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Le malheur ne sort pas de la poussière,

Et la souffrance ne germe pas du sol ;

L’homme naît pour souffrir, comme l’étincelle pour voler.

Job, 5:6-7


Lentement je repris connaissance et je le regrettai : un affreux cauchemar me poursuivait. Je refermai très fort les paupières et j’essayai de me renfoncer dans le sommeil.

Des tambours indigènes battaient dans ma tête. J’essayai de les faire taire en me bouchant les oreilles.

Le son se fit plus fort encore.

J’abandonnai, j’ouvris les yeux et soulevai la tête. Grave erreur : mon estomac faisait flic-floc et mes oreilles bourdonnaient. Mes yeux étaient incapables d’accommoder et ces tambours d’enfer continuaient à me fracasser le crâne.

Je réussis enfin à aligner mes deux yeux, mais l’image demeurait floue. Je regardai autour de moi et découvris une pièce étrange. J’étais allongé sur un lit, à demi dévêtu.

Cela mit en branle mes souvenirs. La soirée à bord. L’alcool. Beaucoup d’alcools. Du bruit. Des gens nus. Le commandant en jupe de raphia, dansant de bon cœur, accompagné par l’orchestre. Et certaines des passagères avec la même jupe, et même parfois sans jupe. Le boum-boum des tambours et le crépitement des bambous.

Les tambours…

Ce n’étaient pas des tambours que j’avais dans la tête, mais tout simplement la pire migraine de toute mon existence. Mais pourquoi ne les avais-je pas empêchés…

Tu ne les as pas empêchés ?… Mais tu as fais tout ça tout seul, mon vieux.

Oui, mais…

Oui, mais. Toujours ce oui, mais. Toute ta vie a été sous le signe de ce oui, mais. Quand vas-tu te décider à grandir et à assumer la responsabilité de ce qui t’est arrivé comme de ta vie ?

Oui, mais ceci n’est pas de ma faute. Je ne suis pas A.L. Graham. Ce n’est pas mon nom. Et ce n’est pas mon bateau.

Non, vraiment ?

Bien sûr que non…

Je m’assis pour chasser ce mauvais rêve. Autre erreur : ma tête ne tomba pas tout à fait mais une douleur lancinante à la base du cou s’associa à celle qui vibrait sous mon crâne. Je vis que je portais un pantalon noir et apparemment rien d’autre, et que cette pièce étrange dans laquelle je me trouvais roulait doucement bord sur bord.

Le pantalon de Graham. La chambre de Graham. Et ce roulement, c’était celui du navire sans ses stabilisateurs.

Ce n’est pas un rêve. Ou alors, je n’arrive pas à m’en arracher. J’avais les dents douloureuses et mes pieds n’étaient pas à moi. Là où je n’étais pas visqueux, j’étais couvert d’une sueur poisseuse. Quant à mes aisselles… N’y pensez même pas !

Pour ma bouche, il aurait fallu un bon bain de soude caustique.

Tout me revenait à présent. Ou presque. La fosse ardente. Les villageois. Les poulets qui fuyaient devant la voiture. Le bateau qui n’était plus le mien… mais qui l’était pourtant. Margrethe…

Margrethe !

Dans l’écrin de tes cheveux brillent

les pierres douces de tes yeux.

Aux globes tendres de tes seins

s’accrochent deux églantines.

Margrethe avec les danseuses, les hanches aussi nues que les pieds. Margrethe avec cet abominable canaque, en train de trémousser son…

Pas étonnant que je me fusse saoulé !

Doucement, mon vieux ! Tu avais déjà bu bien avant ça. Et tout ce que tu as à reprocher à cet indigène, c’est d’avoir été à ta place. Parce que tu voulais danser avec elle. Le problème, c’est que tu ne sais pas danser.

La danse est une tentation de Satan.

Et surtout ne t’avise pas de te dire que tu ne demandes qu’à apprendre !

… deux églantines ! Oui, oui, j’aimerais bien !

