La terre était encore mouillée au matin, et Adamsberg, assis sous son pommier du petit déjeuner, la boîte à sucre placée derrière son dos, sentait son pantalon s’imprégner d’humidité. Avec ses pieds nus, il s’occupait à attraper des herbes entre ses doigts et à les tirer. La température avait chuté d’au moins dix degrés, le ciel était brumeux, mais la guêpe du matin, valeureuse, était revenue le trouver. Hellebaud picorait à quatre mètres du seuil de la chambre, ce qui représentait une avancée notable. Aucune en revanche du côté du spectre tueur, la nuit s’était déroulée sans alerte.
Blériot venait vers lui en bougeant son gros corps aussi vite que possible.
— Messagerie saturée, dit-il en soufflant quand il arriva à sa hauteur.
— Comment ?
— Votre messagerie, elle est saturée. Je n’ai pas pu vous joindre.
De grands cernes sous les yeux, les joues pas rasées.
— Que se passe-t-il, brigadier ?
— Denis de Valleray ne risquait pas de venir trucider les Vendermot cette nuit. Il est mort, commissaire. Dépêchez-vous, on vous réclame au château.
— Mort comment ? cria Adamsberg en courant pieds nus vers sa chambre.
— Il s’est tué en se jetant par sa fenêtre, cria Blériot à son tour, et cela le gêna car ce n’est pas le genre de fait qu’on énonce à voix forte.
Adamsberg ne prit pas le temps de passer un pantalon propre, attrapa son téléphone, enfila directement ses chaussures disponibles et courut secouer Veyrenc. Quatre minutes plus tard, il montait dans la vieille voiture du brigadier.
— Allez-y, Blériot, je vous écoute. Qu’est-ce qu’on sait ?
— Le comte a découvert le corps de Denis à 8 h 05 ce matin, il a appelé Émeri. Le capitaine est parti sans vous, vous étiez injoignable. Il m’a renvoyé vous chercher.
Adamsberg serra les lèvres. En rentrant de sa veille nocturne, lui et Veyrenc avaient débranché leurs portables pour faire librement le point sur les deux jeunes gens en cavale. Et il avait oublié de réinsérer sa batterie avant de dormir. À force de considérer son téléphone comme un ennemi personnel, ce qu’il était en effet, il ne lui avait plus porté assez d’attention.
— Qu’est-ce qu’il dit ?
— Que Denis de Valleray s’est tué, aucun doute là-dessus. Le corps sent le whisky à plein nez. Émeri dit que le vicomte s’est chargé autant que possible pour se donner du cran. Moi je n’en suis pas si sûr. Parce que le vicomte a été malade, il s’est penché et a vomi par la fenêtre. Il habite au deuxième étage, la cour en contrebas est pavée.
— Il a pu basculer par accident ?
— Oui. Les rambardes des fenêtres du château sont très basses. Mais comme deux de ses boîtes de calmants sont presque vides, et celle de somnifères ouverte, le capitaine pense qu’il a voulu se tuer.
— Vers quelle heure ?
— Minuit, ou 1 heure du matin. Pour une fois, la légiste arrive en vitesse et les techniciens aussi. Ils se déplacent plus vite quand il s’agit du vicomte.
— Il prenait beaucoup de médicaments ?
— Vous verrez, sa table de nuit en est couverte.
— Il buvait beaucoup ?
— On le dit. Mais jamais au point d’être ivre ou malade. L’emmerdant, dit Blériot avec une grimace, c’est qu’Émeri affirme que Denis ne se serait pas tué si vous n’aviez pas lancé cette enquête sur sa compagnie d’arbalétriers.
— Que c’est de ma faute ?
— En quelque sorte. Parce qu’hier soir, le secrétaire de la Compagnie s’est présenté au château pour l’apéritif.
— Ils n’ont pas traîné.
— Mais ensuite, d’après le comte, Denis n’a pas paru soucieux au dîner. Néanmoins dans cette famille, personne ne fait franchement attention à l’autre. Chacun mange dans son coin sur une table immense sans échanger trois mots. Pas d’autre témoignage, sa femme est en Allemagne avec les enfants.
— Émeri devrait aussi penser que, si le vicomte s’est tué, c’est qu’il était en effet coupable.
