— La prochaine fois, je ne me défilerai pas, déclara froidement Stefan en démarrant.
Elena s’efforça de garder son calme. Les propos du jeune homme la terrifiaient, mais elle n’avait plus le courage de lui faire entendre raison.
— Quand je pense qu’il a osé apparaître dans cette maison, au milieu de gens ordinaires… s’indigna-t-elle. Il n’avait pas le droit !
— Ah, et pourquoi ? demanda Stefan, visiblement vexé. J’y étais bien, moi…
— Ce n’est pas ce que je voulais dire. Mais la seule fois où je l’ai vu en public, c’était dans la Maison Hantée, il était masqué. En plus, il faisait noir. Jusque-là, il était toujours apparu dans des endroits déserts, comme le gymnase ou le cimetière…
Elena s’arrêta net en prenant conscience de sa gaffe Les mains de Stefan se crispèrent sur son volant.
— Dans le cimetière ?
— Euh, oui… tu sais, quand on s’est fait courser, Bonnie, Meredith et moi… Ça devait être Damon.
Plutôt mentir que lui rapporter les menaces de celui-ci : il irait tout droit se jeter sur son frère ! Elle devait à tout prix les empêcher de s’affronter, car Stefan n’était pas de taille à remporter la lutte pour le moment. Il ne saurait jamais rien de l’épisode du cimetière, c’était juré ! Elle refusait de reproduire l’erreur de Katherine, qui les avait amenés au duel malgré elle. Il fallait être stupide, aussi, pour espérer qu’un suicide réconcilierait deux prétendants : elle n’avait fait que transformer la rivalité des deux frères en haine implacable. Et, depuis, Stefan était rongé par une culpabilité qui n’avait pas lieu d’être…
— Tu crois que quelqu’un l’a amené ? s’enquit-elle, désireuse de changer de sujet.
— C’est évident.
— Alors, c’est vrai que… les êtres comme vous doivent être invités pour entrer quelque part ? Pourtant, Damon a pénétré dans le gymnase sans l’être.
— Parce que ce n’est pas un lieu d’habitation. Pour entrer dans un endroit où les humains mangent et dorment, comme une maison, une tente, ou un appartement, nous devons y être conviés. C’est l’unique condition.
— Ce n’est pourtant pas ce que j’ai fait, le soir où tu m’as raccompagnée chez moi.
— Si… tu as ouvert la porte en me faisant signe. L’invitation n’a pas besoin d’être verbale. L’intention suffit Et la personne qui invite ne doit pas forcément habiter là.
Elena réfléchit un instant.
— Ça marche aussi sur une péniche ?
— Oui, bien qu’un cours d’eau puisse empêcher certains d’entre nous de passer.
Elle se revit soudain sur le pont Wickery : elle avait su que si elle parvenait à l’autre rive, elle serait hors de danger.
— C’est donc pour ça… , murmura-t-elle. Mais toi, tu as franchi la rivière, ce soir-là…
— C’est parce que je n’ai pas beaucoup de pouvoirs. C’est paradoxal : plus on est puissant, plus les lois des Ténèbres sont contraignantes.
— Il y en a d’autres ? S’enquit Elena.
— Je pense qu’il est temps que tu saches, répondit Stefan en se tournant vers elle. Tu seras plus à même de te défendre contre Damon en apprenant le maximum sur lui.
— Se défendre contre lui ? Stefan en savait sans doute plus qu’elle ne croyait… Il bifurqua dans la rue d’Elena et se gara.
— Je dois faire des stocks d’ail ? demanda-t-elle.
— Seulement si tu veux faire fuir tout le monde, s’esclaffa Stefan. Mais certaines plantes peuvent garder Damon à distance. La verveine, par exemple, permet de conserver l’esprit clair même si ton adversaire te un sortilège. Autrefois, les gens la portaient autour du cou. Bonnie adorerait cette plante : les druides la considéraient comme sacrée.
— La verveine, répéta Elena, pour qui le mot évoquait simplement une tisane. Quoi d’autre ?
— Le soleil direct, ou n’importe quelle lumière vive, sont particulièrement douloureux. Tu n’as pas remarqué que le temps a changé ?
— Tu crois que c’est Damon ?
— Sans doute. La maîtrise des éléments nécessite un pouvoir et une énergie gigantesques. Mais tant qu’il parvient à faire venir des nuages, il peut apparaître en plein jour.
— Et… les croix ?
— Ça ne sert à rien… sauf si la personne qui la brandit est persuadée qu’il s’agit d’une protection. Dans ce cas, ça renforce considérablement sa capacité de résistance.
— Et… les balles d’argent ?
Stefan se mit à rire.
