21

Ceux qui sont revêtus de robes blanches, qui sont-ils et d’où sont-ils venus ? Je lui dis : mon Seigneur, tu le sais. Et il me dit : ce sont ceux qui viennent de la grande tribulation. Ils ont lavé leurs robes et ils les ont blanchies dans le sang de l’agneau. C’est pour cela qu’ils sont devant le trône de Dieu et qu’ils le servent jour et nuit dans son temple.

Apocalypse, 7:13-15


Je conduisais un cabriolet et ça ne me plaisait guère. La journée était torride et la poussière soulevée par les sabots du cheval se collait à la peau. Il n’y avait pas un souffle d’air et les mouches piquaient. Nous étions quelque part près de l’intersection du Missouri, du Kansas et de l’Oklahoma mais je n’aurais su dire avec précision où. Je n’avais pas vu la moindre carte depuis des jours et aucune de ces routes ne comportait les panneaux destinés aux automobilistes, puisqu’il n’y avait pas d’automobiles ici.

Durant ces deux dernières semaines (je n’étais pas vraiment sûr, car j’avais perdu la notion des jours) nous avions connu les tourments sans fin de Sisyphe, allant d’une frustration ridicule à une autre. Echanger des dollars en argent à un petit trafiquant local contre du papier-monnaie d’un nouveau monde ? Pas de problème, je l’avais déjà fait plusieurs fois. Mais ça ne se passait pas toujours très bien. Il m’était arrivé une fois de vendre comme ça de l’argent pour avoir des billets. Nous nous étions installés dans un restaurant quand boum ! Un autre changement de monde et nous étions restés sur notre faim. Une autre fois encore, alors que j’étais en train de me faire voler, je m’entendis répondre, alors que je protestais :

— Mon ami, ici c’est illégal de détenir ce genre de pièces et tu le sais. Mais je t’en donne un bon prix parce que tu m’es sympathique. Tu acceptes, oui ou non ? Ou est-ce que je dois faire mon devoir de citoyen et te dénoncer ?

J’avais accepté. L’argent qu’il nous avait donné en billets ne nous permit même pas de nous offrir un repas dans un minable restaurant à l’enseigne de Chez Mammy.

Le village était tout à fait charmant. Un panneau, lorsqu’on y arrivait, annonçait :


LES DIX COMMANDEMENTS

Communauté morale nègres, youpins et papistes,

PASSEZ VOTRE CHEMIN !


C’est ce que nous avons fait. Il nous avait fallu ces deux semaines pour tenter de couvrir les quatre cents kilomètres qui séparaient Oklahoma City de Joplin, dans le Missouri. J’avais dû abandonner mon projet d’éviter Kansas City. Certes, je n’avais toujours pas envie de me trouver à Kansas City ni même à proximité, alors que le moindre changement de monde pouvait nous faire retomber sur Abigail. Mais j’avais appris à Oklahoma City que le moyen le plus rapide pour rallier Wichita, en fait la seule route praticable, obligeait à un vaste détour par Kansas City. Car nous avions régressé jusqu’au temps du fiacre.

Lorsque vous prenez en compte l’âge de la terre, de la Création en 4004 avant Notre-Seigneur, jusqu’à l’an 1994 de Son Règne, vous obtenez 5998 ans – disons 6000. Et, sur une telle période, quatre-vingts ou quatre-vingt-dix ans, cela ne compte guère. Mais, dans mon monde natal, c’était ce qui nous séparait des derniers véhicules à chevaux. Mon père était né en 1909 et mon grand-père paternel non seulement n’avait jamais vu d’automobiles mais avait toujours refusé d’en conduire une. Pour lui, proclamait-il, elles étaient des émanations de Satan et il citait des passages d’Ezéchiel pour le prouver. Peut-être avait-il raison.

Mais le temps du fiacre a ses petits inconvénients. Les plus évidents sont l’absence de plomberie dans les intérieurs, donc de salle de bains, l’inexistence de l’air conditionné, de la médecine moderne. Mais, pour nous, dans ces circonstances, l’inconvénient majeur n’était pas évident : quand il n’y a ni voitures ni camions, il ne saurait être question d’auto-stop. Oh, bien sûr, il était possible de temps à autre de faire signe à une charrette qui passait, mais la différence d’allure entre la marche à pied et le pas d’un cheval de ferme était mince. Bon an, mal an, nous avancions de vingt-cinq kilomètres par jour. Ce qui ne nous laissait même pas le temps d’essayer de travailler pour gagner un repas ou le prix d’un lit.

