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Mangeons et buvons, car demain nous mourrons !

Esaïe, 22:13


J’ai descendu les escaliers sans même les regarder et je me suis rendu directement au bureau du commissaire. M. Henderson était là et il s’adressa à moi d’une voix calme à l’instant où je m’approchais :

— Ces trois, là-bas… Est-ce que vous les connaissez ?

— Non, pas du tout. Je voudrais savoir ce qu’ils veulent. Mais ne les quittez pas de l’œil, voulez-vous ?

— Bien sûr !

J’ai fait demi-tour et j’ai descendu l’échelle de coupée en contournant ce sympathique trio. Le petit finaud m’a lancé d’une voix sèche :

— Graham ! Arrêtez ! Où allez-vous ?

Sans ralentir j’ai lancé :

— Taisez-vous, idiot ! Vous voulez que tout le monde soit au courant ?

M. Muscles m’a barré le chemin, dressé au-dessus de moi comme un building. J’ai senti la présence de Revolver juste dans mon dos. Dans un style très « cour de prison », en tordant la bouche, j’ai ajouté :

— Arrêtez cette comédie et virez-moi ces singes du bateau ! Il faut qu’on parle, vous et moi !

— Sûr qu’on va parler. Ici[8] ! Maintenant.

— Espèce de crétin, ai-je répondu d’un ton nerveux, en regardant à droite et à gauche. Pas ici. Silence. On peut nous entendre. Vous venez avec moi, mais que le chien de garde et l’autre attendent sur le quai.

— Non[9] !

— Bon Dieu ! Ecoutez-moi attentivement ! (J’ai murmuré :) Vous allez dire à ces deux bestiaux de quitter le bateau et d’attendre en bas. Ensuite, vous et moi on va aller jusqu’au pont-promenade pour bavarder sans qu’on nous entende. Sans ça, on ne pourra rien faire ! Et je serai obligé de dire au Numéro Un que vous avez tout fichu par terre ! Compris ? Allez, maintenant ! Ou alors retournez d’où vous venez et allez leur dire que le marché est rompu !

Il a hésité, puis il s’est mis à parler très vite en français. Je ne pouvais pas le suivre, mon français étant strictement limité aux exercices du niveau La plume de ma tante. Le gorille a paru hésiter lui aussi, mais Revolver, avec un haussement d’épaules, a commencé à descendre l’échelle de coupée. Je me suis tourné vers l’autre larve :

— Venez ! Il n’y a pas de temps à perdre ! Le bateau va appareiller !

Je me suis dirigé rapidement vers l’arrière sans me donner la peine de voir s’il me suivait. J’ai continué du même pas pressé, ce qui l’obligeait à me suivre s’il ne voulait pas me perdre de vue. Par rapport à lui, j’étais plus haut que le gorille par rapport à moi. Il était obligé de trotter pour rester sur mes talons.

J’ai continué comme ça jusqu’au pont-promenade, j’ai passé le bar et je me suis dirigé droit sur la piscine.

Comme je m’y étais attendu, elle avait été désertée dès l’instant où nous étions arrivés à quai. On avait mis l’écriteau habituel : FERME DURANT L’ESCALE et un cordage faisait office de barrière symbolique, mais la piscine n’avait pas été vidée pour autant. Je suis passé par-dessus le cordage et je me suis retourné, le dos à la piscine. Le petit malin m’a suivi mais j’ai levé la main :

— On s’arrête là. (Il m’a obéi.) Maintenant, on peut parler. Expliquez-vous, et tâchez d’être clair, dans votre intérêt ! Qu’est-ce qui vous prend d’essayer d’attirer l’attention en amenant ce singe ici ? Et sur un bateau danois ! M. B. va être très très en colère contre vous. Quel est votre nom ?

— Peu importe mon nom. Où est le paquet ?

— Quel paquet ?

Il s’est mis à vitupérer et je l’ai arrêté net :

— Fermez ça. Ça ne m’impressionne pas. Ce navire s’apprête à lever l’ancre. Il ne vous reste que quelques minutes pour me dire exactement ce que vous voulez et pour me convaincre qu’il faut que vous l’ayez. Cessez de vous agiter sinon vous allez retourner tout droit chez votre patron pour lui annoncer que vous avez échoué. Alors parlez ! Qu’est-ce que vous voulez ?

— Le paquet !

J’ai poussé un soupir.

— Mais vous radotez, mon pauvre ami. Ça, vous l’avez déjà dit. Quel genre de paquet cherchez-vous ? Et qu’est-ce qu’il contient ?

