VII

Il faisait quelque six degrés de moins en Normandie et, dès qu’il fut sur la place presque déserte de la gare routière, Adamsberg remua sa tête dans le vent frais, le faisant courir sur sa nuque et derrière les oreilles, dans un mouvement assez animal, un peu comme l’eût fait un cheval pour chasser les taons. Il contourna Ordebec par le nord et, une demi-heure plus tard, il posait le pied sur le chemin de Bonneval, fléché par une vieille pancarte de bois peinte à la main. Le sentier était étroit, au contraire de ce qu’il avait imaginé, sans doute parce que l’idée du passage de centaines d’hommes en armes avait imposé la vision d’une allée cavalière large et impressionnante, sous une voûte fermée de grands hêtres. Le chemin était en réalité bien plus modeste, fait de deux ornières séparées par une butte herbue, longé par des fossés de drainage envahis de ronces, de pousses d’ormes et de noisetiers. Beaucoup de mûres étaient déjà à point — très en avance en raison de l’anormale chaleur —, et Adamsberg en cueillit tout en s’engageant dans le sentier. Il avançait lentement, parcourant du regard les bas-côtés, mangeant sans empressement les fruits qu’il tenait dans sa main. Il y avait beaucoup de mouches, qui se pressaient sur son visage pour y pomper la sueur.

Toutes les trois minutes, il s’arrêtait pour reconstituer sa provision de mûres, griffant sa vieille chemise noire sur les ronces. À mi-chemin de son exploration, il s’arrêta brusquement, se souvenant qu’il n’avait pas laissé de message à Zerk. Tant habitué à la solitude que prévenir les autres de ses absences lui demandait un effort. Il composa son numéro.

— Hellebaud s’est mis sur ses pattes, lui expliqua le jeune homme. Il a avalé ses grains tout seul. Seulement il a chié sur la table après.

— C’est comme cela quand la vie revient. Mets un plastique sur la table en attendant. Tu en trouveras dans le grenier. Je ne rentre que ce soir, Zerk, je suis sur le chemin de Bonneval.

— Et tu les vois ?

— Non, il fait trop clair encore. Je regarde si je ne trouve pas le corps du chasseur. Personne n’est passé par là depuis trois semaines, c’est bourré de mûres, elles sont en avance. Si Violette appelle, ne lui dis pas où je suis, elle n’aimerait pas cela.

— Bien sûr, dit Zerk — et Adamsberg se dit que son fils était plus fin qu’il n’en avait l’air. Miette après miette, il entassait un peu d’informations sur lui.

— J’ai changé l’ampoule de la cuisine, ajouta Zerk. Celle de l’escalier ne marche pas non plus. Je la remplace aussi ?

— Aussi, mais ne mets pas une lumière trop forte. Je n’aime pas quand on voit tout.

— Si tu croises l’Armée, appelle-moi.

— Je ne crois pas que je pourrai, Zerk. Son passage doit brouiller le réseau. Le choc de deux temps différents.

— C’est sûr, approuva le jeune homme avant de raccrocher.

Adamsberg progressa encore de huit cents mètres, explorant les bas-côtés. Car Herbier était mort, il en était certain, et c’était son seul point d’accord avec la femme Vendermot, qui s’envolerait si on lui soufflait dessus. Moment où Adamsberg réalisa qu’il avait déjà oublié le nom des petites graines du pissenlit.

Il y avait une silhouette sur le chemin, et Adamsberg plissa les yeux en avançant plus doucement. Une très longue silhouette assise sur un tronc d’arbre, si âgée et recroquevillée qu’il craignit de lui faire peur.

— Hello, dit la vieille femme en le voyant arriver.

— Hello, répondit Adamsberg, surpris.

« Hello » était un des rares mots qu’il connaissait en anglais, ainsi que « yes » et « no ».

— Vous avez mis le temps depuis la gare, dit-elle.

— J’ai cueilli des mûres, expliqua Adamsberg, se demandant comment une voix si assurée pouvait sortir de cette carcasse étroite. Étroite mais intense. Vous savez qui je suis ?

