute dans le désert. Ma chute morale à bord du S.S. Konge Knut s’était en partie expliquée par la bière. C’était un vice auquel je n’avais plus touché depuis mes études techniques et, même en ce temps-là, ç’avait été bien anodin, puisque je n’avais pas eu assez d’argent pour satisfaire mes vices. Cette bière-ci, me sembla-t-il, était excellente, mais pas autant que la Tuborg danoise qu’on servait à bord. Saviez-vous que rien n’est dit contre la bière dans la Bible ? En fait, le mot « bière » y signifie « fontaine » ou « source ».

Quant aux steaks, ils étaient absolument délicieux.

Sous l’influence euphorisante de la bonne chère et de la bière, je me retrouvai en train de tenter d’expliquer à Steve pourquoi notre chance était tombée et que nous en étions à accepter la charité des étrangers… sans toutefois rien lui révéler de la vérité. Ce fut Margrethe qui me dit enfin :

— Alec, dis-lui.

— Tu crois que je peux ?

— Je pense que Steve a le droit de savoir. Et je lui fais confiance.

— Très bien. Steve, nous sommes des étrangers qui venons d’un autre monde.

Il n’a pas ri. Il n’a pas souri. Il a seulement eu l’air intéressé. Il a demandé enfin :

— Soucoupe volante ?

— Non, je veux parler d’un autre univers, et non pas d’une autre planète. Bien qu’on dirait la même planète. Je veux dire que Margrethe et moi nous nous trouvions dans un Etat appelé l’Arizona, très exactement dans une ville du nom de Nogales pas plus tard qu’aujourd’hui. Et puis tout a changé. Nogales s’est transformée et rien n’était plus pareil. L’Arizona semble pareil, mais je ne connais pas bien cet Etat.

— Ce territoire.

— Je vous demande pardon ?

— L’Arizona constitue un territoire et non un Etat. Le statut fédéral a été rejeté par référendum.

— Oh, dans mon monde aussi. A propos des impôts ou je ne sais quoi. Mais, en vérité, nous ne venons pas exactement de mon monde. Ni de celui de Marga. Nous venons de… (Je me suis interrompu.) Je crois que je ne vous raconte pas très bien tout ça. (J’ai regardé Margrethe.) Tu peux lui expliquer ?

— Je ne peux pas parce que je ne comprends pas. Mais, Steve, c’est bien la vérité. Je viens d’un autre monde. Et Alec d’un autre encore, et nous avons vécu dans un troisième monde. Et nous étions dans un autre ce matin même. Et nous voilà ici. C’est pour ça que nous n’avons pas d’argent. Ou plutôt si, nous avons de l’argent, mais il ne vient pas de ce monde-ci.

— Est-ce que nous pourrions prendre un monde à la fois ? a demandé Steve. J’ai la tête qui tourne.

— Elle a oublié deux autres mondes, ai-je dit.

— Non, chéri : trois. Tu as peut-être oublié celui où il y avait l’iceberg.

— Non, je l’ai compté. Je… Excusez-moi, Steve. Je vais essayer de procéder monde par monde. Mais ce n’est pas facile. Ce matin… Nous sommes entrés dans un salon de thé à Nogales parce que je voulais offrir à Margrethe un sorbet au chocolat chaud. Nous nous sommes assis à une table l’un en face de l’autre comme maintenant, ce qui faisait que je voyais les feux du carrefour…

— Les quoi ?

— Les feux de circulation. Rouge, orange et vert. C’est comme ça que je me suis aperçu que le monde avait encore changé. Celui-là n’a pas de feux de circulation, ou alors je n’en ai pas encore vu. J’ai seulement aperçu des policiers. Mais dans ce monde où nous nous sommes réveillés ce matin, ce n’étaient pas des policiers qui réglaient la circulation mais des feux de signalisation.

— On dirait plutôt qu’ils font ça avec des miroirs. Mais quel rapport avec ce sorbet que tu voulais payer à Maggie ?