Il existe un vieux paradoxe. Celui d’Achille et de la tortue. La question qu’il pose est celle de la distance qui reste à couvrir jusqu’au but et qui diminue de moitié à chaque pas. Question : combien faudra-t-il de temps pour atteindre le but ? Réponse : impossible d’aller d’ici à là-bas puisque vous franchirez toujours la moitié de la distance.

C’est comme ça que nous « progressions » d’Oklahoma City à Joplin.

Pour compenser notre frustration, il y avait cependant un autre élément : j’avais de plus en plus la conviction que nous étions dans les jours ultimes et que nous devions attendre le retour de Jésus et le jugement dernier à tout moment. Et ma chérie, ma vie, n’était pas encore de retour dans les bras de Jésus. Je m’efforçais de ne pas l’importuner avec cette question, mais il me fallait faire appel à toute ma volonté pour respecter le vœu qu’elle avait exprimé de s’en sortir seule. A force de m’inquiéter pour elle, j’en étais venu à dormir mal.

Je commençais même à devenir un peu fou aussi (en plus de ma conviction paranoïde que ces changements de mondes me visaient moi, personnellement). J’avais peu à peu acquis en effet la certitude absolue, et sans fondement, qu’il était essentiel pour le salut de l’âme immortelle de ma bien-aimée que j’atteigne le terme de mon voyage. Doux Seigneur, laisse-nous aller au moins jusqu’au Kansas, et je prierai sans cesse et sans cesse jusqu’à ce que je l’aie convertie et ramenée en grâce.

O Seigneur d’Israël, accorde-moi cette faveur !

Il nous restait encore de l’or et de l’argent pour acheter à chaque fois de la monnaie locale, mais je n’en cherchais pas moins des emplois de plongeur (ou quoi que ce fût d’autre). Mais les motels avaient totalement disparu, les hôtels se faisaient rares, les restaurants étaient de moins en moins nombreux, adaptés à l’économie d’une société où les voyages étaient exceptionnels et où l’on mangeait au foyer.

Il était plus aisé de nettoyer les écuries. Mais j’aurais mieux aimé faire la vaisselle que de porter des pelles de crottin – surtout que je n’avais qu’une seule paire de chaussures. Seule comptait la règle que je m’imposais : accepter n’importe quel travail honnête mais avancer sans m’arrêter !

Vous pourriez vous demander pourquoi nous n’avions pas remplacé l’auto-stop par les trains. Tout d’abord, je ne savais pas comment m’y prendre car je ne l’avais jamais fait. Et plus important, je ne pouvais garantir la sécurité de Margrethe. Prendre un train de marchandises en marche présente quelques risques. Pis encore, il y avait les dangers possibles des rencontres : les brutes et les voyous, les clochards, les fuyards, les vagabonds. Il est donc inutile d’insister sur ces aspects sinistres des voyages en train : je gardais Margrethe soigneusement à l’écart des voies ferrées et de la jungle des vagabonds.

Je me faisais du souci pour elle. Tout en me conformant strictement à son désir de ne subir aucune pression, je priais à haute voix toutes les nuits, à genoux, en sa présence. Et enfin, un soir, à mon immense joie, mon amour se joignit à moi et s’agenouilla. Elle ne pria pas à haute voix et moi-même je me tus, sauf pour prononcer le Au nom de Jésus, amen. Après cela, nous n’avons pas discuté de ce qui venait de se passer.

Si je me retrouvais dans un cabriolet tiré par une jument par une chaleur pesante (« Un temps de cyclone ! » aurait dit ma grand-mère Hergensheimer), c’était à cause d’un emploi temporaire dans des écuries de louage. Comme d’habitude, j’avais donné mon congé après une journée, expliquant à mon employeur que mon épouse et moi devions d’urgence rejoindre Joplin car la mère de mon épouse était malade.

Il me dit alors qu’il avait un équipage qu’il devait renvoyer à la prochaine bourgade. Il avait trop d’équipages et de montures pour le moment, sinon il aurait attendu patiemment de louer le cabriolet à un commis voyageur de passage.

