18

Et Satan répondit à l’Eternel.

Est-ce d’une manière désintéressée que Job craint Dieu ?

Job, 1:9


Prétends-tu sonder les pensées de Dieu,

Parvenir à la connaissance parfaite du Tout-Puissant ?

Job, 11:7



J’attends le Cri.

J’éprouvais des sentiments mitigés. Voulais-je vraiment l’Extase ? Etais-je prêt à me laisser prendre entre les bras aimants de Jésus ? Oh oui, doux Seigneur, oui !

Mais sans Margrethe ? Non, non ! Alors, je choisirais d’être précipité dans le puits ? Oui… ou plutôt, non, mais… Allons, décide-toi !

M. Farnsworth avait levé les yeux.

— Vous l’avez vue partir ?

Moi aussi, j’ai levé les yeux. Juste au-dessus du toit de la voiture, dans le ciel, il y avait un deuxième soleil. Tandis que je l’observais, il parut diminuer et perdre de sa brillance.

— Juste à l’heure prévue ! a repris notre hôte. Hier, on a raté à cause d’un arrêt du compte à rebours. Il a fallu tout reprogrammer. Quand on est sur le périmètre, comme ça, et qu’on bouffe de l’hydrogène, la moindre attente pour une mise en orbite peut vous faire perdre votre marge de profit. Et hier, il n’y avait même pas d’accroc. Ce n’était qu’un contrôle inutile décidé par un de ces connards de la Nasa. Pas de problème. Toujours aussi nullards.

Apparemment, du moins pour moi, il s’exprimait en anglais.

Margrethe, qui avait de la peine à retrouver son souffle, lui a demandé :

— Monsieur Farnsworth – Jerry –, c’était quoi ?

— Comment ? Vous n’avez jamais assisté à un lancement ?

— Un lancement de quoi ?

— Euh… Margie, le fait que vous et Alec veniez d’un autre monde – ou de deux autres mondes – ne m’a pas encore imprégné vraiment l’esprit… Les voyages spatiaux n’existent pas chez vous ?

— Je ne suis pas certaine de ce que vous entendez par là mais… je ne crois pas.

Pour ma part, j’étais certain de comprendre ce qu’il voulait dire, aussi les ai-je interrompus.

— Jerry… Vous parlez de voyages dans la lune ? Comme dans Jules Verne ?

— Oui. Plus ou moins.

— C’était un vaisseau qui montait vers l’éther ? Vers la lune ? Par Moïse !

Le blasphème m’avait échappé.

— Du calme. Ce n’était pas un vrai vaisseau destiné à franchir l’éther. Simplement une fusée automatique. Elle n’a pas été lancée en direction de la lune mais de Leo, c’est-à-dire en orbite basse. Quand elle revient, elle se pose au large de Galveston, on la repêche et on la renvoie sur North Texas Port. Elle sera relancée la semaine prochaine. Mais une partie de sa cargaison arrivera à Luna City ou à Supra-Tycho… Et peut-être même un jour jusqu’aux astéroïdes. Vu ?

— Euh… pas exactement.

— Eh bien, pendant le second mandat de Kennedy…

— Qui ?

— John Fitzgerald Kennedy. Président des Etats-Unis de 61 à 69.

— Excusez-moi. Il va falloir que je réapprenne toute l’histoire une fois encore. Jerry, le plus pénible, le plus perturbant dans tous ces chamboulements d’univers, ce ne sont pas vraiment les technologies nouvelles, comme la télévision, les jets, ou même ces vaisseaux qui vont dans l’espace, mais les différences historiques.

— Eh bien, quand nous serons à la maison, je vous trouverai une histoire de l’Amérique et une autre des vols spatiaux. J’en ai beaucoup parce que je suis à fond dans l’espace. J’ai commencé tout gosse, avec des maquettes de fusées. Actuellement, à côté des Diana Freight Lines, j’ai des parts dans l’Echelle de Jacob et le Haricot Géant. Pour l’instant, au niveau fiscal, on perd de l’argent mais… (Je pense qu’il a dû voir mon expression à cet instant.) Euh… Excusez-moi. On reparlera de ça quand vous aurez jeté un coup d’œil dans les bouquins que je vais vous donner.

Il s’est penché sur son tableau de contrôle, a appuyé ici et là et déclaré :

— Hubert dit qu’on va entendre le son dans trois minutes vingt et une secondes.

Quand le son nous parvint, je fus déçu. Après cette aveuglante clarté, je m’étais attendu à un véritable coup de tonnerre. Au lieu de ça, ce fut comme un grondement qui monta durant un instant avant de s’estomper peu à peu, pour s’achever indistinctement.

Quelques minutes après, la voiture a quitté l’autoroute et décrit une grande boucle avant de s’engager sous un tunnel pour accéder à une autoroute de moindre importance. Nous avons roulé sur cette autoroute (la 83, ai-je noté) pendant cinq minutes encore, puis des lumières ont jailli en même temps que se faisait entendre un signal aigu répété.

— Je t’entends, a dit Farnsworth. Tiens bien tes chevaux.

Il a fait pivoter son siège pour se tourner vers l’avant en agrippant fermement les deux poignées.

