Le Gravos somnole. Je le secoue.
— Mort de Louis XIII, fin de section ! C'est là que je descends !
Il sursaute.
— C'est pas vrai, j'ai roupillé ?
— Et moi aussi. Tu m'as largué pendant la lecture et je me suis offert une ronflette-party juste après.
— Où sont les dames ?
— Elles font la vaisselle, dis-je en désignant M'man et B.B. autour du petit brasier au milieu duquel flambent les gobelets et les assiettes de carton.
— Allons voir la ligne où ce qu'elle en est, décrète Béru en bâillant.
Nous descendons du wagon à contre-voie pour être plus vite à l'étang.
— Nom de Zeux ! brame le Mugissant, je vois plus le bouchon !
Effectivement, sa balise ne figure plus à la surface des eaux. Il cramponne la canne à pêche. Le bout de ligne décrit immédiatement un arc de cercle très prononcé tandis que ça s'agite ferme à l'extrémité du fil.
— Y a du monde sur la ligne ! observé-je finement.
— Le filochon ! crie l'Enflure. Prépare-toi pour l'accouchement sans douleur, gars. Tel que c'est parti, on va retirer un sous-marin de là-dedans. C'est bien pour dire que la fortune vient en pionçant. Tu as l'épuisette en main ?
— Je l'ai.
— Alors sois prêt à toute éventualité ! recommande mon ami, avec le visage soucieux du monsieur contrôlant le Strategic-Air-Command.
Il tient sa canne d'une main souple. Le fil tendu comme la jarretelle d'une jeune fille dans la loge d'un cinéma décrit une ronde folle.
— Rappelle-toi que ça doit être un Monsieur, jubile Bérurier. C'est du beefsteak de trois livres qui se prépare, San-A. Je le noie un peu pour lui casser les pattes. La carpe a des réactions qu'on peut pas supposer. Faut drôlement la fatiguer avant de l'opérer.
Ses commentaires sont ceux d'un grand patron détaillant pour ses élèves les phases d'une délicate intervention.
— Mollo… Vas-y cocotte, énerve-toi, t'auras beau te démener c'est dans la poêle à frire de l'ami Béru que tu vas terminer ta culture physique. Si tu cherches à déc… avec moi t'auras pas le dernier mot, ma Belle, j'aime mieux te prévenir tout de suite ! Vise un peu, San-A ! Mademoiselle fait ses caprices ! La Danse du Sabre qu'elle m'interprète. Elle se prend pour Lumignon de chez Rina. Regarde : je lui donne un peu de mou pour qu'elle se croye sauvée des airs, et puis je lui tire un peu sur les naseaux, commako, histoire de lui faire le coup de la douche écossaise, à cette chichiteuse…
Il se tortille drôlement, Béru. Il en oublie de soutenir sa couvrante impudique qui, à nouveau, déballe ses richesses au grand jour. II n'en a cure.
— Tu veux te faire la valise dans les roseaux, Mignonne ! poursuit ce scientifique du bambou. Excuse un peu si je suis pas d'accord, mais j'ai des principes. Maintenant il va être temps de faire surface. Tu vas mater, San-A, la façon dont à laquelle j'opère. Sitôt qu'elle a le pif hors de la flotte je la fais zigzaguer en surface pour la saouler. Tout est dans le poignet, comme chez les collégiens. Si tu as le malheur de lui permettre une secousse, elle te dit « bons baisers à mardi ». Faut du vaseline dans les relations. T'as toujours la filoche parée pour l'empaquetage final, San-A ?
— Toujours, Monseigneur.
— Quand elle se laissera glisser sur le flanc, ça voudra dire qu'elle met les pouces. A ce moment-là, tu incinères l'épuisette par en dessous et tu relèves. Mais pas d'énervement. La plus légère fausse manœuvre et on va à la catastrophe. T'avais bonne mine de me dire que l'étang à Flumet était pas poissonneux..
Il se tait, inquiet, car la carpe, n'est pas encore soumise. Elle lui file de violentes secousses dans le crin-végétal.
— Tu te rends compte d'une vitalité ! fait-il observer. Je vois parfaitement ce qui s'est passé. Elle s'est piquée juste la lèvre supérieure. Si je tire trop fort je lui fais un bec-de-lièvre et elle m'échappe. Tout est dans Fart et la manière de la décourager, comprends-tu ?
Mais il a beau faire, dès qu'il tire sur sa canne à pêche ça bouillonne vilain. Ce n'est que lorsqu'il donne du mou que la carpe cesse de gigoter pour s'enfoncer dans les profondeurs cloaqueuses.
— Si tu ne te décides pas, fais-je remarquer, on sera encore là demain.
J'éternue. J'ai dû prendre froid dans son abominable wagon plein de courants d'air.
— Jockey ! admet Béru. On va risquer l'opération.
Et il se met à tirer le plus lentement possible. Un éclat métallique parcourt la surface de l'eau noire.
Je m'avance dans le bourbier avec l'épuisette. Allons, bon ! V'là que j'ai les pieds dans la flotte à c't'heure. Avec mon début de rhume, c'est pas la thérapeutique idéale !
— Grouille-toi de harponner ton cachalot, Gros, je commence à ne plus trouver ça joyce.
— Plus basse, l'épuisette, San-A ! Plus basse ! Que si tu lui touches le bide avant qu'elle soye in the pochette, cette petite gueuse va nous donner le coup de rein libératoire. C'est là, le crucial de la capture. Un qui débloque avec l'enfilochage il n'a plus qu'à aller se faire considérer par les Grecs ! Elle pige tout de suite le topo, la carpe.
Il m'agace singulièrement, le Vaseux.
— Ta carpe, Gros, elle est tout de même pas licenciée en philosophie ! protesté-je. A t'écouter, on pourrait croire que c'est Einstein en personne que tu tiens au bout de ta ligne !
— Fais gaffe, San-A ! Fais gaffe, v'là la minute de vérité !
J'enfîloche, je remonte l'épuisette. Il pousse un cri de liesse.
— Faut-il vous l'envelopper, c'est pour aller loin ? hurle cet heureux Terre-neuva.
Deux secondes plus tard il pousse une bouille qui ferait avorter une guenon sur le point de mettre bas. Ce n'est pas une carpe qui fit au fond de l'épuisette ruisselante, mais un ventilateur de voiture. L'hameçon du Mahousse l'a griffé par une vis. Chaque fois qu'il tirait, les pales de l'objet se déguisaient en hélice de moteur, d'où cette résistance mobile.
Je pars d'un formidable éclat de rire.
— Dis voir, Bonhomme, les carpes de ton étang, elles viennent du Creusot ! C'est avec une drague qu'il faut pêcher ici !
Je sors le ventilateur du filet et le présente au Gros déconfit.
— Tu mettras ça sur ta cheminée. Béru. C'est plus beau que certaines sculptures modernes et comme trophée, ça se pose là.
Vert de déception et de rage rentrée, le Mastar se saisit du ventilateur limoneux et le balance loin de lui. Mais le vent souffle fort. Aussi l'objet joue les boomerangs et au lieu de respecter la direction du jet, décrit un large arc de cercle avant de pulvériser le pare-brise de la bagnole.
Nous rentrons donc at home en plein courant d'air.
Le lendemain matin, je suis brûlant de fièvre. Mon thermomètre habituel me confirme la chose : 39,2. Du coup, voilà ma Félicie dans tous ses états.
— Te tracasse pas, M'man, la rassuré-je, c'est une petite grippe saisonnière. Ça va me donner l'occasion de flemmarder un peu dans la maison.
Du coup, ça la rend secrètement toute contente, ma Vieille. Elle dit qu'elle va téléphoner au toubib, ce que je lui interdis formellement, alléguant que si on me bourre de saloperies je risque de faire une véritable maladie. On ne devrait jamais chercher à homologuer ses maux, sinon ils se prennent au sérieux et n'en finissent plus. Y a pas plus cabot qu'un microbe. Si vous le traitez par le mépris, neuf fois sur dix il se retire dans ses appartements ; mais essayez de le traquer avec des trucs en « inné » ou en « biaz », et le voilà qui se fiche en pétard et qui joue les empêcheurs de danser en rond. Je suis obligé de transiger vilain avec Félicie. Elle y croit ferme à la science d'Hippocrate quand il ne s'agit pas d'elle. Son rêve c'est de me faire gober des cachets, de me compter des gouttes et d'accueillir « la-dame-des-piqûres », une solide gaillarde qui te vous plante sa seringue dans les noix comme une crémière plante une étiquette dans une motte de beurre.
On discute ferme, M'man et moi. C'est du marché âpre, du maquignonnage forcené. On arrive à un statu quo. Elle consent à surseoir à la venue du toubib, mais en revanche je me farcirai de l'Aspro, de l'infusion de bourrache et un cataplasme de farine de lin. Et si ce soir le thermomètre débloque encore, alors ce sera le coup de grelot à qui-de-droit !
Cette question étant classée, je prends une pose adéquate dans mon plumard pour rêvasser. Félicie me propose le baveux qui est du jour comme les œufs-coque, mais je refuse. Ce matin, les nouvelles extérieures ne m'intéressent pas.
Le monde n'a qu'à tourner sans moi. Aujourd'hui je fais relâche. C'est bon de se mettre « out » de temps à autre.
Je mijote donc quelques centimètres au-dessus de la réalité. Plus rien n'a d'importance. Je suis bien.
Au bout d'une heure de cette demi-léthargie, je réagis un peu. Vous le connaissez, votre San-A, mes amours ? C'est un homme d'action. Le farniente, il se le déguste à petites doses seulement ; même quand il a le raisin qui bout.
Félicie m'apportant un reste de sirop des Vosges, je lui réclame mon magnétophone.
— Tu vas dicter du courrier ? s'inquiète-t-elle.
— Mais non, M'man, tu me prends pour un homme d'affaires ! J'ai seulement envie d'enregistrer des trucs qui me passent par le cigare !
Elle se dit que c'est un effet de la fièvre et qu'il ne faut pas me contrarier afin d'amadouer le thermomètre. Félicie, elle croit encore que les soucis donnent de la fièvre.
Elle arrange ma petite installation. Me voilà seulâbre dans ma chambrette, avec la minuscule lumière verte du voyant lumineux.
Sur mon oreiller, ce micro c'est un drôle de copain. Indiscret et attentif je vous le dis ! Je préférerais une nana blonde, mais si j'avais une bergère dans mes toiles c'est moi qui l'écouterais et non pas elle.
Je mate la lézarde du plaftard. Elle aussi c'est une amie. Je ne la remarque que lorsque je suis malade. D'une angine à l'autre je la trouve forcie. Son motif s'élabore millimètre par millimètre, donnant une forme à mes rêveries de grippé.
Aujourd'hui, elle ressemble à une fleur de lis un peu déformée. Je ferme les yeux. Le petit chuchotement électrique du magnétophone se met à me vriller les nerfs comme la roulette d'un dentiste. Alors, pour combattre son sifflement continu, je parle.
« Mon vieux Béru ! »
Le « u » de Béru distend le petit voyant vert qui palpite dans la pénombre. Au-dehors, le tonnerre roule dans le ciel de Saint-Cloud.
« Mon vieux Béru, répété-je. A cause de ta partie de campagne d'hier, je me trouve au pieu avec une crève carabinée ».
Je m'arrête. Je dois avoir une des ces voix de mélécass-galvanisé qui n'est pas dans un sac de couchage. Qu'importe !
« Afin de ne pas interrompre ton éducation et pour te préparer à l'agrégation d'Histoire, je vais donc poursuivre ton instruction grâce à mon magnétophone. Je te ferai parvenir la bande que tu pourras te faire passer sur l'appareil dont la vénérable Maison Parapluie a bien voulu nous doter (on n'arrête pas le progrès).
« Cette méthode — provisoire — offre un incontestable avantage : elle m'épargne tes interruptions stupides et abrutissantes. Vu ? Bon, je poursuis.
« En 1643, donc, le grave, le frêle, le chaste Louis XIII, celui à qui l'appareil reproducteur servait uniquement d'enjoliveur, décède. Comme il a eu le temps de préparer sa croisière dans l'au-delà il a prévu pendant la minorité du petit Louis XIV un Conseil de Régence composé d'un tas de gens. A ce conseil, sa dadame Anne d'Autriche qu'il tient pour une patate n'a droit qu'à une voix. Satisfait de ce sale tour qu'il joue à sa souris, il meurt apaisé.
« Anne d'Autriche chiale. De rage ! Tout au long de sa vie elle a été bafouée, humiliée, tenue à l'écart des affaires par Louis XIII et par Richelieu. Au moment où elle pourrait enfin prendre sa revanche, un testament stupide continue de la diminuer. Cette fois, elle renâcle. La vie est brève, elle veut en profiter, cette chérie. Se taper un impuissant, si j'ose dire, pendant plus d'un quart de siècle et être cocue pour finir c'est pas supportable. La mère d'Autriche rue dans les brancards. Aidée de Mazarin qu'elle a séduit, elle fait casser le testament par le Parlement et se fait nommer Régente à part entière. Son môme n'a que cinq ans. Ça représente des beaux jours en perspective. En pleine euphorie, elle épouse secrètement son complice Mazarin… »
Je me tais. La sueur coule sur mon front. Je l'essuie d'un revers de pyjama et je continue, identifiant le zonzonnement du magnétophone à la respiration avide du Gros.
« Je sais ce que tu vas m'objecter, Béru. Comment un cardinal a-t-il pu se marida ? Laisse-moi te répondre que Jules Mazarin était cardinal mais pas prêtre. Diplomate du Vatican, il avait été envoyé à Paname par le Saint-Siège. Là, Richelieu avait découvert les qualités de ce garçon intelligent et l'avait mis dans le circuit. Au bout d'un certains temps, Julot avait pigé toutes les ressources que lui offrait la France et s'était fait naturaliser. Le v'là donc marié à Anne d'Autriche. Elle avait un coup de flou terrible pour sa calotte ! Ils sont heureux et se mettent à driver le royaume. Mais manque de bol : la Fronde éclate. Comme son nom l'indique, c'est une guerre civile pas très méchante du point de vue sanglant. Mais ça risque de coûter chérot à la monarchie absolue édifiée par Henri IV, puis par Louis XIII. Le Parlement d'abord, les Princes ensuite, se révoltent. La Régente, son fils, son Jules sont obligés de quitter Pantruche pour se terrer à Saint-Germain. Sale période pour le pays. Les provinces sont pillées, les récoltes incendiées, des épidémies se déclarent un peu partout. Mais Jules Mazarin tient bon et laisse passer l'orage. A la fin, c'est lui qui gagne et l'autorité royale est restaurée. Au passage, donnons un coup de baba grand siècle au dénommé Saint-Vincent-de Paul, l'abbé Pierre de ces temps de famine. Il était l'aumônier des galères et il a tout mis en œuvre pour soulager les souffrances, aidé en cela par un cardinal dont le nom ne peut que te plaire, puisqu'il s'appelait Bérulle ! »
Félicie entre à nouveau, avec de l'aspirine vitaminée, j'interromps le cours de mes émissions.