— Ça, c’est contre les loups-garous. Ils ne supportent ce métal sous aucune forme. En ce qui nous concerne, le pieu en bois reste la meilleure défense. Mais il y a d’autres moyens plus ou moins efficaces : le feu, la décapitation, les clous dans les tempes… Ou mieux encore…
— Arrête, Stefan !
L’expression de profonde amertume sur son visage était effrayante.
— Et les métamorphoses ? Continua-t-elle. Il disait que certains d’entre vous y arrivaient. Si Damon peut se transformer, on risque de ne pas le reconnaître…
— Il ne peut pas le faire à sa guise : il est limité à un ou deux animaux, tout au plus, même si ses pouvoirs sont très étendus.
— Donc, il faut toujours se méfier des corbeaux !
— Exact. Et le comportement des autres animaux peut t’aider à déceler sa présence : ils montrent des signes d’agitation lorsqu’ils sentent un prédateur.
— Yang-Tsê n’arrêtait pas d’aboyer contre ce corbeau, se souvint Elena. Il devait savoir que ce n’était pas un oiseau ordinaire.
Une autre idée lui vint.
— Et les miroirs ? Je ne me rappelle pas t’avoir vu dedans…
Stefan garda le silence un long moment.
— D’après la légende, ils sont le reflet de l’âme, finit-il par répondre. Voilà pourquoi les peuples primitifs les redoutent : ils ont peur de se la faire voler en s’y regardant. On prétend que mon espèce n’a pas de reflet… parce que nous n’avons pas d’âme.
Il la regardait avec une tristesse infinie qui la bouleversa.
— Je t’aime, murmura-t-elle, en le serrant dans ses bras.
C’était le seul réconfort qu’elle pouvait lui donner. Le visage enfoui dans ses cheveux, il se laissa bercer.
— C’est toi, mon miroir… répliqua-t-il.
Comme elle était bien dans son étreinte ! Et elle était heureuse d’être parvenue à lui mettre peu de baume au cœur ! Elle en oublia un instant de lui demander la signification de ses derniers mots.
— Je suis ton miroir ?
— Oui, c’est toi qui détiens mon âme…
Ils arrivèrent devant chez elle et il fut temps de se quitter.
— Ferme bien à clé derrière toi et surtout n’ouvre à personne, conseilla-t-il en guise d’adieux.
— Elena ! Enfin, te voilà ! s’exclama tante Judith en la voyant entrer. Bonnie a téléphoné, ajouta-t-elle devant l’air étonné de sa nièce. Elle a dit que vous étiez partis brutalement, et comme tu n’arrivais pas, je commençais à me faire du souci.
— J’ai fait un tour en voiture avec Stefan, répondit Elena, qui n’aimait pas l’expression inquiète de sa tante, Il s’est passé quelque chose ?
— Non, non, c’est juste que…
Elle semblait particulièrement embarrassée.
— Elena, reprit-elle, je me demande si… c’est une bonne idée de continuer à voir autant Stefan.
La jeune fille n’en crut pas ses oreilles.
— Tu ne vas pas t’y mettre toi aussi !
— Ce n’est pas que j’accorde de l’importance aux rumeurs, mais, pour ton bien, tu devrais prendre tes distances avec lui, et…
— Tu veux que je le largue, c’est ça ? Et si je te disais que tu dois quitter Robert, comment tu réagirais, toi ? Remarque… peut-être bien que tu le jetterais !
— Elena, je t’interdis de me parler sur ce ton !
— Ça tombe bien, j’ai fini ! hurla-t-elle en se précipitant dans l’escalier.
Elle ferma la porte à clé, se jeta sur son lit et éclata en sanglots.
Lorsqu’elle fut remise de ses émotions, elle téléphona à Bonnie. Celle-ci avait l’air tout excitée.
— Quoi, s’il s’est passé un truc bizarre après votre départ ? La seule chose étrange, c’est que vous soyez partis comme ça ! En tout cas, le type en noir, Damon, n’a fait aucun commentaire, et il a disparu au bout d’un moment… Et, pour répondre à ta question, je ne sais pas s’il est parti avec quelqu’un… Pourquoi, t’es jalouse ? C’est vrai qu’il est super mignon ! Presque plus beau que ton Stefan, pour celles qui aiment les yeux noirs… Mais certains blonds aux yeux noisette ne sont pas mal non plus…
Elena comprit qu’elle faisait allusion à Alaric. En raccrochant, elle se souvint du bout de papier trouvé dans son sac. Elle aurait dû demander à Bonnie si elle avait vu quelqu’un s’approcher de ses affaires… La seule vue du billet violet lui donna envie de vomir. Mais elle ne put s’empêcher de le relire, ne serait-ce que pour vérifier qu’elle n’avait pas rêvé. C’était bien le même message que la première fois :
Il a évité de me toucher, même si on en mourrait d’envie tous les deux… C’est la première fois que je sens une attirance aussi intense pour quelqu’un.