Les quelques minutes qui ont suivi ont été assez intéressantes. Cela m’a rappelé une sentence du Sage d’Hannibal : « Si ce n’était pour l’honneur, j’aurais préféré marcher. » M. Farnsworth semblait considérer toute collision évitée de quelques centimètres comme peu excitante. Cette « pommade » dans laquelle nous étions nous a en tout cas évité pas mal de contusions et de fractures. Le signal mécanique retentit une fois encore, plusieurs fois : Bip ! Bip ! Bip ! Farnsworth grommela en réponse :

— La ferme ! Occupe-toi de ton boulot. Moi, je connais le mien.

Et, sur ce, nous avons frôlé une autre catastrophe.

Finalement, nous nous sommes engagés sur une route étroite, un chemin privé, selon moi, car j’avais eu le temps d’entrevoir une arche d’entrée avec l’inscription LA FOLIE FARNSWORTH. Une pente rapide et, au sommet, caché entre les arbres, une haute porte s’est ouverte à notre approche.

C’est là que nous avons rencontré Katie Farnsworth.


Si vous avez lu jusque-là ce récit, vous savez que je suis très amoureux de ma femme. C’est une constante, comme la vitesse de la lumière ou l’amour de Dieu le Père. Eh bien, apprenez maintenant que j’ai compris à cet instant que je pouvais aimer une autre personne, une femme, sans que cela altère mon amour pour Margrethe, sans que je souhaite ravir cette femme à son compagnon légitime, sans éprouver le désir de la posséder charnellement. Enfin, pas trop.

Dès que je la vis, je sus que un mètre soixante-dix-sept est la hauteur parfaite pour une femme, de même que quarante ans est l’âge parfait, que cinquante kilos est le poids idéal et que le registre le plus harmonieux d’une voix est le contralto. Le fait que rien de tout cela ne s’applique à ma bien-aimée n’a aucun rapport : chez Katie Farnsworth c’était la perfection parce qu’elle était elle.

Mais ce qui me frappa le plus, à l’instant de notre rencontre, ce fut une marque d’hospitalité absolue, un geste d’élégance tel que je n’en avais jamais vu.

Elle avait appris par son mari que nous n’avions aucun vêtement sur nous, et aussi que cette situation nous embarrassait à l’extrême. Elle avait donc apporté des vêtements pour chacun de nous.

Et elle-même était absolument nue.

Non, ce n’est pas exactement ça : moi, j’étais nu, elle, elle était dévêtue. Ça ne vous convient pas non plus ? Dénudée ? Déshabillée ? Non, elle n’était vêtue que de sa seule beauté, telle Eve avant la Chute. Et cela lui convenait si bien, c’était tellement approprié à la situation que je me demandai comment j’avais pu entretenir l’illusion que l’absence de vêtements équivaut, ou est une obscénité.

Les deux coquilles de la porte se refermèrent. Je sortis de la voiture et aidai Margrethe. Mme Farnsworth posa ce qu’elle tenait, mit ses bras autour des épaules de Marga et l’embrassa.

— Margrethe ! Bienvenue, ma chère.

Ma douce et tendre répondit à son étreinte.

Puis Katie Farnsworth me tendit la main.

— Bienvenue à vous aussi, monsieur Graham. Alec.

Je pris sa main mais sans la serrer. Je la tins comme quelque précieuse porcelaine de Chine et m’inclinai. Je me dis que j’aurais dû la baiser, mais je ne savais pas comment m’y prendre.

Elle avait apporté pour Margrethe une robe d’été qui avait exactement la couleur des yeux de mon amour. Son style faisait songer au mythe d’Arcadie et l’on aurait très bien imaginé une nymphe des bois ainsi vêtue. Elle était fermée sur l’épaule gauche, complètement ouverte sur le côté droit mais croisait largement sur le devant. Elle était de coupe très simple et se terminait, de part et d’autre, par un long ruban-ceinture qui permettait de la nouer à la taille.

A mes yeux, c’était la robe idéale pour n’importe quelle femme, car elle pouvait être portée ajustée ou vague.

Katie avait choisi pour Margrethe des sandales bleues assorties. Pour moi, c’étaient des sandales mexicaines, des zapatos en cuir tressé qui étaient aussi simples de conception, dans leur solidité, que la robe de Marga. Quant au pantalon et à la chemise qu’elle me tendit, ils ressemblaient plus ou moins à ceux que j’avais achetés à Winslow, mais ils étaient d’une coupe plus élégante et en lainage très léger, pas en cotonnade bon marché. Les chaussettes étaient exactement à ma pointure, et le short en maille m’allait à merveille.

Quand nous avons été habillés, les seuls vêtements qui restaient encore dans l’herbe étaient les siens, et je compris alors qu’elle était venue habillée à notre rencontre et qu’elle s’était dévêtue à la porte afin de nous accueillir dans une « tenue » similaire à la nôtre.

Exquise politesse.

Nous sommes tous remontés en voiture. Mais, avant de redémarrer, M. Farnsworth a dit :

— Katie, nos invités sont chrétiens.

Mme Farnsworth a paru ravie.

— Oh, c’est très intéressant !

— C’est ce que je me suis dit. Alec, il n’y a pas beaucoup de chrétiens dans les environs. Vous pouvez parler librement devant moi ou Katie… mais devant des tiers, mieux vaudrait que vous n’évoquiez pas votre croyance. Vous me comprenez ?

— Euh… je crains que non.

Je sentais ma tête tourner et un sifflement désagréable avait envahi mes oreilles.

— Eh bien… le fait d’être chrétien n’est pas illégal chez nous : le Texas autorise les religions. Néanmoins, les chrétiens ne sont guère populaires et leur religion est plus ou moins clandestine. Si vous souhaitez entrer en contact avec vos semblables, je pense que nous arriverons à vous arranger un rendez-vous dans les catacombes. Kate ?