— Ne te fatigue pas, surtout, recommande M'man, alarmée par la sueur qui mouille mon oreiller.
— Au contraire, fais-je, je suis en train de raconter Louis XIV à Béru, c'est un gentil exercice de sudation aussi efficace que ta bourrache.
Elle hoche la tête et m'essuie le front avec une serviette imbibée d'eau de Cologne.
— Tu n'as besoin de rien, mon Grand ?
— Non, M'man, tout est au poil, je m'écoute guérir. Demain il n'y paraîtra plus.
Elle sort, je rebranche le magnéto. Le petit voyant lumineux me refait de l'œil.
« Excuse-moi, Gros, c'était mon aspirine. Où en étais-je ?.. Attends-moi une seconde, je me fous en marche arrière ».
Les bobines enroulées à toute vibure font entendre leur chant ridicule de mouettes enrhumées. J'écoute mes dernières phrases et j'enchaîne :
« O.K. ! Me revoilà, Gros. Donc, la Fronde s'écrase et le ménage Mazarin-Anne d'Autriche poursuit son petit règne pantouflard. Pendant ce temps, Louis XIV déshonore les dames d'honneur de la Cour. C'est un futile, un cavaleur. Rien ne permet de penser qu'il deviendra le plus grand de nos rois. Il est amoureux d'une nièce de Mazarin : Marie Mancini. La jeune vierge en question n'était pas jojo mais elle avait du charme. En tout cas suffisamment pour que le roi en devînt follement amoureux. Cette gamine avait une idée de derrière le réchaud : se faire jucher sur le trône. Il était foncièrement pour, Louis XIV. D'autant plus que, pour s'exprimer comme chez la baronne de Truquemuche, elle ne voulait pas lui céder. Le Mazarin des familles avait là une sacrée occasion d'affermir sa dynastie. C'était un zig qui aimait le faste, le pognon, les œuvres d'art et les honneurs ; mais il s'était consacré à la France et à la monarchie et il a empêché ce mariage. A lui aussi je tire un coup de bitos. C'est beau de faire passer son devoir avant ses intérêts.
« Il a donc séparé les tourtereaux et s'est grouillé de marier Louis. Devine à qui ? A l'Infante d'Espagne, naturlich. Y avait rien de changé sous le (roi) soleil ! On croyait toujours arrêter le rififi entre les deux pays en collant les infantes espagos dans le pageot des rois de France. Mais chaque fois c'étaient des grosses berlues politiques, vu que la castagne reprenait et que souvent on se chicornait justement à cause de la dot ou des droits de l'épousée qu'on voulait faire valoir ! Bref, Julot aussi y a cru, à la paix par la bagouze. Cette infante d'Espagne s'appelait Marie-Thérèse et crois-moi, elle n'avait rien de Brigitte Bardot ! Un peu naine sur les bords avec une bouille de Carlin ; y avait pas de quoi s'acheter un slip en bronze afin de rester correct en sa compagnie.
« Louis XIV, malgré tout, lui fait une fleur. C'était pas un affligé du rez-de-chaussée comme son papa officiel, lui ! Il avait de quoi faire face à ses engagements. Néanmoins il n'allait pas passer sa vie en chien de fusil devant la niche de sa reine. Une fois les épousailles accomplies et consommées, le brave Louis a voulu renouveler le cheptel et a volé au secours de son frangin dont les mœurs spéciales ne faisaient pas l'affaire de sa femme, Henriette. Ah ! oui, parce que j'ai oublié de te le dire hier, Béru, mais Louis XIV avait eu un petit frère. Celui-là, c'était certainement le gars Mazarin qui l'avait mis en chantier. L'hérédité jouant. Monsieur portait des robes. Pas celles du cardinal, celles de Coccinelle. On renouait avec le bon vieux temps d'Henri III. Ce que voyant, et trouvant sa belle-sœur à son goût, Louis XIV s'est mis à lui faire du gringue. C'est beau la famille, non ? On a mugi au scandale à la Cour. Le Cardinal de Mazarin s'est fichu en crosse ! Il jouait les pions, Jules. C'était un cauchemar de pucier que cet homme-là ! Défense de flirter avec sa nièce ! Défense de calcer Madame ! Et de remonter le bourrichon à Anne d'Autriche, comme quoi ça n'est pas des manières ! Et d'alerter cette folle guêpe de Monsieur pour lui dire que son frangin lui faisait du contre-carre ! Le démon rapporteur, je te dis ! Y a eu du suif dans la famille royale. Alors, Louis XIV, qui était un docile de la braguette, a moulé Henriette pour se consacrer à Mademoiselle de La Vallière !
« Tu serais là, Gros, tu me demanderais si cette La Vallière est la créatrice de la cravate du même nom. Eh ben oui, justement. Pas tellement jolie, Louise de La Vallière. Mais du charme ! Elle boitait ! Mais on ne s'en apercevait que lorsqu'elle marchait ! Au demeurant une ramoneuse de tuyaux épatante, mais qui avait de la pudeur ! Louis XIV s'est mis à l'adorer.
« Là-dessus, Monsieur Mazarin est mort. Fallait bien que ça arrive. Ça arrive à tout le monde. A ce propos, j'espère que ma grippe n'est que passagère ! Le règne de Louis XIV commence réellement. D'ailleurs le roi l'annonce lui-même dans une déclaration au Parlement demeurée fameuse :
— Jusqu'ici, dit-il, j'ai laissé le volant au camarade Mazarin, mais maintenant je chope le manche et je vais passer la quatrième ; qu'on se le dise !
« — Le Grand Siècle va démarrer. Le Roi-Soleil, qui jusque-là roulait en codes, allume brusquement toutes ses Wonder. A partir de 1661 seulement, donc par conséquent avec un handicap de soixante ans, il va faire le dix-septième siècle ; celui de l'élite ! Un exploit inégalé. Mais aussi, quelle heureuse conjoncture ! Quelle concentration de talents ! Mords un peu le générique, Gros, on n'a jamais pu réunir une telle distribution depuis sur une affiche. Au théâtre : Molière, Racine et Corneille ! A la poésie : La Fontaine et Boileau ! En chaire : Bossuet et Bourdaloue. En philo : La Rochefoucauld et La Bruyère ! Aux P.T.T. : Madame de Sévigné ! A l'Intérieur : Colbert. A la Guerre : Louvois ! A la batterie : Vauban ! A l'Information : Saint-Simon ! Les décors sont de Mansard, Le Brun et Le Nôtre ! Orchestre sous la direction de Lulli et de Couperin ! Directeur de la photographie : Le Nain, Champaigne, Poussin, de La Tour ! Et la mise en scène est de Louis XIV ! Le plus long règne (72 ans) de notre Histoire commence. On joue « si Versailles m'était bâti » à guichets fermés. L'apothéose de la monarchie ! La France à l'apogée de sa gloire et de sa mission domine l'Univers. Partout dans le monde on parle, on pense, on mange, on aime français. En 1710, à Lima, on jouera les Femmes Savantes ! Nous rayonnons, de tout l'éclat de ce Roi-Soleil qui, comme le disent si justement Darras et Noiret, ressemblait à un Épagneul avec sa perruque qui lui battait les épaules. Son astuce number one, à Louis XIV ? l'Étiquette. Il a pigé que pour régner, contrairement à ce qu'affirme un proverbe idiot, il ne s'agit pas de diviser, mais au contraire de grouper.
« Alors il regroupe les Seigneurs autour de son auguste personne pour mieux les éblouir. C'est en somme sa façon de les tenir à l'œil, comprends-tu ?
« Il les comble d'honneurs et crée des charges pompeuses et stupéfiantes telles que celle de « Contrôleur des perruques ! » Il les noie dans les flots de dentelles ! Il les étourdit dans les lumières de ses fêtes ! Il les fatigue à coups de bals et de chasses ! Il les mate en leur faisant jouer les larbins, mais de telle manière qu'ils se battent pour lui tendre son papier hygiénique ou pour lui verser sa camomille du matin. Loulou avait réglé ses journées avec la rigueur de la S.N.C.F. Il voulait que tous ses sujets dotés d'une montre et d'un almanach pussent dire ce que le roi était en train de faire à toute heure de la journée. Cette règle, qui aurait pu passer pour de la routine, transformait en une espèce d'office la journée du roi. On célébrait un culte dans l'accomplissement des besognes les plus quotidiennes et les plus pauvrement humaines.
« Bouge pas, voilà M'man, je te continuerai tout à l'heure ! »
Félicie, en effet, vient d'entrer dans ma chambre.
— Ça ne va pas, mon Grand ?
— Mais si, pourquoi ?
— Je t'entendais parler… Tu dictes encore !
Elle a dû croire que je délirais, la pauvre chérie.
— Je ne dicte pas, M'man. Je révèle. Bérurier aura sa dose d'Histoire malgré ma grippe !
Elle hoche la tête et sourit :
— Crois-tu qu'il assimile bien ?
— Peu importe. Et puis, vois-tu, ça me fait plaisir de réviser.
— C'est vrai ? s'attendrit-elle, bouleversée soudain par ce mot qui lui rappelle mon temps scolaire.
— Depuis que je procède à cette récapitulation, je comprends une chose qui, lors de mes études, m'avait échappé, M'man.
— Quoi donc ? murmure-t-elle en s'asseyant au bord de mon lit et en me prenant la main.
Son geste est affectueux, certes, mais il comprend une part de ruse : mine de rien, elle tâte mon pouls.
— Je comprends, M'man, que les grands hommes n'ont été que des hommes. Les noms ronflants de l'Histoire c'est de la poésie, rien que de la poésie. Tout au long de la route, on rencontre des gars que le hasard et l'ambition ont placés au pouvoir et qui se sont doré le blason en dorant la pilule de leurs contemporains. C'est toujours le même procédé, le même truc, devrais-je dire : donner à croire aux autres qu'on n'est pas comme eux. Vivre en se faisant célébrer ! Créer un mythe autour de sa personne, s'envelopper de mystère ou d'oriflammes ! Une maison en or et un tombeau en marbre sont les éternels accessoires du grand homme ! Mais le grand homme n'est grand que par la connerie des autres ! Ce n'est même pas un borgne chez les aveugles, non : c'est un aveugle parmi les aveugles, mais qui prétend voir ! Et les autres croient qu'il voit parce qu'il leur raconte des trucs, des choses et des machins. Poésie, te dis-je ! Je préfère les chanteurs !
— Tu es sévère, mon Grand !
Elle n'aime pas la rébellion, M'man. Elle vote « oui » parce que, pour elle, c'est le plus chouette mot de la langue française après mon prénom.
— Du moment que nous avons besoin d'être dirigés et que des gens assument cette responsabilité, reprend-elle, on ne peut que les aider à le faire. Pourquoi toujours regimber, Antoine ?
— Par principe, M'man.
— Ce n'est pas un bon principe, mon Grand. Tu devrais essayer de dormir un peu.
— J'ai eu mon taf.
— Tu ne veux pas boire quelque chose ? Quand on a de la fièvre, il faut éliminer.
— D'accord, sers-moi un verre de tisane.
Je bois. Elle est contente. Chaque gorgée, c'est un grand plaisir que je lui procure. Elle imagine mes microbes entraînés par ce raz de marée, submergés, noyés, foutus !
La voilà repartie. Je suis brusquement environné de silence et d'ombres illustres. Que reste-t-il de ce somptueux dix-septième siècle ? Une culture ? Une certaine forme de pensée ? Des musées ? Des statues équestres sur les places ?
Je donne un coup de pouce au magnéto.
« Allô, Gros ! C'est re-moi ! Il faut que je te dise une chose : Louis XIV, malgré ses rayons, il était… comme la lune ! Tout à l'heure, je me suis laissé embarquer par un enthousiasme stupide. J'ai fait des trémolos, des effets de voix et j'ai eu tort ! Ça devait provenir de mes 39 de fièvre. J'avais le thermomètre en forme de fleur de lis !
« Le Roi-Soleil ! Je te demande un peu ! Il doit bien se marrer, le soleil, encore que lui aussi il soit en train de s'éteindre !
« Louis XIV a employé également son règne à faire la guerre. On s'est encore battu comme des chiffonniers si bien qu'à sa mort la France était à genoux. Bagarre contre les Espagos pour pas changer. Mazarin a dû l'avoir sec, là-haut, quand il matait le communiqué ! Bagarre aussi contre les Habsbourg.
« Des victoires, ça, oui. Mais c'est ce qui coûte le plus cher, une victoire. Je te les épargne. J'aime pas parler de guerres. On est obligé d'apprendre par la suite la date des traités et c'est ce qui te fait chuter dans les examens. Le traité de Westphalie et celui des Pyrénées, qu'est-ce qu'ils signifient maintenant ? On le sait qu'un pays c'est un accordéon qui s'étire ou se referme suivant les époques.
