Une nouvelle réunion rassembla les membres de la Brigade dans la salle du concile, sous les ventilateurs qui fonctionnaient à plein régime. On était dimanche, mais les ordres de dispositif d’urgence du Ministère avaient annulé toute pause et toutes vacances jusqu’à résolution du cas Mohamed. Pour une fois, Danglard était présent dès le matin, ce qui lui donnait la mine d’un gars vaincu par la vie sans avoir seulement tenté de résister. Tous savaient que son visage ne se déplierait que vers midi. Adamsberg avait eu le temps de feindre de lire les rapports sur la fouille de la Cité des Buttes, qui avait duré en vain jusqu’à 2 h 20 du matin.
— Où est Violette ? demanda Estalère en servant sa première tournée de cafés.
— En immersion chez les Clermont-Brasseur, elle s’est fait engager dans le personnel.
Noël siffla longuement, admiratif.
— Aucun de nous ne doit en parler, ni la contacter. Elle est officiellement en stage à Toulon, pour une formation accélérée de quinze jours en informatique.
— Comment a-t-elle fait pour entrer là-dedans ? demanda Noël.
— C’était son intention et elle l’a concrétisée.
— Exemple stimulant, observa Voisenet d’une voix alanguie. Si l’on pouvait concrétiser nos intentions.
— Oubliez ça, Voisenet, dit Adamsberg. Retancourt ne peut être un modèle pour personne, elle utilise des facultés non reproductibles.
— Sans aucun doute, confirma Mordent avec sérieux.
— On annule donc tout le dispositif de surveillance. On passe à autre chose.
— Mais on continue à traquer Mo, non ? demanda Morel.
— Évidemment, ça reste la tâche prioritaire. Mais quelques-uns doivent se tenir disponibles. On passe en Normandie. Nous sommes saisis de l’affaire d’Ordebec.
Danglard releva vivement la tête et son visage se rida de déplaisir.
— Vous avez fait cela, commissaire ? dit-il.
— Pas moi. Le capitaine Émeri s’est retrouvé à genoux. Il a attribué deux meurtres à un suicide et à un accident, il est dessaisi.
— Et pourquoi cela nous tombe dessus ? demanda Justin.
— Parce que j’étais sur place quand on a trouvé le premier corps et quand la seconde victime s’est fait attaquer. Parce que le capitaine Émeri a poussé. Parce qu’on a peut-être une possibilité, depuis là-bas, de se faufiler dans la forteresse des Clermont-Brasseur.
Adamsberg mentait. Il ne croyait pas à la puissance du comte d’Ordebec. Émeri avait fait miroiter cet à-côté pour lui fournir un prétexte. Adamsberg y allait parce que défier l’Armée furieuse l’attirait de manière presque irrépressible. Et parce que la planque serait excellente pour Mo.
— Je ne vois pas le rapport avec les Clermont, dit Mordent.
— Il y a là-bas un vieux comte qui pourrait nous ouvrir des portes. Il a fait des affaires avec Antoine Clermont.
— Admettons, dit Morel. Comment ça se présente ? De quoi s’agit-il ?
— Il y a eu un meurtre — un homme — et une tentative de meurtre sur une vieille femme. On ne pense pas qu’elle survivra. Trois autres morts sont encore annoncées.
— Annoncées ?
— Oui. Parce que ces crimes sont directement reliés à une sorte de cohorte puante, une très vieille histoire.
— Une cohorte de quoi ?
— De morts en armes. Elle traîne dans le coin depuis les siècles des siècles et elle emporte avec elle les vivants coupables.
— Parfait, dit Noël, elle fait notre boulot, en quelque sorte.
— Un peu plus car elle les tue. Danglard, expliquez-leur rapidement ce qu’est l’Armée furieuse.
— Je ne suis pas d’accord pour qu’on se mêle de ça, bougonna le commandant. Vous avez dû tremper dans cette saisine, d’une manière ou d’une autre. Et je n’y suis pas favorable, pas du tout.
Danglard leva les mains en geste de refus, se demandant d’où lui venait cette répugnance pour l’affaire d’Ordebec. Il avait rêvé deux fois de l’Armée d’Hellequin depuis qu’il s’était plu à la décrire à Zerk et Adamsberg. Mais il ne s’était pas plu dans ses rêves, où il se démenait contre l’idée trouble qu’il courait à sa perte.