— Oh, oui ! je suis certaine que nous trouverons quelqu’un qui puisse servir de relais. Je vais essayer d’avoir des tuyaux.

— Ce sera comme Alec le désirera. Alec, vous ne risquez pas d’être lapidés, en tout cas. Ici, vous n’êtes pas chez des ploucs ignorants sortis de leurs forêts. Il n’y a pas réellement de danger, mais je ne tiens pas à ce que vous soyez brimés ou insultés.

— Sybil ! dit tout à coup Katie Farnsworth.

— Oh, non ! Alec, notre fille est très gentille et aussi civilisée qu’on puisse l’espérer de la part d’une teenager. Mais elle est apprentie sorcière. Elle s’est récemment convertie à l’Ancienne Religion et, à cause de cette récente conversion et de son âge, elle prend ça très au sérieux. Bien sûr, elle ne se montrera pas grossière avec nos invités, parce que Katie l’a correctement élevée. Et puis, elle sait que j’en ferais de la pâtée si elle s’avisait d’être impertinente. Mais vous me rendriez service en évitant de la contrarier. Comme vous le savez sans doute, ces jeunes sont des bombes à retardement qui n’attendent qu’une occasion pour exploser.

Ce fut Margrethe qui répondit pour moi.

— Nous serons très prudents. Cette « Ancienne Religion », est-ce le culte d’Odin ?

J’étais déjà suffisamment bousculé, et en entendant ça j’ai senti un frisson me courir sur l’échine. Mais notre hôte répondit très vite :

— Non. Du moins je ne le pense pas. Il faudrait demander à Sybil. Si vous ne craignez pas qu’elle vous gonfle la tête. Parce qu’elle va essayer de vous convertir. Et elle ne fera pas semblant, croyez-moi.

Katie Farnsworth ajouta :

— En tout cas, je n’ai jamais entendu Sybil mentionner Odin. Elle parle surtout de « La Déesse ». Est-ce que c’étaient les druides qui adoraient Odin ? Je ne sais pas. Je crains que Sybil ne nous considère comme trop vieux pour perdre son temps à discuter de théologie avec nous.

— Et n’en discutons pas non plus, ajouta Jerry en lançant la voiture vers le haut de l’allée.

La villa des Farnsworth était longue et basse, pleine de coins et de recoins, avec une apparence à la fois paisible et cossue. Jerry s’est arrêté sous une porte cochère et nous sommes tous descendus. Il a donné une tape sur le toit de sa voiture comme il l’aurait fait pour un cheval et, tandis que nous rentrions, il a contourné l’angle de la villa.

Je ne vais pas faire une description trop étendue de cette maison car elle ne paraîtrait pas nécessairement justifiée, malgré la beauté et le luxe tout texan de l’intérieur. La plupart des choses que nous voyions autour de nous nous étaient décrites par Jerry comme étant des « hauts logrammes ».

Comment les décrire ? Comme des rêves gelés ? Des tableaux en trois dimensions ? Disons cela : les chaises étaient solides. Les tables aussi. Mais il fallait toucher tout le reste avec beaucoup de précautions avant de savoir si c’était comme un arc-en-ciel… je veux dire aussi beau mais insubstantiel.

J’ignore comment ces fantômes étaient créés. Je pense qu’il est possible que les lois de la physique de ce monde aient pu être quelque peu différentes de celles du Kansas de ma jeunesse.

Katie nous a conduits dans ce que Jerry appelait la « pièce familiale ». Il s’est arrêté brusquement sur le seuil et s’est exclamé :

— Ce foutu bordel hindou !

La pièce était vaste et le plafond d’une hauteur surprenante pour une villa d’un étage. Chaque mur, chaque arcade, chaque alcôve était couvert de sculptures, de même que les cintres et les poutres. Et ces sculptures représentaient des personnages. Mais quels personnages ! Je me sentis rougir. Toutes ces figurines, apparemment, étaient la reproduction de celles que l’on trouvait dans ce célèbre temple souterrain du sud de l’Inde qui montrait toutes les formes de vices et de perversions avec un luxe de détails plus que réalistes.

— Désolé, chéri, fit Katie. Les jeunes sont venus danser ici. (Elle s’est précipitée vers la gauche et a disparu dans un groupe de sculptures.) Qu’est-ce que tu veux, Jerry ?

— Eh bien… Remington numéro deux[23].

— Tout de suite.

Tout à coup, les personnages obscènes disparurent, le plafond s’abaissa brusquement pour se transformer en une structure de poutres et de plâtre. Un mur se changea en une large baie ouverte sur des montagnes qui appartenaient à l’évidence à l’Utah et non au Texas. Quant au mur opposé, il comportait à présent une cheminée de pierre massive où crépitait un bon feu. Les meubles étaient maintenant de ce style qu’on appelle parfois « colonial » et le sol dallé était couvert de tapis de style amérindien.

— C’est mieux comme ça. Merci, Katherine. Asseyez-vous, mes amis. Là où vous voudrez.

Je m’assis en évitant soigneusement le fauteuil du « pater familias », massif et recouvert de cuir. Katie et Marga se partagèrent un sofa tandis que Jerry s’installait dans le fauteuil du maître.

— Mon amour, que veux-tu boire ?

— Soda et campari, si tu veux bien.

— Chochotte. Et vous, Margie ?

— La même chose, je crois.

