22

Alors que les étoiles du matin

éclataient en chants d’allégresse,

Et que tous les fils de Dieu poussaient des cris de joie.

Job, 38:7


J’étais emporté par le vent et je perdis de vue les tombes. Quand mon visage se retrouva vers le bas, le sol n’était plus visible. Il n’y avait plus qu’un immense nuage bouillonnant au sein duquel brillait une lumière intense, safran et ambre, bleu pâle et vert doré. Je cherchais toujours Margrethe autour de moi mais elle n’était pas parmi les rares silhouettes qui dérivaient à proximité. C’était sans importance : le Seigneur prendrait soin d’elle. Je ne devais pas me laisser abattre par son absence momentanée car, ensemble, nous avions franchi le principal obstacle.

Je réfléchissais à cet obstacle, le seul vraiment important : nous étions passés si près ! Supposons que cette brave jument attelée à notre cabriolet ait perdu un fer ? Le retard nous aurait fait arriver une heure plus tard. Réponse : en fait, nous ne serions jamais arrivés. La dernière trompette aurait sonné pendant que nous étions encore sur la route, et ni l’un ni l’autre n’aurions été en état de grâce. Au lieu d’être emportés par l’Extase, nous serions allés au jugement sans rédemption, puis droit en enfer.

Est-ce que je crois réellement à la prédestination ?

Voilà une excellente question. Passons aux questions auxquelles je puis répondre. Je flottais au-dessus des nuages depuis un temps qui, pour moi, n’était pas mesurable. Je voyais parfois d’autres gens mais nul ne s’approchait suffisamment de moi pour que nous puissions engager la conversation. Je commençai à m’interroger : quand verrais-je notre Seigneur Jésus-Christ ? Il avait promis précisément qu’il nous rencontrerait « dans l’air ».

Je dus enfin prendre conscience que je me comportais comme un enfant qui exige de sa mère qu’elle fasse ceci ou cela tout de suite ! et qui s’entend répondre : Un peu de patience, mon chéri. Ce n’est pas pour tout de suite. Le temps selon Dieu et selon moi, ce n’était pas la même chose, c’était bien ce que disait la Bible. Le jour du jugement dernier allait être passablement actif et je n’avais pas la moindre idée de toutes les tâches que Jésus devrait mener à bien. Oh, certes, j’en connaissais au moins une : ces tombes qui s’étaient ouvertes me rappelaient quelque chose. Ceux qui étaient morts dans le Christ (des millions ? des milliards ? plus encore ?) seraient les premiers à rencontrer Notre Père qui est aux cieux et, bien sûr, pour cette occasion glorieuse, Jésus serait avec eux. Il le leur avait promis.

Ayant enfin trouvé une explication à ce retard, je me détendis. J’étais prêt à attendre patiemment mon tour de rencontrer Jésus… et, lorsque je Le verrais, je Lui demanderais de nous réunir, Margrethe et moi.

Je n’étais plus pressé, je n’étais plus inquiet, j’étais parfaitement à l’aise, je n’avais ni froid ni faim, je n’avais pas soif non plus et je flottais sans plus d’effort qu’un nuage. Je commençais à ressentir le ravissement promis et je m’endormis.

J’ignore combien de temps je dormis ainsi. Très longtemps. J’étais très fatigué : ces trois dernières semaines avaient été exténuantes. Je passai la main sur mon visage et j’estimai que j’avais bien dû dormir deux jours, sinon plus. Si j’en jugeais par l’état négligé de mes favoris. Je portai la main à ma poche : oui, mon fidèle Gillette, présent de Marga, était toujours là. Mais je n’avais ni savon ni eau, ni miroir.

Ce qui était particulièrement irritant, puisque j’avais été éveillé par un son de trompe (pas la grande trompette, précisons-le, mais sans doute par le simple appel d’un ange au travail) qui signifiait clairement : Debout tout le monde ! C’est à vous !

C’était bien ça. Et quand tout le monde se mit à avancer, j’avais une barbe de deux jours. Très embarrassant.

Les anges nous regroupaient comme des agents de la circulation, nous faisant mettre en rangs comme ils l’entendaient. Je savais que c’étaient des anges. Ils avaient des ailes, ils portaient de grandes robes blanches et ils étaient d’une taille très impressionnante. Comme l’un d’eux passait non loin de moi, j’estimai sa hauteur à trois mètres. Ils ne battaient pas des ailes. (Ce n’est que plus tard que j’appris qu’ils ne portaient leurs ailes que lors des cérémonies, un peu comme des insignes de leur grade.) En tout cas, je m’aperçus que je pouvais me déplacer selon leurs instructions. Auparavant, j’avais été dans l’incapacité de contrôler mes mouvements mais, à présent, je pouvais aller dans n’importe quelle direction par le seul effet de ma volonté.

Ils nous firent tout d’abord aligner en colonne, sur une seule file, qui s’étirait sur des kilomètres. (Des centaines, des milliers de kilomètres ?) Puis ils nous divisèrent en rangs, douze de front, puis en étages, toujours par douze. J’étais, si je comptais bien, le numéro quatre dans mon rang, au troisième niveau. Dans ma colonne, je devais être à peu près à deux cents places en arrière – j’avais fait cette estimation pendant que notre formation se mettait en place –, mais je n’avais pas la moindre idée de la longueur réelle de la colonne.

Et nous nous sommes envolés vers le trône de Dieu.

Mais, tout d’abord, un ange s’est installé dans les airs à cinquante mètres environ sur notre flanc gauche et sa voix, lorsqu’il se mit à parler, portait loin.

— Ecoutez-moi ! Vous allez conserver cette formation pour passer en revue. A aucun moment ne quittez votre position. Repérez-vous sur la créature qui se trouve à votre gauche, celle qui se trouve en dessous de vous, et celle qui vous précède. Laissez dix coudées entre chaque rang et chaque niveau, et cinq coudées dans les rangs. Ne vous pressez pas, ne rompez pas les rangs et ne ralentissez pas en passant devant le trône. Quiconque s’avisera de rompre la formation de vol sera renvoyé à l’autre extrémité de la queue… et je vous préviens : il est possible que le Fils soit reparti quand vous arriverez, et il n’y aura plus que Pierre ou Paul ou n’importe quel autre saint pour accueillir la parade. Des questions ?

— Une coudée, c’est combien ?

— Deux coudées font un mètre. Y a-t-il des créatures dans cette cohorte qui ignorent ce qu’est un mètre ?

Aucune voix ne s’éleva. L’ange ajouta alors :

— D’autres questions ?

Sur ma gauche, au-dessus de moi, une femme lança :

— Oui ! Ma fille n’avait pas ses pastilles pour la toux. Je les ai ici. Est-ce qu’il est possible de les lui remettre ?