— Parce que, quand nous avons fait naufrage dans l’océan, Margrethe avait eu envie d’un sorbet au chocolat chaud. Et ce matin, pour la première fois, j’avais une chance de lui en offrir un. Quand les feux ont disparu tout d’un coup, j’ai compris que nous avions encore une fois changé de monde : ce qui voulait dire que mon argent, à nouveau, ne vaudrait plus rien. Et que nous ne pourrions pas dîner. Que nous n’avions plus rien, plus un sou à dépenser. Vous comprenez ?

— Je crois que je me suis un peu paumé en chemin… Votre argent, qu’est-ce qu’il lui est arrivé ?

— Oh…

J’ai fouillé dans ma poche et j’en ai sorti soigneusement l’argent que j’avais économisé pour nos tickets de bus. J’ai pris une coupure de vingt dollars et je l’ai montrée à Steve.

— Il ne lui est rien arrivé. Mais regardez bien ça.

Il a examiné soigneusement le billet.

— Monnaie légale pour toutes dettes publiques et privées, a-t-il lu. Ça me semble O.K. Mais qu’est-ce que c’est que ce clown ? Et depuis quand ont-ils lancé des billets de vingt dollars ?

— Jamais, du moins dans votre monde, je le crains. L’effigie est celle de William Jennings Bryan, Président des Etats-Unis de 1913 à 1921.

— Jamais vu, jamais entendu parler. Ni d’Eve ni d’Adam. Même pas à l’Horace Mann School d’Akron.

— Dans mon école à moi, on m’a appris qu’il avait été élu en 1896, et pas seize ans plus tard. Et dans le monde de Margrethe, il n’a jamais été président. Mais j’y pense, Marga ! Ça pourrait bien être ton monde !

— Pourquoi crois-tu cela, chéri ?

— Peut-être que oui, peut-être que non. Quand nous avons quitté Nogales en nous dirigeant vers le nord, je n’ai pas vu d’aéroport, ni aucune indication concernant un aéroport. Et je me souviens à présent que nous n’avons pas entendu le moindre bruit de jet dans le ciel durant toute la journée. Ni de machine volante. Et toi ?

— Non. Non, je n’ai absolument rien entendu. Mais j’avais la tête ailleurs. (Elle a ajouté :) Je suis presque certaine qu’aucune machine volante n’est passée près de nous.

— C’est bien ça ! Ou alors, c’est mon monde à moi. Steve, quelle est la situation de l’aéronautique ici ?

— Le héros de quoi ?

— Les machines volantes. Les avions à réaction ? Les aéroplanes. Ou les dirigeables… Est-ce que vous avez des dirigeables ?

— Tout ça ne me rappelle rien. Est-ce que tu parlerais de voler dans les airs ? Comme les oiseaux ?

— Oui, oui !

— Alors non, bien sûr que non. A moins que tu ne parles de ballons ? J’ai déjà vu des ballons.

— Non, pas de ballons… Oh, mais oui, un dirigeable est une sorte de ballon. Mais c’est plus long que rond. Comme un cigare. Et c’est propulsé par des moteurs comme celui de votre camion. Ça va à plus de deux cents kilomètres à l’heure et ça monte en général très haut, à trois cents et même cinq cents mètres. Ça arrive même à survoler les montagnes.

Pour la première fois, je lus de la surprise et non plus seulement de l’intérêt sur le visage de Steve.

— Dieu Tout-Puissant ! Tu as vraiment vu des choses pareilles ?

— Je suis même monté dedans. Souvent. La première fois, j’avais à peine douze ans. Vous êtes allé à l’école à Akron ? Dans mon monde, Akron est célèbre parce que c’est là qu’on construit les meilleurs dirigeables du monde, les plus gros et les plus rapides.

Il a secoué la tête.