— Deux chochottes. Alec ?

— Je crois que je vais suivre ces dames.

— Fiston, je veux bien tolérer ça de la part du sexe faible. Mais pas d’un homme adulte. Dites-moi autre chose.

— Euh… Scotch et soda.

— Si j’avais un cheval, j’irais chercher mon fouet. Mon vieux, il vous reste une dernière chance.

— Eh bien… Bourbon et eau plate ?

— Sauvé. Un Jack Daniels. L’autre jour, à Dallas, un type a essayé de commander du whisky irlandais. Ils l’ont viré de la ville. Et puis ils lui ont fait des excuses. C’était un Yankee et ce n’était pas sa faute s’il ne connaissait rien de mieux.

Pendant qu’il parlait, notre hôte n’avait cessé de tambouriner sur une petite table à hauteur de son coude. Il s’arrêta et, soudain, sur la table près de mon fauteuil apparut un flacon texan empli d’un liquide ambré et un verre d’eau. Je m’aperçus à cet instant que tous les autres avaient été servis. Jerry leva son verre.

Salut ! Et vive les confédérés ! Katherine, ajouta-t-il tandis que nous buvions, sais-tu où est notre canaille ?

— Je pense qu’ils sont tous dans la piscine, chéri.

— Ah !

Jerry a repris son pianotement nerveux. Et brusquement, là, en l’air, juste devant notre hôte, une jeune femelle est apparue, assise sur un plongeoir qui venait du néant. Elle était baignée de soleil alors que toute la pièce était dans la pénombre. Des gouttelettes d’eau brillaient sur sa peau. Elle était face à Jerry, le dos tourné vers moi.

— Salut, gringalette !

— Hello, P’pa. Bisou.

— Bisou mon œil ! Ça remonte à quand, la dernière fessée que je t’ai donnée ?

— A l’anniversaire de mes neuf ans. J’avais mis le feu à tante Minnie. Et qu’est-ce que j’ai fait aujourd’hui ?

— Mais bon sang de bon Dieu de bonsoir, qu’est-ce qui t’a pris de laisser ce programme porno, vulgaire et obscène dans la pièce familiale ?

— Daddy joli, arrête ta musique. J’ai vu tes bouquins, tu sais.

— Ce que j’ai dans ma bibliothèque privée ne te regarde pas. Réponds seulement à ma question.

— J’ai oublié de le couper, P’pa. Excuse-moi.

— Oui, c’est ça. Comme pour tante Minnie ? Ecoute, chérie, tu sais que tu es parfaitement libre d’utiliser les contrôles à ta guise. Mais quand tu as terminé, essaie de remettre le programme comme il était avant. Et si tu ne le sais pas, remets-le sur zéro.

— Mais oui, P’pa. J’ai seulement oublié.

— Arrête de te tortiller comme ça. Je ne vais pas te bouffer. Mais bordel de Zeus, où est-ce que tu as piqué ton programme ?

— Sur le campus. C’est une bande d’instructions du cours de yoga tantrique.

— Le yoga tantrique ? Ma petite gazelle, tu n’as vraiment pas besoin de ce genre de cours. Est-ce que ta mère est au courant ?

— Je lui ai conseillé de le suivre, intervint Katie avec douceur. Sybil est douée, nous le savons toi et moi. Mais encore faut-il qu’elle soit guidée.

— Vraiment ? Mignonne, je ne me risquerai pas à discuter de ça avec ta mère, je vais donc me replier sur mes positions de défense. A propos de cette bande, comment es-tu tombée dessus ? Tu connais les lois sur le copyright et ni toi ni moi n’avons oublié tout ce cirque autour de l’affaire du Jefferson Starship

— P’pa, tu es pire qu’un éléphant ! Tu n’oublies donc jamais rien ?

— Jamais. Pire encore, je te préviens que tout ce que tu dis pourra être porté par écrit et retenu contre toi, quels que soient le lieu et les circonstances. Qu’est-ce que tu en dis ?

— Je demande à voir mon avocat !

— Alors, c’est ça : tu as piraté ce programme !

— Ça t’arrangerait, hein ? Tu pourrais en profiter. Non, je suis désolée, P’pa, mais j’ai payé les droits d’accès au catalogue, comptant, en liquide, et c’est la bibliothèque du campus qui a réalisé la copie pour moi. Voilà, gros malin.

— Grosse maligne toi-même : tu as gaspillé ton argent.

— Je ne crois pas. Ça me plaît.

— Moi aussi. Mais tu as quand même fichu ton argent en l’air. Tu aurais dû me demander.

— Quoi ?

— Je t’ai bien eue, hein ? J’ai pensé d’abord que tu avais bricolé les serrures de mon bureau ou que tu leur avais jeté un sort. Je me réjouis donc d’apprendre que tu as fait une folie. Et à combien se monte-t-elle ?

— Euh… quarante-neuf dollars cinquante. Avec le rabais étudiant.

— Ça me paraît correct. J’ai payé le mien soixante-cinq. D’accord. Mais si c’est porté sur ta facture du semestre, je le déduirai de ton allocation. Autre chose, ma toute belle, j’ai ramené un monsieur et une dame à la maison. Je les ai fait entrer dans le salon. Enfin, dans ce qui est censé être le salon. Et les voilà qui se retrouvent devant tout le Kama-sutra en couleurs. Qu’est-ce que tu dis de ça ?

— Je ne l’ai pas fait exprès, tu le sais.