— C’est ce qu’il dit aussi. Vous connaissez un peu le capitaine. Il monte sur ses grands chevaux — c’est le cas de le dire pour un arrière-arrière-petit-fils de maréchal — et puis il en redescend aussitôt. Il dit seulement que vous auriez pu vous y prendre autrement. Y aller plus prudemment, accumuler les preuves en douceur et placer Denis en garde à vue. À ce compte-là, il ne serait pas mort.
— Mais emprisonné à perpétuité, et ses meurtres étalés au grand jour. Exactement ce qu’il n’a pas voulu. Comment est le comte ?
— Choqué, muré dans sa bibliothèque. Mais sans chagrin. Ces deux-là ne pouvaient plus s’endurer.
Adamsberg prit Émeri sur son portable, à deux kilomètres du château.
— J’ai le papier, dit le capitaine d’une voix dure.
— Quel papier ?
— Mais ton foutu testament, nom de Dieu. D’accord, les deux gosses Vendermot héritent, chacun un tiers. Seul avantage pour Denis, il garde le château.
— Tu en as parlé au comte ?
— On ne peut rien en tirer, il est devenu coupant comme du silex. Je crois qu’il ne sait pas comment maîtriser la situation.
— Et sur les homicides commis par Denis ?
— Il refuse tout en bloc. Il reconnaît que son beau-fils ne lui était pas sympathique, et inversement. Mais il affirme que Denis ne peut pas avoir tué les trois hommes, ni fracassé Léo, ni poussé le commandant Danglard sur les voies.
— Motif ?
— Parce qu’il le connaît depuis ses trois ans. Il s’accrochera à sa version sans faiblir. La hantise du scandale, tu comprends.
— Et quelle est sa version ?
— Que Denis a bu à s’en rendre malade, pour une raison intime qu’on ne connaît pas. Que se sentant mal, il s’est précipité vers la fenêtre pour vomir. Que la fenêtre était ouverte pour faire entrer le frais de l’orage. Que la tête lui tournait, qu’il est tombé.
— Ton idée ?
— Il y a de ta faute, grommela Émeri. La visite du secrétaire de la Compagnie a sonné l’alerte. Il s’est administré un mélange de médicaments et d’alcool et il en est mort. Mais pas de la manière qu’il avait choisie. Pas en perdant connaissance sur son lit. Il a titubé vers la fenêtre, il s’est penché pour vomir et il est tombé.
— Bien, dit Adamsberg, sans relever le reproche du capitaine. Comment as-tu fait pour arracher le testament au comte ?
— Par pression. En lui disant que j’en connaissais le contenu. Il était coincé. Sale travail, Adamsberg, abject. Sans pureté sans grandeur.
Adamsberg examina la tête fracassée du vicomte, la hauteur de la fenêtre, la rambarde basse, l’emplacement du corps, les vomissures qui avaient éclaboussé le sol. Le vicomte avait bien basculé depuis sa chambre. Dans la vaste pièce, une bouteille de whisky avait roulé sur le tapis, et trois boîtes de médicaments étaient ouvertes à côté du lit.
— Un neuroleptique, un anxiolytique et un somnifère, dit Émeri en désignant successivement les boîtes. Il était sur son lit quand il les a pris.
— Je vois, dit Adamsberg en suivant les traces de vomissures, l’une sur le drap, la seconde au sol à vingt centimètres de la fenêtre, la dernière sur l’appui. Quand il s’est senti mal, il a eu le réflexe de se précipiter à la fenêtre. Question de dignité.
Adamsberg s’assit sur un fauteuil à l’écart pendant que deux techniciens prenaient possession de la chambre. Oui, sa recherche au club de tir avait déclenché le suicide de Valleray. Et oui, le vicomte, après trois assassinats et deux tentatives d’assassinat, avait choisi sa voie de sortie. Adamsberg revit sa tête chauve écrasée au sol de la cour. Non, Denis de Valleray n’avait ni la stature ni l’expression d’un assassin hardi. Rien de sauvage ni d’intimidant, mais un homme distant et feutré, tout au plus cassant. Mais il l’avait fait. Au fusil, à la hache, à l’arbalète. C’est à cet instant seulement qu’il réalisa que l’affaire d’Ordebec avait pris fin. Que les événements épars et stagnants s’étaient soudainement roulés en une boucle rapide, comme on ferme un gros sac d’un coup sec. Comme se vident les nuages de l’ouest. Qu’il irait voir Léo une dernière fois, qu’il lui lirait un nouveau développement de l’histoire d’amour ou un passage sur les juments gravides. Une dernière fois les Vendermot, Merlan, le comte, Flem, une dernière fois Lina, le creux dans le matelas de laine, sa place sous le pommier penché. À l’idée de ces éloignements et de ces oublis, il ressentit une déplaisante sensation d’incomplétude. Aussi légère que le doigt de Zerk sur les plumes du pigeon. Demain il ramènerait Hellebaud en ville, demain il roulerait vers Paris. L’Armée furieuse s’évanouissait, le Seigneur réintégrait les ombres. Ayant finalement, se dit-il avec dépit, accompli la totalité de sa mission. On ne vainc pas le Seigneur Hellequin. Tous l’avaient prédit et dit, et c’était vrai. Cette année-ci s’ajouterait dans les annales de la légende lugubre d’Ordebec. Quatre saisis, quatre morts. Lui n’avait su empêcher que les interventions humaines, il avait au moins sauvé Hippo et Lina d’une destruction à la fourche.