— Je passe toujours à côté des meilleurs trucs. C’est bien de moi. Et toi, Maggie, tu as déjà vu des vaisseaux qui volent ? Tu es montée dedans ?

— Non. Pas dans le monde où je suis née. Mais j’ai été dans une machine volante. Un aeroplano. Une fois. C’était effrayant mais très excitant aussi. J’aimerais bien recommencer.

— Je pense que ça m’ plairait à moi aussi. Mais je reconnais que je ferais dans mes culottes. Pourtant, oui, j’aimerais bien faire un tour dans un de ces machins, même au risque de me tuer. Vous savez, les amis, je commence à vous croire. Vous dites ça comme ça, avec tellement de sincérité. Et il y a cet argent. Si c’est bien de l’argent.

— C’est vraiment de l’argent, ai-je insisté. Mais d’un autre monde. Regardez bien attentivement ce billet, Steve. Il est évident qu’il ne vient pas de votre monde. Mais ce n’est pas de l’argent pour jouer ou pour le théâtre. Est-ce que quelqu’un se donnerait la peine de faire graver des plaques de façon aussi parfaite pour de l’argent factice ? Le graveur qui a travaillé là-dessus gravait bel et bien un billet de banque, qui devait être accepté comme monnaie… pourtant, la dénomination elle-même n’est pas correcte, c’est la première chose que vous avez remarquée. Attendez un instant ! (J’ai fouillé dans une autre poche.) Oui ! Je l’ai encore.

C’était un billet de dix pesos, émis par le royaume du Mexique. J’avais brûlé la plus grande partie de l’argent sans valeur que nous avions économisé avant le tremblement de terre, c’est-à-dire les pourboires de Margrethe au Pancho Villa, mais j’avais gardé quelques souvenirs.

— Regardez ça. Est-ce que vous connaissez l’espagnol ?

— Pas vraiment. Disons l’espagnol de cuisine. Le TexMex. (Steve s’est penché sur le billet de dix pesos.) Il me semble correct.

— Regardez mieux, a dit Margrethe. Il y a écrit Reino. Est-ce qu’il ne devrait pas y avoir République ? Ou bien le Mexique est-il également un royaume dans ce monde ?

— Non, c’est une république… et j’ai participé à son maintien. J’étais dans les Marines quand j’ai été désigné pour être juge aux élections. Etonnant de voir à quel point un petit groupe de Marines armés jusqu’aux dents peuvent rendre une élection plus honnête. O.K., les copains, je suis convaincu. Le Mexique n’est pas un royaume et des auto-stoppeurs sans un sou pour dîner ne devraient pas se trimbaler avec de l’argent qui dit que le Mexique est un royaume. Je suis peut-être dingue mais je suis prêt à avaler votre histoire. Et quelle explication as-tu ?

— Steve, ai-je dit d’un ton net, j’aimerais bien savoir ce que tout ça veut dire. L’explication la plus simple est que je suis devenu fou et que tout ça est dans mon imagination : vous, moi, Marga, ce restaurant, ce monde. Tout n’est qu’un délire de mon cerveau fiévreux.

— Imagine tout ce que tu veux, mais laisse-nous de côté, Maggie et moi. Tu vois une autre explication à part ça ?

— Euh… oui, ça dépend. Est-ce que vous lisez la Bible, Steve ?

— Ma foi, ni oui ni non. Quand je suis sur la route, il m’arrive souvent de me retrouver éveillé en pleine nuit, sans pouvoir dormir, avec juste la Bible de Gédéon à lire[18]. Alors, je l’ouvre quelquefois.

— Est-ce que vous connaissez Saint Matthieu, chapitre 24, verset 24 ?

— Hein ? Pourquoi ?

Je le lui ai cité[19].