« Tu vas m'objecter que Louis a construit Versailles. Soit ! Mais cette fantaisie a coûté les yeux de la tranche ! Pendant qu'on lui bâtissait son Grand Temple, au Dieu en dentelles, les péquenots claquaient du bec ! Et maintenant, Versailles, faut l'entretenir pour que des touristes amerloques puissent aller coller leur chewing-gum dans les moulures des appartements royaux ! D'ailleurs, ce château, il n'est pas si beau que ça. Majestueux d'accord ! Mais pas vraiment beau ! J'aurais préféré que son père s'en occupât. Parle-moi du Louis XIII, ça tient le coup ! C'est viril et sobre et harmonieux ! Mais avec le Louis XIV on se lance dans le fromage. C'est le style Shell (que j'aime pas) : y a de la coquille Saint-Jacques partout. S'il avait pu se faire faire des meubles à perruques il les aurait commandés. Et son plumard, dis-moi, tu l'as vu ? Il craignait pas les cauchemars, le souverain ! Quant aux nanas qui venaient l'y retrouver, elles devaient se faire reluire en Gevacolor et se prendre pour « Sissi Impératrice ». Faut admettre à propos des nières qu'il se défendait pour la gymnastique sous baldaquin, Louis XIV. Après la Signorina Mancini, la senorita Marie-Thérèse (celle qui rit quand on la sacre) et Miss Cravate (autrement dit Louise de La Vallière) le voilà qui tombe éperdument dingue de la Montespan. Elle, elle lui fait Montespan dans l'œil et lui, il lui fait Montespan dans la lune, comme dirait l'ignoble Bérurier qui m'écoute. Cette gredine a mis le paquet pour séduire le roi. C'était une drôle de vénéneuse qui avait davantage confiance dans la magie noire que dans ses charmes. Elle était en cheville avec une horrible sorcière (la dame Monvoisin, plus connue sous l'appellation de La Voisin) laquelle, avec son petit ami Guibourg, célébrait des messes ultra black et procédait à des sacrifices humains. Ces braves gens achetaient des bébés à des pauvres et les égorgeaient sur le corps nu de la Montespan. Comme cette dernière croyait en la magie, elle était certaine d'obtenir le résultat escompté, comprends-tu, Gros ? Et étant sûre de l'obtenir, mon Dieu, elle l'obtenait, car c'est la foi qui sauve, même si cette foi prend sa source dans les veines d'un nouveau-né. Bref, elle est arrivée à ses fins. Un beau matin, Louis XIV l'a inscrite à son palmarès avec mention spéciale du jury. Et comme c'était une inquiète, dans le fond, la marquise criminelle, elle s'est mise à le bourrer de cantharide et autres mystérieux aphrodisiaques, son gros Loulou, pour le tenir en forme. Ça l'a tellement dopé, le monarque, qu'il lui a fait sept gosses sans respirer. Quand on est roi-soleil, on n'a pas le droit de se priver. C'est pas Versailles qu'il aurait dû habiter, mais un clapier. Juges-en plutôt, Grosse Pomme, je te dresse un petit bilan de ses prouesses. Il a fait six gosses à sa légitime, quatre à La Vallière, sept, donc, à la Montespan, plus une bonne demi-douzaine à des dames ou à des demoiselles de passage, ce qui représente un total d'environ deux douzaines de chiares. On peut, à ce tarif-là, espérer (ou redouter) avoir de la gelée royale dans les tuyaux. Faudrait qu'un matheux se livre à un calcul de progression pour cerner mieux le problème. M'est avis que ta bouille bourbonienne peut s'expliquer de cette façon. Tu serais un reliquat de bâtard que ça ne me surprendrait pas.
« Pour en revenir à Louis-Casanova XIV rendons-lui justice tout de même. Il aimait les nanas, mais il ne s'est jamais laissé mener par le bout du tarin qu'il avait fort et par conséquent facile à empoigner. S'il a fait des folies pour Madame Tricotin-Montespan, ç'a été en dehors des affaires. Cette sacrée Montespan a commis des dégâts, malgré tout. Lorsqu'une petite frôleuse virgulait des regards trop salaces au roi, elle la faisait empoisonner pour clarifier la situation. Le poison, elle l'administrait aussi délibérément que de l'aspirine. Elle en refilait même au roi quand elle était jalouse ! Rappelle-toi que Louis XIV a dû avoir une fameuse santé pour vivre soixante-dix-sept ans en étant bourré de poison et d'excitants de toutes sortes. C'était un petit Raspoutine dans son genre, le frisé ! Mais un jour, la vérité a éclaté.
« On a arrêté la Voisin et sa clique. Le San-Antonio de l'époque a brillamment mené son enquête et a découvert la participation de la Montespan à ces sacrifices humains. On a prévenu Loulou. Le pauvre Gros n'en revenait pas. Comprenant à quel danger il avait échappé, il s'est grouillé d'envoyer la marquise dans ses terres. Puis il a écrasé le coup. Les grandes affaires finissent toujours commak, tu ne l'ignores pas. Le scandale a pour lui deux atouts maîtres : le silence et le temps. Les pièces prouvant la culpabilité de la favorite furent détruites et tout rentra lentement dans l'ordre. Par la suite, l'épagneul vieillissant se tourna vers la religion et prit pour seconde femme la gouvernante des enfants de la Montespan : la veuve du poète Scarron qui allait bientôt devenir Madame de Maintenon. Il l'épousa clandestinement en 1683, si mes souvenirs sont exacts.
« C'était pas une marrante cette vieille bigote ! Le genre servante de curé. Elle fut une bonne dame de compagnie pour ses vieux jours et le fastueux Roi-Soleil vit ses rayons s'éteindre au contact de cette banquise.
« Son interminable règne s'acheva tristement. Le Trésor était vide, le peuple affamé commençait à rêver de 1789 en 1715. Sa mère de Maintenon mise à part, Louis XIV n'avait plus auprès de lui que son arrière-petit-fils le duc d'Anjou, futur Louis XV. A une époque où l'on était un vieillard à quarante piges, ce roi de soixante-dix-sept berges faisait figure de fantôme. On se demandait si ça n'allait pas durer toujours. Une politique ne peut être prise au sérieux que si elle est neuve. La sienne avait enterré plusieurs générations et l'on ne pouvait plus la supporter. Il ne réchauffait plus personne, le Roi-Soleil ! De temps à autre, il recevait bien un illustre étranger, histoire d'amuser le public (c'est une recette éprouvée et qui subsistera longtemps), mais ça ne suffisait plus à cacher la mélancolie de cette fin de règne. Le Frisé, par sa prodigieuse vitalité, était devenu un triste fossoyeur. La mort eut enfin pitié de ses sujets et l'embarqua le 1er septembre 1715.
« Il y eut de grandes réjouissances dans tout le royaume pour célébrer l'événement.
« Moralement, la Révolution française commençait, mon Vieux Béru, mais sur le moment personne ne le sut !
« Voilà. C'est tout ce que j'avais à te dire sur Louis XIV ».
Dans l'après-midi, M'man qui a des courses à faire va déposer ma bobine magnétique à la Maison Viens-Poupoule. En fin de journée, un planton de la boîte me la rapporte. Sa Grosseur a pris connaissance de la leçon. Il a effacé la bande et a eu la gentillesse de m'enregistrer le message suivant :
« Mon Vieux San-A. Merci pour le cours enregistré. Je l'ai écouté deux fois de suite, dont une avec Pinaud qui regrette de pas avoir participé aux premières leçons. Tu m'aurais pas dit que t'avais 39 de fièvre que je l'eusse deviné. C'est pas pour te vexer mais t'as la volte-face rapide. Dans le cours dont à propos duquel tu as bien voulu me faire, tu commences par me dire que Louis XIV est le super-crack de l'Histoire et ensuite, après ta salve de suppositoires, voilà que tu le traites de va-de-la-gueule. Faudrait savoir ! Attends une seconde ! Qu'est-ce que ta dis, Pinuche ? »
Un petit ronronnement de conversation inaudible dans l'appareil. Puis la voix du Gros redevient présente, épaisse, grasse comme de la petite friture.
« Oui, Pinaud ici présent me fait remarquer que Versailles c'est une chouette masure et il pige pas tes sargasses à ce propos. Je suis de son avis. Fallait le faire, mon pote ! Le plus beau palais du monde, c'est quand même nous qu'on l'a ! Tu dis que les bouseux crevaient de faim à l'époque, bon, admettons. Mais tu penses sérieusement que si qu'on aurait pas construit l'H.L.M. à Loulou, ils auraient eu de la jaffe en quantité suffisante ? Des clous ! Un ministre aurait enfouillé l'artiche. Et même ça valait le coup que des mecs claquent du bee pour que la France jouissât d'une merveille aussi merveilleuse. Où est-ce que notre Général recevrait les Souverains étrangers à c't'heure, sinon ? A l'Hôtel du Poux Nerveux, réponds voir ? Autre chose : les bonshommes que tu m'as récités : les peintres, les esculpteurs, les écrivains et les écrivaines, s'ils ont percé, c'est grâce à Louis XIV. Moi je les ai pas lus, mais y a des gens qui les connaissent, surtout à l'étranger. Crois-moi, San-A, ça n'était pas un mauvais sujet ce roi et je me réjouis de lui ressembler un peu. De profil surtout, à ce que dit Pinaud. Si tu trouvais une photo du monsieur j'aimerais comparer. C'est ma Berthe qui en prendrait plein les chasses, pour le coup, si je lui démontrerais que je suis descendant d'un roi pareil, ne serait-ce que par l'intermédiaire d'une bonne de bistrot.
« Pour l'histoire de ma ressemblance, y a pas que le profil : faut voir itou du côté de la bagatelle. Avec la différence toutefois que Bérurier, il a pas besoin qu'une Mme de Sacripan le gave de paradisiaques ! Ton Gravos, il est branché sur le courant lumière et il assure le service de jour aussi bien que le service de nuit.
« Cela dit, j'espère que ta grippe ce sera rien. Est-ce que t'as essayé le coup des chapeaux ? Tu le connais sûrement, mais je te le réitère. Moi, v'là comme je pratique : je fous un bitos sur mon édredon et je me mets à écluser du vin rouge bien sucré et bien poivré jusqu'à ce que j'en voie plusieurs. Pour les dames, la dose c'est deux chapeaux, mais pour les gringalets de notre acabit, c'est au moins quatre ! Des que tu vois quatre badas sur ton pageot, tu roupilles et le lendemain t'es guéri. Personnellement j'opère avec du picrate d'épicier, mais j'ai idée qu'avec du Pommard ça ne doit pas être déplaisant. Pinaud se joint à moi pour t'adresser le bonjour. Je signe verbalement ton Bérurier XIV ».
Le cortège filait cahin-caha sur la route ravinée. Un rideau de peupliers tristes coupait la ligne d'horizon. Il pleuvait depuis Chagny et les hommes qui escortaient la voiture étaient trempés jusqu'à l'os. Au pas butant des Chevaux on comprenait la fatigue générale.
Le chef du convoi, Joachim Lebérul, un solide sous-officier, pensait qu'il restait encore cent lieues à faire avant d'atteindre la capitale. S'il ne ménageait pas ses montures et leurs cavaliers, il risquait fort d'éprouver en cours de voyage quelques désagréments. Pourtant, comme son village natal n'était distant que de quatre lieues, il exhorta ses hommes.
— Holà, compagnons, dit-il. Je connais, plus très loin d'ici, une fameuse auberge où nous pourrons trouver le gîte et le couvert pour la nuit. Le gargotier a une cave qui vous fera rougir les oreilles, mes braves ! Un peu de courage et vous m'en direz des nouvelles !
Ces bonnes paroles firent trouver à chacun pour quatre lieues d'énergie, et la petite troupe qui se composait de six hommes et de dix chevaux atteignit à la nuit tombante l'auberge de « L'Écu de France et du Roi Soleil réunis ».
En voyant s'arrêter dans sa cour une voiture aux volets baissés, flanquée de valeureux cavaliers, le tavernier distribua force coups de pied aux marmitons et aux servantes afin de faire naître sur leurs lèvres ces sourires de bien-venue qui font les bonnes maisons, puis il se précipita, l'échine en équerre, à la rencontre des arrivants.
En ces temps de disette, le commerce marchait mal. Cela faisait plusieurs jours qu'il n'avait pas vu de clients, aussi le digne homme était-il décidé à dorloter ceux que le ciel lui dépêchait.
— Une chambre de maître et une chambre de valet ! aboya Lebérul.
Le tavernier ouvrit des yeux ronds.
— Mais, monsieur, bredouilla-t-il.
— Oui ? grogna le sous-officier qui détestait les objections.
— Combien donc êtes-vous ? murmura l'hôtelier.
— Sept personnes en tout, répondit Lebérul. La chambre de maître, je la partagerai avec mon prisonnier, expliqua-t-il en montrant la voiture hermétiquement close, et mes hommes bivouaqueront dans la chambre de valet !
Lebérul était un petit futé. S'il avait vécu seulement cent ans plus tard, il eût fait un excellent journaliste car il avait le don de « grappiller » sur les notes de frais. Sur celle qui concernait son équipée, il ne manquerait pas de compter sept chambres. Comme le voyage au Piémont avait duré une vingtaine de jours, le bénéfice ainsi réalisé serait assez coquet.
Par contre, Lebérul savait vivre et s'il forçait ses hommes à cohabiter, du moins ne lésinait-il point sur la nourriture. « Un ventre plein donne aux hommes courage et raison », se plaisait-il à répéter.
— J'espère que ta pitance est bonne, l'ami ! fit-il à l'aubergiste. Que vas-tu nous donner à souper ?
— Que diriez-vous d'une magnifique omelette au lard, ainsi que de chapons cuits à la broche ? J'ai en outre des fromages qui font se pâmer les plus fins gourmets et je puis vous confectionner une tarte dont vous me direz des nouvelles.
Lebérul décréta qu'il se contenterait du menu, à la condition toutefois que l'on y ajoutât un porcelet ou un agneau.
— As-tu toujours ton Beaune et ton Chablis ? demanda-t-il.
— Toujours, monsieur l'Officier. Je vois que monsieur l'Officier est un habitué ?
— Ce serait malheureux. Je suis du pays, l'ami. Agénor Lebérul, mon aîné, habite encore, si Dieu l'a conservé en vie, le hameau des Handouillettes !
— Oh ! si fait, admit le gargotier sans enthousiasme.
Lebérul vit la mine renfrognée de l'hôte.
— Tu le connais ? demanda-t-il.
— Je le connais.
— Comment va-t-il ?
— Tout d'une fesse, monsieur le sous-officier, fit l'autre en supprimant brusquement la promotion qu'il avait généreusement accordée à l'arrivant pour entrer dans ses bonnes grâces.
— Explique-toi, l'ami. Et rapidement si tu ne veux pas que j'écrive mon nom sur ta bedaine avec la pointe de mon épée !
Du coup, le tavernier retrouva son enthousiasme.
— La vie est dure en campagne, monsieur l'Officier. Monsieur votre frère a eu des ennuis familiaux. Berthe, sa femme, l'a quitté pour s'enfuir avec un pommadin de passage. Depuis le cher homme se laisse aller.
— Cornes du diable ! soupira Lebérul Cadet, ce pauvre Agénor a toujours été faible, veule et cornard.
Il fit signe à ses hommes de desseller les montures, puis, s'approchant de la voiture, il tira le fort verrou dont elle était extérieurement pourvue. Curieux comme un écureuil, l'aubergiste s'approcha.
— A tes fourneaux, l'ami ! hurla Lebérul en le refoulant d'une bourrade. La curiosité coûte cher à notre époque !
Le tavernier détala jusqu'à ses cuisines, sans se le faire répéter. Mais une fois dans la chaleur rassurante de ses fourneaux, il s'embusqua derrière la fenêtre. Dans la nuit tombante hachée de pluie, il vit descendre un homme enveloppé dans un grand manteau au col relevé et coiffé d'un chapeau à très larges bords enfoncé bas sur la tête. Il était impossible de voir son visage. L'aubergiste dépêcha une de ses servantes qui, peu rassurée, guida Lebérul et son prisonnier jusqu'au premier étage.
— Je vais vous faire du feu ! fit la fille en s'approchant de l'âtre où un fagot tout préparé n'attendait plus qu'une flamme pour se mettre à crépiter.