— Créature, veuillez, je vous prie, accepter mon avis si je vous certifie que la toux qui pourrait frapper votre fille au paradis ne saurait être que purement psychosomatique.

— Mais son docteur a dit…

— Entre-temps, taisez-vous et laissez avancer ce défilé. Les demandes spéciales seront déposées après l’arrivée au paradis.

Il y eut d’autres questions, pour la plupart idiotes, qui ne firent que confirmer une opinion que j’avais gardée pour moi tout au long de ces années : la piété n’implique pas forcément le bon sens.

La trompette résonna à nouveau et notre chef de cohorte lança : En avant ! Quelques secondes après, il y eut un autre appel de trompette. Volez ! Toute la colonne s’élança.

(Ici, une note s’impose : Je parle de l’ange au masculin car il avait une apparence mâle. Pour ceux qui avaient un aspect féminin, je dirai « elles ». Je n’ai cependant jamais eu la moindre certitude quant à leur sexe. S’il en est question. Je pense qu’ils sont androgynes mais jamais je n’ai eu l’occasion de le vérifier. Pas plus que le courage de leur poser la question.)

(Autre problème qui me chiffonne : Jésus avait des frères et des sœurs. Comment la Vierge Marie pouvait-elle donc être encore vierge ? A ce propos non plus, je n’ai jamais eu le courage de poser la question.)

Nous pouvions apercevoir Son trône à des kilomètres de distance. Ce n’était pas le grand trône blanc de Dieu le Père au sein du paradis, mais juste un siège de circonstance pour Jésus. Néanmoins, il était magnifique, taillé dans un unique diamant, avec des myriades de facettes qui renvoyaient la lumière de Jésus en une véritable douche de feu et de glace, et ce dans toutes les directions. Et c’était bien ce que je distinguais le plus facilement, car le visage de Jésus brillait avec une intensité telle que, sans lunettes de soleil, il était impossible de vraiment discerner Son visage.

Peu importait : nous savions Qui Il était. Nous n’avions rien à apprendre de plus. Nous étions encore à quarante kilomètres de distance au moins et je fus alors subjugué par un sentiment que je compris pour la première fois de mon existence (malgré tout ce que m’avaient enseigné mes professeurs de théologie), sentiment qui était fait à la fois d’amour et de crainte. J’aimais et redoutais cette entité qui était là-bas, sur Son trône, et je comprenais pourquoi Pierre et Jacques avaient laissé leurs filets de pêcheurs pour Le suivre.

Et, bien sûr, je ne Lui adressai pas ma requête à l’instant où nous passâmes à quelques centaines de mètres de Lui. Durant ma vie sur terre, je m’étais adressé à Jésus (je L’avais prié) par Son Nom des milliers de fois. Quand je Le vis dans Sa chair, je me souvins simplement que l’ange qui nous conduisait nous avait promis que nous aurions l’occasion de remplir des demandes personnelles dès que nous serions au Paradis. Très bientôt. Il me plaisait, en attendant, de songer que Margrethe se trouvait quelque part dans ce défilé et qu’elle aussi contemplait le Seigneur Jésus sur Son trône… et sans mon intervention, jamais elle n’en aurait eu la chance. Je me sentais heureux et bon, au comble de l’extase, tandis que mes yeux se portaient vers Son aveuglante clarté.

A quelques kilomètres au-delà du trône, la colonne bifurquait sur la droite et montait, quittant le voisinage de la terre et même le système solaire pour piquer droit sur le paradis en prenant de la vitesse.

Saviez-vous que la terre, lorsqu’on se retourne, ressemble à un croissant de lune ? Je me demandai s’il s’était trouvé ou non des partisans de la théorie de la terre plate pour accéder à l’Extase ? Cela me paraissait peu probable, mais de telles superstitions ne sont pas totalement incompatibles avec la croyance en le Christ. Il en est, bien sûr, qui sont absolument interdites : l’astrologie, par exemple, et le darwinisme. Mais, à ma connaissance, l’idée de la terre plate n’est nullement proscrite. S’il se trouvait parmi nous certains de ses partisans, je me demandais ce qu’ils éprouvaient en se retournant et en découvrant que la terre était aussi ronde qu’une balle de tennis ?

(Ou bien le Seigneur, dans Son infinie bonté, faisait-Il en sorte qu’ils la voient plate ? Le simple mortel peut-il percer à jour le point de vue de Dieu ?)

Il me sembla que deux heures s’étaient écoulées quand nous atteignîmes les parages du Paradis. Je dis qu’il me sembla car je n’avais nul moyen de mesurer le temps, ne disposant plus d’aucune échelle humaine. Et, selon le même principe, l’Extase me parut durer environ deux jours… mais j’eus plus tard toute raison de croire qu’il s’était agi de sept ans. Lorsqu’on manque de jalons, de règles et d’horloges, le temps et l’espace deviennent bien incertains.

Tandis que nous nous approchions de la Cité sainte, nos guides nous avaient fait ralentir et nous en avions fait le tour avant de franchir l’une des portes.

Ça n’avait rien d’une petite balade. La nouvelle Jérusalem (le paradis, la Cité sainte, la capitale de Jéhovah) est édifiée sur quatre côtés, tout comme le district de Columbia, mais en plus vaste. Chaque côté mesure 2 125 kilomètres et la périphérie est de 8 500 kilomètres, ce qui donne une superficie de 69 000 kilomètres carrés.

A côté, des villes comme New York ou Los Angeles semblent plutôt étriquées.

En toute vérité, solennellement, la Cité sainte est six fois plus vaste que le Texas ! Et elle est archipeuplée. Mais, apparemment, on n’y attend plus grand monde après nous.

Bien entendu, elle est enclose de murs, des murs hauts de soixante-cinq mètres et épais d’autant. Le chemin de ronde comporte douze couloirs de circulation, et il n’existe pas de garde-fous. Très effrayant. Les portes sont au nombre de douze, trois sur chaque côté. Ce sont les célèbres portes nacrées (elles le sont vraiment), qui restent constamment ouvertes et qui ne se fermeront, à ce que l’on nous dit, que pour la bataille finale.

Les murs sont faits de jaspe iridescent dans lequel on découvre une douzaine de couches différentes, plus superbes encore : du saphir, de la calcédoine, de l’émeraude, de l’onyx, de la Chrysolithe, du béryl, de la topaze, de l’améthyste… je ne me souviens pas des autres. La nouvelle Jérusalem est tellement éblouissante que l’esprit humain a du mal à en prendre la mesure, du moins dans son ensemble.