— Racontez tout de même, dit Adamsberg en observant son adjoint avec attention, décelant de la peur dans son repli. Chez Danglard, authentique athée dénué de mysticisme, la superstition pouvait malgré tout se frayer des chemins assez larges en empruntant ceux, toujours béants, de ses pensées anxieuses.
Le commandant haussa les épaules avec un semblant d’assurance et se leva, selon sa coutume, pour exposer la situation médiévale aux agents de la Brigade.
— Faites assez vite, Danglard, le pria Adamsberg. Vous n’avez pas besoin de citer les textes.
Recommandation inutile, et la présentation de Danglard occupa quarante minutes, divertissant les agents de la pesante réalité de l’affaire Clermont. Seule Froissy s’éclipsa quelques instants pour aller manger des biscuits et du pâté. Il y eut quelques hochements de tête entendus. On savait qu’elle venait d’ajouter à sa planque une collection de terrines délicates, tels des pâtés de lièvre aux pleurotes qui en tentaient certains. Quand Froissy se rassit à la table, l’éloquence de Danglard retenait la totale attention des membres de la Brigade, et surtout le spectacle formidable de l’Armée d’Hellequin — formidable au sens strict, précisa le commandant, c’est-à-dire susceptible d’inspirer la terreur.
— C’est Lina qui a tué le chasseur ? demanda Lamarre. Elle va exécuter tous ceux qu’elle a reconnus dans sa vision ?
— Elle obéit, en quelque sorte ? ajouta Justin.
— Peut-être, intervint Adamsberg. On dit à Ordebec que toute la famille Vendermot est cinglée. Mais là-bas, tous les habitants subissent l’influence de l’Armée. Elle traîne dans le coin depuis trop longtemps et ce ne sont pas ses premières victimes. Personne ne se sent à son aise avec cette légende, et beaucoup la redoutent réellement. Si une prochaine victime désignée meurt, la ville va entrer en convulsions. Pire encore en ce qui concerne la quatrième victime, parce qu’elle n’a pas de nom.
— Si bien que beaucoup peuvent s’imaginer en quatrième victime, dit Mordent en prenant des notes.
— Ceux qui se sentent coupables de quelque chose ?
— Non, ceux qui le sont réellement, précisa Adamsberg. Des escrocs, des salauds, des tueurs insoupçonnés et impunis, et que le passage d’Hellequin peut terrifier bien plus qu’un contrôle de flics. Parce que, là-bas, on est bien convaincu qu’Hellequin sait, qu’Hellequin voit.
— Tout le contraire de ce qu’on pense des flics, dit Noël.
— Supposons, dit Justin, toujours soucieux de précision, qu’une personne craigne d’être la quatrième victime désignée par cet Hellequin. Le quatrième « saisi », comme vous avez dit. On ne voit pas à quoi cela lui sert de tuer les autres « saisis ».
— Si, précisa Danglard, car une tradition marginale, qui ne fait pas l’unanimité, dit que celui qui exécute les desseins d’Hellequin peut être sauvé de son propre destin.
— En échange de ses bons services, commenta Mordent qui, en collectionneur de contes et légendes, prenait toujours des notes sur cette histoire qu’il ne connaissait pas.
— Un collabo récompensé, en quelque sorte, dit Noël.
— C’est l’idée, oui, confirma Danglard. Mais elle est récente, du début du XIXe siècle. L’autre hypothèse dangereuse est qu’une personne, sans s’imaginer être une « saisie », croie aux accusations d’Hellequin et veuille accomplir sa volonté. Afin de rendre vraye justice.
— Qu’est-ce que pouvait savoir cette Léo ?
— Impossible à deviner. Elle était seule quand elle a trouvé le corps d’Herbier.
— Quel est le plan ? demanda Justin. Comment se divise-t-on ?
— Il n’y a pas de plan. Je n’ai pas eu le temps de faire des plans pour quoi que ce soit depuis un bon moment.
Depuis jamais, corrigea muettement Danglard, dont la répulsion envers l’opération d’Ordebec accroissait l’agressivité.
— Je pars avec Danglard, s’il accepte, et je ferai appel à certains d’entre vous si besoin.