J’entendis alors un coup léger à la porte, puis un bruit de clé. Margrethe passa la tête par l’entrebâillement.

— Réveillé ? Bien. (Elle entra avec un plateau, referma et s’approcha.) Buvez cela.

— Qu’est-ce que c’est ?

— Du jus de tomate, surtout. On ne discute pas… Buvez !

— Je ne crois pas que je pourrai.

— Mais si. Il le faut. Buvez.

J’ai reniflé le breuvage avant de goûter une petite gorgée. A ma grande stupéfaction, je n’ai pas éprouvé la moindre nausée. J’en ai bu un peu plus. Après un petit frisson très discret, tout s’est passé très bien et la boisson est descendue sagement jusqu’à mon estomac. Margrethe m’a présenté deux pilules.

— Maintenant, prenez ça. Avec le restant du jus de tomate.

— Je ne prends jamais de médicaments.

Elle a soupiré, puis a prononcé quelques mots que je n’ai pas compris. Ce n’était pas de l’anglais. Pas vraiment.

— Qu’est-ce que vous dites ?

— Quelque chose que ma grand-mère disait toujours quand mon grand-père discutait avec elle. Monsieur Graham, vous allez prendre ces deux pilules. Ce n’est que de l’aspirine et vous en avez besoin. Si vous ne vous montrez pas coopératif, je vais tout faire pour ne plus vous aider. Je vais… je vous confierai à Astrid, voilà !

— Non, ne faites pas ça.

— C’est ce que je ferai pourtant si vous continuez à résister. Astrid aimerait changer, je le sais. Elle vous aime bien ; elle m’a dit que vous l’aviez regardée danser hier soir.

J’ai accepté les pilules et je les ai fait passer avec ce qui restait de jus de tomate. Le tout glacé, très agréable.

— Oui, c’est vrai, je l’ai regardée danser, jusqu’à ce que je vous aie repérée. Alors, c’est vous que j’ai regardée.

Pour la première fois, elle a souri.

— Oui ? Et vous avez aimé ?

— Vous étiez très belle. (Et votre danse était obscène. Votre tenue et vos gestes impudiques m’ont choqué au plus profond de moi-même. J’ai été horrifié… et j’aimerais bien vous revoir comme ça, en ce moment même !) Oui, vous étiez très gracieuse.

Elle souriait toujours et des fossettes sont apparues sur son visage.

— J’espérais que cela vous plairait, monsieur.

— Mais oui. Et à présent, cessez de me menacer avec Astrid.

— D’accord. Du moment que vous êtes obéissant. Vous allez vous lever maintenant et aller sous la douche. Très chaude d’abord, et ensuite très froide. Comme au sauna. (Elle attendait que je m’exécute.) Debout. Je ne sortirai pas aussi longtemps que vous ne serez pas sous cette douche.

— J’irai. Quand vous serez partie.

— Oui, c’est cela, et vous la prendrez bien tiède, je sais. Allons, debout ! Enlevez-moi ce pantalon et allez-y. Pendant ce temps, je vais m’occuper de votre breakfast. Nous avons juste le temps avant que la cuisine ne ferme pour prendre le déjeuner… alors, cessez de nous faire perdre du temps. S’il vous plaît !

— Mais je suis incapable d’ingurgiter un breakfast ! Pas aujourd’hui en tout cas. Non…

Manger… quel mot dégoûtant.

— Mais il faut manger. Vous avez trop bu hier soir, vous le savez. Si vous ne mangez pas, vous vous sentirez mal toute la journée. Monsieur Graham, j’en ai fini avec tous mes autres invités, aussi je suis libre à présent. Je vais vous servir, et ensuite je vais rester là pour veiller à ce que vous mangiez. (Elle me fixa.) J’aurais dû vous faire quitter votre pantalon avant de vous mettre au lit. Mais vous êtes trop lourd.

— Vous m’avez mis au lit ?

— Ori m’a aidée. C’est le garçon avec qui j’ai dansé. (Mon expression a dû me trahir car elle a ajouté vivement :) Oh, mais je ne l’ai pas laissé entrer dans votre chambre, monsieur. Je vous ai déshabillé moi-même. Mais il fallait bien que quelqu’un m’aide pour monter les escaliers.