Quand nous eûmes achevé notre boucle autour de la Cité sainte, notre chef de cohorte nous rassembla en formation, un peu comme des dirigeables à l’aéroport de O’Hare et nous fit attendre jusqu’à ce qu’un signal lui indique qu’une des portes était libre. J’avais espéré pouvoir au moins jeter un coup d’œil à saint Pierre, mais non : son bureau était de l’autre côté, sur la porte principale, la porte de Judas, et nous, nous entrions par la porte opposée, celle d’Asher, où nous étions enregistrés par les anges qui dépendaient des services de Pierre.


Même avec les douze portes que comptait la Cité, les dizaines et les dizaines d’employés de saint Pierre qui y étaient préposés (en tenant compte du fait qu’il n’y avait pas d’examen puisque nous avions tous été emportés par l’Extase, c’est-à-dire que nos âmes étaient garanties suaves), il nous fallut attendre très longtemps avant d’être enregistrés, de recevoir des numéros d’identité temporaire, des logements tout aussi temporaires, de même que des tickets de ravitaillement…

(Ravitaillement ?)

Mais oui, me dis-je, mais j’interrogeai quand même l’ange qui s’occupait de moi. Il/elle me regarda avant de répondre :

— C’est facultatif. Cela ne fera aucune différence si vous ne mangez ni ne buvez. Mais de nombreuses créatures et même certains anges se plaisent à se nourrir, tout spécialement en compagnie. C’est selon vos désirs.

— Je vous remercie. Maintenant, à propos du logement. Je vois que c’est un single. Je voudrais une chambre double. Pour moi et ma femme. Je veux…

— Vous voulez parler de votre ex-femme, je suppose. Au Paradis, il n’y a pas de mariage.

— Hein ? Est-ce que ça signifie que nous ne pouvons pas vivre ensemble ?

— Pas du tout. Mais il faut que vous vous adressiez tous deux au service d’hébergement. Voyez les « échanges et rectifications ». Assurez-vous, l’un et l’autre, d’avoir votre formulaire de logement.

— Mais c’est bien là le problème ! J’ai été séparé de mon épouse ! Comment puis-je la retrouver ?

— Ça, ça ne dépend pas de mon service. Demandez à l’information. Entre-temps, installez-vous dans les cottages de Gédéon. Ce sont des appartements pour une personne.

— Mais…

Il (ou elle ?) eut un soupir.

— Est-ce que vous réalisez depuis combien de milliers d’heures je suis ici ? Est-ce que vous avez la moindre idée de la difficulté qu’il y a à s’occuper de millions de créatures en même temps, certaines vivantes, d’autres récemment réincarnées ? C’est la cinquième fois que nous devons réinstaller toute la plomberie à l’usage de créatures de chair… et savez-vous ce que ça représente ? Je veux dire que, quand vous vous occupez de ce genre d’installation, que vous faites des salles de bains et tout ça, vous avez affaire aux voisins ! Et personne ne m’écoute ! Allez… Prenez ces papiers, passez cette porte, là, prenez une robe et une auréole. Les harpes sont en option… Et suivez la ligne verte jusqu’aux cottages de Gédéon.

— Non !

Je vis bouger ses lèvres. Il (ou elle) devait prier en silence.

— Ecoutez, dit-il (ou elle) enfin, est-ce que vous croyez que c’est vraiment correct de vous promener au Paradis dans cette tenue ? Vous faites plutôt négligé. Nous n’avons pas vraiment l’habitude des créatures de chair, je le reconnais. Mais la dernière dont je me souvienne, c’est Elie, et je dois dire que vous avez l’air aussi douteux que lui. A votre place, non seulement je me hâterais de jeter ces loques pour revêtir une robe blanche décente, mais j’essaierais de faire quelque chose pour ces pellicules.

— Ecoutez, dis-je nerveusement, personne ne sait ce que j’ai vécu, personne sauf Jésus[30]. Pendant que vous étiez là, dans votre belle robe blanche, avec votre auréole, dans cette ville impeccable dont les rues sont pavées d’or, moi je me battais avec Satan lui-même. Je sais que je n’ai pas l’air très net mais je n’ai pas choisi d’arriver comme ça. Euh… A propos, où est-ce que je peux trouver des lames de rasoir ?

— Des quoi ?

— Des lames de rasoir. Des Gillette bleues, ou des lames de ce genre… Pour ça… (J’ai brandi mon rasoir.) De préférence en acier inox.

— Ici, tout est en inox. Mais, au nom du Paradis, de quoi voulez-vous parler ?

— D’un rasoir de sécurité. Pour raser tous ces poils de mon visage.

— Vraiment ? Si le Seigneur dans Sa sagesse avait voulu que Ses créations mâles n’aient pas de poils sur le visage, Il les aurait faites imberbes. Je vais vous prendre ça.

Il/elle tendit la main vers mon rasoir et le prit.

Je le récupérai aussitôt.

— Ah non ! Pas question ! Où est ce service d’information ?

— Sur votre gauche. A mille kilomètres environ, dit-il/elle avec dédain.

Je m’éloignai, furibond. Ces bureaucrates ! Même au Paradis. Je m’étais abstenu de poser d’autres questions parce que j’avais cru deviner un sens caché à cette réponse. D’après ce que j’avais pu estimer en faisant le grand tour de la Cité sainte, mille kilomètres c’était la distance qui séparait une porte (comme celle d’Asher, par exemple) du centre exact du paradis, c’est-à-dire de l’endroit où se trouvait le grand trône blanc de Jéhovah, Dieu le Père. L’ange m’avait ainsi fait comprendre sans ménagement que si je n’aimais pas la façon dont j’étais reçu, je n’avais qu’à aller me plaindre au patron. Autrement dit, il/elle m’avait répondu d’aller me faire cuire un œuf.

Je me suis mis en quête d’une éventuelle autorité.

Celui qui avait organisé ce grand gymkhana, Gabriel, Michel, ou qui que ce soit, avait prévu que de nombreuses créatures allaient se retrouver avec des problèmes qui ne correspondaient pas vraiment au système mis en place. Donc, des chérubins avaient été prévus dans la foule, un peu partout. Ne pensez pas à Michel-Ange ou à Luca Delia Robbia. Il ne s’agissait pas de bambinos aux genoux potelés. Ils avaient trente bons centimètres de plus que la plupart des nouveaux venus. Ils ressemblaient aux anges, si ce n’est que leurs ailes étaient plus petites et qu’ils portaient un badge : DIRECTION.

En fait, c’était peut-être vraiment des anges. Je n’ai jamais su très bien faire la distinction entre les anges, les chérubins, les séraphins, etc. La Bible semble considérer ces détails comme acquis et ne s’étend guère sur la question. Les papistes ont défini neuf classes différentes d’anges ! Et par rapport à quelle règle ? Rien ne figure dans la Bible à ce propos !