— Alors, oublions ça. Mais ce n’est jamais très courtois de choquer les gens, surtout si ce sont vos invités. Essaie d’être plus prudente la prochaine fois ! Est-ce que tu dîneras avec nous ?

— Oui. Si j’arrive à me libérer assez tôt et si je me dépêche. J’ai un rendez-vous, p’pa.

— Et tu comptes rester à la maison combien de temps ?

— Pas question. On a une réunion toute la nuit. On répète la Nuit de l’Eté[24]. On est treize cercles.

Il soupira.

— Je suppose que je devrais remercier les Trois Commères que tu prennes la pilule.

— La pilule ! Quel vieux chnoque ! P’pa, tu sais très bien que personne ne se fait jamais mettre enceinte à un sabbat. Tout le monde sait ça.

— Sauf moi. Eh bien, je te remercie quand même d’avoir la bonté de venir dîner avec nous.

Elle poussa soudain un cri perçant en tombant du plongeoir et l’image la suivit dans l’eau. Elle refit surface en suffoquant et en crachant.

— P’pa, tu m’as poussée !

— Comment peux-tu dire une chose pareille ? fit Jerry d’un ton plein de dignité.

L’image s’effaça brusquement.

Katie Farnsworth déclara d’un ton badin :

— Jerry essaie de se faire obéir de sa fille. C’est désespéré, selon moi. Je crois qu’il devrait coucher avec elle et défouler ses instincts incestueux. Mais ils sont tous les deux bien trop collet monté.

— Ma chérie, n’oublie pas de me rappeler de te donner une bonne correction.

— Oui, très cher. Mais tu sais, tu n’aurais pas à la forcer. Il suffirait que tu rendes tes intentions bien évidentes. Elle éclaterait en sanglots et elle te tomberait dans les bras. Et vous passeriez le meilleur moment de votre vie. Margrethe, qu’en pensez-vous ?

— Oui, je le pense.

Quant à moi, j’étais trop hébété pour être encore choqué par cette déclaration de Margrethe.


Le dîner fut délicieux et se passa dans la plus absolue confusion sociale. Il fut servi dans la salle à manger, c’est-à-dire dans la même pièce familiale, mais avec un programme de « hauts logrammes » différent. Le plafond était plus haut, les fenêtres très larges, régulièrement espacées, encadrées de tentures. Au-dehors, on découvrait un jardin à la française.

Un meuble sur roues fit son entrée. Ce n’était pas un « haut logramme », ou du moins pas entièrement. C’était une table de service mais aussi un garde-manger, une cuisinière, un réfrigérateur, bref, toute une cuisine bien équipée. Telle fut du moins ma conclusion, sujette à réfutation. Tout ce que je puis dire, c’est que je n’ai pas vu la moindre servante et que notre hôtesse n’a absolument rien fait. Néanmoins, son époux l’a félicitée pour sa cuisine et nous de même.

Jerry se chargea d’une tâche : découper le rôti (un train de côtes qui aurait pu nourrir une troupe de boy-scouts affamés) et le servir. Les assiettes se présentaient devant lui, il découpait et servait, et l’assiette glissait doucement jusqu’à vous, comme un train modèle réduit. Mais je ne voyais ni train ni voie ferrée. S’agissait-il de quelque machinerie que dissimulaient les « hauts logrammes » ? Je le suppose. Mais ce n’est qu’expliquer un mystère par un autre. (J’appris ultérieurement que, dans ce monde, une vraie maison texane possédait toujours plusieurs serviteurs humains placés bien en vue pour épater les invités. Mais Jerry et Katie avaient des goûts discrets.)

Nous étions six à table. Jerry et Katie s’étaient placés aux deux extrémités, Margrethe était à droite de Jerry, sa fille, Sybil, à sa gauche, et je me trouvais à la droite de notre hôtesse qui avait elle-même, à gauche, le petit ami de Sybil. Ce qui faisait qu’il était juste en face de moi et que Sybil était à ma droite.

Il s’appelait Roderick Lyman Culverson III. Lui n’est pas parvenu à comprendre mon nom. J’ai longtemps considéré que les mâles de notre espèce, dans la plupart des cas, devraient être élevés dans un tonneau et nourris par la bonde. Puis, à l’âge de dix-huit ans, interviendrait le moment d’une décision solennelle : ou les sortir du tonneau, ou reboucher la bonde.

Le jeune Culverson renforça ma conviction. Dans son cas, j’aurais opté pour qu’on rebouche la bonde.

Dès le premier instant, Sybil nous avait dit qu’ils étaient sur le même campus. Mais il semblait aussi étranger aux Farnsworth qu’il l’était à nous. Katie lui demanda :

— Roderick, êtes-vous également apprenti sorcier ?

Il prit un air dégoûté, mais Sybil lui évita de répondre à une question aussi abrupte.

— M’man ! Rod a reçu son athame il y a des siècles !

— Excusez-moi d’avoir gaffé, dit tranquillement Katie. C’est une sorte de diplôme qu’on vous donne lorsque vous avez fini votre apprentissage ?

— M’man, c’est un couteau sacré, qu’on utilise lors des rites. Il peut servir à…

Sybil ! il y a des gentils parmi nous[25].

Culverson fronçait les sourcils en fixant Sybil, puis il m’adressa un regard menaçant. Je me suis dit qu’un bel œil au beurre noir lui irait très bien, mais je suis parvenu à ne pas changer d’expression.

— Alors vous êtes un thaumaturge diplômé, Rod ? a demandé Jerry.