— Mais je ne vous critiquais pas. (Et après, vous êtes retournée à la soirée ? Il était encore là ? Et vous avez dansé encore avec lui ? Jalousie, cruelle comme la tombe, dont les pierres sont des charbons ardents… Mais je n’ai pas le droit de penser cela.) En fait, je vous remercie tous deux. J’ai dû être insupportablement grossier.

— Ma foi… les hommes courageux boivent souvent trop lorsque le danger est passé. Mais ce n’est pas bon pour vous.

— Non, certainement pas. (Je me suis levé et j’ai gagné la salle de bains en déclarant :) Je vais la prendre très chaude. Promis.

J’ai refermé la porte au verrou, puis j’ai fini de me déshabiller.

(Ainsi, j’avais été saoul, inerte et puant au point qu’un indigène avait dû aider à me mettre au lit. Alex, tu es un vrai désastre ! Et tu n’as aucun droit de te montrer jaloux avec une jolie fille. Elle ne t’appartient pas. Et elle ne s’est pas mal comportée par rapport aux usages de ce monde – quel qu’il soit – et tout ce qu’elle a fait c’est prendre soin de toi et te dorloter. Ce qui ne te donne aucun droit sur elle.)

J’ai mis la douche sur chaud, mais ce pauvre Alex a bien failli y rester ! J’ai tenu jusqu’à ce que mes nerfs me donnent l’impression d’avoir été cautérisés, et je suis passé à fond sur froid. J’ai poussé un cri.

Je suis resté sur froid jusqu’à ce que ça ne me paraisse plus froid du tout, et puis je me suis séché en ouvrant la porte pour évacuer la vapeur. Je suis revenu dans la pièce et j’ai réalisé tout à coup que je me sentais merveilleusement bien. Plus de mal de tête. Fini ce sentiment que la fin du monde était pour midi. Plus de soubresauts d’estomac. La faim. Rien que la faim. Alex, promets-moi que tu ne te saouleras plus jamais… mais, si cela t’arrive par malheur, fais exactement ce que Margrethe t’a dit de faire. Elle pense pour toi, mon garçon… Tu devrais apprécier.

En commençant à siffler joyeusement, j’ai ouvert la garde-robe de Graham.

C’est alors que j’ai entendu une clé qui tournait dans la serrure. J’ai à peine eu le temps de décrocher sa robe de chambre et je suis parvenu à me couvrir à l’instant où la porte s’ouvrait. Margrethe se déplaçait lentement avec un plateau lourdement chargé. Quand je m’en suis aperçu, je lui ai tenu la porte. Elle a posé le plateau et arrangé les plats et les assiettes sur mon bureau.

— Vous aviez raison à propos de la douche façon sauna. C’est exactement ce que m’a prescrit le docteur. Ou l’infirmière, devrais-je dire.

— Je sais, c’est comme ça que faisait ma grand-mère avec mon grand-père.

— Une femme avisée. Mmm ! Ça sent bon !

(Des œufs brouillés, du bacon, des montagnes de pâtisseries danoises, du café et du lait – plus une petite assiette de fromages, fladbrød, de fines tranches de jambon et un fruit tropical dont j’ignorais le nom.)

— Et qu’est-ce qu’elle faisait, votre grand-mère, quand votre grand-père discutait ?

— Oh, il lui arrivait d’être patiente.

— Mais pas vous, dites-moi.

— Eh bien… Elle disait que Dieu avait créé les hommes pour éprouver l’âme des femmes.

— Elle avait peut-être raison. Vous êtes d’accord ?

Elle sourit et les petites fossettes revinrent.

— Je crois qu’ils avaient aussi d’autres ressources.