Je lui avais proposé de me charger du cabriolet en échange d’une journée de gages, et cela au tarif extrêmement faible qu’il m’avait offert pour nettoyer les chevaux et pelleter le crottin des écuries.

Il m’avait fait remarquer que c’était là un service qu’il me rendait, puisque ma femme et moi devions aller à Joplin.

Il avait pour lui sa logique et la force de sa position et j’avais accepté. Mais sa femme nous offrit le breakfast après que nous eûmes dormi dans la grange et nous prépara un lunch à emporter.

Ce n’était donc pas sans plaisir que je conduisais ce cabriolet, à vrai dire, malgré le temps, malgré toutes nos frustrations. Chaque jour, nous nous rapprochions de plusieurs kilomètres de Joplin, et ma bien-aimée s’était mise à prier. Après tout, il semblait bien que nous allions enfin arriver au port !


Nous venions d’atteindre les limites de cette ville (Lowell ? Racine ? J’aimerais m’en souvenir) quand nous avons rencontré une chose qui sortait tout droit de mon enfance : un meeting religieux, le baptême d’autrefois. Il y avait un cimetière sur le côté gauche de la route. Il était bien entretenu mais l’herbe était desséchée. Juste en face, à droite, on avait dressé la tente du baptême, au milieu de la prairie. Un instant, je me suis demandé si le rapprochement du cimetière et de cette réunion biblique était accidentel ou volontaire. S’il s’était agi du révérend Danny, je n’aurais pas eu le moindre doute sur ses intentions bien calculées : la plupart des gens ne peuvent s’empêcher d’évoquer l’éternité lorsqu’ils voient des pierres tombales.

Auprès de la tente étaient alignés de nombreux cabriolets, calèches, et autres chariots. De l’autre côté, on avait aménagé un corral. Des tables de pique-nique en planches grossières avaient été installées et j’ai aperçu les reliefs du repas. Oui, c’était vraiment un meeting biblique particulièrement sérieux, qui avait dû commencer le matin pour se poursuivre durant tout l’après-midi. Il y avait eu une pause pour le déjeuner et il y en aurait sans doute une autre à l’heure du dîner. Mais il ne prendrait fin que lorsque le baptiste jugerait qu’il n’y avait plus une âme à sauver aujourd’hui.

(Je méprise ces modernes prédicateurs des grandes villes avec leurs « messages d’inspiration » de cinq minutes. Ils prétendent que Billy Sunday pourrait prêcher pendant sept heures en n’absorbant qu’un seul verre d’eau, et recommencer comme ça dans la soirée, et même le lendemain. Pas étonnant que les cultes païens se soient propagés comme de l’herbe folle !)

Près de la tente, il y avait un chariot à deux chevaux. L’inscription « frère Barnaby, la Bible » était peinte sur le côté. On avait tendu un calicot sur des cordes :


Notre vieille religion !

frère Barnaby, la Bible

Des guérisons à chaque séance

10 h – 14 h – 19 h

Chaque jour, à partir du dimanche 5 juin jusqu’au

JUGEMENT DERNIER !!!!


J’ai dit quelques mots à notre cheval et tiré prudemment sur les rênes pour lui faire comprendre que je souhaitais m’arrêter.

— Chérie, regarde ça !

Margrethe a lu l’inscription sans faire le moindre commentaire.

— J’admire son courage, ai-je repris. Le frère Barnaby joue sa réputation en annonçant le jugement dernier avant même le temps des moissons… qui pourrait bien être précoce cette année, avec cette chaleur.

— Mais tu crois que le jugement est pour bientôt ?

— Oui, mais je ne joue pas ma réputation professionnelle sur mon assurance… rien que mon âme immortelle et l’espérance du Paradis. Marga, tous ceux qui lisent la Bible interprètent les prophéties de façon légèrement différente. Ou très différente, même. La plupart des prémillénaristes n’attendent pas le Jour avant l’an deux mille. Je voudrais entendre les raisons du frère Barnaby. Il se peut qu’il sache quelque chose. Verrais-tu un inconvénient à ce que nous restions ici une heure ?

— Nous resterons plus longtemps si tu le veux. Mais… Alec, tu souhaites que j’entre avec toi ? Il le faut ?

— Euh… (Oui, chérie, oui, bien sûr que je veux que tu entres.) Tu préfères rester dans le cabriolet ?