Sybil s’est à nouveau interposée.

— P’pa, le mot exact est…

— Silence, ma jolie ! Laisse-le donc répondre lui-même. Rod ?…

— Ce terme n’est employé que par les ignorants.

— Du calme ! Je ne suis guère au fait de ces sujets et je cherche simplement à en savoir plus, comme en ce moment. Mais vous ne resterez pas assis à ma table pour me traiter d’ignorant. Maintenant, est-ce que vous pouvez me répondre sans monter sur vos grands chevaux ?

Je vis les narines de Culverson se dilater mais il parvint à se dominer.

— « Sorcier » est le terme habituel qui s’applique aux adeptes mâles ou femelles de l’Art. « Magicien » est également acceptable mais techniquement inexact. Tous les magiciens ne sont pas des sorciers et tous les sorciers ne sont pas versés dans la magie. Mais « thaumaturge » est jugé comme offensant et incorrect car il désigne un faiseur de miracles qui adore le diable, et l’Art n’a rien à voir avec le culte du diable. En essence, ce terme implique le sens de « briseur de serment », et les sorciers ne brisent pas leurs serments. Ou plutôt : l’Art interdit absolument de briser les serments. Un sorcier qui brise un serment, même avec un gentil, peut être sanctionné et même chassé si le serment était majeur. Vous voyez donc que je ne suis pas « thaumaturge ». Mon titre exact, au degré où j’en suis, est « adepte de l’Art », c’est-à-dire « sorcier ».

— C’est très clair ! Je vous remercie. Veuillez donc m’excuser d’avoir sorti ce terme de « thaumaturge » à votre égard…

Jerry attendit et il fallut quelque temps à Culverson pour comprendre. Il dit alors en hâte :

— Oh, certainement, certainement ! Il n’y a pas d’offense, d’un côté comme de l’autre.

— Merci. Mais, pour ajouter à vos commentaires sur ces divers termes, « magie » vient du grec « magia ». L’Art. Ce qui laisse à penser que nos ancêtres en connaissaient plus long que nous sur ce sujet. En tout cas, « Art » est une manière concise de définir « L’Art de la Sagesse », c’est bien cela, Rod ?

— Oh ! Euh, oui… certainement. La Sagesse. La Connaissance. Toute l’Ancienne Religion se résume ainsi.

— Très bien. Mon garçon, écoutez-moi bien. Une des caractéristiques du sage est de ne pas se mettre en colère sans nécessité. La loi ignore les futilités, de même que l’homme sage. Des futilités telles qu’une jeune fille essayant de donner une définition de l’athame devant des gentils – une connaissance qui n’a rien d’ésotérique que je sache – et un vieux fou usant d’un terme inadéquat. Vous me comprenez ?

Une fois encore, Jerry attendit. Puis, très doucement, il ajouta :

— Je vous ai dit : vous me comprenez ?

Culverson prit une profonde inspiration.

— Oui, je vous ai compris. Un homme sage ne s’arrête pas à des futilités.

— Bien. Puis-je vous proposer une autre tranche de viande ?


Culverson se tint tranquille à partir de cet instant. Et moi aussi. Et Sybil. Quant à Katie, Jerry et Margrethe, ils bavardaient avec courtoisie et bonne humeur, ayant décidé d’ignorer qu’un invité avait été dûment rembarré en public.

— P’pa, dit tout à coup Sybil, est-ce que maman et toi vous souhaitez que je sois présente à l’adoration du feu, vendredi ?

— « Souhaitez » n’est pas tout à fait l’expression qui convient, dit Jerry, étant donné que tu as choisi ta propre église. Nous « espérons », dirai-je.

Et Katie ajouta :

— Sybil, il est probable que cette nuit ton cercle soit la seule église où tu te sentes bien. Mais cela pourrait changer… et je crois savoir que l’Ancienne Religion n’interdit nullement à ses membres de participer à d’autres services religieux.

— C’est là le résultat de siècles, de millénaires de persécutions, madame Farnsworth, intervint Culverson. Nos règlements stipulent encore que chaque membre d’un cercle doit apparaître publiquement dans une église approuvée par la société. Mais nous ne les appliquons plus aussi régulièrement.

— Je vois. Merci, Roderick. Sybil, puisque ta nouvelle religion encourage l’appartenance à une autre église, il serait peut-être plus prudent de te montrer régulièrement, ne serait-ce que pour protéger tes tickets-prime. Tu pourrais en avoir besoin un jour.

— Exactement, approuva son père. Tes tickets-prime. Ma chérie, est-ce qu’il ne t’est jamais venu à l’idée que le fait que ton papa soit un des piliers de la congrégation, avec un chéquier toujours prêt, pouvait avoir quelque rapport avec le fait qu’il vend plus de Cadillac que n’importe quel autre agent dans tout le Texas ?

— P’pa, ce que tu dis est totalement cynique.

— C’est sûr. Mais ça fait vendre des Cadillac. Et ne parle pas d’adoration du feu, veux-tu ? Ce n’est pas la flamme que nous adorons mais ce qu’elle représente.

Sybil se mit à tordre sa serviette et, l’espace d’un instant, elle eut l’air d’une adolescente inquiète de treize ans et non de la jeune femme que révélaient les formes épanouies de son corps.

— Papa, il n’y a pas que ça. Toute ma vie, cette flamme a signifié pour moi la guérison, la purification, la vie éternelle… jusqu’à ce que j’étudie l’Art. Et son histoire. P’pa, pour un sorcier… le feu, c’est le moyen qu’ils utilisent pour nous tuer !