— Pas tout à fait. Lionel vous a vu descendre du train de Paris et prendre le car. Bernard me l’a dit et, l’un dans l’autre, vous voilà. Par les temps qui courent, et avec ce qui se passe, ça ne peut pas être grand-chose d’autre qu’un policier de la ville. L’air est mauvais. Remarquez bien que Michel Herbier, ce n’est pas une perte.

La vieille femme renifla bruyamment, passa le dos de sa main sous son très grand nez pour y cueillir une goutte.

— Et vous m’attendiez ?

— Mais non, jeune homme, j’attends mon chien. Il s’est entiché de la chienne de la ferme des Longes, juste derrière. Si je ne l’emmène pas la couvrir de temps à autre, il perd ses nerfs. Renoux, le fermier des Longes, est furieux, il dit qu’il ne veut pas de petits bâtards plein sa cour. Mais qu’est-ce qu’on y peut ? Rien. Et avec ma grippe d’été, je n’ai pas pu l’emmener depuis dix jours.

— Et vous n’avez pas peur, seule sur ce chemin ?

— À cause ?

— À cause de l’Armée furieuse, tenta Adamsberg.

— Pensez, dit la femme en secouant la tête. D’abord il ne fait pas nuit et quand bien même, je ne la vois pas. C’est pas donné à tout le monde.

Adamsberg apercevait une énorme mûre au-dessus de la tête de la grande femme mais il n’osait pas la déranger pour cela. Étrange, pensa-t-il, comme l’esprit de cueillette revient instinctivement chez l’homme après seulement vingt pas en forêt. Cela aurait plu à son ami préhistorien, Mathias. Car si on y pense, c’est cueillir qui est ensorcelant. Car la mûre, en soi, n’est pas un fruit passionnant.

— Je m’appelle Léone, dit la femme en essuyant une nouvelle goutte sous son grand nez. Mais on m’appelle Léo.

— Jean-Baptiste Adamsberg, commissaire de la Brigade criminelle de Paris. Heureux de vous avoir connue, ajouta-t-il poliment. Je vais poursuivre mon chemin.

— Si c’est l’Herbier que vous cherchez, c’est pas par là que vous le trouverez. Il est écarroui dans son sang noir à deux pas de la chapelle Saint-Antoine.

— Mort ?

— Depuis longtemps, oui. Ce n’est pas qu’on va le pleurer mais ce n’est pas beau. Celui qu’a fait ça n’y a pas été de main morte, on n’y voit même plus la tête.

— Ce sont les gendarmes qui l’ont trouvé ?

— Non, jeune homme, c’est moi. Je vais souvent mettre un bouquet à la chapelle, je n’aime pas laisser saint Antoine à l’abandon. Saint Antoine protège les animaux. Vous en avez un, d’animal ?

— J’ai un pigeon malade.

— Alors ça tombe bien, vous voyez. Quand vous passerez à la chapelle, il faudra avoir une pensée. Il aide aussi à retrouver les affaires qu’on a perdues. En vieillissant, je perds des choses.

— Ça ne vous a pas choquée ? Ce cadavre là-haut ?

— Ce n’est pas pareil quand on s’y attend. Je savais bien qu’on l’avait tué.

— À cause de l’Armée ?

— À cause de mon âge, jeune homme. Ici, un oiseau ne peut pas pondre un œuf sans que je le sache ou que je le sente. Tenez, vous pouvez être sûr que, cette nuit, un renard a croqué une poule à la ferme de Deveneux. Il n’a plus que trois pattes et un moignon de queue.

— Le fermier ?

— Le renard, j’ai vu ses crottes. Mais croyez-moi, il se débrouille. L’année passée, une mésange charbonnière s’est entichée de lui. Première fois que je voyais ça. Elle habitait sur son dos et il ne l’a jamais mangée. Elle et pas une autre, attention. Il y a beaucoup de détails dans le monde, vous avez remarqué ça ? Et comme chaque détail ne se reproduit jamais sous la même forme et met en branle d’autres détails, ça va loin et ça va loin. Si l’Herbier avait été vivant, il aurait fini par tuer le renard et, du coup, la mésange. Ça aurait encore fait toute une guerre aux élections municipales. Mais je ne sais pas si la mésange est revenue cette année. Manque de chance.