— C’est une éventualité, Steve. Ces changements de mondes peuvent être des signes envoyés par le démon lui-même afin de nous induire en erreur. D’un autre côté, ils pourraient être des présages de ce monde, de la venue du Christ dans Son royaume. La Parole dit : « Aussitôt après la tribulation de ces jours-là, le soleil s’obscurcira, la lune ne donnera plus sa lumière, les étoiles tomberont du ciel, et les puissances des cieux seront ébranlées. Et alors apparaîtra dans le ciel le signe du Fils de l’homme ; et alors toutes les races de la terre se frapperont la poitrine ; et l’on verra le Fils de l’homme venant sur les nuées du ciel avec puissance et grande gloire. Et il enverra ses anges avec une trompette sonore, pour rassembler ses élus des quatre vents, des extrémités des cieux à leurs extrémités[20]. » Et ça correspond, Steve. Ce sont peut-être les faux signes de la tribulation avant la fin, ou bien ces prodiges annoncent la Parousie, le Second Avènement du Christ. Mais, dans un cas comme dans l’autre, nous allons vers la fin du monde. Avez-vous été baptisé ?

— Mmm… Je ne peux pas affirmer que je l’aie vraiment été. Ça remonte à bien longtemps et j’étais trop jeune pour avoir mon mot à dire. Je ne fréquente pas l’église, sauf quand mes amis se marient ou meurent. S’il m’a été donné d’être lavé à fond, je crois que je suis un petit peu poussiéreux aujourd’hui. Non, je ne pense pas être baptisé.

— Je suis certain que si. Steve, la fin du monde est proche et le Christ reviendra bientôt. Votre devoir le plus urgent – le devoir de tous ! – est de porter vos maux devant Lui, d’être lavé par Son Sang, et de renaître en Lui. Car vous ne recevrez pas d’avertissement. La Trompette sonnera et vous serez dans les bras de Jésus, heureux et sauf à jamais, ou bien vous serez jeté dans les flammes et le soufre pour souffrir l’agonie l’éternité durant. Il faut vous tenir prêt.

— Sapristi ! Alec, ça ne t’ai jamais venu à l’idée que tu pourrais devenir un prédicateur ?

— J’y ai songé.

— Tu devrais faire mieux que d’y songer. On aurait dit que tu croyais chaque parole que tu prononçais.

— Mais j’y crois.

— C’est ce que je pensais. Eh bien, je te ferai l’honneur d’y réfléchir sérieusement. Mais, j’espère qu’entre-temps ça ne sera pas l’heure du jugement dernier, parce que j’ai encore mon chargement à livrer. Hazel ! Tu nous fais la note, chérie. Il faut que je mette le paquet sur la route !

Trois steaks, cela faisait trois dollars quatre-vingt-dix, plus six bières, soit soixante cents, cela se montait à quatre dollars cinquante. Steve a sorti une pièce de cinq dollars en or, un « demi-aigle » ! Je n’en avais jamais vu que dans des collections. J’aurais bien voulu examiner celle-là de plus près mais je n’ai pas trouvé de prétexte valable.

Hazel l’a prise et l’a regardée.

— On ne voit pas souvent d’or par ici. Ça ne va pas plus loin que le dollar en argent. Et quelques billets, mais le patron n’aime pas trop ça. Tu es sûr que tu ne veux pas la garder, Steve ?

— J’ai trouvé la mine du Hollandais.

— Alors file ! Je n’ai pas envie d’être ta cinquième femme !

— Je ne pensais qu’à un petit arrangement temporaire.

— Pas question, même pour cinq dollars or.

Elle a glissé la pièce dans une poche de son tablier et posé une pièce d’un demi-dollar en argent sur la table.

— Ta monnaie, mon joli.

Steve l’a repoussée.

— Qu’est-ce que tu peux faire pour cinquante cents ?

Elle a repris la pièce.

— Je peux toujours te cracher dans l’œil, si tu veux. Merci. Bonsoir, les amis. Heureuse de vous avoir rencontrés.