Elle se pencha, sa chandelle à la main. Lebérul regarda la belle croupe tendue et avança une main émue. C'était le pays natal qu'il tripotait. Le bon pays bourguignon.
La servante se crut obligée d'émettre un gloussement d'aise.
— Cessez vos insanités devant moi, je vous en prie, fit le prisonnier.
Sa voix avait une résonance étrange, métallique. Surprise, la fille se tourna vers lui et poussa un hurlement de terreur car l'homme portait un masque de fer qui lui emboîtait toute la tête.
— Allons, calme-toi, bécasse ! sermonna Lebérul.
Mais la fille, livide, reculait en direction de la porte.
— Ce gentilhomme souffre d'un mal de peau qui enlaidit son visage, expliqua Lebérul, très embêté car on lui avait recommandé la plus grande discrétion. Il porte un masque afin de ne pas outrager la vue de ses contemporains. C'est louable à lui.
La servante était déjà partie.
— Qu'aviez-vous besoin de l'épouvanter ! pesta Lebérul.
— Je ne cherche à épouvanter personne, riposta l'homme au masque de fer. Enlevez-moi cette figure de métal et vous verrez que la mienne ne fait pas hurler les filles !
Le sous-officier haussa les épaules.
— Si ça ne tenait qu'à moi, je le ferais volontiers, Monseigneur, dit-il gravement. Mais ma mission consiste à vous conduire à la Bastille dans le minimum de temps et avec le maximum de discrétion. Je m'en tiens là.
Ayant dit, il donna un tour de clé à la porte, mit la clé dans sa poche, et s'approcha de la cheminée où maintenant le fagot embrasé chantait la jolie chanson du feu de bois.
L'homme au masque de fer ôta son manteau et son chapeau et s'étendit sur le lit tout habillé.
Lebérul et son prisonnier soupèrent en tête à tête, comme ils le faisaient depuis une huitaine de jours déjà. Ils ne parlaient pas. On avait recommandé à Lebérul d'observer le plus complet silence avec l'homme qu'il était chargé de transférer.
Quand le repas fut terminé et que le chef d'escorte se sentit la panse pleine et le cœur noble, il se mit à songer à son malheureux frère qui végétait à une demi-lieue de là.
« Je vais aller lui rendre une petite visite », décida-t-il.
Cette louable intention posait cependant un problème : celui de la surveillance de son prisonnier. Ce dernier étant au secret et ne devant communiquer avec personne d'autre que lui, il ne pouvait en confier la garde à ses gens. Heureusement Lebérul avait plus d'un tour dans son sac.
Il sonna la servante et lui enjoignit de lui ramener une chaîne et un fort cadenas, ce qu'elle s'empressa de faire, plus morte que vive.
— Monseigneur, dit alors Lebérul, je vais vous prier de me pardonner, mais il est indispensable que je m'absente un moment, aussi vais-je vous enchaîner à ce lit.
Depuis des années, l'autre avait subi trop de brimades pour s'offenser ouvertement du procédé.
— Faites comme vous l'entendez, monsieur, répartit-il non sans noblesse. Vous n'êtes pas un prisonnier d'État, vous, et il est juste que vous alliez trousser les jupons.
Lebérul se garda de détromper le masque de fer et il le fixa fort adroitement au montant du lit. Après quoi il s'assura que sa fenêtre était bien pourvue de barreaux. Puis il ferma la porte à clé et posta un de ses hommes dans le couloir par mesure de sécurité.
Agénor Lebérul cherchait en vain le sommeil. Enroulé dans des hardes près de sa cheminée où mourait un méchant feu, il subissait d'atroces douleurs d'estomac. Ce jour-là il s'était nourri d'orties bouillies. Ce mets délectable pour un canard l'avait laissé insatisfait. Il eut préféré le canard, bien que cet animal fut en somme de l'ortie bouillie assimilée.
Le galop d'un cheval le fit tressaillir. A cette heure tardive, dans ce hameau ignoré des routes passantes, la venue d'un cavalier tenait de la magie noire. Le malheureux se demandait si ça n'était pas la mort qui, le prenant en pitié, venait enfin le chercher. Troublé, malgré cet espoir insolite, il se dressa. Le cheval s'arrêta devant sa chaumière. Un poing rude ébranla la porte démantelée.
— Qu'est-ce que c'est ? bégaya Agénor Lebérul.
Pour toute réponse, le vantail s'écarta et une forte silhouette s'encadra dans l'ouverture. Lebérul prit un tison dans la cheminée pour allumer la chandelle, puis il éleva la maigre flamme et vit le visage de l'intrus. Il fut un temps pour se rappeler cette trogne colorée d'homme bien nourri. Enfin il reconnut l'arrivant.
— Joachim, mon frère ! s'exclama-t-il.
Les deux hommes s'étreignirent. Agénor pleurait, d'émotion.
Ses larmes redoublèrent lorsque le soldat tira de son manteau un poulet froid et une miche de pain.
— C'est Notre Sainte Mère Marie qui t'envoie, fit-il, j'allais mourir. Je ne tiens plus debout.
Et, tout en se précipitant sur la nourriture, il résuma sa pitoyable condition.
— Je ne vis plus que par miracle, pleurnicha-t-il, parodiant sans le savoir une phrase célèbre de Fénelon. Je n'ai plus rien : ni terre, ni argent, ni courage, ni femme, La pauvrette s'est enfuie et je ne saurais lui en tenir rigueur du moment que je n'avais plus que mon amour à lui mettre sous la dent[44].
Joachim essuya une pleur.
— Et toi ? fit son frère avec envie, que deviens-tu ? Ta position m'a l'air florissante ?
— Je suis adjudant de gendarmerie, fit Lebérul cadet. La place est bonne, je n'ai pas à me plaindre.
— Que fais-tu au pays, tu es en perme ?[45]
— Non, en mission.
Le mot impressionna l'affamé. Agénor venait d'enfourner un pilon. Ses lèvres, graisseuses pour la première fois depuis des années, laissèrent échapper un soupir d'intense satisfaction stomacale.
— En mission ? Quelle mission ?
Joachim hésita. Mais il se dit que si on ne se confiait pas à son frère, à qui pourrait-on se confier !
— Tu as entendu parler du masque de fer ? demanda-t-il.
— Non, s'étonna Agénor, qu'est-ce que c'est, une société secrète ?
— Non ! Un mystérieux prisonnier d'État qui moisissait dans les geôles de Pignerol au Piémont depuis des années et que je transfère à la Bastille de Paris.
— Qui c'est, ce prisonnier ?
— Nul ne le sait, chuchota Joachim. Justement, il porte un masque de fer pour qu'oncque ne puisse voir ses trait.
— Il en a de la chance, soupira Lebérul aîné.
Sa remarque fit sourciller le gendarme.
— Que dis-tu là, mon frère ?
— Que ce bougre de masqué a bien de la chance, réitéra Agénor. Voilà un garçon qui est logé, nourri, promené aux frais du roi ! Et cela à une période où tout le monde est sur le point de manger son semblable ! Mais après ta situation, mon frère, c'est la sienne que j'envie le plus.
Cette façon de voir les choses choqua beaucoup Lebérul cadet qui s'efforça de ne rien laisser transparaître de sa réprobation et qui prit congé de son aîné en formulant des promesses évasives.
C'est donc avec la satisfaction du devoir accompli que le sous-officier gravit l'escalier de l'auberge. En parvenant sur le palier du premier, il fronça les sourcils. La sentinelle qu'il avait placée devant sa porte ronflait comme un sonneur, couchée en travers du couloir. Deux bouteilles de Chambertin lui servaient d'oreiller. Elles étaient vides comme le cœur de la Montespan, Lebérul administra des coups de botte rageurs dans les côtelettes du dormeur. Mais l'homme gorgé de vin ne parvint pas même à soulever un millimètre de paupière.
Ulcéré et vaguement inquiet, Lebérul se précipita dans la chambre. Il poussa un soupir de soulagement en apercevant son prisonnier toujours enchaîné sur son lit.
— J'espère que le temps ne vous a pas paru trop long, Monseigneur ? murmura-t-il en s'approchant pour déchaîner Monsieur X.
Il faillit crier de surprise en constatant que la main de l'homme au masque de fer était glacée. Il palpa le prisonnier et découvrit alors avec horreur qu'il avait cessé de vivre, ce qui revenait à dire qu'il était mort. En essayant de se défaire de sa chaîne, l'H au M de F[46] avait fait décrire un tour mort à celle-ci. Il s'était malencontreusement pris le cou dans le piège improvisé et était mort étranglé.
— C'est pas possible, balbutia Lebérul. Je fais un mauvais rêve ! Allons, Monseigneur, ne plaisantons plus… Secouez-vous ! Je vous en prie ! Debout !
Mais on a beau exhorter un mort et lui parler poliment, il n'en devient pas obéissant pour autant.
— Je suis perdu, fit le malheureux Lebérul. Voilà où mon bon cœur m'a conduit. C'est à cause de mon goret de frère que…
Il s'arrêta. Une idée venait de le saisit par le bout de la cervelle. Pour être adjudant de gendarmerie, il faut en avoir. Lebérul en avait ! Sans perdre un instant, il roula le mort dans son manteau, et, l'ayant chargé d'une secousse aisée sur ses robustes épaules, il rebroussa chemin et galopa jusqu'au hameau des Handouillettes.
Agénor Lebérul ne pouvait toujours pas dormir, car il avait trop mangé. Néanmoins, cette forme d'insomnie ne lui déplaisait pas et il pensait avec tristesse que d'ici quelques heures les crampes rongeuses l'empêcheraient à nouveau de fermer l'œil.
Il entendit, rompant le silence nocturne, le crépitement creux d'une galopade.
— Serait-ce mon frère qui reviendrait ? espéra-t-il.
C'était son frère.
— La nuit est donc si froide que tu es tout pâle ? fit-il à Joachim.
Celui-ci hocha la tête et, s'avançant sur son aîné, lui prit les deux mains avec frénésie.
— Agénor, murmura-t-il, te rappelles-tu tes paroles de tout à l'heure, lorsque tu enviais le sort du masque de fer ?
— Par le Dieu Tout-Puissant, je comprends que je m'en souviens !
— Il s'est produit une chose terrible en mon absence, révéla Joachim.
Et il narra le drame à son frère.
— Ce que j'ai à te proposer est extravagant, fit-il, mais si tu acceptes, tes vieux jours sont assurés et ma vie est sauve. Prends la place du défunt. Tu es de sa taille ; plus maigre que lui bien sûr, mais on rembourrerait tes vêtements et au bout de quelque temps, à force de manger de bonnes choses, tu engraisserais.
Si l'aîné des Lebérul avait eu quelques hésitations, la dernière phrase de son frère les aurait balayées.
D'un commun accord, ils se mirent au travail. Joachim rentra le cadavre, tandis que le brave Agénor préparait des outils. L'opération de « démasquage » s'avérait difficile, car il fallait ne pas endommager le masque afin de pouvoir le réemployer. Suant à la chandelle, ils œuvrèrent près d'une heure au-dessus du cadavre allongé sur la table, semblant se livrer à une quelconque intervention chirurgicale. Enfin le dernier rivet sauta, les charnières rouillées du masque grincèrent et le visage de fer fut arraché du visage de chair. Aussitôt, les deux compères poussèrent un grand cri et tombèrent à genoux en se signant (ils se signaient du même nom étant frères).
— C'est le roi ! balbutia Agénor.
C'était bien effectivement la figure bourbonnienne de Louis XIV qu'ils avaient sous les yeux. Une figure bouffie par la détention et blême de n'avoir pas été au contact de l'air depuis tant et tant d'années !
— Je crois comprendre, chuchota Joachim au bout d'un moment.
— Quoi donc ? interrogea son aîné dans un souffle.
— Des bruits courent à Paris. On chuchote que notre roi Louis avait un jumeau. Cela posait un grave problème de succession. Les rois, qui rêvent toujours d'avoir un garçon, sont bien malheureux lorsqu'ils en ont deux à la fois. C'est un de trop. Et on a fait disparaître l'un d'eux…
— Le choix n'a pas dû être facile, songea tout haut Agénor.
— C'est encore un coup de Richelieu, affirma Joachim. Assurer la succession dans l'honneur et dans la dignité, c'est signé ! Je comprends que Louis le Quatorzième ait fait masquer et emprisonner cet homme. Il ne pouvait pas non plus le laisser vagabonder.
Après avoir encore émis de multiples et pertinentes considérations, ils inhumèrent le mort dépouillé de ses vêtements dans le champ voisin. Après quoi Joachim affubla son frère du masque de fer.
Le petit jour commençait à poindre lorsque les deux frères rallièrent l'auberge. Le tavernier était déjà levé, ainsi que les hommes de l'escorte. Ceux-ci ouvrirent de grands yeux en voyant arriver leur chef flanqué du prisonnier. Mais Lebérul cadet calma leur stupeur.
— Monseigneur le prisonnier avait trop mangé d'omelette et souffrait de nausées, je l'ai emmené faire un tour ! expliqua-t-il. Holà, mes drôles, vidons la bouteille de vin blanc du matin et en selle ! La route est encore longuette qui nous sépare de la Bastille.
Un instant plus tard, la petite troupe quittait le pays, laissant dans la riche terre bourguignonne le cadavre de celui qu'une stupide loterie (combien nationale) avait privé du trône de France.
Agénor Lebérul joua magnifiquement son rôle jusqu'en 1703, date à laquelle il mourut gavé de bonnes choses, d'attention et d'honneurs.
Les températures se sont adoucies.
Le thermomètre extérieur marque vingt degrés tandis que mon thermomètre intérieur (ô combien) en annonce trente-huit. Du coup, Félicie est toute guillerette. Elle m'arrache la promesse que je garderai la chambre aujourd'hui encore. Je m'exécute. Le coup des chapeaux préconisé par le docteur Bérurier, de la Faculté de Gras Double de Caen, paraît m'avoir réussi. Ma chambre est inondée de lumière. Une abeille tapote le carreau pour demander le droit d'asile et il y a des fleurs fraîchement coupées dans un vase. Ces notations pour vous faire toucher du nez le bien-être délicat qui m'environne.
Pensant y être parvenu, merci, je vous dirai donc qu'un coup de sonnette déchire le silence du pavillon, comme une marchande de poissons déchire un journal pour envelopper ses maquereaux.
Quelques secondes après ce coup d'olifant, M'man introduit mon aimable collègue (et malgré tout ami) l'inspecteur principal Pinaud. Pinuchet, vous le connaissez tous, vous qui faites partie de la grande famille de mes féaux ; mais pour les nouveaux venus non encore initiés au folklore san-antoniesque, je vais vous le définir en trois mots, comme dirait mon camarade Alexandre Dumas (l'homme qui aurait dû écrire « Dix petits Nègres », vu qu'il en avait tant à son service !).
