12.

Elena tendait une main vers une conserve, sur le rayon du magasin.

— De la sauce de canneberge ? Thanksgiving n’est pourtant que la semaine prochaine !

Elle se retourna.

— Salut Matt ! Eh oui ! Ma tante aime bien faire une répétition générale le dimanche qui précède. Tu ne te souviens pas ? Comme ça on risque moins la catastrophe.

— Comme se rendre compte un quart d’heure avant le repas qu’il manque la fameuse sauce ?

— Cinq minutes avant, corrigea Elena après regarder sa montre.

Matt s’esclaffa. Elena en fut ravie : c’était devenue tellement rares ces derniers temps ! Elle se rendit à la caisse, puis se retourna. Matt feuilletait un magazine au rayon de presse d’un air absorbé. Prise de remords, elle revint vers lui et lança une chiquenaude à son magazine.

— T’as quelque chose de prévu, ce soir ? Tu pourrais venir dîner à la maison… Bonnie sera là. Elle m’attend d’ailleurs dans la voiture. Robert vient aussi, bien sûr.

— À vrai dire, j’avais prévu de manger seul : ma mère n’est pas là. Et Meredith ?

— Elle rend visite à des gens de sa famille, je crois ! Comme toujours, son amie était restée très vague sur le sujet.

— Alors, prêt à goûter la cuisine de ma tante ?

— En souvenir du bon vieux temps ?

— Plutôt… pour célébrer notre amitié, corrigea Elena avec un sourire.

La réplique ne sembla pas beaucoup plaire à Matt, qui se mit à bougonner.

Je crois que je n’ai pas le choix…

Mais le temps de poser son journal et d’accompagner Elena à la voiture, il s’était déridé.

Quand il entra dans la cuisine à sa suite, tante Judith l’accueillit chaleureusement.

— Le dîner est bientôt prêt ! annonça-t-elle, Robert vient d’arriver. Allez-vous installer dans la salle à manger. Oh, Elena, va donc chercher une autre chaise ! Avec Matt on sera sept.

— Non, six, affirma Elena. Robert et toi, Margaret et moi, Bonnie et Matt et moi.

— Robert à amené un invité, ils sont déjà attablés.

Le déclic se fit dans l’esprit de la jeune fille à l’instant où elle poussait la porte. Il était trop tard pour reculer…

Robert l’air tout content, était occupé à ouvrir une bouteille de vin. À l’autre extrémité de la table, derrière les candélabres, se tenait Damon. Elena s’était arrêtée net, si bien que Bonnie, qui la suivait de prêt, lui rentra dedans. Même si elle s’y était préparée, le choc l’avait plongé dans la plus grande confusion. Mais elle n’avait d’autre choix que d’avancer.

— Ah, Elena, te voilà ! s’exclama Robert avec entrain. Nous parlions justement de toi. Je te présente Damon…

— Smith, compléta Damon.

— Figure-toi qu’il fait ses études dans l’université où j’ai moi-même été. On s’est rencontrés à l’épicerie. Comme Damon cherchait un endroit pour passer la soirée, je l’ai invité. Damon, voici les amis d’Elena, Matt et Bonnie.

— Salut, fit Matt avec le plus grand flegme. Bonnie ouvrait les yeux comme des soucoupes. Elle jeta un regard horrifié à Elena, qui, elle, se demandait si elle devait s’enfuir à toutes jambes, ou bien jeter rageusement son verre de vin à la tête de Damon.

Matt alla chercher un siège dans le salon. Comment faisait-il pour garder son calme ? Elena se rappela soudain qu’il n’était pas à la fête d’Alaric. Bonnie, en revanche semblait au bord de la crise de nerfs.

Damon tirait déjà une chaise pour inviter Elena à s’asseoir lorsque Margaret vint faire diversion.

— Matt, t’as vu mon chat demanda-t-elle de sa petite voix haut perchée, je viens juste de l’avoir. Il s’appelle Boule de Neige.

— Il est mignon, dit le garçon en lui adressant un sourire bienveillant.

Il se penchait sur la boule de poils, dans les bras de la petite fille, lorsque Elena se précipita pour lui arracher des mains. Une idée lui avait traversé l’esprit.

— Eh Margaret, on va présenter ton chat à l’ami de Robert ! dit-elle en fourrant la petite bête sous le nez de Damon.