Pendant les soixante kilomètres jusqu’à Flagstaff, Steve nous a posé des questions sur les mondes que nous avions connus mais sans faire de commentaire. Il se contentait d’entretenir la conversation pour que nous continuions de parler. Il s’intéressait tout particulièrement aux descriptions que je lui faisais des aéronefs, des jets, des aeroplanos, mais tout ce qui avait un rapport avec la technique le fascinait. Il avait plus de mal à assimiler l’idée de télévision que les machines volantes, mais moi aussi après tout. Margrethe lui assura qu’elle aussi avait vu la télévision et ce que Margrethe avait vu, il avait du mal à ne pas le croire. Moi, on pouvait me prendre pour une espèce d’arnaqueur, mais pas Margrethe. Sa voix, tout comme son attitude, reflétait sa conviction.

Arrivé à Flagstaff, à proximité de la 66, Steve rangea son camion sur le bas-côté et laissa tourner son moteur.

— Tout le monde descend, dit-il, si vous voulez vraiment continuer vers l’est. Par contre, si vous souhaitez continuer vers le nord, vous êtes toujours les bienvenus.

— Il faut que nous allions au Kansas, Steve, lui ai-je répondu.

— Oui, je sais. Vous avez le choix pour vous y rendre, mais la 66, c’est encore le mieux… quoique je ne comprenne toujours pas comment on peut avoir envie d’aller au Kansas. L’intersection est là-bas. Gardez votre droite et marchez tout droit. Vous ne pouvez pas la rater. Et guettez les bahuts qui vont vers Santa Fe. Où est-ce que vous avez l’intention de dormir, cette nuit ?

— Nous n’avons pas d’idée. Je crois qu’on va marcher jusqu’à ce que quelqu’un nous prenne. Si nous ne réussissons pas à trouver où dormir et si nous avons sommeil, nous pourrons toujours le faire au bord de la route ; il fait bon.

— Alec, écoute ton vieil oncle Dudley. Pas question que vous dormiez dans le désert cette nuit. Il fait bon maintenant, d’accord, mais vers le matin, ça va geler. Vous ne l’avez peut-être par remarqué mais, depuis Phœnix, on n’a pas arrêté de grimper. Et si les gilas[21] ne vous chopent pas, vous aurez droit aux puces des sables. Il vaudrait mieux louer une cabane.

— Steve, je ne peux pas louer une cabane.

— Le Seigneur y pourvoira. Tu me crois, n’est-ce pas ?

— Oui, répondis-je sèchement. Je le crois. (Mais Il aide surtout ceux qui s’aident eux-mêmes.)

— Alors, que le Seigneur t’aide. Maggie, est-ce que tu es d’accord avec Alec à propos de cette histoire de fin du monde ?

— En tout cas, je ne suis certainement pas en désaccord !

— Mmouais… Alec, je vais y penser… et dès cette nuit. Je vais lire la Bible de Gédéon. Cette fois, je veux être dans le coup. Vous, vous allez suivre la 66. Cherchez des « cabanes ». Pas des « auberges » ni des « motels ». Pas question de matelas Simmons et de bain chaud… Contentez-vous d’une cabane. Si on vous demande plus de deux dollars, fichez le camp. Cherchez et vous arriverez bien à en marchander une pour un dollar.

Je n’écoutais pas vraiment parce que je sentais la colère monter en moi. Marchander ? Avec quoi ? Il savait parfaitement que nous n’avions pas un sou. Est-ce qu’il ne m’aurait pas cru par hasard ?

— Allez, je vous dis au revoir, reprit-il. Alec, tu peux ouvrir de ton côté ? Je ne veux pas sortir.

— J’y arriverai.

J’ouvris la porte, descendis, puis me souvins des bonnes manières à respecter.

— Steve, je vous remercie pour tout. Le dîner, la bière, et ce long voyage. Que le Seigneur vous ait en Sa garde.

