Adamsberg participa à la fouille dans les bois jusqu’à 7 heures du matin, rejoint par les cinq autres hommes tirés de leur lit. Danglard paraissait éreinté. Lui non plus, pensa Adamsberg, n’avait pas pu s’endormir, cherchant vainement un lieu calme pour déposer ses pensées, comme on tente de se mettre à l’abri du vent. Mais pour le moment, Danglard n’avait plus d’abri. Son esprit brillant, insoupçonnable de bassesse ou de stupidité, gisait en morceaux à ses pieds.
Aux premières lueurs du jour, on repéra assez rapidement l’endroit où le tueur avait attendu. Ce fut Faucheur qui appela les autres. De manière insolite, il était clair que l’assassin, abrité par un chêne à sept troncs, s’était assis sur un petit tabouret pliant, dont le piètement métallique s’était enfoncé dans le tapis de feuilles.
— Jamais vu ça, dit Émeri, presque scandalisé. Un assassin soucieux de son confort. Le type se prépare à tuer un homme, mais il ne veut pas que ça lui fatigue les jambes.
— Il est vieux peut-être, dit Veyrenc. Ou bien il a du mal à rester debout longtemps. Avant que Mortembot se présente aux toilettes, l’attente pouvait durer des heures.
— Pas si vieux que ça, dit Adamsberg. Pour armer la corde d’une arbalète et encaisser le choc retour, il faut être plutôt costaud. Être assis lui donnait de la précision. Et l’on fait moins de bruit qu’en piétinant debout. À combien est-on de la cible ?
— Je dirais quarante-deux, quarante-trois mètres, dit Estalère qui, comme l’avait toujours affirmé Adamsberg, avait de bons yeux.
— À Rouen, dit Danglard très bas, comme si son éclat perdu l’empêchait désormais de placer sa voix normalement, on conserve le cœur de Richard Cœur de Lion dans la cathédrale, tué au combat par un tir d’arbalète.
— Ah bon ? dit Émeri, toujours revigoré par les affaires glorieuses des champs de bataille.
— Oui. Il fut blessé au siège de Châlus-Chabrol en mars 1199, et il est mort onze jours après de la gangrène. Pour lui au moins, on connaît le nom du meurtrier.
— Qui est ? demanda Émeri.
— Pierre Basile, un petit noblaillon du Limousin.
— Bon sang, en quoi ça nous regarde ? dit Adamsberg, irrité que, dans son désastre, Danglard persiste à dérouler son érudition.
— C’est juste, dit Danglard à voix sourde, que c’est une des plus célèbres victimes de l’arbalète.
— Et après Richard, le lamentable Michel Mortembot, dit Émeri. Décadence complète, conclut-il en secouant la tête.
Les hommes continuèrent à battre la forêt, cherchant sans y croire la trace des pas du meurtrier. Le tapis de feuilles était desséché par l’été et ne gardait pas les empreintes. C’est Émeri qui les siffla trois quarts d’heure plus tard, les regroupant à quelques mètres de la lisière opposée du bois. Il avait achevé de boutonner sa veste et les attendait, à nouveau très droit, devant un carré de terre fraîchement remué, mal recouvert de feuilles éparses.
— L’arbalète, dit Veyrenc.
— Je le crois, dit Émeri.
La fosse n’était pas profonde, d’une trentaine de centimètres, et les brigadiers dégagèrent rapidement une housse en plastique.
— C’est cela, dit Blériot. Le gars n’a pas eu envie de détruire son arme. Il l’a enterrée ici pour parer au plus pressé. Il a dû préparer la fosse avant.
— Comme il a découpé la vitre avant.
— Comment aurait-il pu deviner que Mortembot se cloîtrerait ici ?
— Pas sorcier de deviner qu’après la mort de Glayeux, Mortembot réintégrerait la maison de sa mère, dit Émeri. Très mal enterrée, ajouta-t-il avec une moue en désignant la fosse. Comme il a très mal caché la hache.
— Possible qu’il soit borné, dit Veyrenc. Qu’il soit très efficace dans l’immédiat mais incapable de penser le long terme. Une organisation mentale avec des blancs, des manques.
— Ou bien l’arme appartient à quelqu’un, comme la hache, dit Adamsberg, dont la tête commençait à lui tourner de fatigue, par exemple à un Vendermot. Et le tueur a bien l’intention qu’on la trouve.
— Vous savez ce que je pense d’eux, dit Émeri. Mais je ne crois pas qu’Hippo possède une arbalète.
— Et Martin ? Toujours fourré dans la forêt à butiner ?
— Je ne le vois pas capturer ses bestioles avec une commando. Mais celui qui en possédait sans doute une, c’est Herbier.
— Il y a deux ans, confirma Faucheur, on a trouvé une laie avec un carreau dans le flanc.