Son silence fut une réponse éloquente.

— Je vois. Marga, je n’essaie pas de te forcer la main. Une chose seulement : nous n’avons jamais été séparés depuis plusieurs semaines, sauf nécessité absolue. Et tu sais pourquoi. Avec ces changements qui se produisent presque chaque jour, je ne tiens pas à ce qu’il y en ait un qui nous tombe dessus pendant que tu es à l’extérieur et moi à l’intérieur, loin de toi. Ecoute… nous pourrions rester dehors. Je vois qu’ils ont relevé la toile sur les côtés.

Elle se redressa.

— C’est stupide de ma part. Non, entrons, Alec, j’ai besoin de te tenir la main. Tu as raison : les changements vont vite. Et je ne te demanderai pas de rester à l’écart d’une réunion de tes coreligionnaires.

— Merci, Marga.

— Alec… je vais essayer !

— Merci. Mille fois. Amen !

— Ce n’est pas la peine de me remercier. Si tu veux aller au Ciel, je veux y aller moi aussi.

— Entrons, ma chérie.


Je rangeai notre cabriolet à l’extrémité d’une rangée avant de conduire la jument au corral, suivi de Marga. En revenant vers la tente, je pus entendre :


… illumine ton coin !

Quelqu’un venu de loin !

Peut te montrer le chemin !

Alors illumine ton coin !

Alors…


— … illumine ton coin ! chantai-je en entrant.

Cela faisait du bien.

La formation musicale consistait en tout et pour tout en un orgue à pédales et un trombone à coulisse. Ce dernier instrument me surprit tout en me séduisant : il n’a pas son pareil pour sortir Holy City et il est quasi indispensable pour The Son of God Geos Forth To War.

La congrégation était soutenue par un chœur en robes d’ange : les participants avaient été recrutés sur place, supposai-je, car leurs tenues avaient visiblement été confectionnées dans des chemises. Mais leur manque de professionnalisme était largement compensé par leur zèle. La musique d’église n’a nul besoin d’être bonne du moment qu’elle est sincère et forte.

La piste de sciure, large de deux mètres, divisait l’espace en deux. Les bancs avaient été installés de part et d’autre. Elle s’achevait sur un chancel de soixante centimètres de haut, large d’un mètre et demi. Un huissier nous précéda vers le devant. Il y avait foule mais il obligea les gens à se serrer un peu plus et nous nous retrouvâmes sur le côté, au second rang, moi à l’extérieur. Bien sûr, il y avait encore des sièges disponibles dans le fond, mais tous les prédicateurs méprisent ceux – dont le nombre est légion ! – qui choisissent de demeurer dans le fond alors qu’il y a des places libres aux premiers rangs.

Lorsque la musique se tut, frère Barnaby se leva et vint au pupitre. Il posa la main sur la Bible et déclara à voix basse, presque en un murmure :

— Tout est écrit dans le Livre !

Et un silence de mort tomba sur l’assemblée.

Il s’avança alors et regarda autour de lui.

— Qui vous aime ?

— Jésus m’aime !

— Qu’il t’entende !

— JESUS M’AIME !

— Comment le sais-tu ?

— C’EST ECRIT !

Je pris alors conscience d’une odeur que je n’avais pas sentie depuis fort longtemps. Mon professeur d’homilétique nous avait fait remarquer une fois, lors d’une réunion de groupe de travail, qu’une assistance animée par la ferveur religieuse dégage une odeur particulière et puissante. En fait, il avait employé le terme de « puanteur ». Une odeur composée d’un mélange de sueur et d’émanations d’hormones mâles et femelles.

— Mes fils, nous avait-il dit, si votre congrégation ne sent pas assez fort, c’est que vous ne savez pas vous faire entendre. Si vous parvenez à les faire transpirer, s’ils ne dégagent pas leur propre musc comme des rats en rut, il vaut mieux que vous laissiez tomber pour aller vous engager chez les papistes. L’extase religieuse est la plus profonde des émotions humaines. Quand elle se manifeste, vous la sentez !

On pouvait dire que frère Barnaby savait se faire entendre.

(Pour ma part, je dois le confesser ici, je n’y étais jamais vraiment parvenu. C’est la raison pour laquelle j’avais fini comme organisateur et trésorier.)