— Les gendarmes sont déjà sur place ? Vous les avez prévenus ?

— Et comment voulez-vous ? Je dois attendre mon chien, moi. Ou si vous êtes pressé, vous n’avez qu’à les appeler.

— Je ne pense pas que ce soit une bonne idée, dit Adamsberg après un moment. Les gendarmes n’aiment pas que les gars de Paris se mêlent de leurs affaires.

— Et pourquoi vous êtes là alors ?

— Parce qu’une femme d’ici est venue me voir. Alors je suis passé.

— La mère Vendermot ? C’est sûr qu’elle a peur pour ses mômes. Comme c’est sûr qu’elle aurait mieux fait de se taire. Mais cette histoire l’inquiète tellement qu’elle n’a pas pu s’empêcher d’aller chercher de l’aide.

Un grand chien beige aux longues oreilles molles déboucha brusquement des buissons en jappant et vint poser sa tête sur les maigres et longues jambes de sa maîtresse, les yeux clos, comme en guise de remerciement.

— Hello, Flem, dit-elle en s’essuyant le nez pendant que le chien essuyait sa propre truffe sur sa jupe grise. Vous voyez qu’il a l’air content.

Léo sortit un sucre de sa poche et le fourra dans la gueule du chien. Puis Flem vint tourner autour d’Adamsberg, affolé de curiosité.

— C’est bon, Flem, dit Adamsberg en lui tapotant le cou.

— Son vrai nom, c’est Flemmard. Depuis qu’il est tout bébé, c’est un tire-au-flanc. Il y a toujours des gens pour dire qu’à part couchailler partout, il ne sait rien faire d’autre. Et moi je dis que ça vaut mieux que de mordre tout le monde.

La vieille femme se leva, dépliant toute sa carcasse penchée, et s’appuya sur ses deux cannes.

— Si vous rentrez chez vous pour les appeler, demanda Adamsberg, m’autorisez-vous à vous accompagner ?

— Au contraire, j’aime bien la compagnie. Mais je ne trotte pas vite, on y sera en une demi-heure en coupant par le bois. Avant, du vivant d’Ernest, j’avais transformé la ferme en auberge. On faisait la nuit et le petit déjeuner. Alors à cette époque, il y avait du monde tout le temps, et puis des jeunes. Il y avait de la gaîté, ça allait ça venait. J’ai dû arrêter il y a douze ans et maintenant c’est plus triste. Alors quand je trouve de la compagnie, je ne refuse pas. Causer à personne, ça ne vaut rien.

— On dit que les Normands n’aiment pas beaucoup parler, hasarda Adamsberg qui se mit à marcher dans le sillage de la femme, qui exhalait une légère odeur de feu de bois.

— Ce n’est pas qu’ils n’aiment pas parler, c’est qu’ils n’aiment pas répondre. Ce n’est pas la même chose.

— Alors comment fait-on pour poser une question ?

— On se débrouille. Vous me suivez jusqu’à l’auberge ? Le chien a faim maintenant.

— Je vous accompagne. À quelle heure passe le train du soir ?

— Le train du soir, jeune homme, il est déjà passé depuis un bon quart d’heure. Il y a bien celui de Lisieux, mais le dernier car part dans dix minutes, c’est sûr que vous l’aurez pas.

Adamsberg n’avait pas prévu de passer la nuit en Normandie, il n’avait rien emporté, hormis quelques billets, sa carte d’identité et ses clefs. L’Armée furieuse le coinçait sur place. Sans s’en soucier, la vieille se faufilait avec vivacité entre les arbres en s’appuyant sur ses cannes. On aurait dit une sauterelle procédant par bonds par-dessus les racines.

— Il y a bien un hôtel à Ordebec ?

— Ce n’est pas un hôtel, c’est un clapier à lapins, affirma la vieille de sa voix forte. Mais il est en travaux. Vous avez des connaissances chez qui dormir, je suppose.

Adamsberg se souvint de cette réticence normande à formuler des questions directes, qui lui avait déjà créé des difficultés au village d’Haroncourt[4]. Comme Léone, les gars d’Haroncourt contournaient l’obstacle en affirmant un fait, quel qu’il soit, afin de susciter une réponse.

