2.

Le cimetière était noyé dans une obscurité anormale. Malgré la neige aveuglante et ses membres engourdis, Elena renonça à emprunter le chemin du retour : elle se dirigea sans hésitation vers le pont Wickery, qu’elle devinait devant elle. Elle se souvenait effectivement que la police avait découvert la voiture de Stefan quelque part entre Drowning Creek et la forêt. Tête baissée, les bras plaqués contre le corps, et trébuchant à chaque pas, elle parvint tant bien que mal à quitter les lieux.

Sur le pont, le vent redoubla d’intensité au point de lui entraver la respiration. Elle avait la certitude que Damon mentait : si Stefan était mort, elle l’aurait senti. Mais elle ignorait où devaient s’orienter ses recherches. Il pouvait être n’importe où, blessé, à l’agonie, peut-être…

Son être tout entier était tendu vers un seul objectif le retrouver. Elle peinait de plus en plus à maintenir le cap. La route était bordée à sa droite par la forêt, et, à sa gauche, les eaux tumultueuses de la rivière. Titubant de fatigue elle profita d’une accalmie du vent pour s’arrêter. Elle avait besoin de se reposer, juste une minute.

Elle s’effondra sur le bas-côté. Une idée folle lui apparut alors : Stefan viendrait tout simplement à elle. Elle n’avait qu’à l’attendre là. Il était sans doute déjà en route… Elle ferma les yeux, appuyant la tête sur ses genoux repliés pour se réchauffer. Le bien-être l’envahit progressivement, et son esprit partit à la dérive.

Stefan se tenait devant elle, souriant. Il la prit dans ses bras, et elle se laissa aller contre lui avec un immense soulagement. Elle ne craignait plus personne maintenant qu’il était là. Soudain, il la secoua comme un prunier. Qu’est-ce qu’il lui prenait ? Elle était si bien ! Elle leva les yeux vers lui et découvrit un visage triste et pâle. « Elena, lève-toi », disait-il.

— Elena, essaie de te lever ! reprit une voix affolée. Je t’en supplie. Tu es trop lourde ! On peut pas te porter…

Elena battit des paupières et finit par distinguer un visage encadré de boucles rousses devant elle. De grands yeux inquiets aux cils blancs de neige la fixaient.

— Bonnie… , articula-t-elle péniblement. Qu’est-ce que… tu fais là ?

— On t’a cherchée partout… , répondit une autre voix, plus grave.

En tournant la tête, Elena reconnut les beaux sourcils et le teint mat de Meredith. Son regard, d’ordinaire remplie d’ironie, trahissait une vive préoccupation.

— Elena, tu va te transformer en glaçon tu ne te lèves pas.

Elle s’exécuta tant bien que mal en s’appuyant sur ses amis, qui l’aidèrent à atteindre la voiture de Meredith.

Voyant Elena trembler comme une feuille, celle-ci mit le chauffage à fond. Ses membres frigorifiés revenaient à la vie. « L’hiver est une saison impitoyable », se rappela-elle tandis que la voiture démarrait.

— Qu’est-ce qui t’a pris de t’enfuir comme ça ? demanda Bonnie, à l’arrière. Et pourquoi t’es venue ici ?

Elena hésita un instant. Elle avait un irrépressible besoin de déballer toute l’histoire, y comprit ce qui concernait Stefan, Damon et la mort de M. Tanner. Mais elle ne devait pas.

— Tout le monde te cherche au lycée, et ta tante est dans tous ses états, expliqua Meredith.

— Désolée, murmura Elena en essayant de maîtriser le tremblement qui la parcourait encore.

La voiture s’arrêta devant sa maison. Tante Judith l’attendait avec des couvertures.

— Enfin, te voilà ! s’exclama-t-elle en se précipitant vers sa nièce. Tu dois être gelée ! De la neige un lendemain d’Halloween ! C’est incroyable ! Où l’avez-vous retrouvée ?

— Sur la route, après le pont, répondit Meredith. Judith blêmit.

— Près du cimetière. Mais c’est là qu’ont eu lieu les agressions ! Elena, qu’es-ce qui t’a pris ?

Elle s’arrêta net en remarquant que la jeune fille claquait des dents.

— Bon, les reproches, ce sera pour plus tard, dit-elle. Il faut d’abord te débarrasser de tes vêtements mouillés.

— Je dois y retourner ! déclara soudain Elena. Elle comprit enfin qu’elle n’avait fait que voir Stefan en rêve : celle-ci devait poursuivre les recherches.

— Certainement pas, intervint Robert, le fiancé de Judith, d’un ton catégorique.