— Oui, c’est dans le Livre. Car la Bible est la Parole de Dieu, mot pour mot. Ce n’est pas une allégorie mais la vérité littérale. Vous connaîtrez la vérité et la vérité vous affranchira. Je vous lis maintenant ce qui est écrit : Car le Seigneur descendra des cieux dans un cri, avec la voix de l’archange et avec la trompette de Dieu, et les morts selon le Christ revivront en premier. Oui, mes frères et mes sœurs, cette dernière ligne est une grande nouvelle : les morts selon le Christ revivront en premier. Qu’est-il dit ? Non pas que les morts se lèveront en premier, mais que les morts selon le Christ se lèveront en premier. Ceux qui ont été lavés par le sang de l’agneau, baptisés en Jésus, et qui sont morts en état de grâce avant Son deuxième avènement. Ceux-là ne seront pas oubliés, ils seront les premiers. Leurs tombes s’ouvriront, ils seront miraculeusement rendus à la vie, à la santé, à la perfection physique et ils conduiront le cortège vers les cieux pour y vivre à jamais devant le grand trône blanc !

Quelque part dans l’assemblée, une voix lança : Alléluia !

— Bénie sois-tu, ma sœur ! Ah, la bonne nouvelle ! Tous les morts selon le Christ, tous, un à un ! Sœur Ellen, arrachée à sa famille par la main cruelle du cancer, mais morte avec le nom de Jésus aux lèvres, conduira la procession. La femme bien-aimée d’Asa, morte en donnant le jour en état de grâce sera là, elle aussi ! Tous ceux qui vous sont chers et qui sont morts dans le Christ seront rassemblés et vous les verrez aux cieux. Frère Ben, qui vécut dans le péché, mais qui retrouva Dieu dans un terrier de renard avant d’être atteint par une balle ennemie, sera là lui aussi… et c’est là tout particulièrement une bonne nouvelle qui nous assure que Dieu peut être présent n’importe où. Car Jésus n’est pas seulement présent dans les églises, et il existe en fait des églises fausses où Son Nom est rarement entendu.

— Oh, oui ! Redites-le !

— Je le redis : Dieu est partout. Il peut vous entendre lorsque vous parlez. Il vous entend mieux encore quand vous labourez un champ, quand vous vous agenouillez auprès de votre lit. Mieux encore que dans les cathédrales ornementées, dans les dorures et l’encens. Il est ici maintenant et Il vous fait cette promesse : Recevez en héritage le royaume qui vous a été préparé depuis la fondation du monde. Car j’ai eu faim et vous m’avez donné à manger. Ainsi a-t-Il promis, ma fille, et Ses paroles sont claires. Sans équivoque, sans « interprétation » fallacieuse, sans aucune de ces « significations allégoriques »… Le Christ Lui-même vous attend, si vous le demandez. Et si vous le demandez, vous connaîtrez la résurrection. Par le baptême, vos péchés seront lavés et vous atteindrez l’état de grâce… Et alors ? Je vous ai lu la promesse faite par Dieu à Ses fidèles. Ensuite, vous entendrez le cri, puis la trompette annonçant Son avènement, comme Il l’a promis, et les morts selon le Christ se relèveront. Leurs ossements desséchés se recouvriront de chair vive.

— Et puis ensuite encore ?

— Ecoutez les paroles du Seigneur : Alors, ceux qui seront vivants – c’est-à-dire vous et moi, mes frères et mes sœurs : Dieu parle de nous – alors ceux qui seront vivants et resteront, seront emportés dans les nuées pour rencontrer le Seigneur et demeurer pour toujours avec Lui !

— Pour toujours ! Pour toujours ! Avec Notre Seigneur dans les cieux !

— Alléluia !

— Béni soit Son Nom !

— Amen ! Amen !

(Je m’aperçus que j’étais au nombre de ceux qui criaient amen !)

— Mais il y a un prix à payer. Il n’existe pas de passage gratuit pour le Paradis. Que se passe-t-il si vous ne demandez pas à Jésus de vous aider ? Si vous ignorez l’offre qu’il vous fait de vous laver de tous vos péchés et d’être baptisé et de renaître par le sang de l’agneau ? Oui, que se passe-t-il alors ? Dites-le-moi ?

L’assistance tout entière suspendait son souffle. Et puis, une voix s’éleva dans le fond : L’enfer !