— Le tueur a pu facilement prendre l’arme chez lui après sa mort, avant qu’on ne pose les scellés.
— Encore que, dit doucement Adamsberg, il y ait toujours moyen de briser et refaire des scellés.
— Faut être un professionnel.
— C’est vrai.
L’équipe d’Émeri emporta le matériel pour son transfert à Lisieux, clôtura la zone de la fosse et celle du tabouret, laissant Blériot et Faucheur en surveillance dans l’attente de l’équipe technique.
Ils revinrent à la maison de Mortembot en même temps que le Dr Merlan, appelé pour les premières constatations. La médecin légiste était retenue à Livarot, où un ardoisier avait chuté d’un toit. Rien de criminel en apparence, mais les gendarmes avaient préféré l’appeler en raison du commentaire de l’épouse, qui avait signalé avec un haussement d’épaules que son mari était « boursouflé de cidre comme une panse de vache ».
Merlan observa le corps de Mortembot et secoua la tête.
— Si on ne peut plus pisser tranquille, dit-il simplement.
Une oraison funèbre un peu fruste, songea Adamsberg, mais non dénuée de justesse. Merlan confirma que le tir avait dû avoir lieu entre 1 heure et 2 heures du matin, en tous les cas avant 3 heures. Il ôta le carreau sans déplacer le corps, afin de laisser les choses en l’état pour sa collègue.
— Foutu truc de sauvage, dit-il en l’agitant devant Adamsberg. C’est ma collègue qui l’ouvrira mais, vu l’impact, le carreau a traversé le larynx jusqu’à l’œsophage. Je pense qu’il est mort d’étouffement avant que l’hémorragie n’ait fait son œuvre. On le rhabille ?
— On ne peut pas, docteur. Faut que les techniciens passent.
— Quand même, dit Merlan avec une grimace.
— Oui, docteur, je sais.
— Et vous, dit Merlan en regardant fixement Adamsberg, vous feriez bien d’aller dormir en vitesse. Lui aussi, ajouta-t-il en désignant Danglard d’un simple signe du pouce. Il y en a qui ne se reposent pas assez ici. Ça va tomber comme des quilles sans même qu’on lance la boule.
— Vas-y, dit Émeri en donnant une légère tape sur l’épaule d’Adamsberg. J’attendrai les gars. Moi et Blériot, on a dormi.
Hellebaud avait laissé dans la chambre des signes de sa promenade matinale en abandonnant des graines un peu partout. Mais il était revenu occuper la chaussure gauche et roucoula à la vue d’Adamsberg. Cette affaire de chaussure, si contre nature fût-elle, avait au moins un grand avantage. Le pigeon ne déposait plus ses fientes à la volée dans toute la pièce, mais strictement dans cette chaussure. Quand il aurait dormi, il gratterait l’intérieur. Avec quoi ? se demanda-t-il en se roulant dans le trou du matelas. Un couteau ? Une petite cuiller ? Un chausse-pied ?
La violence de cette pointe chasse l’avait écœuré, ces ailes tranchantes trouant le type en pleine pissée. Beaucoup plus que la mie de pain bourrée dans la gorge de la vieille femme, Tuilot Lucette, méthode qui, par son aspect inédit et rudimentaire, avait quelque chose d’un peu touchant. Et Danglard l’avait irrité avec son commentaire sur Richard Cœur de Lion, pour ce qu’on en avait à faire. Veyrenc de même, qui se demandait pourquoi Mortembot avait changé d’habits. Irritation rapide et peu juste, qui prouvait son état de fatigue. Mortembot avait ôté sa veste bleue — qui devait sentir l’odeur de la cellule, quoi qu’on en dise, ne serait-ce que celle de l’antiseptique —, et il avait enfilé une tenue de coton gris pâle, pantalon gansé de gris foncé. Et après ? Et si Mortembot avait eu besoin de confort ? Ou d’élégance ? Émeri l’avait agacé également, avec sa manière de lui annoncer à nouveau qu’il lui abandonnait toute la responsabilité du désastre. Lâche soldat, Émeri. Ce troisième meurtre allait achever d’embraser Ordebec, puis la région tout entière. Les journaux locaux étaient déjà emplis de la fureur meurtrière d’Hellequin, quelques courriers de lecteurs pointaient le doigt vers les Vendermot sans encore les nommer, et il lui avait semblé la veille que les rues s’étaient vidées au soir plus rapidement que d’habitude. Et à présent que le tueur assassinait de loin à l’arbalète, nul n’était plus à l’abri dans son trou de rat. Et lui encore moins, qu’on avait voulu couper en trois morceaux sous un train. Si le meurtrier avait pu savoir à quel point il était ignorant et démuni, il ne se serait pas donné la peine de convoquer un train pour le détruire. Peut-être la poitrine de Lina lui barrait-elle toute visibilité sur la faute de la famille Vendermot.