Elena ne l’avait pas remarqué, sa présence dans un coin du salon.

— Les policiers vont retrouver Stefan. Laisse-les faire leur travail, conseilla-t-il.

— Mais ils pensent qu’il a tué M. Tanner !

Tandis que sa tante lui ôtait son pull trempé, Elena les regardait tour à tour. Tous en restaient silencieux.

— Vous savez bien qu’il n’a rien fait ! reprit-elle d’une voix désespérée.

Il n’y eut aucune réaction.

— Elena, finit par répliquer Meredith. On voudrait bien te croire. Mais, tu vois, il s’est enfui, et ça ne plaide pas en sa faveur…

— Il ne s’est pas enfui ! hurla Elena.

— Elena, calme-toi, intervint sa tante. Tu dois avoir de la fièvre. Tu n’as dormi que quelques heures la nuit dernière, et avec ce froid…

Elle lui tâta te front. La jeune fille était sur le point d’exploser : personne ne la croyait, pas même sa famille ses amies, ils étaient tous contre elle !

— Je ne fuis pas malade ! s’écria-t-elle en se dégageant. Et je ne suis pas folle non plus, comme vous avez l’air de le penser ! Stefan ne s’est pas enfui et il n’a pas tué M Tanner. D’ailleurs, je m’en fous si personne ne me croit !

L’émotion l’empêcha de continuer, et sa tante en profita pour la pousser vers l’escalier. Elle se laissa faire sans protester mais, dans sa chambre, elle refusa de s’allonger, Une fois changée, elle retourna au salon s’installer sur le canapé, près de la cheminée, enveloppée dans des couvertures.

Judith répondit au téléphone tout l’après-midi, assurant aux amis, voisins, et au proviseur qu’Elena allait bien, malgré une légère fièvre ; une bonne nuit de repos la remettrait sur pied.

Bonnie et Meredith étaient restées tenir compagnie à leur amie.

— Tu as envie de parler ? demanda cette dernière.

Elena secoua la tête, les yeux fixés sur le feu. Elle avait l’impression de n’avoir que des ennemis autour d’elle. Et tante Judith se trompait : elle n’allait pas bien. Comment le pourrait-elle alors que Stefan était en danger ?

La sonnette de la porte d’entrée retentit C’était Matt, les cheveux et la parka couverts de neige. Elena leva vers lui des yeux pleins d’espoir. Peut-être avait-il du nouveau ? Lorsqu’elle comprit qu’il ne savait rien, elle se recroquevilla davantage.

— Qu’est-ce que tu viens faire ici ? lui demanda-elle, durement. Veiller sur moi pour tenir ta promesse ?

Matt la regarda d’un air douloureux.

— Je n’ai pas besoin de ça pour prendre de tes nouvelles. Je m’inquiète pour toi, c’est tout. Écoute…

Mais elle n’était pas d’humeur à entendre un quiconque discours.

— Je vais bien, merci. Tu n’as aucune raison de te faire du souci. Et puis, je ne vois pas pourquoi tu tiendrais une promesse faite à un assassin.

Matt lança un coup d’œil stupéfait à Bonnie et Meredith.

— T’es vraiment injuste, se lamenta-t-il.

— De toute façon, ce ne sont pas tes oignons, ajouta Elena.

Matt, vexé, tourna les talons sans un mot en direction de la sortie. Au même moment, tante Judith apparut, un plateau dans les mains.

Meredith, Bonnie, tante Judith et Robert dînèrent devant la cheminée en s’efforçant de faire la conversation. Elena n’avait pas le cœur à manger ni à parler. Sa petite sœur Margaret, âgée de quatre ans, était la seule à ne pas afficher une tête d’enterrement : elle vint avec entrain se blottir contre Elena en lui offrant ses bonbons d’Halloween. Elena la serra tendrement dans ses bras et enfouit son visage dans ses cheveux blonds en quête de réconfort. Si Stefan avait pu lui téléphoner ou lui faire parvenir un message, il l’aurait déjà fait. À moins qu’il ne fût gravement blessé, pris au piège quelque part, ou pire encore… Elle préféra ne pas penser à cette éventualité. Stefan était vivant. Le contraire était impossible. Damon avait menti.

Pourtant, il devait avoir de gros ennuis. Elle consacra toute sa soirée à tenter de mettre un plan sur pied. Une seule chose était sûre : elle ne pourrait compter que sur elle-même.

La nuit tomba. Elena s’étira en feignant un bâillement.

— Je suis fatiguée, déclara-t-elle d’une voix lasse. Et je ne me sens pas très bien. Je vais me coucher.