— L’enfer et la damnation ! Non pas pour quelque temps mais pour l’éternité ! Non pas un feu allégorique, mystique, qui ne brûle que votre esprit et vous effleure à peine, comme un pétard de Quatre Juillet. Non, non… Le feu pour de vrai, la fournaise ardente, aussi réelle que ça ! (Frère Barnaby frappa sur son pupitre, produisant un craquement qui se propagea dans toute la tente.) Un feu qui porte les pierres au rouge, puis au blanc. Et c’est vous, les pécheurs, qui êtes plongés dans ce feu, et l’atroce douleur monte, monte en vous, encore et encore, et jamais ne diminue, jamais ! Il n’y a pas d’espoir pour vous. Inutile d’invoquer une deuxième chance. Car vous l’avez eue, cette deuxième chance… vous en avez eu un million. Et plus encore. Durant deux mille années, le doux Jésus vous l’a demandé, Il vous a supplié d’accepter de Lui ce pour quoi Il était mort sur la croix. Ainsi donc, lorsque vous irez rôtir dans le puits ardent, quand vous étoufferez dans les fumées de soufre – du soufre ordinaire, mes sœurs et mes frères, piquant, puant, qui vous déchirera les poumons et écorchera votre peau ! –, quand vous grillerez pour tous les péchés que vous avez commis, ne venez pas gémir et vous plaindre, et dire que vous ignoriez que ce serait aussi affreux. Jésus connaît tout de la souffrance car Il est mort sur la croix. Il est mort pour vous. Mais vous ne L’avez pas écouté et vous êtes maintenant dans le puits et vous gémissez. Et vous y resterez et vous brûlerez dans l’éternité ! Et vos plaintes ne pourront être entendues car elles se confondront avec les cris des milliards d’autres pécheurs !

La voix de frère Barnaby baissa soudain d’un ton et il ajouta sur le ton de la conversation :

— Vous tenez vraiment à brûler dans le puits ?

— Non !

— Jamais !

— Jésus, sauvez-nous !

— Jésus vous sauvera, si vous le Lui demandez. Ceux qui meurent selon le Christ sont sauvés, nous l’avons lu dans le Livre. Ceux qui seront vivants quand Il reviendra seront sauvés s’ils ont reçu le baptême et restent en état de grâce. Il nous a promis qu’il reviendrait et que Satan serait à nouveau enchaîné pendant mille années tandis que Notre Seigneur régnerait dans la paix et la justice sur cette terre. C’est le millénium, amis, le grand jour approche. Après ces mille années, Satan sera libre pour un temps encore et la bataille finale sera livrée. Ce sera la guerre dans les cieux. L’archange Michel sera notre général et conduira les anges du Seigneur contre le dragon – Satan, une fois encore – et son armée d’anges déchus. Et Satan perdra, dans mille ans. Et jamais plus on ne le verra dans les cieux. Mais ce sera dans mille ans d’ici, chers amis. Vous le verrez car vous vivrez… Si vous acceptez Jésus et le baptême avant que la trompette ne résonne pour annoncer Son retour. Pour quand cela sera-t-il ? Bientôt, bientôt ! Que dit le Livre ? Dans la Bible, Dieu dit plusieurs fois, dans Isaïe, dans Daniel, dans Ezéchiel, dans chacun des quatre Evangiles, que l’on ne vous dira pas l’heure exacte de Son retour. Pourquoi ? Pour que vous ne puissiez cacher la saleté sous le tapis, voilà pourquoi ! S’il vous disait qu’il va revenir pour le nouvel an de l’année deux mille de Son règne, il y en aurait pour passer les cinq ans et demi qui restent à frayer avec des femmes luxurieuses, à adorer des idoles étranges, à violer chacun des Dix Commandements. Et puis, dans la semaine de Noël de l’an 1999, vous les retrouveriez à l’église, pleurant leur repentir, essayant de négocier leur salut. Non, messieurs ! Pas question ! Pas de compromis ! Le prix est le même pour tous. Le cri et la trompette ne se feront peut-être pas entendre avant des mois… ou bien ils résonneront avant que j’aie fini mon discours. C’est à vous d’être prêts pour cet instant. Mais nous savons qu’il approche. Comment ? Une fois encore, c’est dans le Livre. Il y a des signes et des présages. Le premier, sans lequel le reste ne saurait se produire, c’est le retour des enfants d’Israël à la Terre promise – voyez Ezéchiel, Matthieu, lisez les journaux. Ils reconstruisent le temple… c’est chose faite, c’est écrit dans le Kansas City Star. Il y a d’autres signes et d’autres présages encore, des prodiges de toutes sortes, mais les plus grands sont des tribulations, des épreuves destinées à donner la mesure des âmes, pareilles à celles que Job a connues. Peut-il y avoir meilleur terme pour décrire le vingtième siècle que celui de « tribulations » ? Des guerres, des terroristes, des assassinats, des incendies, des épidémies. Et des guerres, toujours. Jamais au cours de son histoire l’humanité n’a été si durement éprouvée. Mais souffrez ce que Job a souffert et à la fin vous connaîtrez le bonheur et la paix éternels, la paix de Dieu, qui transcende toute compréhension. Il vous tend Sa main. Il vous aime. Il vous sauvera.