Margrethe a mis de l’ordre dans ma chambre, nettoyé ma baignoire (d’accord, d’accord : je veux dire la chambre de Graham, la baignoire de Graham… satisfaits ?) pendant que je mangeais. Puis elle m’a préparé un pantalon et une chemise de sport en tissu imprimé des îles, des sandales, et elle a débarrassé le plateau et les assiettes en me laissant le café et le fruit que je n’avais pas mangé. Je l’ai remerciée comme elle franchissait le seuil, je me suis demandé brièvement si je devais lui offrir quelque « récompense », et aussi si elle offrait les mêmes services à d’autres passagers. Cela me semblait peu probable mais j’étais incapable de fournir une réponse.

J’ai poussé le verrou et je me suis mis à fouiller la chambre de Graham.

Je portais ses vêtements, je dormais dans son lit, je répondais à son nom… et il fallait maintenant que je décide si je devais aller jusqu’au bout et être vraiment A.L. Graham… ou si je devais aller voir l’autorité la plus proche (le consul américain ? Sinon qui ?) pour dénoncer la situation où je me trouvais et demander qu’on m’aide.

J’étais pressé par les événements. Ce jour même, le Skalde du Roi annonçait que le S.S. Konge Knut allait faire relâche à Papeete à 3 heures cet après-midi, avant d’appareiller à nouveau, à 6 heures, pour Mazatlan, au Mexique. Le commissaire de bord avertissait tous les passagers désireux de changer des francs en dollars qu’un représentant de la banque de Papeete serait dans le carré, juste en face de son bureau, dès l’arrivée à Papeete et jusqu’à quinze minutes avant le départ. Le commissaire ajoutait que les notes de bar et d’achats divers ne pouvaient être réglées qu’en dollars, en couronnes danoises, ou par des lettres de crédit dûment certifiées.

Tout cela était très raisonnable. Et troublant. Je m’étais attendu à ce que le bateau fasse escale à Papeete durant vingt-quatre heures au moins. Trois heures d’escale, cela semblait absurde. Ils auraient à peine le temps de se ranger à quai qu’il faudrait déjà penser à larguer les amarres ! Est-ce que la taxe d’amarrage serait quand même de vingt-quatre heures ?

Ensuite je m’avisai que ce n’était pas à moi de diriger les affaires du bateau. Le commandant profitait peut-être de trois heures entre le départ d’un navire et l’arrivée d’un autre. Il pouvait y avoir mille autres raisons différentes. Tout ce qui m’inquiétait, c’est ce que je pouvais arriver à faire entre trois et six heures, et ce qu’il fallait que je fasse à partir de maintenant, en attendant trois heures.

Voici mon butin après quarante minutes de fouille intense :

Des vêtements de toutes sortes : aucun ne posait de problème, si l’on exceptait les deux kilos en trop à la taille.

De l’argent : d’abord les francs dans son portefeuille (que j’allais devoir changer), plus quatre-vingt-cinq dollars. Trois mille autres dans le tiroir du bureau où se trouvait la petite trousse dans laquelle Margrethe avait pris la montre, la bague et les boutons de chemise. J’en conclus que Margrethe avait conservé pour moi le produit du pari que j’avais fait (ou que Graham avait fait) avec Forsyth, Jeeves et Henshaw. On dit qu’il y a un Dieu pour les ivrognes et les idiots. Dans mon cas, il opérait par Margrethe interposée.

Je trouvai encore quelques articles divers, sans rapport avec mon problème immédiat : des livres, des souvenirs, du dentifrice, etc.

Pas de passeport.

Quand je me suis aperçu que je n’avais découvert aucun passeport lors de cette première fouille, j’ai recommencé. Cette fois, j’ai cherché systématiquement dans toutes les poches des vêtements de la penderie, j’ai fouillé à nouveau partout et même dans quelques coins inhabituels auxquels je n’avais pas pensé et susceptibles de dissimuler un petit fascicule de la taille d’un passeport.

