Le comte agit dans la soirée et à l’aube avec une efficacité impressionnante, à la mesure de sa tendresse pour la vieille Léone, car le médecin arriva discrètement à 11 h 30 à l’hôpital d’Ordebec. Valleray avait réveillé le vieux juge à 6 heures du matin, lancé son commandement, et les grilles de Fleury s’étaient ouvertes dès 9 heures pour laisser sortir le convoi qui emportait le prisonnier vers la Normandie.
Les deux voitures banalisées se garèrent dans le parking réservé au personnel médical, hors du regard des passants. Encadré par quatre hommes, le médecin sortit menottes aux poignets avec un air replet et même jovial qui détendit Adamsberg. Il n’avait encore reçu aucun signe de Zerk et pas un mot de Retancourt. Pour une fois, il lui semblait que sa torpille Retancourt était désamorcée, inapte. Ce qui, peut-être, allait dans le sens de l’hypothèse du comte. Si Retancourt ne trouvait rien, c’est qu’il n’y avait rien à trouver. Hormis le fait que Christian était rentré tard — un point auquel il s’accrochait —, rien ne permettait de soupçonner l’un ou l’autre frère.
Le médecin s’avança vers lui de sa démarche dandinante, propre et bien vêtu. Il n’avait pas perdu un gramme en prison et s’était peut-être même étoffé.
— Merci pour cette petite sortie, Adamsberg, dit-il en lui serrant la main, c’est bien rafraîchissant de voir la campagne. Surtout ne m’appelez pas par mon nom devant les autres, j’entends le garder sans tache.
— Que dirons-nous ? Docteur Hellebaud ? Ça fera l’affaire ?
— Parfaitement. Où en sont vos acouphènes ? Revenus vous tracasser ? Quand je pense que je n’ai pu vous faire que deux séances.
— Disparus, docteur. À peine un léger sifflement parfois dans l’oreille gauche.
— Parfait. Je vous réglerai cette vétille avant de repartir avec ces messieurs. Et la petite chatte ?
— Bientôt sevrée. Et la prison, docteur ? Je n’ai pas eu le temps de venir vous rendre visite depuis votre incarcération. Je m’en excuse.
— Que voulez-vous que je vous dise, mon ami ? Je suis débordé. Il y a les soins donnés au directeur — une très mauvaise et ancienne dorsalgie —, aux prisonniers — des somatisations dépressives et des traumatismes d’enfance de toute beauté, des cas tout à fait passionnants, je l’avoue —, et les soins aux gardiens, beaucoup d’addictions, beaucoup de violences contenues. Je ne prends pas plus de cinq patients par jour, j’ai été très ferme là-dessus. Je ne fais pas payer, bien entendu, je n’en ai pas le droit. Mais vous voyez ce que c’est, j’ai de grosses compensations. Cellule spéciale, traitement de faveur, repas cuisinés, livres à volonté, je ne peux pas me plaindre. Avec tous les cas que j’ai là-bas, je prépare un livre assez formidable sur le traumatisme carcéral. Parlez-moi de votre malade. Événement ? Diagnostic ?
Adamsberg s’entretint un quart d’heure dans le sous-sol avec le médecin puis monta à l’étage où, devant la chambre de Léo, les attendaient le capitaine Émeri, le Dr Merlan, le comte de Valleray et Lina Vendermot.
Adamsberg leur présenta le Dr Paul Hellebaud, et l’un des gardiens lui ôta les menottes avec un soin respectueux.
— Ce gardien-là, murmura le médecin à l’oreille d’Adamsberg, je l’ai ramené à la vie. Il était devenu impuissant. Le pauvre gars était anéanti. Il m’apporte le café au lit tous les matins. Qui est cette femme pleine comme un œuf et appétissante comme tout ?
— Lina Vendermot. Celle qui a mis le feu aux poudres, celle par qui le premier meurtre est arrivé.
— C’est une tueuse ? demanda-t-il en lui jetant un regard surpris et désapprobateur, semblant oublier qu’il était lui-même un meurtrier.
— On n’en sait rien. Elle a eu une vision funeste, elle l’a racontée, et tout est parti de là.
— Vision de quoi ?
— C’est une vieille légende locale, une Armée furieuse qui passe ici depuis des siècles, à moitié morte, et qui emporte avec elle des vivants fautifs.
— La Mesnie Hellequin ? demanda vivement le médecin.
— Elle-même. Vous la connaissez ?
— Qui n’en a entendu parler, mon ami ? Ainsi, le Seigneur chevauche dans les parages ?
— À trois kilomètres d’ici.
— Merveilleux contexte, apprécia le médecin en se frottant les mains, et ce geste rappela à Adamsberg le soir où il avait choisi pour lui un excellent vin.
— La vieille dame figurait parmi les saisis ?
— Non, on suppose qu’elle savait quelque chose. Quand le médecin s’approcha du lit et regarda Léone, toujours trop blanche et trop froide, il perdit subitement son sourire et Adamsberg chassa de sa nuque la boule d’électricité qui était revenue s’y placer.
— Mal au cou ? lui demanda le médecin à voix basse, sans quitter Léone des yeux, comme s’il inspectait un plan de travail.
— Ce n’est rien. Une simple boule d’électricité qui vient se mettre là de temps à autre.
— Ça n’existe pas, dit le médecin avec dédain. On verra cela plus tard, le cas de votre vieille est autrement tangent.