Un chaos indescriptible s’ensuivit. La queue de Boule de Neige tripla de volume, et il se mit à cracher furieusement tout en administrant de grands coups de pattes à Damon. Il finit par s’enfuir comme une tornade, non sans, au passage, planté ses griffes dans le bras d’Elena. La jeune fille était néanmoins satisfaite par l’expression d’indéniable de surprise que les yeux de Damon avaient trahie. Mais ils retrouvèrent vite leur sérénité d’oiseau de nuit.

Les réactions ne se firent pas attendre : Margaret hurlait à en crever les tympans de l’assistance tandis que Robert s’efforçait de la consoler. Il finit par l’accompagner à la recherche du chat. Bonnie se tenait au mur, l’air profondément choqué. Quant à Matt et tante Judith, ils semblaient consternés.

— Les animaux n’ont pas l’air de beaucoup vous aimer, lança sévèrement Elena à Damon.

Elle s’attabla, faisant signe d’en faire autant à Bonnie, qui s’exécuta en tremblant. Damon s’assit à son tour, sous je regard plein de défiance des deux amies et l’air perplexe de Matt. Quelques instants plus tard, Robert revint avec Margaret, toujours en pleurs. Il décocha un coup d’œil sévère à Elena.

Le repas put enfin commencer. À eux tous, ils incarnaient parfaitement la famille classique réunie autour de la dinde de Thanksgiving. Mais pour qui savait qu’un vampire se tenait dans l’assemblée, le dîner n’était pas si ordinaire que cela. Elena ne percevait que trop l’atmosphère surnaturelle qui régnait dans la pièce. Quant à Bonnie, elle était tellement occupée à lancer des regards interrogateurs à son amie qu’elle ne toucha pas au contenu de son assiette.

Elena ne savait absolument pas comment réagir face à l’intrusion de Damon. Elle se remettait à peine de l’humiliation. Se faire piéger sous son propre toit ! Et pour compléter le fiasco, tante Judith et Robert étaient visiblement charmés du tour agréable de sa conversation. Même Margaret avait fini par lui sourire, et Bonnie, malgré ses craintes, pouvait très bien succomber à son tour.

— Fell’s Church commémore sa fondation la semaine prochaine, annonça tante Judith à l’invité. Ce serait l’occasion de revenir nous voir.

— Avec grand plaisir ! répondit-il d’un ton affable qui horripila Elena.

Tante Judith, en revanche, lui adressa un sourire ravi.

— D’autant plus que, cette année, Elena y jouera un rôle de premier plan, elle a été choisie pour représenter Fell’s Church.

— Vous devez être fiers d’elle.

— Et comment ! Alors, on peut compter sur vous ?

— J’ai eu des nouvelles de Vickie, interrompit Elena en beurrant rageusement un bout de pain. La fille qui s’est fait agresser, ça vous dit quelque chose ?

Elle regardait Damon droit dans les yeux. Celui-ci laissa passer un silence avant de répondre :

— J’ai bien peur de ne pas la connaître.

— Mais si, je suis sûre que vous l’avez déjà croisée. Elle a à peu près ma taille, les yeux noirs et les cheveux châtains… Son état s’est beaucoup aggravé.

La pauvre ! s’apitoya tante Judith.

— Et les médecins n’y comprennent rien, poursuivit Elena sans quitter Damon des yeux. C’est comme si, à chaque nouvelle crise, elle revivait l’agression, en pire.

— L’invité feignit un intérêt poli.

— Servez-vous donc une nouvelle fois, suggéra la jeune fille en poussant le plat de farce vers lui.

— Non merci. En revanche, je reprendrais bien un peu de cette excellente sauce.

Il leva une cuillerée pleine d’un liquide rouge vif vers l’un des chandeliers.

— Cette couleur est si appétissante…

Comme tous les convives, Bonnie avait suivi du regard, le geste de Damon. Mais au lieu de rebaisser la tête, elle gardait les yeux fixés sur la flamme de la bougie. Lentement, les traits de son visage se figèrent. Cette expression n’était pas inconnue à Elena, qui sentant le danger, tenta désespérément d’attirer l’attention de son amie. En vain : Bonnie semblait fascinée par la lueur dansante du chandelier.

— … ensuite, les élèves de primaire présenteront un spectacle, expliquait tante Judith à Damon. Puis ce sera la lecture des poèmes. Elena, combien de Terminales y participent, cette année ?

