La maison Parapluie ressemble à une étable lorsque les vaches sont aux champs. C'est que, depuis quelques jours, les malfaiteurs ne « malfont » plus. En effet, ils ont entrepris une grève revendicative pour protester contre la multiplication des signaux d'alarme dans les banques. Non pas que ces appareils bruyants les gênent particulièrement dans l'exercice de leur profession, mais ils incitent les employés de banque à l'héroïsme. Conséquences directes : messieurs les hommes sont obligés de leur tirer dessus afin de les faire tenir tranquilles, ce qui leur vaut de graves ennuis lorsque, d'aventure, nous les arrêtons.
Donc, apathie générale dans les joyeux locaux de la police. On entendrait voler les mouches, si les mouches se hasardaient céans. Pas folles les guêpes !
Les pieds sur le cuir râpé de mon sous-main, les mains croisées sur le ventre dans la pose idéale du Privé américain attendant le démarrage d'un premier chapitre de série noire, j'attends pour ma part qu'il soit l'heure d'aller ailleurs.
Je rêvasse à des futurs probables. Quand l'époque vous paraît un peu fadasse, il est bon de se réfugier dans l'avenir.
Je me dis que plus tard, on sera sorti de la grande torpeur saccharinée. Les marchands de bagnoles vendront des fusées d'occase. Y aura des dépanneuses cosmiques pour aller récupérer les gus en rade entre Mars et Vénus.
Les congés payés pique-niqueront en scaphandre auto-nome dans la Grande Ourse. Et le panier ne sera pas duraille à coltiner vu l'absence de pesanteur. Notez bien que de nos jours et sur notre planète de pères de famille, la pesanteur ne nous gêne pas tellement aux entournures. Excepté l'intelligence des gardiens de la paix, il n'y a rien de vraiment lourd autour de nous. Le poids du monde, on peut le connaître avec un pèse-lettres. Il suffît de ne pas éternuer au moment de la pesée ! Ici-bas, tout est plume et silence. Le bruit de notre planète, c'est la rumeur indécise que vous balbutie un coquillage vide. Mais les humains se balancent à tout va de grandes poignées de poudre-aux-yeux, comme on balance des confetti. Ils naviguent d'illusions en désillusions, vaille que vaille, en s'efforçant de croire qu'ils existent… Il y a des moments, pourtant, où l'homme moderne se rend compte qu'entre une incongruité de lapin et lui il n'y a pratique-ment aucune différence : c'est quand il descend de sa voiture. Hors de son auto, il est foutu, l'homme moderne. C'est un cul-de-jatte en péril. Il se tue généralement au volant de sa bagnole, mais c'est seulement quand il est à pied qu'il a conscience d'être mortel ! Alors il se trouve des excuses, de la qualité de celles qu'inventent les gens de théâtre pour expliquer les mauvaises recettes. Vous les avez déjà entendus bavasser sur la question, les comédiens, les magiciens, les baladins ? Un poème ! C'est dans ces moments-là qu'ils vadrouillent dans le vrai lyrisme. Il y aurait un lexique à écrire sur les bonnes formules réconfortantes qui servent de paravent aux échecs. Le public n'est pas venu ce soir parce que, deux points à la ligne :
« Il fait trop chaud, il fait trop froid, il fait trop de vent. Parce qu'on est au début du mois, parce qu'on est à la fin du mois, parce qu'on est au milieu du mois. Parce que c'est lundi, parce que c'est mardi, ou mercredi, ou jeudi, ou vendredi. Parce qu'on est samedi et que demain, ce sera dimanche ; ou parce qu'on est dimanche, veille de l'impitoyable lundi. Il est resté chez lui, le public, parce que c'est le terme, parce qu'il a changé de bagnole, parce qu'il y avait l'Homme du XXe siècle (le perfide) à la télé ! Parce que de Gaulle parlait ! Parce que le Premier ministre ne parlait pas. Parce que ça va être Noël, parce que ç'a été Noël. Parce qu'il se réserve pour le Salon de l'Auto. Parce que la Reine de Patagonie est en visite officielle à Paris. Parce qu'il va y avoir des élections. Parce que la vie augmente. Parce que c'est la rentrée des classes. Parce qu'il y a des grippes ! Parce qu'il ne saurait pas où garer sa voiture. Il n'est pas venu parce que c'est un tocard ! Un grand crétin multiple et anonyme à la couennerie couleur de muraille ou de papier de salle à manger à fleurs ! »
— T'as l'air morose ! remarque une voix qui fait irrésistiblement songer à des pommes de terre jetées dans de l'huile bouillante.
Mon valeureux camarade Bérurier vient d'entrer. Ses joues rouges comme des pommes de Californie racontent des hectolitres de beaujolais. Il porte un complet Prince de Galles dans les vert sombre. Les poches du vêtement sont gonflées d'objets mystérieux et pesants. Bérurier ressemble à un gros âne bâté. Sa chemise rose s'orne de trous brunâtres produits par les cigarettes. Sa cravate bleu ciel sert d'écrin à un reliquat de jaune d'œuf. Il ne s'est pas rasé depuis l'avant-veille. C'est un exploit inexplicable que réussit Béru d'une façon permanente : on peut le voir quotidiennement, il est resté pas-rasé-de-deux-jours avec une constance qui tient du prodige. Son chapeau de feutre au bord large et gondolé lui compose une auréole couleur de margelle. Saint Béru ! Introuvable sur le calendrier, mais connu dans tous les bistrots de Paris !