Pinuche, c'est Baderne-Baderne ! Il est gentil, doux et enrhumé. Il est maigre, il a le cheveu terne, la moustache mitée et nicotinisée, l'œil chassieux, la paupière tombante, le nez comme une échine de chèvre. Il rabâche. Il est bavard et obstiné dans son bavard de monocorde qui coule de sa moustache comme l'eau grise d'un caniveau. Il a des fringues fatiguées, des chemises dont les cols sont retaillés dans des étoffes bizarres. II porte des caleçons longs (mais ça c'est à titre strictement confidentiel) et son chapeau de feutre rabattu par-devant eut ravi Louis XI.
Il entre avec le sourire aux lèvres et une bouteille de rhum sous le bras.
— Alors, ce malade ? fait-il pour se mettre en voix.
— Tiens ! fais-je, Pinuski ! C'est gentil d'être venu jusqu'ici, mon Révérend.
— Le dérangement n'est pas grand, affirme l'aimable loque. Justement je suis allé chercher ma 202 au garagiste où je l'avais menée pour la révision des quatre cent mille kilomètres… Ils viennent de lui faire l'opération coup de fouet !
— La pauvre bête, de la flagellation à son âge ! déploré-je, en lui désignant un siège.
Il déboutonne un lardeuss zébré de cicatrices. Le vêtement est d'un violet assourdi. Comme je m'étonne de cette délicatesse de ton, le Navré s'explique :
— C'est mon pardessus gris, tu te rappelles !
— Tu l'as fait teindre ?
— Non : retourner. Pour la deuxième fois !
Il déboutonne le pardingue incriminé et le dépose soigneusement sur son dossier de chaise, ensuite de quoi il s'assied.
— Bérurier aurait voulu venir, malheureusement le Vieux lui a confié un petit travail. Il paraît que ta fièvre est tombée ?
— Avec un bruit sec qui m'a réveillé. Et toi, Déchet, comment te sens-tu ?
Il parvient à prendre une mine plus désolée encore.
— Mon pylore n'en fait qu'à sa tête, dit-il. En plus de ça, j'ai ma sciatique qui me taquine. Le temps changerait que je n'en serais qu'à moitié surpris. D'autant que mes cors me flanquent des lancées très pénibles. J'ai aussi des picotements dans le genou où j'ai fait mon épanchement de synovie l'année dernière. Et alors, où je suis inquiet, mais alors très inquiet, c'est quand je respire !
— Ça devrait te rassurer, au contraire, ricané-je.
— Si je respire très très à fond, je ressens comme qui dirait un coup de couteau dans le dos.
— Alors respire modérément. Évidemment, si tu te goinfres d'oxygène, tes soufflets font une indigestion.
— Tu crois ? espère-t-il.
— Officiel !
— Bon. Tu permets que je me défasse un peu, il fait chaud chez vous.
Le Vieux Morpion porte de longs gants gris tricotés par Mme Pinaud. Ils sont troués aux extrémités et chacun de ses doigts ressemble à un minuscule bébé emmailloté. Il a l'air d'un vieux veuf négligé et, chose curieuse, Mme Pinaud ressemble à une veuve résignée (d'ailleurs les veuves sont toujours résignées).
Il me raconte les plaies variqueuses de cette dernière, la gastrite de son cousin germain, le pilon débloqueur de son oncle l'unijambiste qui a laissé sa guitare gauche à Verdun, et il va passer aux convulsions du petit dernier de son neveu lorsque je lui déclare qu'il me les brise menu et que nous ne sommes pas à Lariboisière. Son silence mortifié est de courte durée. Pinuche contre-attaque en mettant le Gros sur l'établi.
— Béru m'a chargé d'une requête, fait-il. Il voudrait que tu lui enregistres un nouveau cours d'Histoire. Je ne sais pas ce qui lui arrive, mais il est terriblement mordu. D'ailleurs, je dois convenir que c'est très intéressant, surtout de la manière alerte dont…
Je fais le bec de canard en opposant à mon pouce le reste de mes doigts.
— Béru me fatigue, assuré-je.
En souriant, Pinuchet fouille lentement ses poches et en sort un morceau de nappe en papier constellé de taches graisseuses. Entre cet archipel réalisé par Astra, le Mastar a tracé quelques lignes de sa belle écriture qui ressemble à du fil de fer barbelé.
Je lis :
« Fais pas ta mauvaise tranche, San-A. Maintenant on se tient plus, Berthe et moi. Hier soir j'y ai rapporté ta causerie. Je m'ai rappelé de tout : la marquise de Sévigné qu'a empoisonné Louis XIV, le mariage secret de Mandarin avec la reine d'Autriche, les nobles que le roi s'entourait pour coller des étiquettes, etc. Donc, il nous faut la suite. « Avis. »
Je souris tendrement à cette missive béruréenne. Le moyen de résister à une telle pression ?
— Tu vois, me dit Pinaud, il avait prévu ta rebuffade. Bérurier, vois-tu, c'est un sacré type dans son genre. Il n'est pas très intelligent mais il n'est pas bête pourtant. C'est un cancre attardé dans la société des grandes personnes. Il a pour toi une admiration sans limite.
— Oh ! ça va, Fossile, je vais vous la donner, votre ration de savoir. Branche le magnéto, et tu vas voir.
Il s'active mollement en tétant avec un bruit sifflant son mégot éteint qui ressemble à une carcasse d'insecte.
— Je le pose sur la table de nuit ? interroge le Chassieux.
— Yes, mon Révérend.
Je le regarde manipuler au ralenti mon bouffe-blabla.
— Tu devrais faire faire aussi l'opération coup de fouet à ton dentier, Pinuchet, conseillé-je.
— A cause ? s'étonne le digne homme.
— Ton filtre à voyelles est encrassé ; il commence à te faire une mâchoire de brochet. C'est mauvais, quand on se fripe, d'avoir le menton en support de cigare !
De ses doigts hésitants, la Vieillasse palpe cette partie de lui-même qui a tendance à débloquer parce que, précisément elle est débloquée.
— Tu fais bien de me prévenir, fait-il. Mme Pinaud me presse également d'aller chez le dentiste. J'ai des difficultés d'ordre alimentaire. Dans les viandes, je ne peux plus me permettre le nerveux, quant aux poissons, il ne faut pas y songer, surtout quand ils ont trop d'arêtes.
— En somme, si tu ne réagis pas, le temps viendra, inexorable, où tu ne te nourriras plus que de purée et d'huîtres.
J'actionne le magnétophone. Je souffie dans le micro comme le font tous les ingénieurs du son, histoire de m'assurer que l'appareil est bien apte à déguster mon verbe.
— Eh bien, allons-y, dis-je. Salut, Gros. Je te remercie pour ta lettre sur papier hygiénique à en-tête. Je vois qu'en effet tu assimiles bien. Aujourd'hui nous allons étudier Louis XV !
— Un joli coco, celui-là ! décrète Pinuche qui a des reliquats de savoir dans son entrepôt à radotages.
— Silence, la Vieitlasse ! intimé-je. Nous sommes sur l'antenne. Tu l'as deviné, Gros, cette stupide intervention est signée Pinuche.
— Pas si stupide que ça, fait le Détritus en se penchant goulûment sur mon micro. Tout le monde sait bien que Louis XV fut un roi dévergondé. « Après moi le déluge », disait-il.
Je lui arrache ce que mes confrères épris de conventions dénomment « la petite passoire d'ébonite » lorsqu'ils veulent parler du téléphone ou du micro sans appeler un chat un chat !
— Justement, Pinuski, je ne suis pas d'accord sur ce cliché historique. Les premiers manuels scolaires commencent à traiter Louis XV de puant personnage et cette fâcheuse réputation ne fait que croître et enlaidir à mesure qu'on change de cycle. J'ai un faible pour ce roi, moi. Il y a, en ce qui le concerne, une grande injustice à réparer. Mais avant de parler de lui, reprenons les choses à la mort de Louis XIV le Grand, ce Roi-Soleil qui fit le grand siècle ; un grand siècle qui lui appartient pleinement au point qu'il est entré dans l'histoire sous le vocable de Siècle de Louis XIV ! « Loulou le Tout Grand » se décide donc à faire graver une ultime fois son blaze dans le marbre et la romance de la succession reprend. A nouveau, l'héritier du trône est un gamin de cinq ans ! On croit rêver devant la constance du fait. L'arrière-petit-fils de Louis XIV se prénomme Louis également. Il est beaucoup trop jeune pour gravir les marches du trône, alors on va mettre le pays en régence. Louis XIV, imitant son papa, établit avant de mourir un système de Régence de son cru. Pour éviter les coups bas, il déclare sur son testament que plusieurs personnes devront faire cuire le pot-au-feu de la Maison France. Son neveu Philippe d'Orléans ne sera qu'un marmiton parmi les autres. Comme toujours, tout le monde dit banco. Le roi clamse et, évidemment, Philippe fait annuler le testament. Le voilà Régent à part entière.
« Qui est-il, cet Orléans ? Un curieux bonhomme à la vérité. Très intelligent, spirituel, beau parleur. Mais dépravé à faire rougir des patronnes de maisons closes.
« Les Français en avaient marre des guerres de Louis XIV. Ils aspiraient à l'après-guerre. Ça bottait Orléans justement. Du coup, le Français raccroche son fusil pour déboutonner son falzar. Il est fermement décidé à rigoler. Et te Régent donne l'exemple. Ça me rappelle la blague du péquenot qui va acheter une voiture chez un marchand d'occases. « Avec ça lui assure ce dernier vous partez à neuf heures du soir de Paris et vous êtes à Orléans à dix ». Et le terreux lui répond : « Qu'est-ce que j'irais faire à Orléans à dix heures du soir ! » Ce qu'on allait faire chez Orléans à dix heures du soir, mon Béru ? Je te laisse le soin de l'imaginer. Depuis le dessous de table enchanté jusqu'au tohu-bohu géant, tout y passe. Au cours de ces soupers fins, après le dessert on s'enchevêtrait en couronne ! Les premières arrivées étaient les premières servies ! Les nappes servaient de drap de lit et le Régent, à ce qu'on raconte, était partouze à la fois ! »
Toux discrète de Pinaud.
— La Vieillasse semble choquée, fais-je dans le micro-phone.
La Guenille essuie un pleur gélatineux et proteste.
— Je trouve que tu parles durement et avec beaucoup d'irrespect de gens qui ont malgré tout fait la France et qui, vu ta conjoncture de l'époque et contenu de ce que…
C'est un soumis, Pinuche. Il s'incline devant l'état de fait. L'anti-révolutionnaire-né. Toute promotion lui paraît irrévocable.
— Compte tenu de ce que tu es gâteux, coupé-je, je te prierai de me laisser poursuivre. C'est mon compteur électrique qui tourne en ce moment !
— Gâteux, moi ! bougonne-t-il en faisant le simulacre de se fâcher.
— Un gâteux soumis : la pire des espèces. C'est sans espoir. Tu es juste bon à faire un contractuel. Tu deviendrais le ainsi gâteux aux amendes !
J'ai calambouré à l'intention du Gravos et je crois déjà voir son rire somptueux de tuyauterie fatiguée.
Pinaud rallume l'embryon de mégot qui est de permanence au coin de ses lèvres. Il consume à la haute flamme fumeuse de son vieux briquet deux millimètres de moustache et soupire :
— C'est bien là l'ingratitude humaine. Je viens prendre de tes nouvelles et je me fais insulter.
Alors je vais chercher mon absolution dans son cœur généreux, irrigué par le vin blanc-cassis.
— En même temps que mes nouvelles, tu prendras bien un verre de muscadet ?
Il est pour. M'man nous monte une boutanche du frigo et nous trinquons. L'incident étant clos, je me reconsacre à Bérurier. Un homme se penche sur son poussif !
— Quoi qu'en eut dit le Débris assis près de moi, Gros, le régent Philippe d'Orléans c'était pas quelque chose de frais.
« Il a été le pape du vice ; le pèlerin de la culotte baissée ! Il avait pour complice l'abbé Dubois, un drôle de salingue surnommé Dubois dont on fait les pipes. En ces temps licencieux où l'on se mettait délibérément à l'aise, la perruque grand siècle gênait. Elle tombait trop bas, ça devait coincer les boutons de braguette. Alors les hommes ont cessé de ressembler à des épagneuls et on a vu s'amorcer le style Louis XV. Guidée par un tel Régent, la France sombra vite dans un encanaillement général. Du haut en bas de l'échelle sociale, la dépravation étendait ses ravages. Les Finances s'en ressentirent et partirent en eau de boulin. Le 2 septembre 1714, je m'en souviens comme si c'était hier, il ne restait dans le Trésor Royal que pour trente heures de carburant liquide. Pour une fin de mois duraille, c'était une fin de mois duraiIle ! Fallait aviser. Philippe d'Orléans fit alors confiance à un aventurier écossais appelé Law. Ça te dira durement quelque chose à cause de la rue Quincampoix où il avait son burlingue et du petit bossu qui y jouait les lutrins. Law savait jongler avec les fafs. Un Écossais, tu penses, c'était fatal !
« Il fonda la première Bourse de Paris et remplaça la belle mornifle métallique par des talbins de mauvais papier. Il créa des actions sur le Comptoir des Indes. Ce fut l'opération Coup de Fouet pour les Finances. Tout le monde crut que c'était arrivé, que Law avait trouvé le moyen d'assurer l'opulence, la big martingale nationale. La Révolution Française fit encore un grand pas en avant à cette époque. La plupart des gens s'imaginent que c'est la misère qui donne aux hommes le besoin d'unité ; erreur ; c'est le pognon. Tant que les pauvres sont pauvres, ils ont le sentiment de ne jamais pouvoir accéder à une position importante et ils mijotent dans leur résignation mais le jour où un pauvre ne l'est plus, il pige que dans ce bas monde tout est possible et qu'entre un valet milliardaire et un noble ruiné, la différence joue en faveur du valet. Or, grâce à Law justement, l'on vit rue Quincampoix des valets s'enrichir et descendre du carrosse auquel ils s'agrippaient pour l'acheter à leurs maîtres en pleine dèche. Ce jour-là, la monarchie absolue mourut dans le tohu-bohu de cette petite rue. Née dans le marbre et les lumières de Versailles, elle sombrait en plein quartier des Halles.
« Le système de Law se termina bien entendu par une banqueroute, pourtant il avait provoqué confusément une prise de conscience dans le peuple. Cet Écossais sans scrupules contribua sans le vouloir et sans le savoir à la chute de la Royauté presque autant que les écrits de Rousseau ou de Voltaire. Par ailleurs, malgré la faillite de l'État, les entreprises de Law avaient ranimé l'Économie. »
Pinaud lève timidement la main.