— Merci, mais ce n’était rien, Alec. Tiens… (Il prit une carte qu’il me tendit.) C’est mon travail. En fait, l’adresse est celle de ma fille. Quand vous serez arrivés au Kansas, envoyez-moi donc une carte pour me raconter comment ça s’est passé.

— Promis.

Je pris la carte puis tendis les mains pour aider Margrethe à descendre.

Steve l’arrêta.

— Maggie ! Tu ne vas pas donner un bisou au vieux Steve ?

— Mais bien sûr, Steve !

Elle se tourna à demi sur le siège pour lui faire face.

— Ah, j’aime mieux ça ! Alec, tu ferais bien de ne pas regarder.

Je ne me suis pas retourné et j’ai essayé de ne pas regarder, tout en ne les quittant pas du coin de l’œil.

Une demi-seconde de plus, et je crois que je l’aurais arrachée de la cabine. Pourtant, je dois bien admettre que Margrethe n’avait pas besoin d’être brusquée. Elle se montrait même très coopérative et embrassait comme une femme mariée ne devrait jamais embrasser un autre homme.

Je résistai en silence.

Enfin, ils se séparèrent. J’aidai Margrethe à toucher le sol et je refermai la portière.

— Au revoir, les enfants ! lança Steve une dernière fois.

Puis son camion se mit à rouler, accéléra et lança deux grands coups de trompe.

— Alec, me dit Margrethe, tu es en colère contre moi.

— Non. Mais surpris, oui. Et même choqué. Déçu. Triste.

— Ah, tu ne vas pas me faire la tête !

— Quoi ?

— Steve nous a pris sur cinq cents kilomètres, il nous a offert un bon dîner et il n’a même pas ri quand nous lui avons raconté notre incroyable histoire. Et voilà maintenant monsieur qui se froisse, qui prend des airs parce que je l’ai embrassé assez fort pour lui montrer que j’avais apprécié tout ce qu’il avait fait pour moi et pour mon époux. Alors, je ne supporterai pas tes reproches, tu entends ?

— Je voulais seulement dire que…

— Assez ! Je ne veux pas écouter tes explications. Parce qu’elles ne riment à rien ! Et maintenant c’est moi qui suis en colère et je tiens à y rester jusqu’à ce que tu aies compris que tu te trompes du tout au tout. Alors, réfléchis !

Et, sur ce, elle se mit à marcher rapidement en direction de l’intersection de la 89 et de la 66.

Je pressai le pas pour la rattraper.

— Margrethe !

Elle ne me répondit pas et ne ralentit pas non plus.

— Margrethe ! (Elle regardait droit devant elle.) Margrethe, ma chérie ! Oui, j’ai tort. Je suis navré. Excuse-moi !

Elle se retourna brusquement, vint vers moi et passa ses bras autour de mon cou. Elle se mit à pleurer.

— Oh, Alec, je t’aime tellement. Mais quel ringard tu fais !

Je ne répondis pas tout de suite, puisque ma bouche était occupée ailleurs. Quand je le pus, je demandai :

— Je t’aime, moi aussi, mais qu’est-ce que c’est qu’un ringard ?

— C’est ce que tu es.

— Bien… Dans ce cas, je reste ton ringard mais toi tu restes avec moi. Et ne t’avise pas de t’éloigner encore…

— Non. Plus jamais.

Et nous avons terminé ce que nous avions commencé.

Après un temps, j’ai écarté mes lèvres des siennes pour murmurer :

— Nous n’avons même pas de lit à nous et jamais je n’ai eu autant envie d’un lit.

— Alec, regarde dans tes poches.

— Comment ?

— Pendant qu’il m’embrassait, Steve m’a glissé à l’oreille de te conseiller de regarder dans tes poches et de te dire : Dieu y pourvoira.

C’est dans la poche gauche de mon manteau que j’ai trouvé la pièce : dix dollars en or. Jamais encore je n’en avais eu une entre les mains. Elle était lourde et chaude.

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