Je considère avec cordialité les cent dix kilos de brave homme proposés à mon amitié. Le haut du pantalon est dégrafé et il manque trois boutons à la chemise rose, si bien que le contemporain du Gros a une vue imprenable sur son nombril tourmenté, ombragé de poils vigoureux et duquel rayonnent quantité de cicatrices.
— Je ne suis pas morose, Gros, expliqué-je. Je réfléchis !
Il a un rire pareil à un sac de noix vidé dans le grand escalier de l'Opéra.
— Tu m'étonneras toujours, San-A. Réfléchir sans y être obligé, c'est du vice.
Il relève de trois centimètres le bord de son chapeau et essuie un peu de sueur sur son front prolétarien avant d'avouer :
— Moi, je réfléchis jamais en dehors des heures de travail.
Ayant dit, il fait hurler le dossier d'un fauteuil en prenant place sur l'un de ses accoudoirs.
— T'as lu le baveux, ce matin ? demande-t-il en ex-trayant un journal qu'il a dû récupérer dans la lunette d'un ouatère public.
— Non, aujourd'hui mes problèmes personnels me suffisent.
— Y a un article marrant dont au sujet duquel je veux te demander une explication.
Il lit de sa belle voix entretenue par Astra :
— Des spéléologues découvrent des inscriptions dans une grotte de la Côte-d'Or. On pense qu'il s'agit d'une fresque relatant les faits d'armes de Vercingétorix.
— Intéressant, conviens-je, mais je ne vois pas pourquoi cette nouvelle t'émeut.
Il brandit sous mon nez un cliché représentant la fresque en question.
— Tu vois, San-A, le mec avec un bitos à ailerons. La flèche dit que c'est lui Vercingétorix…
— Effectivement !
— Juste à côté de lui y a son Gaulois d'ordonnance, tu asperges ?
— Très bien.
— Mate-le attentivement et dis-moi à qui qu'y ressemble ?
Je regarde et un sourire velouté pare mon physique de séducteur.
— A toi, Grosse Pomme !
— Je te le fais pas dire ! exulte Sa Majesté.
— Tu me le fais dire, mais c'est vrai.
— Comment t'expliques la chose ?
— Facile, un de tes ancêtres a sûrement été le compagnon de Vercingétorix.
Le Gros rougit un peu plus, ce qui équivaut à dire qu'il devient violet.
— Tu crois ?
— Pourquoi pas ?
— J'aurais eu un ancêtre qui aurait vécu au temps des Gaulois, moi ! balbutie-t-il avec une modestie fondamentale qui fait les âmes pures.
— Tout le monde, mon Béru, tout le monde ! C'est une chaîne qui a démarré par Adam ou par un gorille, peut-être même par un poisson, et dont nous sommes provisoirement les derniers maillons.
Il hoche son mufle puissant, s'arrache délicatement un poil de nez, torche d'un revers de main la larme ainsi occasionnée et murmure :
— Je vais te faire un aveu, Gars : moi, l'histoire, j'y ai jamais rien pigé. Oh ! je sais qu'il y a eu Henri IV, bien sûr, mais je serais pas fichu de te dire s'il était le fils de Jeanne d'Arc ou de Catherine de mes Dix Six.
Il hoche sa pauvre tête déserte et continue.
— C'est kif-kif pour les Louis et les Charles. Par exemple, est-ce que Louis XIV a vécu avant ou après Louis XIII ? Pour moi, c'est mystère et bulgome. Je me paume !
— Lis un livre d'histoire, ça s'arrangera.
Il renifle, gêné.
— J'ai essayé. Mais je décroche à la deuxième page. Ça me fait roupiller, j'y peux rien.
Son cas me parait en effet désespéré.
— Et pourtant, insiste Béru, je sais que ça m'intéresserait. Rien que les bribes que je connais, comme par exemple Napoléon et Richelieu délivrant le tombeau du Christ à Mathusalem, ça me passionne pire que les bandes dessinées de France-Soir !
Il regarde ses ongles déguisés en faire-part de deuils et s'en grignote quelques millimètres qu'il recrache adroitement sur mon sous-main.
— Si tu voudrais, toi qui es calé, tu me raconterais tout ça, qu'au moins j'aie pas l'air d'une truffe quand je sors dans le monde.
A ma moue, il pressent un refus et se fait implorant.
— Enfin quoi, j'ai la photo d'un parent à moi avec Vercingétorix dans le journal et je suis pas fichu de savoir ce qui lui est arrivé !
Un cas de conscience se pose pour moi. Ai-je le droit de ne pas étancher cette belle soif de savoir ? Ai-je le droit de laisser croupir le cher Béru dans les limbes de l'ignorance ? Cet homme de bien veut savoir d'où il vient, et par qui ! C'est beau, c'est noble, c'est généreux, et combien français, ce besoin de grimper à son arbre généalogique pour aller dénicher le ouistiti de ses débuts.
— Je suis certain que t'aurais la manière de m'expliquer le topo, San-A. Puisqu'en ce moment on se les roule, plutôt que de gamberger à des choses qui servent à rien, raconte-moi un peu ce qu'ils ont fait, les Bérurier, puisque tu le sais !
Je fais claquer mes doigts, ce qui, chez moi, ponctue toujours mes graves décisions.
— O.K., Gros ! Installe-toi, ouvre grandes tes portugaises et tâche de ne pas t'endormir si tu ne veux pas recevoir un seau d'eau à travers la physionomie ! Tu y es ?
— J'y ai !
— D'ac ! Alors on va commencer par Vercingétorix, puisque c'est lui qui sert toujours de chapitre number one dans les manuels.
— Voilà…