Pour moi, il n’y avait que deux classes distinctes au Paradis : les anges et les humains. Les anges se considèrent comme supérieurs et n’hésitent pas à vous le faire comprendre. Et il est bien certain qu’ils sont supérieurs, hiérarchiquement parlant, de même qu’en pouvoir et en privilèges. Les âmes sauvées ne constituent que des citoyens de seconde classe. Une notion est très répandue, aussi bien chez les chrétiens protestants que chez les papistes : ceux dont l’âme est sauvée seront pratiquement assis dans le giron de Dieu. Eh bien, il n’en est rien ! Votre âme est sauvée et vous vous retrouvez au paradis pour vous apercevoir très vite que vous n’êtes que le petit nouveau, le gamin perdu dans un quartier complètement étranger.

Une âme qui a connu le salut et qui est entrée au paradis est tout à fait dans la situation d’un nègre perdu dans l’Arkansas. Et vous pouvez compter sur les anges pour vous le faire savoir et plutôt deux fois qu’une !

Je n’ai jamais rencontré un ange sympathique.

Mais tout cela vient sans doute de la manière dont ils nous considèrent. Essayons de prendre le point de vue de l’ange. Selon Daniel, il y aurait une centaine de millions d’anges au paradis. Avant la Résurrection et l’Extase, le paradis devait être peu peuplé, plutôt agréable à vivre, avec des emplois disponibles : dans les messageries, les chorales, ou des jobs de remplacement dans les cérémonies, de temps en temps. Je suis persuadé que cela plaisait aux anges.

Et puis, la vague d’immigration était arrivée. Des millions d’humains (des milliards ?) dont certains n’avaient même pas encore quitté leur foyer. Tous avaient besoin d’assistance. C’est ainsi qu’après des éons et des éons d’une existence béate, les anges se retrouvèrent soudain débordés, envahis, responsables d’une sorte d’immense et monstrueux orphelinat. Par conséquent, il n’y avait rien de surprenant à ce qu’ils n’aiment guère les humains.

Et pour moi… la réciproque est vraie. Rien que des snobs !


Je finis par tomber sur un chérubin (ou bien était-ce un ange ?) qui portait un brassard DIRECTION et je lui demandai où se trouvait le plus proche bureau d’information. Il leva un pouce par-dessus son épaule.

— Vous descendez le boulevard. C’est à mille deux cents kilomètres de là, près du fleuve qui descend du trône.

Mon regard se porta sur le boulevard. A pareille distance, Dieu le Père sur Son trône était comme le soleil levant.

— Mille deux cents kilomètres ! Est-ce qu’il n’y a pas une agence de renseignements dans le coin ?

— Créature, tout cela a été conçu ainsi dans un but précis. Si nous avions installé des bureaux d’information à tous les coins de rue, ils seraient tous assiégés, parce que tout le monde a des questions stupides à poser. Mais comme ça, il ne se trouvera pas une créature pour faire l’effort de parcourir tout ce chemin, à moins qu’elle n’ait une question réellement importante à poser.

Logique. Rageant. Je pris conscience que les pensées qui m’envahissaient à nouveau n’avaient pas leur place au Paradis. J’avais toujours envisagé le royaume des cieux comme un lieu d’immense béatitude où l’on ignorerait les ridicules frustrations qui étaient notre lot terrestre. Je pris le temps de compter jusqu’à dix en anglais, puis en latin, avant de demander :

— Et il faut compter combien en temps de vol ? Il y a une limitation de vitesse ?

— Vous ne pensez pas vraiment qu’on va vous autoriser à voler jusque là-bas, non ?

— Pourquoi pas ? Pas plus tard qu’aujourd’hui, je suis arrivé ici en volant et j’ai même fait tout le tour de la Cité.

— C’est ce que vous pensez. En fait, c’est votre chef de cohorte qui a tout fait. Créature, laissez-moi vous donner un petit conseil qui pourra vous éviter pas mal d’ennuis. Quand vous toucherez vos ailes – je veux dire si on vous les donne – n’essayez surtout pas de survoler la Cité sainte. Vous risqueriez de vous aplatir si vite que vous y laisseriez vos dents. Et vos ailes seraient plutôt cabossées, si vous voyez ce que je veux dire.

— Mais pourquoi ?

— Parce que ce n’est pas votre truc, c’est tout. Vous déboulez tous comme ça et vous vous croyez chez vous. Si on vous laissait approcher du trône, je suis sûr que vous seriez capables d’y graver vos initiales. Alors, écoutez-moi bien et profitez de la leçon : au paradis, il n’y a qu’une seule règle, le G.A.P. Vous comprenez ?

— Non, répondis-je, bien que j’eusse ma petite idée, déjà.

— Alors écoutez bien. Vous pouvez oublier les Dix Commandements. Ici, il n’y en a guère que deux ou trois qui soient encore appliqués et vous ne pouvez les briser. Mais la règle d’or, ici, c’est le G.A.P. : le Grade A ses Privilèges. Dans cet éon, vous êtes un bleu, une jeune recrue des armées du Seigneur, au grade inférieur. Et avec le minimum de privilèges. En fait, le seul privilège dont vous bénéficiez en ce moment, c’est d’être là. Le Seigneur, dans Son infinie sagesse, a décidé que vous aviez toute qualité pour entrer ici. Mais c’est tout. Strictement tout. Surveillez votre conduite et vous serez autorisé à y demeurer. Quant au règlement de la circulation, il vous suffit de poser des questions pour tout savoir. Il n’y a que les anges qui aient le droit de survoler la Cité sainte. Personne d’autre. Lors des cérémonies ou quand ils sont de mission. Ce qui ne saurait être votre cas. Même quand vous aurez touché vos ailes. Si vous avez droit à cet honneur. Je mets volontairement l’accent sur ce point car vous seriez surpris par le nombre de créatures qui se présentent ici avec l’idée que le fait d’accéder au paradis change automatiquement une créature ordinaire en ange. C’est loin d’être le cas. C’est impossible d’ailleurs. Les créatures ne deviennent jamais des anges. Des saints, parfois… Rarement, pourtant. Mais des anges, jamais, au grand jamais…

Je comptai alors jusqu’à dix, à l’envers et en hébreu.

— Si vous n’y voyez pas d’inconvénient, je vais quand même essayer de trouver ce bureau d’information. Mais puisque je ne peux pas voler, comment vais-je faire pour y arriver ?

— Mais pourquoi vous ne me l’avez pas demandé tout de suite ? Prenez donc le bus !