Il a eu une hésitation avant de répondre :

— De l’argent.

— Très intéressant. Et combien ?

Cette fois, il a hésité deux fois plus longtemps, et j’ai dû le secouer à nouveau :

— Si vous ne savez pas combien, je vais vous donner deux francs pour vous offrir une bière et vous renvoyer à vos pénates. C’est ce que vous voulez ? Deux francs, ça vous ira ?

Un homme aussi maigre n’aurait pas dû avoir une tension aussi élevée. Il est parvenu à articuler :

— Des dollars américains. Un million.

Je lui ai ri au nez.

— Qu’est-ce qui vous fait croire que j’ai une somme pareille ? Et même si je l’avais, pourquoi faudrait-il que je vous la donne à vous ? Comment puis-je savoir que vous êtes censé l’avoir ?

— Vous êtes cinglé, mon ami. Vous savez qui je suis.

— Prouvez-le. Vous avez un regard bizarre et le son de votre voix est différent. Je crois que c’est une arnaque.

— Une arnaque ?

— Oui, que vous êtes un menteur, un imposteur !

Il s’est déchaîné. C’était du français, je pense. Une chose est sûre : ce n’étaient pas des compliments. J’ai fouillé dans ma mémoire et j’ai répété avec beaucoup de conviction ce que la dame avait dit la veille, pendant la soirée, et qui lui avait valu une remarque rassurante de son mari. Je sais que ce n’était pas très approprié à la circonstance mais j’avais seulement l’intention de le rendre furieux.

Apparemment, j’avais réussi. Il leva la main, je lui saisis le poignet, trébuchai et tombai dans la piscine en l’entraînant avec moi. Dans ma chute, je hurlai :

— Au secours !

On a plongé. Je le tenais serré et, en remontant à la surface, je lui ai enfoncé la tête sous l’eau en criant une fois encore :

— Au secours ! Il veut me noyer !

Et nous avons sombré en nous agrippant. Chaque fois que j’avais le nez hors de l’eau, je m’époumonais. Quand j’ai senti les secours arriver, je me suis laissé aller.


Je suis resté inerte jusqu’à ce qu’ils m’aient fait du bouche-à-bouche. Alors, j’ai émis un grognement en ouvrant les yeux.

— Où suis-je ?

— Il reprend connaissance. Ça ira.

J’ai regardé autour de moi. J’étais allongé sur le dos près de la piscine. C’était un professionnel qui m’avait sauvé et qui m’avait réanimé : mon bras gauche était presque disloqué. Mais, à part ça, j’étais en vie.

— Où est-il ? L’homme qui m’a poussé dans l’eau ?

— Il s’est enfui.

J’ai reconnu la voix. M. Henderson, mon ami le commissaire.

— Vraiment ?

Il me raconta la fin de l’histoire. Mon visiteur à face de rat s’était éclipsé pendant qu’on me repêchait et avait réussi à se glisser hors du bateau. Quand on avait fini par me réanimer, le vilain méchant et ses gardes du corps étaient loin.

M. Henderson me força à demeurer allongé jusqu’à l’arrivée du docteur. Celui-ci m’ausculta et me déclara que tout allait bien. Je racontai quelques vagues histoires, quelques vérités approximatives et je réussis à m’en tirer. L’échelle de coupée avait été retirée entre-temps et, peu après, un choc sonore nous annonça que nous venions de quitter le quai.

Je ne jugeai pas nécessaire de raconter à quiconque que j’avais joué au water-polo au collège.


Les jours qui suivirent furent suaves, comme ces raisins qui poussent sur les pentes des volcans en activité.

Je parvins à faire la connaissance (la re-connaissance ?) de mes compagnons de table sans qu’un seul semble s’aviser de ma qualité de parfait étranger. J’apprenais leur nom en attendant simplement que quelqu’un s’adresse à l’un ou à l’autre par son nom. Je les enregistrais pour les utiliser plus tard. Tout le monde se montrait charmant avec moi ; non seulement je n’étais plus à l’écart, puisque le billet montrait que je participais à la croisière depuis le début, mais j’étais devenu une célébrité, pour ne pas dire un héros, en traversant le feu.