— Au fond du couloir à droite, lui lancé-je.
Mais il secoue la tête pour m'indiquer qu'il ne s'agit pas de « ça ».
— Depuis un instant, fait-il, tu t'exprimes comme un prof. Tu devrais revenir à un langage plus simple. N'oublie pas que tu parles à Béru.
La Vieillasse a raison.
— Ton intervention étant enregistrée, Chère Vieille Ruine, je laisse à notre bon ami le soin d'apprécier.
Le Dabe blêmit.
— Efface, supplie-t-il. Je ne voudrais pas que notre bon Alexandre prenne ça en mauvaise part.
— J'effacerai après. Pour le moment je poursuis. La France est en train de virer. Il se passe quelque chose dans les cerveaux. Le Régent qui ne s'en fait pas continue ses galipettes. Sa fille, la duchesse de Berry, l'imite. La foiridon est totale. Et pourtant ce temps, que devient Louis XV ? Eh bien, il grandit. II a pour précepteur Fleury, l'évêque de Fréjus. Le brave prélat lui enseigne tant bien que mal son métier de roi. Le jeune Louis XV chasse, c'est son unique plaisir. Il ne fait même pas attention aux gonzesses. On l'a fiancé, bien entendu, à l'Infante d'Espagne pour ne pas changer. C'est une gamine qui vit à la Cour afin de recevoir une éducation française en attendant de recevoir le roi dans son lit. Louis XV ne la voit presque pas et s'en tamponne le grain de beauté. De plus, il n'a pas envie de régner. Son titre et la situation lui suffisent. Aussi, lorsqu'en 1723 le Régent clabote d'un coup de sang (y a tout de même une justice immanente), Louis, qui n'a encore que treize ans, confie les guides au duc de Bourbon, un zig tout ce qu'il y a de tartignole, bête comme un plumeau et qui s'est scandaleusement rempli les fouilles grâce au système de Law. Ce gus était fait pour administrer l'État comme toi, Béru, pour être archevêque de Paris. A peine installé à son poste, ça se met à bouillonner sous sa perruque. Truffe mais combinard qu'il était, le duc. Il se dit avec sa petite cervelle bourbonienne : « Le roi est de santé fragile, il tousse au moindre courant d'air. Il aurait les soufflets mités que ça ne m'étonnerait pas. S'il clabote, la couronne va valdinguer sur la tasse de son cousin Orléans, mon ennemi intime et moi, duc de Bourbon, je ressemble du coup au duc de Bordeaux qui ressemblait à son frère, son frère à son père et son père à Monluc. De là je conclus que ma seule chance de garantir mes arrières, c'est bien sûr que le roi vive, mais surtout qu'il se grouille d'assurer sa descendance. Seulement avec cette infante de mon Escurial qui n'a pas huit ans, on n'est pas prêt de toucher un Dauphin. Le plus simple c'est donc de renvoyer la mouflette chez son dabe et de trouver au roi une gerce en état de marche ».
« Il porte alors son attention sur Marie Leczinska, la fille de l'ancien roi de Pologne Stanislas Leczinski. Ces derniers étaient en pleine purée comme tous les monarques en chômage et vivotaient en Lorraine. Ils n'attendaient plus qu'une chose de la vie : qu'on donnât le nom de Stanislas à une porte de fer forgé de Nancy. C'était modeste comme aspiration, convenons-en ! Ils ne se gaffent pas, ces bons Polaks en exil, que leurs anges gardiens sont en train de fourbir leur bonne étoile au Miror. A Paris, le Premier ministre persuade son jeune souverain que pour le petit coucher Leczinska c'est exquis. Pas contrariant, Louis donne son accord. Ensuite de quoi, on met à la petite infante sa robe des dimanches, on lui achète des sucettes et on la colle dans le premier autobus pour Madrid avec un mot d'excuse pour ses parents. Devant une muflerie aussi fracassante, la noble Espagne rue dans les brancards du carrosse, fais-moi confiance. Le Philippe V d'abord vire le corps diplomatique français avec perte, fracas et coups de pompe dans les noix. Dans les cours d'Europe on commence à se dire que la France prend de drôles de manières et qu'elle ne va pas tarder à se moucher dans les rideaux si ça continue. En France, d'ailleurs, on n'est pas très content non plus de ce mariage. Larguer une riche Infante d'Espagne pour une nana qui n'a, en fait de dot, qu'un slip et son contenu ; et ce à un moment où la colonne des revenus a la blancheur Persil dans le Grand Livre des Finances, ça fait un peu léger, faut connaître. Mais le Bien-Aimé se fout du tiers (état) comme du quart.
« La jeune reine est gentille, pas mal de sa personne et plus vieille que lui de sept ans. Voilà Bourbon paré. La dame est apte à la reproduction. Louis et Marie se mettent au boulot sans tarder et ils feront dix gosses en un rien de temps. Bravo Prénatal ! »
— Tu n'aurais pas encore une petite larmichette de muscadet ? m'interrompt Pinaud, je me dessèche à t'écouter.
Je lui verse et il fait mine de regarder ailleurs pour ne pas avoir à dire « assez ».
— C'est passionnant, fait-il avant de boire. D'après ce qu'il ressort, ce Louis XV était en somme une vraie nouille ?
— Erreur, protesté-je. C'était un garçon timide, tout simplement. Il était moins autoritaire que Louis XIV, donc plus intelligent. Son drame, c'est d'avoir cru que les autres étaient plus capables que lui et de s'en remettre à eux alors qu'ils ne le valaient pas.
« Comme le duc de Bourbon débloquait, Fleury, l'évêque de Fréjus, a fait le barrage. Il avait beaucoup d'autorité sur son élève. On a viré Bourbon et le cardinal Fleury a pris sa place derrière le bureau Louis XIV du Premier ministre de Louis XV. Un bon vieux, dans le fond, ce Fleury. Pas beaucoup de panache, mais une certaine jugeote. Il essaya de rétablir les finances et fit quelques guerres, mais juste pour dire… Contre l'Autriche d'abord, afin d'essayer de rétablir le beau-dabe de Louis XV sur son trône, puis avec l'Autriche contre le roi de Prusse. Frédéric II jouait les gros bras en Europe. Pendant ce temps, bien sûr, la valeureuse Albion s'entretenait la voile en coulant à l'occasion quelques-uns de nos bateaux.
« Louis XV, que ses épousailles avaient déclenché, s'est lancé à l'assaut de la famille de Nesle. C'est un nom prédestiné décidément et qui a toujours évoqué des parties galantes. Les trois Orfèvres à lui tout seul, le Bien-Aimé, il s'est farci les quatre frangines à la file. Et pourtant elles ressemblaient à des grenadiers, les filles Nesle. Mme de Mailly avait un pif mahousse ; sa sœur la Marquise de Vintimille (tout le monde descend, prière de préparer ses passeports pour la douane) reniflait des targettes et mesurait deux mètres, une autre dont je ne me rappelle plus le blaze trimbalait un dargif de chez Dunlopillo et il n'y avait que la dernière, Mme de la Tournelle (vous prenez le quai, c'est tout droit) qui était un peu pas mal. Malgré ses manières maniérées, Louis XV, il aimait les grosses charpentes. Son rêve, à ce coquin, c'eût été les Peter's sisters. Du coup, il l'aurait eue sa ration de Tanagra-double. Quand il a eu passé les Nesle à la casserole, il s'est rabattu sur une petite roturière nommée Poisson. C'était sa façon à lui de faire maigre. Comme la présence de cette favorite mal née indisposait la Cour, il a transformé la femme-poisson en Marquise de Pompadour. N'était-ce pas plus gentil comme ça ? »
— Excuse-moi, stoppe Pinuski, mais il va bientôt falloir que je parte. C'est encore long, Louis XV ?
— Il m'en reste trente mètres dans la bobine, Vénérable loque.
— Fais vite, vu que j'ai rendez-vous chez le radiologue pour mes clichés de l'estomac. Figure-toi que lorsque je mange des crudités, j'ai comme des brûlures…
— Et t'as peur d'un chou-fleur ?
— On pense tout de suite à ça, avoue la Vieillasse.
M'est avis qu'ils ne sont pas près de le trouver le sérum anticancéreux, messieurs les toubibs, avec tout le pognon que ça leur rapporte, cette misère ! Ils auraient bonne bouille de liquider ce fléau au moyen d'une petite piquouze à dix balles. Vous imaginez cette famine dans les rangs des blouses blanches ? Le cancer, c'est leur minimum vital garanti. Avec cette brave bête, ils sont certains de ne jamais piler la faim et d'avoir leurs vacances à Capri assurées.
Et puis quoi, si on le guérissait, les gens n'auraient plus que la ressource de claquer dans un accident de bagnole ; or, comme la circulation n'est pas encore complètement désorganisée, ça risquerait de durer.
Je bonnis mon point de vue à Pinuche. Naturellement il en rit. Les hommes, depuis toujours, ont pris l'habitude de se marrer quand on leur dit la vérité. Y a que le mensonge qui les fasse goder. L'illusion ! La fumée ! Leurs quatre vérités, ils les lisent dans la Clé des Songes exclusivement. Peut-être qu'ils ont raison, je sais pas ? Il est certain que la réalité n'a pas bonne mine et que si on la fardait pas à outrance on ne pourrait pas cohabiter longtemps avec elle. Alors on lui passe du fond de teint, du Rouge Baiser, du vert aux paupières, du marron aux sourcils et on crie bien fort qu'elle est belle et sexy. Comme la plupart du temps elle sent la mort ou la m… on la parfume, on la couvre de fleurs. Mais les fleurs aussi meurent, non ? Alors ? Où il est le béneff ? Sursis ? Oui, sursis ! Le but de tout ! Le grand objectif, c'est quelques minutes ou quelques années de plus à vivre. Et on fout des médailles de sauvetage à des gars qui ont à ce qu'on raconte idiotement sauvé la vie, vous avez bien entendu ? sauvé la vie à leur semblable. Comme si on pouvait SAUVER une vie ! Faudrait tout de même se décider à réviser un peu le vocabulaire, les gars. Ça aiderait les petites têtes à prendre conscience. Commencer par remplacer les médailles de sauvetage par des médailles de prolongation. Alors les titres du Parisien Libéré ou du Pharisien Ulcéré seraient libellés ainsi : « Un garçon de quatorze ans prolonge la vie d'un de ses camarades qui se noyait. » Ce serait plus honnête. Ça en inciterait à aller baiser la Terre Sainte… ou la tapineuse du coin selon leur tempérament.
— A quoi songes-tu ? demande doucement la Vieillasse.
— A la mort de Louis XV, réponds-je. Bouge pas, Vieux Rat, je le termine.
« Le roi, donc, devient dingue de la petite Poisson. Une nana pas si frétillante que ça du reste. Elle était même vaguement frigide, à ce que je me suis laissé dire. Du poisson congelé, quoi ! C'est un gros défaut chez une épouse, mais une rare qualité chez une maîtresse. Quand un homme a une épouse frigide, il l'abandonne pour courir la gueuse. Lorsqu'il a une maîtresse frigide, il la garde. Peut-être espère-t-il arriver un jour à lui transformer la calotte glaciaire en brasero ? Peut-être trouve-t-il plus de poésie à l'adultère lorsque celui-ci se perpètre avec une partenaire réservée ? Point d'interrogation à la ligne !
« Toujours est-il que la Pompadour devient virtuellement tout à la fois Premier ministre et Reine de France. C'est elle qui prend toutes les grandes décisions, qui déclare les guerres et rédige les traités de paix. Elle fait punir ceux qui lui font sentir la modestie de ses origines et exile qui lui déplaît. Dans ses mains, un duc ou un ministre ne pèse pas plus lourd qu'une noisette véreuse. Bref, ce rôle tout-puissant, nous l'avons déjà vu jouer par des tas de gourgandines au long de notre Histoire.
« Avec la marquise de Pompadour, la vie sexuelle de Louis XV tourne à la frénésie. Il garde sa froide maîtresse mais se tape en série des jouvencelles toutes neuves. Un sacré composteur, ce Louis-là ! Son sceptre devait faire le salut scout : toujours prêt !
« Il a inscrit les plus beaux exploits amoureux de notre patrimoine (de Saint Bernardin) au Parc-aux-Cerfs. Des pommes se figurent que l'endroit en question était un parc dans lequel des demoiselles à poil couraient au clair de lune, poursuivies (et rattrapées) par des cerfs et par le roi. En fait, il s'agissait plus simplement d'un quartier de Versailles où le Bien-Aimé possédait quelques couchodromes. Mais ce qui s'est passé dans ces cinq-à-l'aube n'est pas racontable. Je t'en bonnirais le dixième, mon pauvre Gros, que je me ferais moucher par la censure. L'amour grâce à Louis XV est devenu du boulot d'orfèvre, crois-moi et c'est pourquoi je conserve toute mon estime à ce fin monarque.
« Il savait, dans son élégante sagesse, que les batailles perdues ou gagnées importent peu puisque d'autres, toujours, viennent remettre en question les résultats des précédentes. Mais il a fait de l'amour ce qu'il est aujourd'hui : un art magnifique où le Français — je le dis sans chauvinisme, crois-le bien — a su maintenir sa prédominance. Il a dû se soumettre dans toutes les disciplines, le Français : militaires, culturelles, artistiques. Mais il est demeuré envers et contre « toutes » un prince de la braguette ! Il ne se découvre plus toujours dans l'ascenseur quand il y a des dames ; il passe devant son épouse pour monter dans le métro, il abandonne le suprême de volaille pour construire des usines à hamburger's steaks, il met quarante-huit heures pour perdre la guerre contre l'Egypte et tes camelotes qu'il fabrique sont les plus coûteuses du monde, mais au plumard il reste le maître du terrain !
« Ça ne s'explique pas, ça non plus. C'est dans la nature des choses.
« Des siennes ! »
Je me tais pour ficher un godet de muscadet. Je me sens en pleine forme. Mon virus grippal a définitivement lâché prise.
Comme la Vieillasse rassemble ses hardes, je le jugule.
— Laisse tes bas morceaux sur cette chaise, Pinuche, je vais terminer afin que tu puisses remettre cette bande — ô combien magnétique — à l'ami Béru.
Et San-Antonio récupère le micro.