Un peu plus tard, je me retrouvai assis dans un chariot-bus des transports de la Cité sainte, en route vers le lointain trône de Dieu. Le chariot avait la forme d’un bateau, il était à ciel ouvert et l’on y montait par l’arrière. Il n’y avait pas de conducteur ou de pilote et je ne devinai aucune source d’énergie motrice. Il s’arrêtait aux arrêts prévus et dûment indiqués et c’est d’ailleurs ainsi que j’avais pu le prendre. Mais je n’avais pas encore compris comment on pouvait l’obliger à s’arrêter.

Apparemment, tout le monde, dans la Cité sainte, empruntait ces chariots-bus (si l’on exceptait les hautes personnalités qui circulaient dans des chariots privés). Même les anges. La plupart des passagers étaient des humains qui portaient tous la même robe blanche conventionnelle et des auréoles ordinaires. Mais j’en avais repéré certains qui arboraient des costumes de différentes époques et dont les auréoles étaient plus grandes et plus voyantes. Je remarquai que les anges se montraient plus courtois avec ces créatures. Mais ils ne s’asseyaient jamais en leur compagnie. Généralement, les anges prenaient place à l’avant du chariot, les humains privilégiés dans la partie centrale, et le bas peuple (y compris votre serviteur) devait se contenter du fond.

Je demandai à l’un de mes semblables combien de temps il fallait compter pour atteindre le trône.

— Je ne sais pas, me répondit-il, je ne vais jamais aussi loin.

En fait, cette âme sœur semblait féminine, d’âge moyen, plutôt amicale, aussi nouai-je la conversation par un lieu commun :

— Vous avez l’accent du Kansas, non ?

Elle me sourit.

— Je ne crois pas. Je suis née en Pays Flamand.

— Vraiment ? Vous parlez très couramment l’anglais.

Elle secoua doucement la tête.

— Je n’ai jamais appris l’anglais.

— Mais…

— Oui, je sais. Vous êtes nouveau. Mais le Paradis n’a pas été frappé par la malédiction de Babel. Ici, la confusion des langages ne s’est jamais produite… ce qui est une bonne chose pour moi vu que je n’ai aucun don pour les langues. Croyez-moi, cela a toujours été un handicap pour moi jusqu’à l’heure de ma mort. Mais pas ici. (Elle me dévisagea avec intérêt.) Puis-je vous demander où vous êtes mort ? Et quand ?

— Je ne suis pas mort. J’ai été pris vivant par l’Extase.

Elle me regarda avec de grands yeux.

— Oh ! comme c’est excitant ! Mais alors, vous devez être très saint.

— Je ne le pense pas. Pourquoi dites-vous cela ?

— L’Extase viendra – ou bien est-elle déjà venue ? – sans que nul soit prévenu. C’est du moins ce que l’on m’a enseigné.

— C’est exact.

— Ainsi, sans avoir été averti, sans avoir eu le temps de vous confesser, sans prêtre pour vous assister… vous étiez prêt ! Aussi lavé de vos péchés que Marie. Et vous êtes monté tout droit au paradis. Oui, il faut vraiment que vous soyez saint. (Et elle ajouta :) C’est ce que je me suis dit en voyant votre costume, car les saints – les martyrs, plus particulièrement – sont souvent vêtus comme ils l’étaient sur terre. J’ai vu aussi que vous ne portiez pas votre auréole. Mais cela fait partie de votre privilège. (Elle prit soudain une attitude humble.) Voudriez-vous me bénir ? Ou bien est-ce trop demander ?

— Ma sœur, je ne suis pas un saint.

— Alors vous ne m’accorderez pas votre bénédiction ?

(Doux Jésus, comment cela pouvait-il m’arriver à moi ?)

— Vous m’avez entendu : pour autant que je croie et que je sache, je ne suis pas un saint. Vous souhaitez encore ma bénédiction ?

— S’il vous plaît… saint père.

— Très bien. Tournez-vous et baissez un peu la tête… (Elle s’est en fait agenouillée et j’ai mis la main sur sa tête.) Par l’autorité dont je suis investi en tant que ministre ordonné de la seule et véritable église catholique de Jésus-Christ, Fils de Dieu le Père et par le pouvoir du Saint-Esprit, je te bénis en tant que sœur dans le Christ. Ainsi soit-il !

J’entendis des amen en écho autour de nous et je m’aperçus alors que nous avions eu tout un public. J’étais très embarrassé. Je n’avais pas la certitude, et en fait je ne l’ai toujours pas, que je disposais de la moindre autorité pour accorder des bénédictions au sein même du paradis. Mais cette brave femme me l’avait demandé avec insistance et je n’avais pu refuser.

Lorsqu’elle me regarda, il y avait des larmes dans ses yeux.

— Je le savais ! Je le savais !

— Vous saviez quoi ?

— Que vous étiez un saint. Et maintenant, vous la portez !

J’étais sur le point de demander : « Je porte quoi ? » quand se produisit un miracle mineur. Soudain, je me voyais d’un point de vue extérieur : vêtu d’un pantalon kaki, sale et froissé, d’une chemise de l’armée avec de larges taches de sueur sous les aisselles, le rasoir dans ma poche de poitrine, une barbe de trois jours, des cheveux trop longs… et, là, juste au-dessus de ma tête, une auréole grande comme un parapluie, étincelante, éblouissante !

— Redressez-vous, dis-je aussitôt, et cessez de nous faire remarquer, ma sœur.

— Oui, père. (Et elle ajouta :) Vous ne devriez pas être assis ici.

— C’est à moi qu’il revient d’en juger, ma sœur. Maintenant, parlez-moi de vous.

Je regardai autour de nous tandis qu’elle se rasseyait et je surpris le regard d’un ange qui se tenait seul, un peu plus à l’avant du chariot-bus. Il/elle me fit signe de m’approcher.

J’en avais assez de l’arrogance des anges et, dans un premier temps, j’affectai d’ignorer son geste d’invite. Mais tous, autour de moi, l’avaient remarqué tout en affectant de ne rien avoir vu. Mais ma compagne, sous l’effet de l’émoi religieux, me murmurait d’un ton pressant :

— Très saint homme, la personne angélique veut vous voir.

Je cédai donc, d’abord parce que c’était plus facile, ensuite parce que j’avais une question à poser à l’ange. Aussi je me levai pour m’avancer vers la partie avant du bus.

— Vous voulez me voir ?

— Oui. Vous connaissez le règlement. Les anges devant, les créatures au fond et les saints au milieu. Si vous vous asseyez dans le fond avec les créatures, vous leur donnez de mauvaises habitudes. Comment pouvez-vous espérer maintenir vos privilèges de saint si vous ignorez le protocole ? Veillez à ce que ça ne se renouvelle pas.