Meredith lui lança un regard pénétrant, avant de se tourner vers Judith.

— Il vaudrait mieux qu’on reste avec Elena, Bonnie et moi. On pourrait peut-être passer la nuit ici…

— Excellente idée, approuva la tante. Du moment que vos parents sont d’accord, je n’y vois pas d’inconvénient.

— Je crois que je vais rester là, moi aussi, affirma Robert. La route est longue jusque chez moi. Je dormirai sur le canapé.

Judith eut beau lui répéter qu’il y avait des chambres d’amis à l’étage, il s’entêta. Elena jeta un coup d’œil vers le vestibule : du canapé, la vue sur la porte d’entrée était imprenable. Elle se renfrogna davantage. Ils avaient dû manigancer ça entre eux pour s’assurer qu’elle ne leur fausserait pas compagnie.

Quand un peu plus tard, Elena sortit de la salle de bain, munit de son kimono rouge, Bonnie et Meredith étaient assises sur son lit.

— Tiens, le KGB, lança-t-elle d’un ton acide.

Bonnie regarda Meredith d’un air perplexe.

— Elle s’imagine qu’on est restées là pour la surveiller, expliquai cette dernière. C’est faux, Elena fais nous confiance !

— Je devrais ?

— Oui. On est tes amies ?

Meredith sauta du lit pour aller fermer ta porte. Elle se tourna vers Elena.

— Pour une fois, tu vas m’écouter ! C’est vrai qu’on a des doutes sur Stefan… Mais c’est ta faute aussi. Depuis que vous sortez ensemble, tu n’arrête pas de faire des cachotteries. Nous, on veut juste t’aider.

— Oui. Renchérit Bonnie en combattant son émotion. Même si tu t’en fous de nous, on t’aime toujours.

Les yeux d’Elena s’embuèrent. Elle leur tomba dans les bras.

— Je suis désolée. Je sais que mon comportement paraît étrange mais je ne peux rien vous dire… À part que…

Elle recula d’un pas en s’essuyant les joues et les regarda avec gravité.

— Stefan n’a pas tué M. Tanner, même si tout l’accuse. Je le sais parce que je connais le vrai coupable. C’est celui qui a agressé Vickie et le sans-abri. Et je pense qu’il a aussi quelque chose à voir avec la mort de Yang-Tsê.

— Yang-Tsê ? s’exclama Bonnie, les yeux écarquillés. Mais pourquoi ?

— J’en sais rien, mais, cette nuit-là, l’assassin était chez toi, dans ta maison. Et il était fou de rage…

Bonnie était horrifiée.

— Pourquoi tu n’as rien dit à la police ? Demanda Meredith.

— Ça n’aurait servi à rien. La police ne m’aurait pas cru… Vous devez me faire confiance, même si je ne peux rien vous expliquer.

Bonnie et Meredith échangèrent un regard intrigué. Après un instant de réflexion, celle-ci conclut :

— OK, c’est d’accord. Comment est-ce qu’on peut t’aider ?

— Je ne sais pas… À moins que…

Elena leva les yeux vers Bonnie.

— À moins que tu m’aides à retrouver Stefan, dit-elle d’une voix pleine d’espoir.

Bonnie la regarda sans comprendre.

— Moi ? Mais comment ?

Elena jeta un coup d’œil à Meredith.

— Tu as deviné que vous me trouveriez dans le cimetière, l’autre fois, continua Elena. Et tu as même prédit l’arrivée de Stefan au lycée.

— Je pensais que tu ne croyais pas aux histoires paranormales, protesta Bonnie.

— J’ai changé d’avis. Et surtout, je suis prête à faire n’importe quoi pour retrouver Stefan.

— Elena, tu ne te rends pas compte, objecta Bonnie, Je n’ai pas assez d’expérience ; ça pourrait déraper et se retourner contre nous. D’autant plus qu’il n’est plus question de jouer. C’est très dangereux, tu sais.

Elena se leva d’un air de profonde réflexion, puis, au bout de quelques instants, se retourna.

— Tu as raison : ce n’est plus un jeu, et ce n’est certainement pas sans risque. Mais Stefan est gravement blessé, j’en suis sûre qu’il n’a personne pour l’aider, et il est peut-être en train de mourir… Si ça se trouve, il est même déjà…

Elle baissa la tête, prit une profonde inspiration, puis regarda ses amies. Bonnie se redressa, l’air décidé. Une expression grave, sur son visage, avait remplacé sa candeur habituelle.

— On va avoir besoin d’une bougie, dit-elle avec détermination.