— Dis voir, au passage, Béru, la Pompadour avait à sa botte le chef de la police. Et sais-tu comment s'appelait ce prestigieux fonctionnaire ? Berruyer (ou Berryer, j'ai lu plusieurs orthographes à son propos). Tu vois, ma Grosse, comme tes aïeux ont étroitement participé à l'Histoire ! Allez, on se finit le père Louis XV car Pinaud est pressé d'aller récupérer ses photos d'intérieur. La Pompadour est morte. Louis XV, pour se consoler, est tombé dans les bras d'une pétasse. Une vraie. Elle s'appelait Jeanne Bécu. On s'appelle comme on peut. Elle était fille de joie. Il vaut mieux être fille de joie que fille de peine. D'un coup de baguette magique, le roi en fit la comtesse du Barry. C'était gonflé de sa part, mais il le fit ! Et là encore, je sollicite un coup de bitos pour le Bien-Aimé. On ne m'ôtera jamais de l'idée que ce type-là était un vrai démocrate. Il avait pigé que l'important, ça n'est pas le blason qu'une dame a sur le corsage, mais le contenu de ce dernier. Vive Louis XV ! Il est allé jusqu'au bout de la seule chose qui l'eut réellement intéressé st qui soit réellement intéressante : l'amour.
« Après avoir fait marquise la fille d'un boucher nommée Poisson, il faisait comtesse une respectueuse appelée Bécu, je ne dirai jamais assez combien je trouve que c'est beau, que c'est généreux ! Et un petit bilan pour conclure ! Un ! Que faut-il reprocher à Louis XV ? Une seule chose ! D'avoir été Louis XV à une époque où il eut encore fallu être Louis XIV. Mais est-il raisonnable de reprocher à un monsieur de ne pas être son arrière-grand-père ? Je pense que non ! Alors détaillons. Il a perdu le Canada (Je n'ai pas su garder Montcalm, disait-il) et les Comptoirs de l'Inde. Soit. Mais ce faisant il évitait bien des ennuis à nos contemporains. Si nous les avions conservés, cela eut fait des peuples que notre Général serait obligé d'aller « Je-vous-ai-comprendre » un de ces jours. Vrai ou faux ?
« Par contre Louis XV a offert la Corse à la France. Et quand on pense que l'année qui suivit l'achat de l'île de Beauté aux Génois, Napoléon y naquit, que quelque cent cinquante années plus tard, c'était au tour de Tino Rossi d'y voir le jour, on mesure pleinement l'importance d'un tel cadeau ! Un cadeau ? Non : une faveur !
« Outre cet inestimable présent, Louis XV dota Paris de la place de la Concorde, la plus grande place du monde. Où eut-on guillotiné son petit-fils sinon ? Pardonnons-lui l'École Militaire et l'église Saint-Sulpice. Après tout, ce dernier monument a fait beaucoup pour la vessie de Raoul Ponchon. Et applaudissons-le pour le Petit Trianon, cette merveille de grâce. L'amour devenant polisson et élégant, le mobilier l'est devenu également. La légèreté, la gaieté, le confort ont remplacé les monuments catafalqueux d'autrefois. Le style Louis XV était né, qui devait survivre à toutes les misères de la France puisqu'on le rencontre partout : en Amérique, et chez Lévitan comme à l'Hôtel Crillon. Alors ? Faisons le point, Béru. Pendant que Louis XV faisait l'amour, Jean-Jacques Rousseau, Voltaire et Montesquieu, eux, préparaient la Révolution. N'est-ce pas l'un des tout grands mérites de ce bon roi que de les avoir laissés faire ?
« Et sous son règne surgit une invention qui n'a pas fini de nous ravir : la mayonnaise. Rien que par elle, son règne est un grand règne.
« Il mourut dans d'atroces souffrances le 10 mai 1774. Ses membres pourris par la variole partaient en lambeaux. Son visage était boursouflé et noirci. En rendant le dernier soupir, ce corps qui en avait tant provoqué était déjà décomposé et la mort n'emporta vraiment que ses restes. Amen ! »
J'arrête le magnéto et je regarde Pinaud.
Il pleure !
— Vous en avez parlé à votre maman, Antonia ? demanda Philippe Berrucheul en saisissant d'un geste souple la taille de la jeune fille.
Elle était belle.
Il était beau.
Elle était brune, avec la peau mate, l'œil de braise, la bouche admirablement dessinée et le nez rectiligne.
Il était blond, avec le teint clair, l'œil couleur des mers du Nord, la lèvre sensuelle.
Elle avait dix-huit ans.
Il en avait vingt-huit.
Ils s'aimaient.
Leur rencontre s'était effectuée par le plus grand — et le plus sournois — des hasards, lors d'une promenade que Berrucheul faisait dans la campagne environnant Ajaccio.
Le jeune banquier était venu surveiller la création d'une succursale de sa banque, la B.N.C.I. (Berrucheul Nationale of Compagnie des Indes) dans l'île de Beauté. Il était arrivé à bord de son bateau personnel « Le Bien-Aimé » une quinzaine auparavant et avait mouillé dans le port d'Ajaccio.
Il continuait dans les environs.
Le climat et le pittoresque de la Corse le charmant, il faisait de grandes randonnées solitaires à travers les maquis sauvages. C'est au cours de l'une d'elles qu'un après-midi, le riche Français avait aperçu Antonia Ramolino au moment où un chien perdu (sans collier) la poursuivait de ses assiduités. Courageusement, Berrucheul avait assommé l'animal au moyen de sa canne en or massif. Le coup de foudre ! Au premier regard le contact s'était établi entre les jeunes gens. La prestance et la richesse de Philippe avaient ébloui Antonia. Sa qualité de Français aussi, car la réputation du roi Louis XV dépassait les frontières et les mers et rejaillissait sur ses sujets.
Comme la jeune fille tardait à répondre, Berrucheul insista.
— Dites-moi, mon amour, vous avez parlé à votre maman ?
Antonia fit un signe d'acquiescement.
— C'est non, n'est-ce pas ? se lamenta Philippe.
Elle regarda autour d'elle peureusement et, ne voyant personne, s'enhardît à lui prendre le bras.
— Ma mère comprend la situation, mais il n'y a rien à faire. Jamais mon père, ni mon frère, ni mon oncle Buonaparte ne me laisseraient épouser un étranger. Jamais !
— Et si je vous enlevais ? demanda spontanément le richissime jeune homme.
Elle sursauta.
— On voit que vous ne connaissez pas mes compatriotes ! Les Corses sont des gens intraitables qui ont le sens de l'honneur terriblement développé. Malgré votre fortune, ils ne toléreraient pas que je vous épouse. Et si je m'enfuyais avec vous… où que nous allions, ils nous retrouveraient et nous tueraient l'un et l'autre !
— L'un et l'autre, vous êtes sûre ? bredouilla Berrucheul.
— Moi, peut-être pas, réfléchit Antonia, mais vous en tout cas, ça ne fait aucun doute…
Cette perspective n'enchantait guère le garçon. Quand on est un banquier dynamique dont les affaires sont prospères, on ne se sent pas une vocation d'homme traqué. Et pourtant… pourtant il adorait cette fille et ne pouvait se résoudre à renoncer à elle.
— C'est lamentable, à la fin, s'emporta Philippe. Nous avons tout pour être heureux et à cause de stupides traditions…
Comme il disait ces mots, les branches d'un arbousier s'écartèrent et Antonia devint verte en voyant surgir son frère aîné.
— Qu'est-ce que vous venez de dire ? demanda ce dernier en brandissant un pistolet d'arçon dont la vue désarçonna Berrucheul.
— Moi ? fit le banquier.
— Vous venez de parler de nos stupides traditions, non ? J'ai bien envie de vous faire déguster un peu de plomb pour vous apprendre à vivre.
— Jovani ! cria Antonia, ne fais pas cela, pour l'amour de Dieu.
Le jeune Corse haussa les épaules et planta le canon de l'arme dans sa ceinture.
— Écoutez, l'ami, fit-il. Ma sœur n'épousera jamais qu'un Corse ou un Génois puisque nous sommes génois. Si vous la revoyez une seule fois, je vous abats. Et si vous n'avez pas levé l'ancre demain matin, je vous abats aussi !
Pâle, les traits crispés et l'estomac contracté, Berrucheul salua Antonia.
— Adieu donc, douce Antonia, soupira-t-il. Je pars contraint et forcé. Mais sachez au moins que je vous aimerai toujours.
Là-dessus, il tourna les talons, tandis que la malheureuse jeune fille se précipitait sur la poitrine de son frère en sanglotant.
— Que veux-tu, murmura Jovani, comme on dit dans les pages roses : Dura lex, sed lex.
Un mois après cet incident, le marquis de Choiseul était en train de dicter du courrier à sa dactylo lorsqu'on vint lui annoncer que Philippe Berrucheul, le banquier bien connu, demandait à l'entretenir.
— Faites entrer et laissez-nous, ordonna le ministre.
Il était intrigué par cette visite. Berrucheul père s'était terriblement enrichi sous Law et il avait eu la satisfaction de voir son fils développer l'affaire au lieu de la couler comme le font généralement les fils.
Il trouva son visiteur amaigri, avec les yeux cernés et la mine longue.
« Oh ! Oh ! songea Choiseul, les affaires bancaires iraient-elles aussi mal que celles de l'État ? »
— Quel bon vent ? demanda-t-il tout haut en pressant la dextre du visiteur.
Berrucheul risqua un maigre sourire.
— Monseigneur, dit-il, connaissez-vous la Corse ?
Choiseul se renfrogna, car il avait horreur qu'on le collât en géographie.
Après une toux interminable qui lui donna le temps de réfléchir, il murmura :
— C'est en Afrique du Nord, ça, n'est-ce pas ?
— Pas encore, sourit de plus belle Berrucheul. Il s'agit d'une île ravissante située dans la Méditerranée et qui appartient aux Génois.
— Ben voyons, où avais-je la tête ! fit le ministre.
— J'en arrive, dit Philippe, et je puis vous assurer, Monseigneur, que c'est l'un des plus beaux coins du monde !
— En vérité ?
— Je vous en donne ma parole. Je ne connais qu'un défaut à cette île, Monseigneur…
— Il y a des serpents ? supposa Choiseul.
— Non, Monseigneur, c'est qu'elle n'est pas française !
Choiseul se rembrunit.
« Toi, mon Berru, je te vois venir, pensait le marquis. Tu as dû mijoter des affaires là-bas et tu veux me convaincre d'entreprendre une guerre pour conquérir ce pays ! »
— Qu'y puis-je ? demanda-t-il sèchement.
— L'acheter, Monseigneur ! répondit très simplement Philippe.
Son interlocuteur en fut éberlué.
— L'acheter ! Vous me la baillez belle !
— Monseigneur, poursuivit Philippe, les gouvernements s'obstinent à faire massacrer des hommes pour conquérir des pays qu'ils reperdent aussitôt. Il serait tellement plus facile de les acheter. Avec l'argent qu'on dépense à faire les guerres, on pourrait acquérir les territoires. Personne ensuite ne songerait à se libérer, puisque la vente serait faite en bonne et due forme à la satisfaction de tous. Lorsque j'acquiers un habit chez mon fripier il ne vient pas protester ensuite qu'il a réfléchi et que je dois le lui rendre. L'esprit revanchard disparaîtrait. Croyez-moi, les vraies conquêtes se font chez les notaires, pas sur les champs de batailles !
Choiseul opina. II y avait du vrai dans ce que disait le banquier. Pourtant il jugeait son vœu irréalisable. Que feraient les généraux si les marchands assumaient les responsabilités géographiques ? Comment obtiendrait-on des décorations et que ferait-on des drapeaux ? Que deviendraient les armuriers ?
— Utopie, fit-il en soupirant.
— Non, Monseigneur. Pour tout vous dire, en revenant de Corse, je suis passé par Gênes. J'ai vu là-bas les autorités et je leur ai demandé si elles envisageraient éventuellement de céder la Corse à la France moyennant une somme rondelette. Elles m'ont répondu — tenez-vous bien — que oui !
Choiseul devint tour à tour, rouge, blanc, puis bleu, préfigurant ainsi le futur drapeau français. Ne pouvant contenir sa colère, il donna un coup de poing sur son sous-main.
— Mais, Monsieur le banquier ! tonna le ministre, de quoi vous mêlez-vous ! Depuis quand un sujet de Sa Majesté a-t-il qualité pour entreprendre délibérément des pourparlers au nom de la France avec un pays étranger sans être mandaté !
— Monseigneur… balbutia Berrucheul.
Choiseul était remonté.
— Et que voulez-vous que nous en fassions, de la Corse, je vous demande un peu ! Nous avons perdu nos colonies, sans grand regret d'ailleurs, car elles étaient fort éloignées, et vous voudriez que je vide les caisses de l'État pour acheter une île ! Si j'avais une île à acheter, ce serait l'Angleterre, Monsieur Berrucheul, et non la Corse. Comme cela, au moins, nos bateaux pourraient naviguer tranquillement !
Il se tut, tira sur ses manchettes de batiste, puis s'éventa légèrement du plat de la main.
— Excusez-moi, reprit-il d'une voix plus égale, vous m'avez quelque peu fait sortir de mes gonds, mon cher !
Berrucheul, qui avait pris une mine contrite pour laisser passer l'orage, releva le front et déclara :
— Vous ne m'avez pas laissé achever, Monseigneur. Je pensais acheter la Corse pour mon propre compte et l'offrir à mon pays afin qu'elle devînt territoire français.
Cette fois, Choiseul devint bleu, blanc, puis rouge.
— Vous plaisantez ! bredouilla-t-il.
— Absolument pas, Monseigneur ! Absolument pas ! Vous le savez peut-être, feu mon père a réalisé une très grosse fortune, beaucoup plus importante que ce qu'on imagine. Il est juste qu'une partie de celle-ci soit consacrée au prestige du royaume. Je donne les fonds pour l'achat de la Corse, et je ne veux surtout pas que mon nom paraisse dans cette affaire à cause du fisc : signes extérieurs de richesse, c'est mauvais. Cette transaction doit par conséquent rester secrète.
Alors Choiseul, les yeux baignés de larmes, se leva, prit Berrucheul aux épaules, le baisa sur les deux joues.
— Ah ! mon ami, murmura-t-il, quel grand cœur ! Quelle abnégation ! Merci, merci, merci ! Je suis confus à l'idée que la postérité m'attribuera le mérite de cette emplette.
— Ainsi vous acceptez ma proposition, Monseigneur ?
— Comment refuser un don pareil ! Je l'accepte au nom du roi. Au nom de la France ! Oh ! nom de Dieu ce que je suis content !
« Ça y est, jubila le tenace banquier, ma chère Antonia est à moi, puisque devenue française ; en m'épousant, elle épousera donc un compatriote et sa rigide famille n'aura plus rien à dire ! »
Au comble de l'allégresse, Choiseul prît son visiteur par le bras.
— Vive la Corse ! cria-t-il.
Puis il entraîna Berrucheul vers la mappemonde décorant un angle de son bureau.