Je n’allais pas à la piscine. J’ignorais dans quelle mesure Graham avait pratiqué la natation et, ayant été « sauvé » de la noyade, je ne tenais nullement à révéler un niveau de pratique qui n’aurait nullement correspondu à mon « sauvetage ». De plus, même si je m’étais habitué à un degré de nudité qui m’eût choqué dans mon ex-vie, et même si je l’appréciais, d’ailleurs, je ne pensais pas que je pourrais me montrer nu sans perdre mon aplomb.

Quant au mystère que posaient Face-de-rat et ses gardes du corps, je n’entrevoyais aucune solution, aussi je le chassai de mon esprit.

La même règle s’appliquait au vaste mystère de Qui-suis-je ? et Comment-suis-je-là ? Je ne pouvais rien y changer et mieux valait ne pas me tourmenter. A bien y réfléchir, j’étais dans la même situation que n’importe quel humain vivant : nous ne savons pas qui nous sommes, d’où nous venons ni où nous allons. Mon dilemme n’était pas différent, seulement plus neuf.

Une chose que j’ai apprise au séminaire (la seule, peut-être), c’est à affronter calmement le mystère primitif de la vie, sans me laisser troubler par mon impuissance à le résoudre. Les prêtres honnêtes et les prêcheurs se voient refuser le réconfort de la religion. Au contraire, ils doivent vivre des récompenses austères de la philosophie. Je ne suis jamais devenu un métaphysicien mais j’ai appris en tout cas à ne pas me préoccuper de ce que je ne puis résoudre.

Je passais une bonne part de mon temps à la bibliothèque ou à lire sur une chaise de pont. Jour après jour, j’en apprenais un peu plus sur ce monde et je m’y sentais un peu plus chez moi. Les jours, ensoleillés et heureux, passaient comme un rêve d’enfance.

Et, chaque jour, Margrethe était là.

Je me sentais comme un jeune homme lors de son premier amour d’adolescent.

C’était une idylle bizarre. Nous ne pouvions pas parler d’amour. Ou bien c’était moi qui ne le pouvais pas, et elle n’en parlait pas. Elle était à mon service (ainsi qu’à celui d’autres passagers) et elle était aussi ma « mère » (pour les autres aussi ? Non, je ne le pensais pas… mais pouvait-on vraiment savoir…). Nos rapports étaient étroits mais pas intimes. Chaque jour, pendant ces moments délicieux où je la « payais » pour m’avoir fait mon nœud carré, elle se montrait douce et passionnée.

Mais seulement en ces moments-là.

Entre-temps, j’étais pour elle « M. Graham » et elle me donnait du « monsieur » avec un ton chaleureux et amical, mais pas amoureux. Elle aimait bavarder, debout sur le seuil de ma cabine, et elle avait très souvent des commérages à me rapporter. Mais son attitude restait constamment celle de la parfaite servante. Je rectifie : du parfait membre de l’équipage tout dévoué au service qui lui avait été assigné. Chaque jour, j’en apprenais un peu plus sur elle. Je ne lui découvris aucun défaut.

Pour moi, la journée commençait avec elle, généralement quand j’allais prendre mon breakfast. Je la rencontrais dans la coursive ou dans une cabine où elle faisait le ménage… C’était simplement : « Bonjour, Margrethe », et « Bonjour, monsieur Graham », mais il me semblait que le soleil attendait cet instant pour se lever.

Je la revoyais de temps en temps pendant la journée jusqu’à l’instant le meilleur, après qu’elle eut fait mon nœud. Ensuite, nos rencontres étaient très brèves et épisodiques jusqu’après dîner. Chaque soir, dès que le repas était fini, je regagnais ma cabine pour quelques minutes afin de me rafraîchir avant les activités de la soirée : spectacle, concert, jeux, à moins que ce ne fût un nouveau séjour à la bibliothèque. A cette heure, Margrethe se trouvait toujours quelque part sur la coursive tribord avant du pont C, faisant la couverture dans les cabines, préparant les bains, et ainsi de suite, tout pour que le confort de ses passagers fût total à l’heure du coucher. Et, une fois encore, je lui disais un petit Hello ! avant d’attendre dans ma chambre (quand elle ne m’avait pas déjà rejoint). Elle arrivait en tout cas peu après, ouvrait mon lit ou se contentait de me demander :

— Aurez-vous besoin d’autre chose ce soir, monsieur ?

Alors, avec un sourire, je lui répondais :

— Je n’ai besoin de rien, Margrethe. Merci.

Et elle me souhaitait bonne nuit ainsi qu’un bon sommeil, ce qui concluait ma journée quoi qu’il m’advînt de faire ensuite.