— On reste donc fixés sur Mo.
— C’est cela. Retrouvez-moi ce type. Soyez en contact permanent avec l’ensemble des postes nationaux.
Adamsberg entraîna Danglard avec lui après avoir dissous la réunion.
— Venez voir dans quel état est Léo, lui dit-il. Et vous aurez largement de quoi désirer vous mettre en travers de l’Armée furieuse. Du dément qui exécute les désirs du Seigneur Hellequin.
— Pas raisonnable, dit Danglard en secouant la tête. Il faut quelqu’un pour faire tourner la Brigade ici.
— Qu’est-ce qui vous fait peur, Danglard ?
— Je n’ai pas peur.
— Si.
— D’accord, admit Danglard. Je pense que je vais laisser ma peau à Ordebec. C’est tout. Que ce sera ma dernière affaire.
— Bon sang, Danglard, pourquoi ?
— J’en ai rêvé deux fois. D’un cheval surtout, qui n’a plus que trois jambes.
Danglard eut un frisson, presque une nausée.
— Venez-vous asseoir, dit Adamsberg en le tirant doucement par la manche.
— Il est monté par un homme noir, poursuivit Danglard, il me frappe, je tombe, je suis mort et c’est tout. Je sais, commissaire, nous ne croyons pas aux rêves.
— Alors ?
— Alors c’est moi qui ai tout déclenché en vous racontant l’histoire de l’Armée furieuse. Sinon, vous en seriez resté à votre armée curieuse et tout se serait arrêté là. Mais j’ai ouvert la boîte interdite, par plaisir, par érudition. Et je l’ai défiée. C’est pour cela qu’Hellequin aura ma peau là-bas. Il n’aime pas qu’on blague avec lui.
— J’imagine que non. J’imagine que ce n’est pas un blagueur.
— Ne plaisantez pas, commissaire.
— Vous n’êtes pas sérieux, Danglard. Pas à ce point ? Danglard secoua ses épaules molles.
— Bien sûr que non. Mais je me lève et je m’endors avec cette idée.
— C’est la première fois que vous craignez autre chose que vous-même. Ce qui vous fait à présent deux ennemis. C’est trop, Danglard.
— Que suggérez-vous ?
— Qu’on y parte cet après-midi. On dînera au restaurant ? Avec un bon vin ?
— Et si j’y crève ?
— Tant pis.
Danglard eut un sourire et leva un regard modifié vers le commissaire. « Tant pis. » Cette réponse lui convenait, mettant brusquement fin à sa plainte comme si Adamsberg avait appuyé sur un bouton d’arrêt, débranchant ses craintes.
— À quelle heure ? demanda-t-il. Adamsberg consulta ses montres.
— Rejoignez-moi à la maison dans deux heures. Demandez à Froissy de vous fournir deux nouveaux portables, et cherchez le nom d’un bon restaurant.
Quand le commissaire entra chez lui, la maison était lustrée, la cage d’Hellebaud prête, les sacs presque bouclés. Zerk était en train de fourrer dans celui de Mo des cigarettes, des livres, des crayons, des mots croisés. Mo le regardait faire, comme si les gants de caoutchouc qu’il portait aux mains l’empêchaient de bouger. Adamsberg savait que le statut d’homme recherché, de bête traquée, paralyse dès les premiers jours les mouvements naturels du corps. Après un mois, on hésite à faire du bruit en marchant, après trois mois, on n’ose pas respirer.
— Je lui ai acheté un nouveau yo-yo aussi, expliqua Zerk. Il n’est pas d’aussi bonne qualité que le sien, mais je ne pouvais pas m’absenter trop longtemps. Lucio m’a remplacé en s’installant dans la cuisine avec sa radio. Tu sais pourquoi il balade toujours sa radio qui grésille ? On n’entend pas ce qui se dit.
— Il aime entendre les voix humaines, mais pas ce qu’elles racontent.
— Où je serai ? demanda Mo timidement.
— Dans une baraque moitié béton moitié planches, à l’écart du bourg, et dont le locataire vient d’être assassiné. Elle est donc sous scellés de la gendarmerie, tu ne peux pas trouver meilleur abri.
— Mais qu’est-ce qu’on fera pour ces scellés ? demanda Zerk.