J’en ai eu le souffle coupé. Je crois qu’au niveau émotionnel, je n’avais pas encore admis que ces deux jeunots, je veux dire ce petit voyou ordinaire et cette ravissante et délicieuse jeune fille… fille de Katie et Jerry, nos bons Samaritains… étaient deux sorciers.

Oui, oui, je sais : l’Exode, chapitre 22, verset 17 : Tu ne laisseras point vivre la magicienne. Une injonction aussi solennelle que les Dix Commandements, donnée par Dieu directement à Moïse ; devant tous les enfants d’Israël…

Que faisais-je donc ici, à rompre le pain avec deux magiciens ?

Considérez-moi comme un lâche. Parce que je ne me suis pas levé pour aller les dénoncer. Je suis resté immobile, impassible.

Katie est intervenue :

— Chérie, chérie ! C’était au Moyen Age ! Ça n’existe plus maintenant, plus ici.

— Madame Farnsworth, a dit Culverson, toute sorcière, tout sorcier sait que la terreur peut recommencer à n’importe quel moment. Il suffirait d’une mauvaise récolte pour déclencher ça. Et Salem, ça n’est pas tellement ancien. Ni très loin. (Il a ajouté :) Et il existe encore des chrétiens un peu partout. Ils allumeraient de nouveaux bûchers s’ils le pouvaient. Comme à Salem.

C’était le moment idéal pour me taire. Mais j’ai lancé :

— On n’a brûlé aucune sorcière à Salem.

Il s’est tourné vers moi.

— Qu’en savez-vous ?

— Il y a eu des autodafés en Europe, pas ici. A Salem, on a pendu des sorcières, à l’exception d’une qui a été acculée dans les flammes. (On n’aurait pas dû utiliser le feu. Notre Seigneur nous avait ordonné de ne pas les laisser vivre, mais il n’avait pas dit de les faire périr par la torture.)

Il avait toujours les yeux fixés sur moi.

— Alors ? Vous semblez approuver ces pendaisons.

— Mais je n’ai jamais rien dit de la sorte ! (Dieu Tout-Puissant, pardonne-moi !)

Jerry nous a coupés.

— Je déclare que ce sujet n’a pas sa place ici ! Et on n’en discutera plus à cette table. Sybil, nous ne voulons pas que tu viennes si cela doit te rappeler des occasions tragiques. Et à propos de tragédie, qu’est-ce qui va se passer avec la ligne arrière des Dallas Cowboys ?

Deux heures plus tard, Jerry Farnsworth et moi étions de nouveau assis ensemble dans la même pièce, devenue cette fois Remington numéro trois. Une tempête de neige faisait rage au-dehors ; quelquefois, un souffle froid passait sur le sol, le feu craquait dans la cheminée et, de temps à autre, nous entendions le hurlement d’un loup. Il nous versa du café et du brandy dans des verres grands comme des bocaux à poissons rouges.

— Vous connaissez sûrement les brandies les plus nobles, Napoléon ou Carlos Primero. Mais celui-là est de sang royal. Il doit même être hémophile.

J’ai pris une petite gorgée. Sa plaisanterie ne m’avait guère plu. Je pensais encore aux sorcières, aux sorcières que l’on torturait à mort. Qui se tortillaient dans les flammes, qui lançaient un dernier spasme sous la potence. Et toutes avaient le doux visage de Sybil.

Est-ce que l’on trouve une définition de « sorcière » quelque part dans la Bible ? Etait-il possible que ces modernes adeptes de l’Art n’eussent rien à voir avec ce que Jéhovah entendait par « sorcière » ?

Arrête de tergiverser, Alec ! « Sorcière », « magicienne », cela a le même sens dans le Texas d’aujourd’hui que dans l’Exode. Tu es le juge et elle s’est confessée. Peux-tu vraiment condamner la fille de Katie à être pendue ? Déclencheras-tu la trappe ? Cesse donc d’éluder le problème, mon garçon. Toute ta vie, tu n’as fait que ça.

Ponce Pilate s’est lavé les mains.

Je ne condamnerai pas une sorcière à mort ! Alors, Seigneur, aide-moi.

— Nous buvons au succès de votre odyssée, à vous et Margie, a dit Jerry. Videz lentement votre verre et ça ne vous montera pas à la tête. Ça vous apaisera simplement les nerfs tout en vous rendant l’esprit plus vif. Maintenant, Alec, dites-moi pourquoi vous vous attendez à la fin du monde.

Dans l’heure qui suivit, j’ai résumé l’évidence, en faisant bien remarquer qu’il n’y avait pas qu’une seule prophétie qui correspondait aux signes, mais plusieurs : L’Apocalypse, Daniel, Ezéchiel, Isaïe, Epître de Paul aux Thessaloniciens puis aux Corinthiens, Jésus dans les quatre Evangiles.

A ma grande surprise, Jerry avait un exemplaire de la Bible. J’y ai choisi quelques passages plus faciles à comprendre pour un non-croyant et lui ai donné une liste des divers chapitres et versets qu’il lui faudrait étudier plus tard. L’Epître aux Thessaloniciens, bien sûr, chapitre 4, versets 15 et 17, le 24e chapitre de l’Evangile selon Saint Matthieu (l’ensemble des cinquante et un versets), les prophéties similaires de Saint Luc, chapitre 21, et principalement les versets 23 à 32, avec cet indice à propos de « cette génération » qui en a troublé plus d’un[26]. Ce que le Christ a dit en réalité, c’est que la génération qui verra ces présages et ces signes verra Son retour, qu’elle entendra le Cri et connaîtra le jour du Jugement. Le message est évident si vous le lisez intégralement. Les erreurs proviennent de ce qu’on a pris des passages, des extraits, en ignorant le reste. La parabole du figuier l’explique[27].