L’allumette grésilla dans l’obscurité, et une lueur blême baigna le visage de Bonnie.

— Vous allez m’aider à me concentrer : fixez la flamme et pensez très fort à Stefan. Surtout, ne la quittez pas des yeux et ne dites rien.

Elena hocha la tête avec solennité. La lumière projetait des ombres mouvantes sur les trois filles assises en tailleur, dans un silence troublé seulement par leur respiration. Bonnie, les yeux clos, inspirait de plus en profondément. On aurait dit qu’elle était sur le point de s’endormir.

Stefan… Les yeux rivés à la flamme, Elena s’efforça de mobiliser tous ses sens pour faire apparaître son image dans son esprit : elle se rappelait la laine rugueuse de son pull sur sa joue, l’odeur de sa veste en cuir, ses bras musclés autour d’elle. Oh, Stefan…

Les paupières fermées de Bonnie se mirent à trembloter, et son souffle s’accéléra, comme si elle était en proie à un cauchemar. Elena ne détacha pas le regard de la bougie, mais, lorsque la voix de Bonnie rompit le silence, un frisson la parcourut.

Ce ne fut d’abord qu’un faible gémissement, qui se changea en paroles. Bonnie avait rejeté la tête.

— Je suis seul…

Les ongles d’Elena s’enfoncèrent dans ses paumes.

— … Dans le noir, continua Bonnie d’une voix lointaine et accablée.

Il y eut un silence, puis son débit s’accéléra.

— Il fait noir et froid… Je sens quelque chose derrière moi… C’est dur et rugueux. De la pierre, je crois… Mais je suis tellement engourdi de froid que je n’en suis pas sûr…

Bonnie s’agita, donnant l’impression de vouloir se libérer de quelque chose. Elle éclata d’un rire désespéré qui ressemblait à des sanglots.

— C’est le comble… Je n’aurais jamais pensé que la lumière du soleil me manquerait à ce point. Il fait si noir, ici. Et j’ai de l’eau glacée jusqu’au cou. Ça aussi, c’est plutôt drôle quand on y pense : il y a de l’eau partout, je meurs de soif…

Le cœur d’Elena battait à cent à l’heure. Bonnie avait pénétré les pensées de Stefan. « Qui sait ce qu’elle va y découvrir ? », songea-t-elle avec angoisse. Elle se concentra davantage : « Stefan, où es-tu ? Regarde autour de toi, dis-nous ce que tu vois.

— J’ai tellement soif… Il me faut… du sang, poursuivit Bonnie d’une voix hésitante, visiblement déroutée par ce mot. Je me sens si faible… Il dit que je serai toujours le moins fort. Lui est si puissant… Un tueur. Mais moi aussi… J’ai tué Katherine, je mérite de mourir. Il suffit de me laisser aller…

— Non ! hurla Elena.

— Elena ! S’offusqua Meredith.

Bonnie se redressa, et le flot de paroles s’interrompit. Elena se rendit compte avec horreur de ce qu’elle venait de faire.

— Bonnie, ça va ? Je ne voulais pas… Est-ce que tu peux entrer de nouveau en contact avec lui ?

Mais son amie, les yeux grands ouverts, regardait droit devant elle, l’air hébété. Et quand elle parla, ce fut d’une voix désincarnée qu’Elena, le cœur bondissant, reconnut aussitôt. C’était celle qu’elle avait entendue dans le cimetière.

— Elena, fit-elle d’un ton sépulcral. Surtout, ne vas pas sur le pont. La mort t’y attend.

Puis elle s’effondra. Elena l’agrippa par les épaules et la secoua vigoureusement.

— Bonnie ! Bonnie !

— Qu’est-ce que… Ça va pas non ? protesta Bonnie d’une voix faible mais identifiable, elle porta la main à son front.

— Bonnie, tout va bien ? insista Elena.

— Je crois, oui… C’était super bizarre… Bonnie leva la tête en clignant des yeux.

— Elena, c’est quoi cette histoire de tueur ? demanda-t-elle aussitôt.

— Tu te souviens de ça ?

— Je me souviens de tout. C’était une sensation hallucinante. … et atroce. Qu’est-ce que ça veut dire ?

— Rien, sûrement : il délirait, affirma Elena avec toute la conviction possible.

— Il ? Intervint Meredith. Tu penses que Bonnie a établi le contact avec Stefan ?

Elena approuva d’un signe de tête.

— Je ne vois pas d’autre explication. Et je crois que Bonnie nous a révélé l’endroit où il se trouve : dans l’eau, sous le pont Wickery.

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