Toujours rien. Certains touristes prennent la précaution de garder leur passeport sur eux quand ils quittent le bord. Pour ma part, je préfère le laisser si cela est possible car, lorsque vous perdez votre passeport, vous n’êtes pas au bout de vos ennuis. Ainsi, la veille, je n’avais pas pris le mien… et il était donc à présent au diable Vauvert, au pays de cocagne, en tout cas là où le Motor Vessel Konge Knut était parti. Mais où était-ce ? En tout cas, ce n’était pas le moment de réfléchir. J’avais trop à faire dans ce nouveau monde si étrange.

Si Graham avait bien pris son passeport en descendant à terre, la veille, alors il avait disparu avec lui, il l’avait suivi à travers cette fissure dans la quatrième dimension. Oui, c’était comme ça que je commençais à me figurer les choses.

Pendant que je fulminais sur place, quelqu’un glissa une enveloppe sous la porte de ma cabine.

Je l’ouvris aussitôt. A l’intérieur, se trouvait la facture du commissaire pour « mes » dépenses à bord (celles de Graham). Graham avait-il eu l’intention de quitter le bateau à l’escale de Papeete ? Sûrement pas ! Si tel était le cas, j’étais en rade sur ces îles pour une durée indéterminée.

Mais ce n’était peut-être pas ça. En fait, ça ressemblait plutôt à une routine. Le relevé de fin de mois.

La note de bar de Graham me fit hausser les sourcils… jusqu’à ce que je remarque certains détails qui me choquèrent encore plus, mais pour une tout autre raison. Le fait qu’un Coca-cola coûte deux dollars ne signifie pas que le coca soit plus grand mais seulement que le dollar est plus petit.

Je savais donc à présent pourquoi un pari de trois cents dollars dans… ou disons, de l’autre côté, donnait trois mille dollars de ce côté-ci.

Si je devais vivre dans ce monde il allait falloir que je rectifie mes habitudes mentales au sujet des prix. Considérer les dollars comme une monnaie étrangère et convertir tous les prix dans ma tête jusqu’à ce que j’y sois accoutumé. Par exemple, si les tarifs du bord étaient représentatifs, un très bon dîner, avec steak ou côte de bœuf, dans un restaurant de première catégorie, disons au Mark Hopkins ou à l’hôtel Brown Palace, un pareil festin pouvait coûter jusqu’à dix dollars. Fichtre !

Si l’on comptait les cocktails et le vin, l’addition pouvait aller jusqu’à quinze dollars ! Une semaine de salaire. Dieu merci, je ne bois pas !

Pardon ? Tu ?…

Ecoutez… hier soir, c’était une occasion très spéciale.

Vraiment ? On dit qu’on ne perd sa virginité qu’une fois. En ce cas, elle est bel et bien partie pour toujours. Mais qu’est-ce que tu buvais donc quand on a éteint les lumières ? Un zombie danois ? Tu n’en aimerais pas un en cet instant ? Rien que pour assurer ta stabilité ?

Non, jamais plus !

C’est ça, au revoir mon vieux !


J’avais encore une chance, et une chance très solide. Du moins je l’espérais. La trousse que Graham utilisait en guise de boîte à bijoux contenait une clé. Elle portait le numéro 82. Si le destin consentait à me sourire, elle devait ouvrir un coffre dans le bureau du commissaire.

(Et si le destin m’était vraiment contraire, cette clé ouvrait un coffre dans une banque, quelque part dans un des quarante-six Etats, et je ne trouverais jamais cette banque. Mais, inutile d’imaginer davantage d’ennuis ; j’avais largement mon compte pour le moment…)

Je suis descendu d’un pont vers l’avant du bateau.

— Bonjour, commissaire.

— Ah, monsieur Graham ! C’était une merveilleuse soirée, n’est-ce pas ?

— Certainement. Encore une comme ça et je rends l’âme.

— Oh, allons donc ! Ça m’étonnerait de la part d’un homme qui peut traverser le feu. En tout cas, vous aviez l’air de vous amuser… et moi aussi. Que pouvons-nous pour vous, cher monsieur ?

Je lui ai présenté la clé que j’avais trouvée.

— Est-ce la bonne ? Ou bien est-ce celle de ma banque ? Je n’arrive jamais à me rappeler…

Il la prit.