— On les défera et on les refera. Je te montrerai. De toute façon, la gendarmerie n’a plus aucune raison de s’y pointer.
— Pourquoi le type a-t-il été assassiné ? demanda Mo.
— Une sorte de colosse puant local lui est tombé dessus, un nommé Hellequin. Ne t’en fais pas, il n’a rien après toi. Pourquoi as-tu acheté des crayons de couleur, Zerk ?
— S’il veut dessiner.
— Bon. Tu voudras dessiner, Mo ?
— Non, je ne crois pas.
— Bon, répéta Adamsberg. Mo part avec moi dans la voiture officielle, dans le coffre. Le voyage durera environ deux heures, et il fera très chaud là-dedans. Tu auras de l’eau. Tu tiendras ?
— Oui.
— Tu entendras la voix d’un autre homme, celle du commandant Danglard. Ne t’en fais pas, il est au courant pour ta fuite. Ou plutôt il a deviné et je n’ai rien pu faire. Mais il ne sait pas encore que je t’emmène avec moi. Ça ne tardera pas, Danglard est brillant, il précède et devine presque tout, même les desseins mortifères du Seigneur Hellequin. Je te déposerai dans la maison vide avant d’entrer dans Ordebec. Zerk, tu arriveras avec l’autre voiture et le reste des bagages. Là-bas, puisque tu sais te servir d’un appareil, nous dirons que tu fais un stage informel en photographie, en même temps que tu travailles pour une commande en free-lance qui t’oblige à sillonner les environs. Pour une revue, disons, suédoise. Il faut trouver une explication à tes absences. À moins que tu ne penses à mieux ?
— Non, dit simplement Zerk.
— Qu’est-ce que tu pourrais bien photographier ?
— Des paysages ? Des églises ?
— Trop fait. Trouve autre chose. Un sujet qui explique ta présence dans les champs ou dans les bois, si on t’y trouve. Tu passeras par là pour rejoindre Mo.
— Des fleurs ? dit Mo.
— Des feuilles pourries ? proposa Zerk. Adamsberg posa les sacs de voyage près de la porte.
— Pourquoi veux-tu photographier des feuilles pourries ?
— C’est toi qui me demandes de photographier quelque chose.
— Mais pourquoi dis-tu « des feuilles pourries » ?
— Parce que c’est bien. Tu sais tout ce qui se trame dans les feuilles pourries ? Dans seulement dix centimètres carrés de feuilles pourries ? Les insectes, les vers, les larves, les gaz, les spores de champignons, les crottes d’oiseau, les racines, les micro-organismes, les graines ? Je fais un reportage sur la vie dans les feuilles pourries, pour le Svenska Dagbladet.
— Le Svenska ?
— Un journal suédois. Ce n’est pas ce que tu as demandé ?
— Si, répondit Adamsberg en regardant ses montres. Passe avec Mo et les bagages chez Lucio. Je me gare derrière chez lui et, dès que Danglard m’a rejoint, je te préviens du départ.
— Je suis content d’y aller, dit Zerk, avec cet accent naïf qui traversait souvent son élocution.
— Eh bien, dis-le à Danglard, surtout. Lui est absolument mécontent.
Vingt minutes plus tard, Adamsberg sortait de Paris par l’autoroute de l’Ouest, le commandant assis à sa droite, s’éventant avec une carte de France, Mo plié dans le coffre, installé avec un coussin sous la tête.
Après trois quarts d’heure de route, le commissaire appela Émeri.
— Je pars seulement maintenant, lui dit-il. Ne m’attends pas avant deux heures.
— Content de t’accueillir. Le fils de pute de Lisieux est dans une colère noire.
— Je pense réinstaller dans l’auberge de Léo. Tu y vois un inconvénient ?
— Aucun.
— Très bien, je la préviendrai.
— Elle ne t’entendra pas.
— Je la préviendrai quand même.
Adamsberg rempocha l’appareil et appuya sur l’accélérateur.
— C’est nécessaire d’aller si vite ? demanda Danglard. Nous ne sommes pas à une demi-heure près.
— On va vite parce qu’il fait chaud.
— Pourquoi avez-vous menti à Émeri sur notre heure d’arrivée ?
— Ne posez pas trop de questions, commandant.