Je lui ai aussi sélectionné, dans Isaïe, Daniel et ailleurs, les prophéties de l’Ancien Testament qui pouvaient être mises en parallèle avec celles du Nouveau Testament.

Je lui ai tendu la liste que j’avais établie en lui demandant d’étudier toutes ces prophéties avec soin et, s’il rencontrait quelque difficulté, de les relire, et même d’en appeler à Dieu : Demandez, et il vous sera donné. Cherchez, et vous trouverez.

— Alec, m’a-t-il dit, je suis d’accord sur un point. Les informations, depuis plusieurs mois, m’ont fait penser à Armageddon. C’est comme si c’était pour demain soir. En tout cas, oui, il se peut que ce soit la fin du monde et le jugement dernier, parce qu’il ne restera plus grand-chose à sauver. (Il avait l’air triste.) Je me suis souvent demandé dans quel genre de monde Sybil allait grandir. A présent, je me demande si elle va grandir.

— Jerry, il faut vous y mettre. Trouver le chemin de la grâce. Conduire ensuite votre femme et votre fille. Vous n’avez pas besoin de moi mais seulement de Jésus. Il a dit : Voici, je me tiens à la porte et je frappe ; si quelqu’un entend ma voix et ouvre la porte, j’entrerai chez lui, je souperai avec lui et lui avec moi. C’est dans l’Apocalypse, chapitre 3, verset 20.

— Et vous y croyez ?

— Oui, j’y crois.

— Alec, j’aimerais vous suivre dans cette croyance. Ce serait pour moi un réconfort, le monde étant ce qu’il est devenu aujourd’hui. Mais je ne vois aucune preuve évidente dans les rêves de tous ces prophètes morts depuis longtemps. Je n’y lis rien. La théologie n’est d’aucun secours. C’est comme de chercher à minuit dans une cave un chat noir qui n’y est plus. Les théologiens arrivent à se persuader de n’importe quoi. Dans ma religion aussi, cela se passe comme ça… mais, au moins, elle est panthéiste, honnête. Quelqu’un capable d’adorer une trinité et de prétendre que sa religion est monothéiste peut croire n’importe quoi : il suffit de lui donner le temps de rationaliser tout cela. Je m’excuse d’être aussi carré.

— Jerry, dans la religion, c’est souvent nécessaire.

Mais je sais que mon rédempteur est vivant,

Et qu’il se lèvera le dernier sur la terre.

C’est dans Job, chapitre 19, verset 25. C’est Lui votre rédempteur, Jerry. Je prie pour que vous Le trouviez.

— Je n’ai pas beaucoup de chance, je le crains, a dit Jerry en se levant.

— Vous ne L’avez pas encore trouvé. Mais n’abandonnez pas. Je prierai pour vous.

— Merci, et merci pour tout. Comment vont les chaussures ?

— Plutôt bien. Je m’y sens à l’aise.

— Si vous tenez vraiment à reprendre la route demain, il vaut mieux que vous ayez des chaussures qui ne vous donnent pas d’ampoules avant d’arriver au Kansas. Vous êtes certain qu’elles vous vont ?

— Sûr et certain. Et je suis aussi sûr qu’il nous faut partir. Si nous restions un jour de plus, nous n’aurions plus envie de continuer. (La vérité, que je ne pouvais lui dire, est que j’avais été tellement effrayé par la sorcellerie et le culte du feu que j’avais envie de partir sans perdre un instant. Mais je ne pouvais rien lui confier.)

— Alors, laissez-moi vous montrer votre chambre. Nous allons faire doucement, parce que Margie doit déjà dormir. A moins que nos douces compagnes ne se soient couchées plus tard que nous ne le pensions.

A la porte de la chambre, il leva la main et me dit :

— Si vous avez raison et si je me trompe, il est possible que même vous passiez à côté.

— C’est vrai. Je ne suis pas en état de grâce. Pas maintenant. Il faut que je m’y attache.

— Eh bien, bonne chance. Mais si jamais vous passez à côté, faites-moi signe en enfer, voulez-vous ?

Je pense qu’il devait être sérieux.

— J’ignore si c’est permis.

— Vous vous occuperez de ça. Et moi aussi. Je vous en fais la promesse. (Il me sourit.) Je vous promets une réception infernale, en tout cas. Disons que vous serez chaleureusement reçu !

Je lui ai souri en réponse.

— Enfer conclu !


Une fois encore, j’ai retrouvé ma belle endormie tout habillée. Je lui ai souri et, sans faire le moindre bruit, je me suis étendu près d’elle et j’ai pris sa tête pour la poser sur mon épaule. Je voulais qu’elle se réveille doucement, alors je pourrais la déshabiller et la mettre vraiment au lit. Entre-temps, j’avais mille problèmes auxquels je devais réfléchir : disons, quelques centaines.

Et puis, je me suis aperçu qu’il faisait jour. Et que le lit était tout bosselé et me grattait le dos. La lumière a augmenté rapidement et c’est alors que j’ai vu que nous étions étendus sur des bottes de foin, dans une grange.

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