Il fit reculer les quatre gardiens jusqu’au mur, leur demandant le silence. Merlan aggravait son état de drannoc en affichant une mine suspicieuse et sciemment amusée. Émeri était presque au garde-à-vous comme pour une revue spéciale de l’Empereur, et le comte, auquel on avança une chaise, tenait ses mains pour les empêcher de trembler. Lina était debout derrière lui. Adamsberg comprima dans sa main son téléphone qui vibrait, le téléphone clandestin numéro 2, et jeta un œil sur le message. Ils sont là. Fouillent maison Léo. LVB. Il montra discrètement le message à Danglard.
Qu’ils fouillent, pensa-t-il, en adressant une pensée pleine de gratitude au lieutenant Veyrenc.
Le médecin avait posé ses énormes mains sur le crâne de Léone, qu’il parut écouter longuement, passa au cou et à la poitrine. Il contourna le lit en silence et prit dans ses doigts les pieds maigres, qu’il palpa et manipula, avec des temps d’arrêt, pendant plusieurs minutes. Puis il revint vers Adamsberg.
— Tout est mort, à plat, Adamsberg. Fusibles sautés, circuits déconnectés, fascias médiastinal et encéphalique bloqués, cerveau en sous-oxygénation, décompression respiratoire, système digestif non sollicité. Quel âge a-t-elle ?
Adamsberg entendit la respiration du comte s’accélérer.
— Quatre-vingt-huit ans.
— Bien. Je vais devoir lui faire un premier soin de quarante-cinq minutes environ. Puis un second, plus court, vers 17 heures. C’est possible, René ? demanda-t-il en se tournant vers le gardien-chef.
Le gardien-chef ex-impuissant hocha la tête aussitôt, une réelle vénération dans les yeux.
— Si elle est réceptive au soin, je devrai revenir dans quinze jours pour stabiliser.
— Aucun problème, assura le comte d’une voix tendue.
— Maintenant, si vous voulez bien me laisser, j’aimerais être seul avec la patiente. Le Dr Merlan peut rester s’il le souhaite, à la condition qu’il comprime son ironie, même muette. Ou je serai également contraint de le prier de sortir.
Les quatre gardiens se consultèrent, croisèrent le regard impérieux du comte, l’expression de doute d’Émeri, et finalement, le gardien-chef René donna son assentiment.
— Nous serons derrière la porte, docteur.
— Cela va sans dire, René. De toute façon, si je ne me trompe pas, il y a deux caméras dans la chambre.
— C’est exact, dit Émeri. Mesure de protection.
— Je ne vais donc pas m’envoler. Je n’en ai pas l’intention d’ailleurs, le cas est fascinant. Tout fonctionne et rien ne marche. Un indiscutable effet de la terreur qui, par réflexe inconscient de survie, a tétanisé les fonctions. Elle ne veut pas revivre son agression, elle ne veut pas revenir pour y faire face. Déduisez-en, commissaire, qu’elle connaît son assaillant et que cette connaissance lui est intolérable. Elle est en fuite, très loin, et trop loin.
Deux des gardiens se postèrent devant la porte et deux autres descendirent monter la garde à l’aplomb de la fenêtre. Le comte, claudiquant sur sa canne dans le couloir, attira Adamsberg vers lui.
— Il ne va la soigner qu’avec ses doigts ?
— Oui, Valleray, je vous l’ai dit.
— Mon Dieu.
Le comte consulta sa montre.
— Cela ne fait que sept minutes, Valleray.
— Mais vous ne pourriez pas entrer voir comment cela se passe ?
— Quand le Dr Hellebaud fait un soin difficile, il y met tant d’intensité qu’il en sort généralement trempé de sueur. On ne peut pas le déranger.
— Je comprends. Vous ne me demandez pas si j’ai pu déplacer l’épée ?
— L’épée ?
— Celle que le Ministère appuie sur votre nuque.
— Dites-moi.
— Cela n’a pas été aisé de convaincre les deux fils d’Antoine. Mais c’est passé. Vous avez huit jours de répit supplémentaire pour mettre la main sur ce Mohamed.
— Merci, Valleray.
— Cependant le chef de cabinet du Ministre m’a paru étrange. Quand il a donné son accord, il a ajouté « si on ne le trouve pas aujourd’hui ». Il parlait de ce Mohamed. Un peu comme s’il s’amusait. Ils ont une piste ?
Adamsberg sentit la boule d’électricité lui picoter plus intensément le cou, à lui faire presque mal. Pas de boule, avait déclaré le médecin, ça n’existe pas.
— Je ne suis pas informé, dit-il.
— Ils mènent une enquête parallèle dans votre dos ou quoi ?
— Aucune idée, Valleray.
À cette heure, l’équipe spéciale des barbouzes du Ministère devait avoir fini de ratisser tous les lieux où il avait mis les pieds depuis son arrivée à Ordebec. L’auberge de Léo, la maison des Vendermot — et Adamsberg espérait de toutes ses forces qu’Hippolyte leur ait parlé continûment à l’envers —, la gendarmerie — et Adamsberg espérait de toutes ses forces que Flem leur ait sauté dessus. Il y avait peu de risques qu’ils aient aussi visité la maison d’Herbier, mais un lieu abandonné peut toujours intéresser des fouinards de flics. Il passait en revue le travail accompli avec Veyrenc. Les empreintes effacées, la vaisselle faite à l’eau bouillante, les draps ôtés — avec charge pour les jeunes gens de les jeter à plus de cent kilomètres d’Ordebec — les scellés posés. Restaient les crottes d’Hellebaud, qu’ils avaient raclées comme ils avaient pu, mais il en demeurait des traces. Il avait demandé à Veyrenc s’il connaissait le secret de la résistance phénoménale des fientes d’oiseau, mais Veyrenc n’en savait pas plus que lui là-dessus.