— On sera seulement trois, répondit-elle en se tournant vers sa tante.

Soudain une voix étrange la fit sursauter.

— La mort…

Tante Judith poussa un cri, la fourchette de Robert s’immobilisa en l’air, et tous les yeux se braquèrent sur Bonnie.

— … va s’abattre sur cette maison, continua celle-ci, le visage blême.

Elle tourna lentement la tête vers son amie, la fixant d’un regard vide.

— Elle viendra te chercher, Elena… Elle est… Les mots s’étranglèrent dans sa gorge, et elle s’affaissa sur sa chaise.

Il y eut un moment de stupeur. Puis Robert bondit pour redresser la jeune fille, et tante Judith se mit à lui tapoter énergiquement les tempes avec une serviette humide. Damon observait la scène d’un air songeur.

— Elle n’est qu’évanouie, annonça Robert, rassuré. C’est sans doute une crise de spasmophilie.

Enfin, Bonnie battit faiblement des paupières, au grand soulagement d’Elena.

L’incident mit un terme au dîner, car Robert insista pour ramener immédiatement Bonnie chez elle. Et elle profita des allées et venues qui s’ensuivirent pour s’approcher de Damon.

— Va-t’en ! lui souffla-t-elle.

Il haussa les sourcils.

— Pardon ?

— Si tu ne pars pas immédiatement, je leur dis que c’est toi l’assassin !

— Tu ne crois pas qu’un invité mérite davantage de considération ? répliqua-t-il d’un air ironique.

L’air buté de son interlocutrice l’amusait visiblement.

— Merci pour ce délicieux repas, lança-t-il finalement à tante Judith, qui enveloppait Bonnie dans une couverture. J’espère pouvoir vous rendre l’invitation sans tarder. A très bientôt, murmura-t-il à Elena avant de s’en aller.

Accompagné de Matt, Robert emmena Bonnie jusqu’à sa voiture, où elle s’endormit aussitôt. Puis ils démarrèrent en trombe, tandis que tante Judith téléphonait à Mme McCullough :

— Moi non plus, je n’apprends pas ce qu’elles ont toutes en ce moment. D’abord Vickie maintenant Bonnie… et Elena n’a pas l’air dans son assiette…

Pendant ce temps, celle-ci faisait les cent pas dans le salon. Elle ne s’inquiétait pas outre mesure pour Bonnie : les autres fois, ces visions ne lui avaient laissé aucune séquelle. Et Damon, aurait mieux à faire que de s’en prendre à ses amies. En en effet, ses dernières paroles ne laissait aucun doute sur son emploi du temps immédiat : Elena craignaient fort de le voir revenir chercher sa « récompense »la nuit même.

Elle envisagea un instant d’appeler Stefan pour tout lui raconter. Seulement, le jeune homme n’avait retrouvé toutes ses forces. Il risquait gros face à Damon. Et pas question de passer la nuit chez. Bonnie !

Quand à Meredith, elle était partie… Il n’y avait donc personne pour l’aider… La perspective de se retrouver seule avec Damon, lui était insupportable.

Lorsqu’elle entendit sa tante raccrocher le combiné, elle se dirigea vers le téléphone, décidée à contacter Stefan. Soudain, elle retourna dans le salon qu’elle venait de quitter.

Son regard se promena sur les hautes fenêtres, puis sur la somptueuse cheminée surplomber de moulures. Elle songea que cette pièce, ainsi que sa chambre, juste au-dessus, avaient été les seules épargnés par l’incendie qui avait ravagés la maison, très longtemps auparavant. Alors, une lueur de génie lui traversa l’esprit, et elle se précipita, le cœur battant, vers sa tante qui gravissait l’escalier.

— Tante Judith, tu te souviens si Damon est allé dans le salon ?

— Comment ?

— Est-ce que Robert a d’abord emmené Damon dans le salon ? Réfléchis s’il te plait c’est très important !

— Euh… non je ne crois pas. Non non, ils sont allés directement dans la salle à manger ; Elena, pourquoi tiens-tu tant à…

Sa nièce lui sauta au cou.

— Merci, tante Judith, tu ne peux pas savoir comme ça me fait plaisir ! dit-elle en dévalant les marches.