Ses propres mots. Ceux de son journal intime volé.
Le lendemain matin, Meredith et Bonnie sonnèrent à sa porte.
— Stefan m’a appelée hier soir, expliqua Meredith. Il voulait s’assurer que tu n’ailles pas au lycée toute seule. Comme il ne vient pas aujourd’hui, il m’a demandé devenir te chercher avec Bonnie.
— De te servir d’escorte, quoi ! Renchérit Bonnie, à l’évidence d’excellente humeur. Je trouve adorable tant d’attention de sa part !
— Il est sans doute Verseau, lui aussi, plaisanta Meredith. Grouille-toi, Elena, avant qu’elle ne la ramène encore avec son Alaric.
Elena était préoccupée : qu’est-ce qui pouvait bien empêcher Stefan d’aller en cours ? Elle était si vulnérable sans lui, au point que le moindre petit bruit la faisait sursauter.
Lorsqu’elles arrivèrent au lycée, Elena découvrit un autre papier violet punaisé sur le tableau d’affichage. Elle aurait dû s’en douter : ça ne suffisait pas au voleur de lui prouver que ses pensées n’avaient plus rien d’intime. Il voulait l’humilier en public.
Elle arracha violemment le message du panneau et le parcourut.
J’ai l’impression que quelqu’un lui a fait beaucoup de mal et qu’il ne s’en est jamais vraiment remis. Mais il doit aussi avoir un secret qu’il veut à tout prix garder pour lui, et qu’il a peur que je découvre.
Elle froissa rageusement le papier et s’élança dans le couloir.
— Elena, qu’est-ce qui t’arrive ? Reviens ! s’exclama Meredith, qui la suivit en courant, avec Bonnie, jusqu’aux toilettes.
Elles y trouvèrent leur amie faisant des confettis avec le message au-dessus d’une corbeille.
Les deux filles échangèrent un regard entendu et se mirent à inspecter les lieux, à la recherche d’oreilles indiscrètes. Meredith tambourina à la seule porte close :
— Sors de là immédiatement ! Priorité aux Terminales !
Après un moment d’agitation à l’intérieur, une collégienne effarée apparut.
— Mais, je n’ai même pas…
— Dehors ! ordonna Bonnie. Et toi, lança-t-elle à une fille qui se lavait les mains, tu vas garder la porte !
— Mais pourquoi ? Qu’est-ce que vous…
— Magne-toi ! Si quelqu’un entre, tu auras affaire à nous !
La porte refermée, elles se tournèrent vers Elena, qui oscillait entre le rire et les larmes.
— C’est un hold-up ! continua Bonnie. Allez donne-nous ça !
Elena déchira le dernier petit bout de papier. Elle aurait voulu tout leur dire, mais c’était impossible. Elle leur raconta juste l’affaire du journal. Meredith et Bonnie furent indignées.
— Le voleur était forcément à la soirée, affirma Meredith. Mais avec tout ce monde, difficile de le démasquer. Je ne me rappelle pas avoir vu quelqu’un de louche près de ton sac…
— Quel est l’intérêt de faire un truc pareil ? Intervint Bonnie. À moins que… Dis donc, Elena, la nuit où ou a retrouvé Stefan, tu croyais savoir qui était l’assassin…
— Je ne crois pas savoir, je sais. Par contre, j’ignore s’il y a un lien entre les meurtres et le vol de mon journal C’est juste une hypothèse.
— Mais si c’est le cas, ça veut dire que l’assassin est un élève du lycée ! s’exclama Bonnie, horrifiée.
Elena fit un signe de tête négatif.
— Mais si il insista son amie. Hier soir, à la fête, il n’y avait que des terminales… à part Alaric et le mec en noir.
Les traits de son visage s’affaissèrent brusquement.
— Alaric n’a pas tué Tanner ! Continua Bonnie. Il n’était même pas à Fell’s Church quand c’est arrivé !
— Je sais. Ce n’est pas lui. Elena ne pouvait plus se taire.
— C’est Damon, lâcha-t-elle.
— Quoi ? C’est lui l’assassin ? Le beau mec qui m’a embrassée ? hurla Bonnie au comble de l’hystérie.
— Bonnie, calme-toi, ordonna Elena. Oui, c’est lui l’assassin, et nous devons toutes les trois nous méfier de lui. Voilà pourquoi je préfère tout vous raconter. Surtout, ne l’invitez jamais chez vous. Jamais, compris ?