Frère Barnaby se tut et s’essuya le front avec un grand mouchoir déjà humide de sueur. Le chœur (obéissant peut-être à quelque signal) se mit à chanter doucement :

Nous nous rassemblerons près de la rivière, la belle, la merveilleuse rivière, qui coule vers le trône de Dieu. (Puis enchaîna avec :) Me voici, sans une plainte.

Frère Barnaby mit un genou à terre et tendit les bras.

— Je vous en prie ! N’allez-vous pas Lui répondre ? Venez, acceptez Jésus, laissez-Le vous prendre dans Ses bras.

Le chœur continuait doucement :

Car Il a donné Son sang pour moi,

Et Il m’a dit de venir à Lui,

O Agneau de Dieu ! me voici, me voici !

Et je sentis descendre le Saint-Esprit.

Je Le sentis me dominer et toute la joie de Jésus inonda mon cœur. Je me levai et m’avançai dans l’allée. C’est alors seulement que je me souvins que Margrethe était avec moi. Je me retournai et rencontrai son regard. Ses yeux étaient à la fois graves et doux.

— Viens, ma chérie, lui murmurai-je en l’entraînant avec moi.

Ensemble, nous nous avançâmes vers Dieu, marchant dans la sciure. D’autres nous précédaient. Ils avaient déjà atteint le chancel. Je trouvai une place, repoussai quelques béquilles et un bandage et m’agenouillai, la main droite posée sur le chancel. J’y appuyai mon front sans lâcher une seconde la main de Margrethe. Je priai Jésus afin qu’il nous lave de nos péchés et nous reçoive dans Ses bras.

L’un des assistants de frère Barnaby murmura à mon oreille :

— Et toi, mon frère, où en es-tu ?

— Je suis bien, dis-je avec joie, de même que mon épouse. Aidez ceux qui en ont besoin.

— Sois béni, mon frère.

Il s’éloigna. Un peu plus loin, une sœur écrivait et parlait en même temps. Il s’arrêta pour la réconforter.

Je courbai de nouveau la tête, puis je pris conscience des hennissements effrayés des chevaux. En même temps, la toile de la tente battait comme sous l’effet d’un vent furieux. Levant les yeux, je vis une déchirure qui s’agrandissait. La toile fut brusquement arrachée. Le sol se mit à trembler et le ciel était sombre.

La trompette secoua alors tous les os de mon corps et j’entendis le cri, le plus fort, le plus triomphant, le plus joyeux que j’eusse jamais entendu. J’aidai alors Margrethe à se remettre sur pied et lui souris.

— Chérie, c’est maintenant !

Nous fûmes emportés.

Basculant la tête en bas, les pieds en l’air, nous avons été pris dans un nuage en tourbillon, une trompe du Kansas[29].

J’ai été arraché à Margrethe et j’ai tenté de la rattraper, mais en vain. Il est impossible de nager dans un tourbillon, vous ne pouvez que vous laisser emporter. Mais je savais qu’elle ne risquait rien.

Je me suis retrouvé la tête en bas, au cœur du tourbillon, à plus de cinquante mètres au-dessus de la terre. Les chevaux avaient brisé la clôture du corral et les gens qui n’avaient pas été emportés fuyaient de toutes parts. Le tourbillon me fit une fois encore basculer sur moi-même et je découvris le cimetière.

Les tombes s’ouvraient.

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