Je songeai sur l’instant à plusieurs répliques, qui toutes n’avaient rien de très religieux mais je me contentai de demander :

— Puis-je vous poser une question ?

— Posez-la.

— Combien de temps ce bus va-t-il mettre pour atteindre le fleuve du trône ?

— Pourquoi me le demander ? Vous avez l’éternité devant vous.

— Dois-je comprendre par là que vous ne le savez pas ? Ou que vous ne voulez pas me le dire ?

— Allez donc vous asseoir dans la section qui vous est réservée. Immédiatement !

Je retournai donc à l’arrière pour essayer de me trouver une place. Mais mes compagnons s’étaient tous rapprochés et ne me laissaient aucun siège vacant. Personne ne disait un mot et tous les regards me fuyaient. Il était évident que nul ne souhaitait me voir plus longtemps défier l’autorité d’un ange. Je soupirai et m’assis enfin dans la section médiane du bus, seul dans ma splendeur, saint solitaire de ce véhicule. A supposer que je fusse réellement un saint.


J’ignore combien de temps il nous fallut pour atteindre le trône. Au paradis, la lumière ne varie jamais d’intensité et le temps ne change pas. De plus, je n’avais pas de montre. Il s’écoula simplement une longue période d’ennui. D’ennui ? Mais oui. Certes, un palais splendide construit entièrement avec des pierres précieuses est une vision sublime. Comptez-en dix et vous aurez dix spectacles absolument merveilleux, chacun différent de l’autre. Mais, au bout d’une centaine de kilomètres, la visite risque de vous amener au sommeil. Laissez-moi vous dire que mille kilomètres comme ça, c’est très, très ennuyeux. J’en vins à espérer l’apparition d’un vieux garage, d’une décharge, d’un parking de voitures d’occasion, ou (mieux encore) d’un terrain vague, d’une prairie, d’une pelouse avec des fleurs.

La nouvelle Jérusalem est une cité d’une absolue beauté. Je puis en témoigner. Mais, durant ce long trajet, j’appris que la laideur est parfois bien utile.

Je n’ai jamais su qui avait conçu la Cité sainte. Dire que Dieu a donné son autorisation, tant pour la conception que pour la construction, est un axiome. Mais la Bible ne cite pas les architectes, non plus que les constructeurs. On parle de « grand architecte » lorsqu’il est question de Jéhovah, mais c’est dans Freemason, et pas dans la Bible. Il m’advint pourtant une fois de poser la question à un ange.

— Qui a conçu la Cité ?

Il ne fronça pas les sourcils, il ne prit pas cet air dédaigneux que la plupart affectent : en fait, il ne semblait pas pouvoir considérer cela comme une question. Mais, pour moi, ça le restait : Dieu avait-il créé (conçu et construit) la Cité sainte lui-même, jusqu’à la plus petite pierre précieuse ? Ou bien avait-Il délégué Ses pouvoirs ?

Quelle que soit la réponse, la Cité sainte, sachez-le, a un inconvénient de taille, selon moi. Et surtout ne me dites pas qu’émettre un jugement de valeur sur l’œuvre de Dieu est un blasphème. Cet inconvénient est vraiment très sérieux.

Nulle part on n’y trouve la moindre bibliothèque.

Une bonne bibliothèque qui a passé son existence à répondre à toutes sortes de questions, cosmiques ou triviales, serait bien plus utile au paradis qu’une cohorte d’anges arrogants. Il doit y avoir des légions de vieilles dames capables au paradis, car il faut une patience de saint, et même celle de Job, pour être une bonne bibliothécaire pendant plus de quarante ans. Mais, pour mener leur fonction à bien, il faut aux bibliothécaires des livres, des registres, toutes ces sortes de choses qui sont les outils de leur profession. Si on leur donnait leur chance, je suis convaincu qu’elles pourraient très rapidement se charger des registres et des catalogues… mais où se procurer les livres ? Au paradis, je n’ai pas noté la présence d’un seul éditeur.

En fait, il n’existe pas d’industrie au paradis. Ni même d’économie. Lorsque Jéhovah décréta, après que nous eûmes été chassés du jardin d’Eden, que les descendants d’Adam devraient gagner leur pain à la sueur de leur front, il inventa l’économie moderne qui fonctionne en fait depuis 6 000 ans à peu près.

Mais pas au paradis.

Au paradis, Il donne à chacun son pain sans qu’il soit nécessaire de recourir à la sueur. En vérité, le pain quotidien n’est pas un besoin au paradis. On ne peut pas y mourir de faim, on ne peut même pas ressentir une petite fringale. A peine, si l’on veut, pour profiter d’un des nombreux restaurants, réfectoires ou boîtes à lunch qui abondent au paradis. Le meilleur hamburger que j’aie jamais mangé, c’est dans un tout petit resto, sur le bord du fleuve, tout près de la place du Trône. Bon, mais encore une fois je vais plus vite que mon histoire.

Une autre lacune, certes moins grave, c’est l’absence de jardins. Je veux dire que l’on n’en trouve guère qu’à proximité de l’arbre de vie, tout près du trône et du fleuve, si l’on excepte quelques rarissimes jardins privés, disséminés dans la Cité. Je crois savoir quelle en est la raison et, si je ne me trompe pas, il est aisé d’y porter remède. Jusqu’à ce que nous arrivions au paradis (je parle des humains pris par l’Extase ainsi que des morts ressuscités dans le Christ), presque tous les citoyens de la Cité sainte étaient des anges. Les exceptions, qui représentaient à peu près un million, étaient des martyrs de la foi, des enfants d’Israël tellement saints qu’ils étaient montés au Ciel sans avoir personnellement rencontré Jésus (c’est-à-dire aux environs de l’an 30 avant Son règne), plus un autre groupe venu de contrées ignorantes, composé d’âmes vertueuses qui ne connaissaient même pas l’existence du Christ. Ainsi, les anges constituaient quatre-vingt-dix-neuf pour cent de la population de la Cité sainte.

Les anges ne semblent pas s’intéresser à l’horticulture. Je suppose que c’est logique : j’imagine difficilement un ange agenouillé sur le sol, occupé à tailler une plante. On ne les voit pas se salir les doigts pour faire pousser des roses.

A présent que les humains sont au moins dix fois plus nombreux au paradis que les anges, j’espère que nous allons voir des jardins au paradis, des clubs d’horticulture, des conférences sur le jardinage et toutes ces sortes de choses. Ce n’est pas le temps qui manquera aux jardiniers amateurs.