— Vous comptez dormir quelque part, je suppose, déclara encore Léo. Avance, Flem. Il faut toujours qu’il pisse sur tous les arbres.

— J’ai un voisin comme ça, dit Adamsberg en pensant à Lucio. Non, je ne connais personne ici.

— Vous pouvez dormir dans le foin bien sûr. En ce moment, on a un coup de chaud anormal, mais c’est quand même mouillé le matin. Vous êtes d’une autre région, je suppose.

— Du Béarn.

— Ce serait vers l’est.

— Dans le Sud-ouest, près de l’Espagne.

— Et vous êtes déjà venu par ici, je pense.

— J’ai des amis au café d’Haroncourt.

— Haroncourt, dans l’Eure ? Au café qui est près de la halle ?

— Oui. J’y ai des amis. Robert surtout.

Léo s’arrêta net et Flem en profita pour choisir un nouvel arbre. Puis elle reprit son chemin et marmonna sur environ cinquante mètres.

— C’est un petit cousin, Robert, finit-elle par dire, encore secouée par la surprise. Un bon petit cousin.

— Il m’a donné deux bois de cerf. Ils sont toujours dans mon bureau.

— Eh bien s’il a fait ça, c’est qu’il avait de l’estime pour vous. On ne donne pas des bois au premier horsin venu.

— Je l’espère.

— On parle bien de Robert Binet ?

— Oui.

Adamsberg couvrit encore une centaine de mètres dans le sillage de la vieille femme. On apercevait maintenant le trait d’une route à travers les troncs d’arbres.

— Si vous êtes un ami de Robert, c’est autre chose. Vous pourriez loger Chez Léo, si ce n’est pas trop différent de ce que vous comptiez faire. Chez Léo, c’est chez moi. C’était le nom de mon auberge.

Adamsberg entendit le clair appel de la vieille femme qui s’ennuyait, sans savoir ce qu’il allait décider. Cependant, comme il l’avait dit à Veyrenc, les décisions sont prises bien avant qu’on les énonce. Il n’avait nulle part où s’abriter et la rude vieille femme lui plaisait assez. Même s’il se sentait un peu piégé, comme si Léo avait tout organisé d’avance.

Cinq minutes plus tard, il arrivait en vue de Chez Léo, une ancienne maison longue sans étage, qui tenait on ne sait comment sur ses poutres depuis au moins deux siècles. Et rien, à l’intérieur, ne semblait avoir changé depuis des décennies.

— Posez-vous sur le banc, dit Léo, on va appeler Émeri. Ce n’est pas un mauvais type, bien au contraire. Il se donne des airs de temps en temps, parce qu’il avait un aïeul maréchal sous Napoléon. Mais, dans l’ensemble, on l’aime bien. Seulement, son métier le déforme. À force de se méfier de tout le monde, à force de toujours punir, on ne peut pas aller en s’améliorant. Ça vous le fait à vous aussi, je suppose.

— Sans doute.

Léo traîna un tabouret près du gros téléphone.

— Enfin, soupira-t-elle en composant le numéro, c’est un mal nécessaire, la police. Pendant la guerre, c’était un mal tout court. Sûrement qu’il a dû y en avoir qui sont partis avec l’Armée furieuse. On va faire une flambée, ça fraîchit. Vous savez faire du feu, je suppose. Vous trouverez le bûcher en sortant sur votre gauche. Hello, Louis, c’est Léo.

Quand Adamsberg revint avec une brassée de bois, Léo était en pleine conversation. Il était clair qu’Émeri avait le dessous. D’une main décidée, Léo tendit le vieil écouteur au commissaire.

— Mais parce que je vais toujours porter des fleurs à saint Antoine, tu le sais, tout de même. Dis-moi, Louis, tu ne vas pas m’agacer au prétexte que j’ai trouvé son cadavre, non ? Si tu t’étais remué le corps, tu l’aurais trouvé tout seul et ça m’aurait évité des embarras.

— Ne t’emballe pas, Léo, je te crois.