Ses deux amies la dévisageaient d’un air dubitatif. L’espace d’un instant, Elena eut l’horrible impression qu’elles la prenaient pour une folle. Mais Meredith finit par demander d’une voix posée :
— Tu es sûre ?
— Absolument. C’est lui l’auteur des crimes, c’est lui qui a jeté Stefan au fond du puits… et je meurs de trouille qu’il s’en prenne un jour à l’une d’entre nous.
— Eh bien, je comprends pourquoi vous étiez si pressés de partir, Stefan et toi, commenta Meredith.
En entrant dans la cafétéria, Elena fut accueillie par le sourire mauvais de Caroline. Elle fit mine de ne pas la voir. D’ailleurs, son attention fut aussitôt attirée par la présence inattendue de Vickie Bennett.
Celle-ci n’était pas revenue au lycée depuis son agression. Elle était, paraît-il, suivie par plusieurs psychiatres qui lui avaient fait essayer différents traitements.
Pourtant, elle n’avait pas l’air folle. Juste pâle et amorphe. En passant devant elle, Elena croisa son regard effarouché.
La jeune fille rejoignit Bonnie et Meredith. Leur table était vide. Ça lui fit tout drôle : d’habitude, on se battait pour lui tenir compagnie !
— Nous allons reprendre notre conversation de ce matin, attaqua aussitôt Meredith. Va te chercher à manger après on réfléchira à une solution pour coincer Damon.
— Je n’ai pas faim, répondit Elena. De toute façon il n’y a rien à faire contre lui. La police ne nous serai d’aucune aide : c’est pour ça que je ne l’ai pas dénoncé On a aucune preuve, et ils ne croiraient jamais que… Bonnie, tu m’écoutes ?
— Il se passe un truc bizarre, là-bas, fit celle-ci, les yeux par-dessus l’épaule d’Elena.
Vickie se tenait au milieu de la cafétéria, le sourire aux lèvres, jetant des regards aguicheurs à la ronde.
— C’est vrai qu’elle a pas l’air dans son assiette, la pauvre, commenta Meredith, mais de là à dire qu’elle est bizarre… Quoique…
Vickie déboutonnait son gilet avec de petites chiquenaudes maniérées sans rien perdre de son expression racoleuse. Le dernier bouton défait, elle fit langoureusement glisser ses manches l’une après l’autre.
— … Finalement, t’as peut-être raison… , acheva Meredith, sidérée.
Les autres élèves semblaient partager sa stupeur, et lorsque Vickie se mit à enlever ses chaussures, certains s’arrêtèrent pour contempler la scène. Elle effectua cette cérémonie avec beaucoup de grâce, coinçant le talon de la première avec la pointe de l’autre pour s’en débarrasser d’un élégant petit coup de pied.
— Elle ne va quand même pas se foutre à poil… , murmura Bonnie tandis que Vickie posait les doigts sur les boutons nacrés de son chemisier.
Elle commençait à faire sensation. Un petit attroupement s’était formé devant elle, et les élèves se poussaient du coude en s’esclaffant. Le vêtement tomba sur le carrelage, dévoilant un caraco blanc orné de dentelle. Presque tout le monde avait interrompu son repas pour venir grossir le groupe de spectateurs. Au milieu des chuchotements et des rires étouffés, Vickie défit sa jupe, qui atterrit par terre. Au fond de la salle, un garçon se leva, hilare.
— À poil ! À poil ! Scanda-t-il, aussitôt imité par d’autres.
— Il faut l’arrêter ! Fulmina Bonnie.
Elena se décida. Cette fois, Vickie ne se mit pas à hurler à son approche ; au contraire, elle lui adressa un sourire complice en lui murmurant quelque chose. Mais Elena n’entendit rien à cause du brouhaha.
— Viens, Vickie, on s’en va.
Comme sa camarade, sourde à ses paroles, s’apprêtait à ôter son dernier vêtement, Elena ramassa le gilet et l’en enveloppa. Au contact de ses mains sur ses épaules, Vickie eut un violent sursaut. Elle posa alors les yeux sur les spectateurs, puis les abaissa sur sa tenue avec une expression horrifiée, et recula d’un pas chancelant en étreignant son gilet. Les effusions de l’assemblée s’arrêtèrent net.
— Tout va bien, lui dit Elena. Viens.
Au son de sa voix, Vickie sursauta comme si elle avait reçu une décharge électrique. Elle fixait Elena d’un air terrorisé.
— Tu es l’une des leurs ! Explosa-t-elle soudain. Je t’ai vue… Suppôt de Satan !
Elle s’enfuit à toutes jambes sans prendre la peine de se rhabiller, sous le regard interloqué d’Elena.