— Mais c’est la nôtre. Poul ! prenez ceci et apportez-moi le coffret de M. Graham. Monsieur Graham, voulez-vous bien faire le tour de ce bureau et vous asseoir ?

— Oui, merci. Euh… dites-moi, auriez-vous un sac ou quoi que ce soit qui puisse correspondre au contenu de cette boîte ? Il faudrait que je l’emmène jusqu’à mon bureau pour quelques notations.

— Un sac… Mmm, voyons… Je peux m’en procurer un à la boutique-cadeaux mais… dites-moi, combien de temps ce travail va-t-il vous prendre ? Pourriez-vous avoir fini vers midi ?

— Oh, très certainement.

— En ce cas, vous n’avez qu’à emporter la boîte jusqu’à votre cabine. Le règlement s’y oppose, certes, mais je me suis aussi donné pour règle de le transgresser si besoin est. Mais tâchez d’être là à midi. Nous fermons de midi à treize heures – ce sont les lois de l’Union – et si je suis obligé de vous attendre ici pendant que mes employés sont partis déjeuner, vous serez obligé de m’offrir un verre.

— Je vous en offrirai un quoi qu’il arrive.

— Moi aussi. Tenez. Et n’allez pas au feu avec.


Posé sur le dessus dans le coffret, il y avait le passeport de Graham. Quelque chose se dénoua dans ma poitrine. Je ne connais pas de sentiment plus désespéré que de se trouver loin de l’Union sans passeport… même s’il ne s’agit pas vraiment de l’Union. Je l’ai ouvert et j’ai regardé la photo agrafée sur la première page. Ressemblais-je vraiment à ça ? Je suis allé dans la salle de bains et j’ai comparé mes traits avec ceux du visage du passeport.

C’était assez ressemblant, selon moi. On ne peut attendre mieux d’une photo de passeport. J’ai placé la photo devant le miroir et, cette fois, la ressemblance a été meilleure. Mon vieux, tu as le visage asymétrique… et vous aussi, monsieur Graham.

Mon petit ami, si je dois vraiment assumer en permanence ton identité – et il semble, de plus en plus, que je n’aie guère le choix –, c’est un soulagement de savoir que nous nous ressemblons à ce point. Les empreintes ?

Nous arrangerons cela le moment venu. Selon toute apparence, les U.S.A. n’exigeaient pas d’empreintes sur leurs documents officiels. Cela me convenait. Profession : cadre. Mais dans quelle entreprise ? Une société funéraire ? Une chaîne mondiale d’hôtels ? Ça, ça n’était pas difficile à trouver mais tout bonnement impossible.

Adresse : aux bons soins de O’Hara, Rigsbee, Crumpacker et Rigsbee, avoués, appartement 7000, Smith Building, Dallas.

Chouette ! Une simple boîte postale. Pas d’adresse de bureau, pas de domicile, pas de profession. Sacré cachottier ! Je te cognerais volontiers sur le museau !

(Il ne doit pourtant pas être si déplaisant que ça. Margrethe en pense même beaucoup de bien. Ouais… mais il a intérêt à ne pas laisser traîner ses pattes sur elle. Il en profite ? Ce n’est pas juste. Mais qui profite d’elle ? Attention, mon garçon, tu fais de la dissociation de personnalité.)

Une enveloppe était glissée sous le passeport, avec la copie enregistrée de son billet – et il avait bien pris la croisière complète – de Portland à Portland. Mon frère, à moins que tu ne montres le bout de ton nez avant six heures, tu m’offres le voyage de retour ! Mais tu pourras peut-être te servir de mon billet pour l’Amiral Moffett. Je te souhaite bonne chance.

Encore divers papiers et j’aperçus dix épaisses enveloppes scellées, de format commercial. J’en ai ouvert une.

J’y ai trouvé des coupures de mille dollars. Il y en avait cent.

J’ai vérifié rapidement le contenu des autres enveloppes. Il était identique. Un million de dollars en liquide.

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