— Eh bien, je me réjouis de voir enfin quelqu’un de bonne humeur. Surtout après ce drôle de dîner ! Pourtant, ce gentil garçon, Damon, a eu l’air de passer une bonne soirée. Tu sais, Elena, je crois que tu ne l’as pas laissé indifférent.

La jeune fille fit volte-face.

— Qu’est-ce que tu veux dire ?

— Tu devrais peut-être lui laisser sa chance, non ? Je ne vois pas pourquoi tu t’es conduite comme ça avec lui il est charmant. C’est tout à fait le genre de garçons que j’aimerais voir à la maison !

Elena la contempla avec stupeur, puis réprima un rire nerveux. Sa tante lui suggérait de laisser tomber Stefan pour Damon ! Elle l’imaginait plus recommandait ! Elle était complètement à côté de ses pompes !

Elle comprit aussitôt qu’il était inutile de riposter et se contenta de prendre une expression navrée en regardant tante Judith disparaître à l’étage.

Cette nuit-là, Elena laissa la porte de sa chambre grande ouverte. Allongée sur son lit, elle ne quittait pas des yeux le couloir plongé dans l’obscurité, sauf pour jeter un coup d’œil, de temps à autre, au cadran lumineux de son radio-réveil. Pas de danger qu’elle s’endorme, même les minutes s’égrenaient avec une lenteur désespérément lente.

À deux heures dix, enfin, elle entendit un bruit étouffé au rez-de-chaussée. Aucune serrure ne pouvait résister au pouvoir de Damon.

La gamme de notes cristallines et plaintives résonna soudain à ses oreilles : c’était la musique du bal de son cauchemar ! Comme mue par le son, elle se leva pour aller l’attendre sur le seuil. Une silhouette montait l’escalier : Damon. Il s’arrêta à quelques pas d’elle avec un air de triomphe. À l’autre bout du couloir, Margaret et tante Judith dormaient profondément, inconscientes du drame qui se jouait.

Le jeune homme la contempla en silence. Elena avait revêtu une longue chemise de nuit blanche avec un col montant en dentelle, la plus sage de sa garde-robe. A l’inverse de l’effet désiré, Damon semblait la trouver à son goût. Ses yeux brillaient de convoitise. Elena décida que le moment était venu.

Le cœur battant, elle recula dans sa chambre. Damon s’avança sur le pas de la porte… et s’arrêta net. Déconcerté, il essaya encore. Il fut de nouveau stoppé : quelque chose l’empêchait de franchir le seuil. L’étonnement, sur son visage, se mua en stupéfaction, puis en colère.

Elena laissa échapper un rire. Son plan avait fonctionné à merveille !

— Ma chambre et le salon juste en dessous sont tout ce qui reste de l’ancienne maison, expliqua-t-elle. Ces deux pièces font donc partie d’une autre habitation, en un sens. Et c’est un endroit dans lequel tu n’as pas été invité et où tu ne le seras jamais !

Damon était fou de rage. Ses poings s’ouvraient et se fermaient convulsivement comme s’il voulait abattre les murs à la force de ses poings. Quant à Elena, elle avait envie de sauter de joie.

— Tu ferais mieux de partir, conclut-elle.

Damon la foudroya du regard, puis tourna les talons. Mais au lieu de se diriger vers l’escalier, il s’avança dans le couloir, droit sur la chambre de Margaret, et posa la main sur la poignée. Elena se précipita sur le seuil Damon tourna la tête vers elle, un rictus cruel an coin des lèvres, et, sans la quitter des yeux, tourna lentement le bouton de la porte.

La jeune fille était glacée d’épouvante. Il n’allait quand même pas s’attaquer à une fillette de quatre ans ! Personne ne pouvait être aussi monstrueux… Mais la grimace bestiale de son visage lui affirmait le contraire. Sa main continuait à actionner la poignée au ralenti, comme s’il prenait un malin plaisir à faire s’éterniser le suspense.

Elena n’y tint plus. Des larmes d’impuissance aux yeux, elle s’élança dans le couloir pour affronter son horrible destin. Bonnie l’avait bien prédit : la mort devait s’abattre sur la maison. Damon avait gagné. C’était fini.

Elle ferma les yeux lorsqu’il se pencha sur lui. Un courant d’air froid la fit frissonner ; et les ténèbres l’enveloppèrent comme les ailes d’un grand oiseau de proie.

Загрузка...