La plupart des humains du paradis font ce qu’ils veulent sans obéir à la nécessité. Cette charmante dame (Suzanne) qui avait voulu ma bénédiction, avait été brodeuse en Flandre et elle enseignait désormais la broderie à tous ceux que cela intéressait. J’ai eu nettement le sentiment que, pour la plupart des humains, le véritable problème de l’éternité dans la félicité est comment passer le temps. (Question : Y aurait-il quelque chose de vrai dans cette idée de réincarnation que l’on retrouve dans la plupart des autres religions et que la chrétienté rejette avec virulence ? Une âme sauvée peut-elle être récompensée en retournant au conflit de l’existence ? Sur la terre ou ailleurs ? Il faut que je relise la Bible pour essayer d’y trouver quelque chose à ce sujet. A ma grande surprise, j’avais découvert que les bibles étaient plutôt rares au paradis.)


Le service d’information était exactement là où il était censé être, tout près du fleuve de l’eau de vie qui prend sa source au trône de Dieu et décrit ses méandres dans le bois de l’arbre de vie. Le trône culmine au-dessus des arbres mais, à si courte distance, il est difficile de bien le voir. C’est un peu comme de contempler les gratte-ciel de New York en étant au pied. Plus difficile encore. Et, bien entendu, vous ne pouvez pas voir le visage de Dieu, à mille quatre cent quarante coudées de distance. On ne discerne en fait que le rayonnement… et l’on sent Sa présence.

Le bureau d’information était aussi bondé que le chérubin me l’avait laissé pressentir. Il n’y avait pas de queue. Ceux qui étaient venus pour un renseignement ou une réclamation étaient agglutinés sur trente mètres de profondeur. En découvrant cette foule, je me demandai combien de temps il me faudrait pour atteindre le comptoir. Est-ce qu’il allait falloir se frayer un chemin comme dans les grands magasins les jours de solde ? En marchant sur les pieds et en donnant des coups de coude ?

Je pris quelques pas de recul et me demandai comment j’allais procéder. Est-ce qu’il existait un autre moyen de localiser Margrethe ?

J’étais encore abîmé dans mes questions quand un chérubin portant le badge DIRECTION s’approcha de moi.

— Très saint, désirez-vous atteindre le bureau d’information ?

— Mais certainement !

— Venez avec moi. Ne vous éloignez pas. (Il brandit une espèce de grand bâton, comme les policiers dans les émeutes.) Ecartez-vous ! Faites place à un saint !

En un rien de temps, je me retrouvai devant le comptoir. Je ne pense pas que quiconque ait été blessé, si ce n’est dans son orgueil. Je n’approuve pas ce genre d’action et je considère que chacun devrait recevoir le même traitement et avoir droit aux mêmes égards. Mais, avec ces histoires de grade, voyez-vous, il vaut encore mieux être caporal que deuxième classe.

Je me retournai, en quête du chérubin, mais il avait déjà disparu. Une voix me dit :

— Très saint, que désirez-vous ?

De l’autre côté du comptoir, un ange me regardait.

Je lui expliquai aussitôt que je désirais retrouver mon épouse. Il tambourina des doigts sur le comptoir.

— D’ordinaire, ce n’est pas un service que nous pouvons assurer. Il existe une sorte de mouvement coopératif géré par les créatures, appelé « Comment Retrouver Vos Amis Et Ceux Qui Vous Sont Chers ».

— Et où puis-je le trouver ?

— Près de la porte d’Asher.

Quoi ? Mais j’en viens. C’est là-bas que je me suis inscrit à mon arrivée.

— Vous auriez dû interroger l’ange qui vous a accueilli. Vous êtes arrivé récemment ?

— Très récemment. J’ai été pris par l’Extase. Mais j’ai posé la question à l’ange qui m’a accueilli et il m’a envoyé sur les roses. Il… euh, elle m’a dit de me présenter ici.

— Laissez-moi voir vos papiers.

Je les lui tendis. L’ange les examina attentivement, lentement, puis appela un de ses collègues.

— Tirl ! Jette un coup d’œil là-dessus.

Le second ange prit à son tour mes papiers, acquiesça, puis me regarda et hocha tristement la tête en les rendant.

— Il y a quelque chose qui ne va pas ? demandai-je.

— Non. Très saint, vous avez eu la malchance de tomber, si je puis dire, sur quelqu’un qui n’aiderait même pas son meilleur ami s’il en avait un, ce qui n’est pas le cas. Mais je suis quand même surpris qu’on se soit montré aussi discourtois avec un saint.

— Mais je ne portais pas encore mon auréole à ce moment-là.

— Ça expliquerait la situation. Vous l’avez eue plus tard ?

— En fait, je l’ai acquise comme ça, miraculeusement, entre la porte d’Asher et ici.

— Je vois… Très saint, votre privilège vous autorise à faire un rapport sur Khromitycinel. Mais, d’un autre côté, je pourrais utiliser le haut-parleur pour transmettre votre demande.

— Je pense que ce serait préférable.

— C’est ce que je pense moi aussi. A long terme. Dans votre intérêt. Si je me fais bien comprendre.

— Tout à fait.

— Mais, avant que je lance cet appel, voyons auprès du bureau de saint Pierre si votre femme est bien arrivée. Quand est-elle morte ?

— Elle n’est pas morte. Elle aussi a été prise par l’Extase.

— Vraiment ? Eh bien, ainsi cela rend les choses plus faciles et plus rapides. Nous n’aurons pas besoin de consulter les vieux grimoires. Donnez-moi son nom, son âge, son sexe, éventuellement, ainsi que le lieu et la date de… non, nous n’avons pas besoin de ça. D’abord son nom.

— Margrethe Svensdatter Gunderson.

— Il vaudrait mieux m’épeler ça.

Je m’exécutai.

— Bon, ça suffit pour l’instant. Si les employés de Pierre arrivent à bien déchiffrer. Vous ne pouvez pas attendre ici. Il y a un petit restaurant juste en face. Vous le voyez ?

Je me retournai.

— La Vache Sainte ?

— C’est ça. On y mange très bien. Si vous voulez manger. En tout cas, attendez là-bas. Nous vous préviendrons.

— Je vous remercie !

— Mais c’est normal… (il/elle regarda encore une fois mes papiers avant de me les tendre) saint Alexander Hergensheimer.


La Vache Sainte était l’endroit le plus sympathique que j’aie vu depuis l’Extase. C’était un petit restaurant très propre que l’on aurait aimé trouver à Saint Louis ou Denver. J’entrai. Un grand Noir qui avait planté une toque de chef sur son auréole s’activait devant le grill, me tournant le dos. Je m’assis au comptoir et me raclai la gorge.