— Il y a sa mobylette aussi, coincée dans le bosquet de noisetiers. Pour moi, on lui aura donné rendez-vous, et il aura fourré sa machine là-dedans pour pas qu’on lui vole.

— Je vais sur le site, Léo, et je viens te visiter. Tu ne seras pas couchée à 8 heures ?

— À 8 heures, je termine mon souper. Et je n’aime pas qu’on me dérange quand je mange.

— 8 h 30.

— Ça ne m’arrange pas, j’ai la visite d’un cousin d’Haroncourt. Voir des gendarmes le soir de son arrivée, ce n’est pas courtois. Et je suis fatiguée. Trotter dans la forêt, ce n’est plus de mon âge.

— C’est bien pour cela que je me demande pourquoi t’as trotté jusqu’à la chapelle.

— Je te l’ai dit. C’est pour porter les fleurs.

— Tu ne dis jamais que le quart de ce que tu sais.

— Le reste ne t’intéresserait pas. Tu ferais mieux de te dépêcher d’y aller avant que les bêtes ne le mangent. Et si tu veux me voir, ce sera demain.

Adamsberg reposa l’écouteur et entreprit d’allumer le feu.

— Louis Nicolas ne peut rien faire contre moi, expliqua Léone, je lui ai sauvé la vie quand il était mioche. Cette bête de gamin avait été piquer une tête dans la mare Jeanlin, je l’ai rattrapé par son fond de culotte. Il ne peut pas faire le fanfaron maréchal d’Empire avec moi.

— Il est du coin ?

— Il est né là.

— Alors comment a-t-il pu être affecté ici ? On ne nomme pas les flics sur leurs terres d’origine.

— Je le sais bien, jeune homme. Mais il avait onze ans quand il a quitté Ordebec, et ses parents n’avaient pas de vraies relations. Il a été longtemps près de Toulon, puis vers Lyon, et après il a eu la dispense. Il ne connaît plus vraiment les gens d’ici. Et il est protégé par le comte, alors ça va tout seul.

— Le comte d’ici.

— Rémy, le comte d’Ordebec. Vous prenez de la soupe, je suppose.

— Merci, dit Adamsberg en tendant son assiette.

— C’est à la carotte. Après, il y a du sauté à la crème.

— Émeri dit que Lina est folle à lier.

— C’est faux, dit Leone en entonnant une grosse cuiller dans sa petite bouche. C’est une gamine vive et brave comme tout. Et puis elle n’a pas eu tort. Il est bel et bien mort, Herbier. Alors Louis Nicolas va lui tomber dessus, ça ne fait pas un pli.

Adamsberg nettoya son assiette à soupe avec du pain, comme le faisait Léo, et apporta le plat de sauté. Du veau avec des haricots, dans l’odeur du feu de bois.

— Et comme elle n’est pas tellement appréciée, elle et ses frères, continua Léone en servant la viande avec un peu de brutalité, ça va faire un beau gâchis. Ne croyez pas qu’ils ne sont pas gentils, mais les gens ont toujours peur de ce qui leur échappe. Alors avec son don, et ses frères qui ne sont pas tout à fait ajustés, ça ne leur fait pas une bonne réputation.

— À cause de l’Armée furieuse.

— Ça et d’autres choses. Les gens disent qu’ils ont le diable dans la maison. Ici, c’est comme partout, il y a beaucoup de têtes creuses qui ont vite fait de se remplir de n’importe quoi, si possible du pire. C’est ce que tout le monde préfère, le pire. On s’ennuie tellement.

Léone approuva sa propre déclaration d’un mouvement de menton et avala une grosse bouchée de viande.

— Vous avez votre idée sur l’Armée furieuse, je suppose, dit Adamsberg, utilisant la manière de Léone pour la questionner.

— Ça dépend comment on la voit. À Ordebec, il y en a qui pensent que le Seigneur Hellequin est au service du démon. Moi je ne crois pas trop, mais si des gens peuvent survivre parce qu’ils sont saints, comme saint Antoine, pourquoi d’autres ne survivraient pas parce qu’ils sont mauvais ? Parce que dans la Mesnie, c’est tous des mauvais. Vous le savez, cela ?