La médecin légiste lui secoua le bras sans façon pour l’aborder.
— Pardon, dit Adamsberg. Je ne vous avais pas vue entrer.
— Ce n’est pas un accident, dit-elle. Les tests le confirmeront, mais l’examen préliminaire indique l’absorption d’une dose létale de benzodiazépines et surtout de neuroleptiques. S’il n’avait pas basculé par la fenêtre, il en serait probablement mort. Suicide.
— Ça se confirme, dit un des techniciens en s’approchant. Je n’ai qu’une seule série d’empreintes, à première vue les siennes.
— Que s’est-il passé ? demanda la légiste. Je sais que sa femme a décidé de vivre en Allemagne avec ses fils, mais cela fait des années que le couple était devenu virtuel.
— Il venait d’apprendre qu’il était à découvert, dit Adamsberg d’un ton las.
— Argent ? La ruine ?
— Non, l’enquête. Il avait tué trois hommes, il avait failli en tuer un autre et la vieille Léone, il s’apprêtait à en assassiner deux autres. Ou quatre. Ou cinq.
— Lui ? dit la légiste en dirigeant son regard vers la fenêtre.
— Ça vous surprend ?
— Plus que ça. C’était un homme qui jouait petit bras.
— Comment cela ?
— Une fois par mois environ, je vais tenter ma chance au casino de Deauville. C’est là que je le croisais. Je n’ai jamais vraiment parlé avec lui, mais on en apprend beaucoup en regardant quelqu’un au tapis vert. Il hésitait à prendre ses décisions, il demandait conseil, il retardait toute la table de manière exaspérante, et tout cela pour miser modique. Pas un audacieux, pas un gagneur, mais un joueur pusillanime et assisté. On l’imagine mal avoir élaboré une idée personnelle. Encore moins une résolution si féroce. Il ne vivait que grâce aux effets de son rang, de son prestige, au soutien de ses relations. C’était sa sécurité, son blet. Vous savez, ces filets qui assurent les trapézistes.
— Et si ce filet menaçait de rompre ?
— En ce cas tout est possible, bien sûr, dit la légiste en s’éloignant. Quand une alarme vitale se déclenche, la réplique humaine est impondérable et foudroyante.
Adamsberg enregistra la phrase, il n’aurait jamais formulé les choses ainsi. Cela pouvait lui servir pour apaiser le comte. Meurtres foudroyants, suicide impondérable, ne jamais acculer un animal dans un angle, si mondain et policé soit-il. On savait tous cela, il y avait simplement diverses manières de le dire. Il descendit le grand escalier de chêne ciré en se murmurant les mots, attrapa son portable qui vibrait dans sa poche arrière. Ce qui lui rappela, au contact de la boue séchée, qu’il n’avait pas pris le soin de passer un pantalon propre. Il s’arrêta devant la porte de la bibliothèque, déchiffrant le message de Retancourt. Six cheveux coupés sur appuie-tête av gauche, deux sur veste costume soirée. Fem chambre confirme chev coupés et sucre odeur de garage. Adamsberg serra ses doigts sur l’appareil, saisi de cette sensation de puissance puérile et troublante qui l’avait traversé la veille pendant l’orage. Joie primaire, brutale, barbare, triomphe contre les colosses. Il respira deux fois lentement, passa la main sur son visage pour en ôter le sourire et frappa au battant. Le temps d’attendre la réponse du comte, qui fut coléreuse et accompagnée d’un coup de canne au sol, la phrase de la légiste avait disparu tout entière, noyée dans les eaux opaques de son cerveau.