— Un peu de patience. (Il finit ce qu’il était en train de faire et se retourna.) Qu’est-ce que je… Eh bien, eh bien, Très Saint homme ! Qu’est-ce qui vous ferait plaisir ? Ce que vous voulez, nous l’avons !

— Luke ! Quel plaisir de vous retrouver !

Il me dévisagea.

— Nous nous sommes déjà rencontrés ?

— Vous ne vous souvenez pas de moi ? J’ai travaillé pour vous. Le Ron’s Grill, à Nogales. Alec. Votre plongeur.

Il me regarda un peu plus attentivement, et eut un profond soupir.

— Vous vous moquez de moi… saint Alec.

— C’est Alec tout court pour les amis. Luke, il y a eu une erreur administrative, en quelque sorte. Quand les choses seront remises au clair, j’échangerai ce truc de cérémonie pour une bonne petite auréole ordinaire.

— Permettez-moi d’en douter, saint Alec. Au paradis, on ne se trompe pas. Eh ! Albert ! Occupe-toi du comptoir. Mon ami saint Alec et moi, nous allons dans la salle. Je vous présente Albert, mon aide.

Je serrai la main d’un petit homme grassouillet qui était presque la parodie de l’image idéale du maître queux français. Il portait lui aussi une toque de cordon bleu[31] en même temps que son auréole. Luke et moi, nous empruntâmes une petite porte qui donnait sur la salle. Nous nous assîmes à une des tables. Une serveuse arriva alors et j’éprouvai un nouveau choc.

— Hazel, dit Luke, je veux te présenter un vieil ami à moi, saint Alec. Nous avons été associés, lui et moi. Hazel est notre maîtresse d’hôtel, ici, à la Vache Sainte.

— Je faisais la vaisselle pour Luke, dis-je. Mais, Hazel, c’est merveilleux de vous retrouver ici !

Je me levai pour lui serrer la main puis, changeant soudain d’idée, je la serrai entre mes bras.

Elle me sourit, nullement surprise apparemment.

— Soyez le bienvenu, Alec ! Saint Alec à présent, à ce que je vois. Ça ne me surprend guère.

— Moi si. C’est une erreur.

— Il n’y a jamais d’erreurs au paradis, Alec. Où est Margie ? Est-elle encore sur terre ?

— Non. (Je lui expliquai comment nous avions été séparés.) J’attends qu’on me donne de ses nouvelles.

— Vous la retrouverez. (Elle m’embrassa, chaleureusement, ce qui me fit reprendre conscience de ma barbe de quatre jours. Je l’invitai à s’asseoir avec nous.) Oui, vous la retrouverez certainement et vite, car c’est une promesse qui nous a été faite. Au paradis, nous reverrons nos amis et ceux qui nous étaient chers. Nous sommes censés nous rassembler auprès du fleuve, et il est bien là, n’est-ce pas, à quelques pas de la porte. Steve… Saint Alec, vous rappelez-vous de Steve ? Quand nous nous sommes rencontrés, il était avec vous et Margrethe.

— Comment aurais-je pu l’oublier ? Il nous a offert à manger et nous a même donné une pièce d’or quand nous étions complètement fauchés. Mais oui, je ne l’ai pas oublié !

— Je suis heureuse de vous l’entendre dire… parce que Steve dit à tout le monde que c’est vous qui l’avez converti et que c’est pour ça qu’il s’est retrouvé au Paradis. Voyez-vous, Steve a été tué dans la plaine de Megiddo[32]. Moi aussi, j’ai été tuée durant la guerre… je veux dire cinq ans environ après notre rencontre…

— Cinq ans ?

— Oui. J’ai été tuée tout au début de la guerre. Steve, lui, a survécu jusqu’à l’Armageddon.

— Hazel… Il y a à peine un mois que Steve nous a offert ce dîner à Rimrock.

— Oui, c’est logique. Vous avez été pris par l’Extase et c’est ce qui a déclenché la guerre. Vous avez ainsi passé les années de guerre dans les airs, ce qui explique que Steve et moi nous soyons arrivés les premiers alors que vous avez quitté la terre avant nous. Mais vous pourrez en parler avec Steve parce qu’il sera bientôt là. A propos, maintenant je vis avec lui, je suis sa concubine, ou sa femme, mais il n’existe pas de mariage ici. En tout cas, quand la guerre a éclaté, Steve a réintégré les Marines et il a été nommé capitaine avant d’être tué. Son unité avait été parachutée sur Haïfa et Steve est mort pour le Seigneur à Armageddon. Je suis très fière de lui.

— Vous le pouvez. Luke, est-ce que vous êtes mort à la guerre, vous aussi ?

Il me fit un large sourire.

— Oh, non, saint Alec. Non… Ils m’ont pendu.

— Vous plaisantez !

— Pas du tout. Ils m’ont pendu haut et court, tel que je vous le dis. Vous vous souvenez quand vous nous avez quittés ?

— Je ne vous ai pas quittés. Il s’est produit un miracle. C’est ainsi que j’ai rencontré Hazel. Et Steve.

— Ma foi… vous en connaissez plus sur les miracles que moi. En tout cas, on a vite retrouvé un autre plongeur. Un Chicano. Ah ! mon vieux, quel con, celui-là ! Il m’a menacé d’un couteau, un jour. Mal lui en a pris. Non mais ! sortir un couteau dans ma cuisine ? Il a réussi à me taillader un peu, moi je lui ai réglé son compte. Mais je crois que les jurés devaient être ses cousins. De toute façon, le procureur avait décidé que c’était le moment de faire un exemple. Mais tout s’est bien passé. J’avais été baptisé depuis pas mal de temps et l’aumônier de la prison m’a aidé pour la bénédiction. J’ai prononcé un sermon juste au-dessus de la trappe pendant qu’on me passait la corde au cou. Et je leur ai dit : Allez-y, maintenant ! Envoyez-moi vers Jésus ! Alléluia ! Et c’est ce qu’ils ont fait. Je crois que ç’a été le plus beau jour de ma vie !

Albert se pencha vers nous.

— Saint Alec, je crois qu’il y a un ange qui vous cherche.

— J’arrive.

L’ange était demeuré sur le seuil car il était trop grand pour passer la porte et ne tenait pas à se baisser.

— Vous êtes saint Alexander Hergensheimer ?

— Oui.

— C’est à propos de votre demande d’enquête concernant une créature appelée Margrethe Svensdatter Gunderson. Voici le rapport : le sujet n’a pas été pris par l’Extase et ne s’est présenté dans aucun des contingents suivants. Cette créature, Margrethe Svensdatter Gunderson, ne se trouve pas au Paradis et n’y est nullement attendue. C’est tout.

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