— Oui.

— Et c’est pour cela qu’ils sont saisis. D’autres pensent que la pauvre Lina a des visions, que sa tête est malade. Elle a vu des médecins, mais ils ne lui ont rien trouvé. D’autres disent que son frère met des bolets Satan dans l’omelette aux champignons et que le bolet lui donne des hallucinations. Vous connaissez le bolet Satan, je suppose. Le pied rouge.

— Oui.

— Ah bien, dit Léone, un peu déçue.

— Ça ne donne qu’un sérieux mal de ventre.

Léone emporta les assiettes dans la petite cuisine sombre et fit la vaisselle en silence, concentrée sur sa tâche. Adamsberg essuyait au fur et à mesure.

— À moi ça m’est égal, reprit Léone en essuyant ses grandes mains. Il y a juste que Lina voit l’Armée, et cela, c’est certain. Que cette Armée soit vraie ou fausse, je suis pas là pour juger. Mais à présent qu’Herbier est mort, les autres vont la menacer. En fait, c’est pour cela que vous êtes là.

La vieille femme reprit ses cannes, et revint à sa place à table. Elle sortit du tiroir une boîte de cigares de bonne taille. Elle en passa un sous son nez, lécha le bout et l’alluma avec soin, tout en poussant la boîte ouverte vers Adamsberg.

— Un ami me les envoie, il les a de Cuba. J’ai passé deux ans à Cuba, quatre en Écosse, trois en Argentine, et cinq à Madagascar. Avec Ernest, on a ouvert des restaurants un peu partout, on a vu du pays. Cuisine à la crème. Vous seriez aimable de nous sortir le calva, dans le bas du placard, et de nous en servir deux petits verres. Vous acceptez de boire avec moi, je suppose.

Adamsberg s’exécuta, il commençait à se trouver très à son aise dans cette petite salle mal éclairée, avec ce cigare, ce verre, ce feu et cette grande vieille Léo fripée comme un chiffon raide, le chien ronflant au sol.

— Et pourquoi suis-je là, Léo ? Si je puis vous appeler Léo ?

— Pour protéger Lina et ses frères. Je n’ai pas d’enfants et c’est un peu comme ma fille. S’il y a d’autres morts, je veux dire si ceux qu’elle a vus dans l’Armée meurent aussi, ça va faire du vilain. Il s’est passé la même histoire à Ordebec, un peu avant la Révolution. Le gars s’appelait François-Benjamin, il avait vu quatre hommes mauvais saisis par la Mesnie. Mais il n’avait pu dire que trois des quatre noms. Comme Lina. Et deux de ces hommes sont morts onze jours après. Les gens ont eu si peur — à cause de la quatrième personne sans nom — qu’ils ont pensé arrêter les morts de la Mesnie en détruisant celui qui l’avait vue. François-Benjamin a été tué à coups de fourche, puis on l’a brûlé sur la place publique.

— Et le troisième n’est pas mort ?

— Si. Et le quatrième après, dans l’ordre qu’il avait dit. Comme quoi ça n’a servi à rien qu’ils enfourchent François-Benjamin.

Léo avala une gorgée de calva, se gargarisa la bouche, déglutit avec bruit et satisfaction, puis tira une longue bouffée de son cigare.

— Et je n’ai pas envie qu’il arrive la même chose à Lina. Soi-disant les temps ont évolué. Cela veut simplement dire qu’on se fait plus discrets. Cela veut dire qu’on ne fera pas ça avec des fourches et du feu, mais on le fera d’une autre manière. Tous ceux, ici, qui ont une malfaisance sur la conscience sont déjà terrifiés, vous pouvez en être sûr. Terrifiés d’être saisis, et terrifiés que ça se sache.

— Une malfaisance grave ? Un meurtre ?

— Pas forcément. Une spoliation, une calomnie ou une justice mauvaise. Ça les tranquilliserait bien de détruire Lina et ses bavardages. Parce que ça coupe le lien avec l’Armée, vous voyez. C’est ce qu’ils se disent. Comme avant. On n’a pas évolué, commissaire.