Bien entendu, chaque soir j’avais envie de répondre : Vous savez de quoi j’ai besoin !

Mais je n’y arrivais pas. En premier lieu : j’étais un homme marié. Oui, certes, mon épouse était perdue quelque part dans un autre monde (à moins que ce ne fût moi). Mais hors de la tombe, nous n’étions point déliés de notre serment. Et puis : si elle avait une liaison, c’était avec Graham (s’il s’agissait bien d’une liaison), et je ne faisais qu’emprunter la personnalité de Graham. Je n’avais pu me soustraire à ce baiser du soir (je ne suis pas un ange !) mais, par fidélité envers ma bien-aimée, je ne pouvais aller plus loin. Et puis aussi : un homme d’honneur ne saurait offrir moins que le mariage à l’objet de son amour… chose que je ne pouvais offrir, tant moralement que légalement.

Ainsi, on le voit, ces journées de bonheur étaient teintées d’amertume. Et chaque jour me rapprochait inexorablement du moment où je devrais bien quitter Margrethe avec la quasi-certitude de ne jamais la revoir.

Je ne pouvais même pas lui dire quelle perte cela représenterait pour moi.

Cependant, mon amour n’était pas ardent au point de ne pas me laisser espérer que notre séparation lui causerait quelque peine. A la façon mesquine et égoïste d’un adolescent, j’entretenais l’espoir qu’elle me regretterait aussi cruellement que moi. Tout cela était bien puéril, je l’avoue ! A ma décharge, je ne puis qu’avancer le fait que je n’avais connu jusque-là que l’« amour » d’une femme qui aimait Jésus si profondément qu’elle n’avait que peu d’affection réelle pour les créatures de chair et de sang.

Gardez bien cela à l’esprit : n’épousez jamais une femme qui passe trop de temps à prier.


Nous étions à dix jours de navigation de Papeete et le Mexique se dessinait presque à l’horizon quand notre idylle précaire prit fin. Depuis quelques jours, Margrethe m’avait paru de plus en plus distante. Je ne pouvais lui en vouloir car je n’avais pas d’indice précis et rien dont j’eusse pu me plaindre. La crise était intervenue un soir alors qu’elle faisait à nouveau mon nœud.

Comme d’habitude, j’ai souri, je l’ai remerciée et je l’ai embrassée.

Puis je me suis interrompu alors qu’elle était encore entre mes bras et je lui ai demandé :

— Qu’y a-t-il ? Vous ne m’embrassez pas comme d’habitude. Est-ce mon haleine ?

— Monsieur Graham, m’a-t-elle dit d’un ton retenu, je crois que nous ferions aussi bien d’en rester là.

— Ah… Alors ce soir, c’est « monsieur Graham », n’est-ce pas ? Margrethe, qu’ai-je donc fait ?

— Mais rien !

— Mais… ma chérie, vous pleurez !

— Je suis désolée. Je ne voulais pas.

J’ai pris mon mouchoir et j’ai séché les larmes sur ses joues en lui disant avec douceur :

— Je n’avais pas l’intention de vous causer du chagrin. Il faut me dire ce qui ne va pas pour que je sache ce que je peux faire.

— Mais si vous l’ignorez, monsieur, je ne vois pas comment je pourrais vous l’expliquer.

— Vous ne voulez pas essayer ? Je vous en prie !

(Est-ce qu’elle était victime d’un de ces troubles cycliques qui sont le douloureux destin des femmes ?)

— Eh bien, monsieur Graham, je sais que ça n’aurait pu durer au-delà de la fin de la croisière et, croyez-moi, je ne l’espérais pas. Mais je suppose que, pour moi, c’était plus que pour vous. Mais il ne m’était jamais venu à l’esprit que vous pourriez y mettre un terme comme ça, sans explication, et aussi vite.

— Mais Margrethe… je ne comprends pas.

— Mais si, vous comprenez !

— Non, je ne comprends pas !

— Mais si, voyons ! Cela dure depuis onze jours. Chaque soir, je vous ai posé la question et chaque soir vous m’avez repoussée. Monsieur Graham, n’allez-vous pas me demander à nouveau de revenir plus tard ?

— Ah… mais c’est cela que vous vouliez dire ! Margrethe…

— Oui, monsieur ?

— Je ne suis pas M. Graham.

— Pardon ?

— Je m’appelle Hergensheimer. Et cela fait onze jours exactement que je vous ai vue pour la première fois de mon existence. Je suis désolé, vraiment désolé. Mais c’est la vérité.

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