— Depuis ce François-Benjamin, Lina est la première à avoir revu l’Armée furieuse ?

— Bien sûr que non, commissaire, dit-elle de sa voix rauque, dans un nuage de fumée, comme si elle réprimandait un élève décevant. Nous sommes à Ordebec. Il y a au moins un passeur par génération ici. Le passeur, c’est celui qui la voit, c’est celui qui fait la jonction entre les vivants et l’Armée. Avant la naissance de Lina, c’était Gilbert. Il paraît qu’il a posé sa main sur la tête de la petite au-dessus du bénitier, et ce serait comme ça qu’il lui aurait passé le destin. Et quand on a le destin, ça ne sert à rien de s’enfuir, car l’Armée vous ramène toujours sur le grinvèlde. Ou le grimweld, comme ils disent dans l’Est.

— Mais personne n’a tué ce Gilbert, si ?

— Non, dit Léo en soufflant un gros nuage rond. Mais la différence, c’est que, cette fois, Lina a fait comme François-Benjamin : elle en a vu quatre, mais elle a pu seulement en nommer trois : Herbier, Glayeux et Mortembot. Mais pour le quatrième, elle ne dit pas. Alors forcément, si Glayeux et Mortembot décèdent aussi, la peur va tomber sur toute la ville. Puisqu’on ne sait pas qui est le prochain, personne ne va se sentir à l’abri. Déjà que l’annonce des noms de Glayeux et Mortembot a fait un sacré tapage.

— Pourquoi ?

— À cause des bruits qui courent sur eux depuis longtemps. Ce sont des hommes mauvais.

— Qu’est-ce qu’ils font ?

— Glayeux fabrique des vitraux pour toutes les églises de la région, il est très doué de ses mains mais pas aimable. Il se sent au-dessus des culs-terreux et il ne se gêne pas pour le faire savoir. Alors qu’il est né d’un père ferronnier au Charmeuil-Othon. Et sans les culs-terreux pour aller à la messe, il n’aurait pas de commandes de vitraux. Mortembot, il est pépiniériste sur la route de Livarot, c’est un taciturne. C’est facile de comprendre que depuis que la rumeur court, ils sont dans les ennuis. La clientèle a baissé à la pépinière, on les évite. Quand on saura qu’Herbier est mort, ce sera bien pis. C’est pour ça que je dis que Lina aurait gagné à se taire. Mais il y a toujours ce problème avec les passeurs. Ils se sentent obligés de parler, pour donner une chance aux saisis. Vous comprenez ce que sont les « saisis », je suppose.

— Oui.

— Les passeurs parlent, des fois que les saisis arrivent à se racheter. Si bien que Lina est en danger et que, vous, vous pourriez la protéger.

— Je ne peux rien faire, Léo, c’est l’enquête d’Émeri.

— Mais Émeri ne s’inquiète pas pour Lina. Toute cette histoire d’Armée furieuse l’agace et le dégoûte. Il croit qu’on a changé, il croit que les gens sont raisonnables.

— On cherchera d’abord l’assassin d’Herbier. Et les deux autres sont toujours en vie. Si bien que Lina n’est pas menacée pour l’instant.

— Ça se peut, dit Léo en soufflant sur son trognon de cigare.

Il fallait sortir pour gagner la chambre, chaque pièce donnant directement sur l’extérieur par une porte très grinçante, qui lui rappela celle de Tuilot Julien, cette porte qui l’aurait empêché d’être inculpé s’il avait osé la franchir. Léo lui désigna sa chambre du bout de sa canne.

— Faut la soulever pour pas qu’elle crie trop. Bonne nuit.

— Je ne connais pas votre nom, Léo.

— Les policiers veulent toujours savoir ça. Et le vôtre ? ajouta Léo en crachotant des brins de tabac collés sur sa langue.

— Jean-Baptiste Adamsberg.

— Ne vous formalisez pas, il y a dans votre chambre toute une collection d’anciens livres de pornographie du XIXe siècle. C’est un ami qui m’a légué ça, sa famille ne le tolérait pas. Vous pouvez les regarder bien sûr, mais faites attention en tournant les pages, ils sont vieux et le papier n’est pas bien solide.

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