— Soyez gentil, mon cher, ajouta-t-il, montrez-moi donc où ça se trouve !
Rien de tel qu'une petite grippette pour vous mettre en forme. C'est un peu comme un abcès de fixation, aussi me pointé-je au bureau frais comme un nez de chien[47].
Je serre les mains avides qui m'espéraient ; je dis « que-ça-va-beaucoup-mieux-merci » et je vais potasser les dossiers posés sur mon établi.
Au bout d'un moment, Bérurier fait une apparition théâtrale. Assez stupéfiant, le Dodu, ce morning ! Il porte un immense blue-jean râpé et constellé d'étiquettes made in U.S.A., un polo vert pomme, un blouson de cuir noir à col de fourrure, des chaussures de basket et une vraie toque en faux astrakan. L'essayer c'est l'adopter ! Pour vos réceptions mondaines, mesdames, pour les noces et les banquets, pour les baptêmes et les enterrements, faites appel à Alexandre-Benoît Bérurier. Il parviendra toujours à détendre l'atmosphère. La somptuosité de ses trouvailles vestimentaires, la percussion (et les répercussions) de ses réflexions apporteront toujours autour de vous joie et santé, car une boutade signée Bérurier, c'est de la rigolade assurée.
— Tu vas à un nouveau bal costumé ? m'étonné-je. L'Étonnant, le Détonnant, l'Irréinventable Béru hoche sa pauvre hure brouillée par le Brouilly.
— C'est rapport à une enquête dont je me livre dans les milieux blousons dorés, explique-t-il. Comme j'ai besoin de fouinasser chez les yé-yé, faut que je me mettasse à l'unisson !
— Béruyéyé ! fallait voir ça avant de mourir, conviens-je.
— Reconnais, Gars, que le « Blougin » c'est ma longueur d'onde !
— En effet, ce futal de toile te moule comme un cigare. Pour le poser, tu te fais éplucher, je suppose ?
— J'ai la technique, San-A. Je me couche sur le lit, les flûtes relevées. Berthe tire sur une des jambes et la bonne sur l'autre. Moi pendant ce temps je donne des coups de reins pour faciliter le décarpillage !
— Le spectacle ne doit pas laisser indifférent, conviens-je.
Il caresse la rude étoffe du blue-jean.
— Dans notre job, faut se tenir au courant. Dans le vent, quoi, comme on dit. Mais dis voir, je t'ai pas encore remercié pour Louis XV ? Ça nous a beaucoup plu, à moi et à Berthe, j'avais emporté le mégalophone du bureau et on se l'a fait jouer trois fois hier soir. D'autant plus qu'à la téloche y avait que du rasoir. Une conversation religieuse dont à propos de l'unité de l'église. Ils avaient réuni des curetons de toutes les religions. Y avait le père Dupanloup, le rabbin Desbois, le pasteur Ysé, et le mufti Ben Durant, plus un curé à barbouze de l'église orthopédique. Ces braves gens ont attaqué en disant comme quoi toutes les Églises devraient infusionner. Moi j'étais pour. Paraîtrait du reste que Popaul le Vadrouilleur, ça serait dans ses visées. Et puis ces bons messieurs se sont mis à défendre leur crémerie et le vin de messe a vite tourné au vinaigre ! T'aurais dit des représentants de commerce en plein suif. Chacun jurait que c'était son produit le meilleur et que celui des autres c'était de la toupie de chansonnette ! On les aurait pas minutés qu'ils se seraient filé la pater à force de se virguler des objections culsoutanées. Un vrai désastre ! Moi, tu vois, je serais été Jésus-Christ que j'intervenais en pleine émission pour les mettre au surplis. Je te leur foutais un miracle sur 819 lignes, mon pote, que tout le monde en aurait causé. Parce qu'à mon sens, pour le bien de l'Église, c'est pas des radoteurs qu'il faut mais un grand miracle. Jusqu'ici, les miracles c'est toujours des petites filles berlinguées qui en ont eu l'imprimeur ; et ça se passe dans des grottes obscures. Mais suppose un peu qu'on aye droit un de ces quatre soirs à un miracle télévisé, tiens : en pleine Eurovision au cours d'un France-Écosse afin qu'il y ait un maximum de monde. T'as le Bon Dieu qui s'annonce et qui dit deux mots aux téléspectateurs. Pour le coup, intervilles, ils peuvent aller se rhabiller ! Je dis Dieu, mais en admettant qu'Il veuille pas se déranger, Il envolerait quelqu'un de sa Maison militaire ou bien son chef du Protocole, hmm ?
« Quoique je ne voie pas pourquoi Dieu viendrait pas en personne sur le tube catholique du moment que le Général y vient, lui. »
Il se tait et s'apaise.
— Ton idée est bath, comme toutes tes idées, ma Grosse Brioche, seulement, si le Bon Dieu apparaissait, les téléspectateurs penseraient que c'est un truquage. Crois-moi : le Seigneur a bien raison de réserver ses miracles aux petites filles ; c'est encore la manière la plus adroite de les faire accepter par les incrédules.
Le Yé-yé bâille démesurément, ce qui me permet une vue panoramique absolument imprenable sur ses poumons, son pancréas, son gros côlon et son intestin grêle.
— Pour en revenir à Louis XV, fait-il, compliment. T'as su nous le faire aimer. C'était un gars bien. Tu dis que la Pompadour était frigidaire, mais ça n'a rien d'étonnant vu qu'elle s'appelait poisson !
Il me flanque un coup de coude et s'esclaffe.
— Et puis c'est peut-être pas vrai. Le roi faisait courir ce bruit pour pas qu'on la lui chourave ; intelligent comme je m'en doute, y'aurait rien eu d'étonnant.
— A propos de Louis XV, je crois avoir omis de te dire qu'un fanatique a voulu l'assassiner. Un certain Damiens. Ce dernier l'a frappé d'un coup de canif au moment où le monarque montait en carrosse.
— Qu'est-ce qui lui a passé par la tranche, à cet hurlu-berlu ?
— Le peuple commençait à faire des bulles, Gros.
— Et ça été grave ce coup de cure-dents ?
— Une simple égratignure, mais on n'en a pas moins exécuté Damiens et si je te parle de cet attentat c'est pour te citer une phrase du condamné car c'est l'une des plus belles de l'Histoire. Comme on lui annonçait qu'il aurait la main droite brûlée au soufre, qu'il serait dépecé, écartelé, etc., Damiens a hoché la tête et a simplement répondu « La journée sera rude ».
— Pas mal, convint Béru.
Il regarde l'heure.
— Faut que j'allasse, dit-il.
— Où ça, Ignominie en blue-jean ?
— A mon enquête. Un jeunot a fait un n'holdupe hier dans une hostellerie du Bois. Il avait une cagoule et y se déplaçait à bord d'une petite Triomphe rouge à bandes blanches. Je m'ai fait dresser la liste des Triomphes immatriculées dans la Seine et la Seine-et-Oise biscotte je pense que c'est quelque fils à papa de la région qui a joué les Al Capote pour se donner des sensations. Alors je commence ma petite tournanche de prospection, tu viens avec moi ?
Il me désigne la fenêtre pleine de beau temps.
— Y a du soleil, ça te donnera des couleurs.
— O.K., Fils.
Le démon de l'enquête me tenaille déjà. Je ne suis pas mécontent de repiquer un peu au truc, car cette période d'inaction commence à me peser.
— Montre un peu ta liste !
II me la tend. J'y trouve une bonne centaine de noms.
— Dis voir, Gros, le petit gangster à cagoule, il l'a peut-être volée, la Triumph, pour faire son coup ?
— Aucun vol de Triomphe n'a été signalé depuis plus de deux mois !
Je parcours le répertoire. Il y a huit voitures rouges sur le lot, mais aucune n'est mentionnée comme ayant des bandes blanches et je conseille à mon subordonné de commencer par visiter néanmoins les propriétaires de celles-ci.
Nous partons.
Direction Neuilly.
En cours de route, Sa Majesté ignominieuse me tanne pour avoir la suite de l'Histoire. Vu que j'ai entrepris cette œuvre de salubrité publique, je me dois de la poursuivre.
— J'ai peut-être un peu gazé sur Louis XV, fils. Il y avait encore beaucoup de choses à dire à son propos. Ses guerres, par exemple, bien que je n'aime pas parler de ça… Sais-tu qu'il a remporté la victoire de Fontenoy ?
— Non, rétorque loyalement Son Ampleur, et je m'en fous.
— C'est toujours le même topo : On en veut à Louis XV dans les manuels et on cherche à le diminuer, poursuis-je malgré tout. Encore une fois, grâces soient rendues à la courageuse Régie des Tabacs qui vient de créer une nouvelle marque de cigarettes baptisées « Fontenoy ». Elle n'a pas peur de prendre ses responsabilités, cette marchande de fumée. Fontenoy ! Le Maréchal de Saxe y battit les Anglais. Alors, si tu le veux bien : un coup de bitos ému au passage. J'aurais dû aussi te parler du chevalier d'Eon.
— Là, ça me dit quelque chose, fronce-les-sourcils-t-il.
— D'Eon : un beau chevalier blond qui se déguisait en nana au point qu'on le prenait pour une gerce. Louis XV voulut se le faire, c'est te dire s'il y avait gourance !
— Un travesti, quoi ?
— Certains assurent qu'il était vraiment homme, d'autres jurent qu'il était femme. Je pense qu'on pourrait trouver un dénominateur commun en affirmant que ça devait être une aimable fiote à voile et à vapeur. Le roi qui ne pouvait en faire sa maîtresse en fit son espion.
Eon accomplit des missions en Russie et en Angleterre. Avec le Masque de fer, il fait partie de ces points d'interrogation de l'Histoire qui sont la providence des historiens.
Mais passons. Oui, passons pour arriver à Louis XVI.
— Fin de section ! rigole l'Obèse.
— Non, disons plutôt section halte ! Au sujet de ce pauvre garçon, une chose saute aux yeux.
— Sa tête ? ironise Béni.
Je hoche la mienne.
— Eh bien voilà, si tu dresses la liste des rois, tu t'aperçois que tous les Louis ont été gratifiés d'un qualificatif… Ça démarre par Louis Ier le Débonnaire et Louis II le Bègue, et ça se termine par Louis XII le Père du Peuple, Louis XIII le Juste, Louis XIV le Grand et Louis XV le Bien-Aimé en passant par Louis VI le Gros, Louis VII le Jeune ou Louis VIII le Lion. Or, Louis XVI n'est que Louis XVI. C'est si j'ose dire, Louis XVI tout court ; on aurait pu l'appeler le Sectionné ou le Malchanceux ; mais non : on l'a laissé seul avec son fatidique numéro et sa tête sous le bras.
— Tu sais, fait l'Important, Ça se passe de commentaires. Dès que tu dis Louis XVI on pense à la bicyclette à Chariot. Un roi qui y va du cigare, c'est pas fréquent tout de même !
— Non, Béru, ça n'est pas courant, aussi le jour où le couperet lui a dégringolé sur la nuque, ça n'est pas seulement un roi qui a été décapité, mais des millénaires de préjugés. On a coupé la tête à toute la monarchie, et maintenant les derniers rois de ce monde ont la tranche juste posée sur les épaules. Il suffit d'un courant d'air, ou d'une bousculade pour qu'elle roule dans la poussière. Cela fait songer à la blague du bourreau chinois qui tranchait les têtes avec une dextérité telle qu'un jour, un supplicié qui se trouvait au bout d'une file de condamnés lui demanda : « Pourquoi ne m'avez-vous pas coupé la tête à moi ? »
« Le bourreau chinois ricana :
« Ah ! je ne vous ai pas coupé la tête ? Eh bien essayez donc de faire « non » et vous verrez ! ».
« Les ultimes têtes couronnées, maintenant, n'osent plus faire non. Car, non seulement leurs couronnes, mais leurs têtes également tomberaient. »
Béru conduit mollement. Il n'a pas encore fait remplacer son pare-brise et a mis un carton pour se protéger de l'air, en y perçant deux trous afin de pouvoir regarder à travers.
— A cause qu'ils l'ont passé à la tondeuse ? demande-t-il. C'était une peau de vache, Louis XVI ?
— Non, au contraire. Ce fut l'être le plus doux et le plus inoffensif de notre monarchie.
— Eh bien alors ?
— Justement, Béru… Dans l'état où se trouvaient les esprits, un roi tyrannique aurait peut-être pu sauver le morcif. Louis XVI, lui, en a été incapable. Il eût fallu une main de fer dans un gant de fer, et le pauvre Gros n'avait qu'une pattemouille dans un gant de coton.
— Pourquoi que tu l'appelles le pauvre Gros ? Il était mahousse ?
— C'était toi, lavé et rasé, dis-je. D'ailleurs vous vous ressemblez un peu. Ton côté bourbonien, toujours… A la mort de Louis XV, son grand-dabe, il avait vingt berges. Quand il s'est vu roi, il a eu les jetons, ce timoré. « Je suis trop jeune pour porter un tel fardeau », gémissait-il. Ça faisait ricaner tout le monde, tu penses ! A son âge, ses prédécesseurs régnaient depuis belle lurette ! Louis XIII, par exemple avait déjà bousiller Concini pour avoir le champ libre si tu te souviens… Louis XVI n'avait donc aucune aptitude pour exercer ce métier. Voilà pourquoi il était plus petit après son règne qu'avant.
— Je m'ai laissé dire qu'il était serrurier de son second métier ? interroge le Mahousse.
— Exact, Gros. Nous comprenons mieux à quel point le pauvre Loulou a été victime d'une erreur d'aiguillage. Le principe de la monarchie était voué à l'échec puisqu'il portait à la tête de la nation des êtres incapables de la gouverner. Cet homme qui eût sûrement fait un excellent serrurier n'a pas su être un roi potable, déplorons-le, mais voyons un peu ce qu'il était sur le plan humain. Nous avons dit un gros joufflu mollasson. Mou, il l'était plus encore par le bas que par le haut, puisqu'il est resté sept ans avant de pouvoir consommer son mariage !
De saisissement, le Gros oublie de mater par les trous du carton et nous percutons un camion à l'arrêt. Le véhicule télescopé s'avère être une citerne de l'U.M.D.P. Les employés de cette honorable et précieuse société font un foin du diable, ce qui défrise fortement Bérurier. Mon Valeureux les menace de les précipiter à l'intérieur de leur carrosse, à quoi ces messieurs rétorquent qu'ils se garderaient bien d'occuper une place qui revient de droit à mon camarade si l'on se réfère à sa mise, son aspect et son odeur. Je calme par des paroles véhémentes les esprits surchauffés et nous repartons. Béru a une grosse capacité de récupération. Deux cents mètres plus loin, il a déjà oublié l'incident.
— Tu me bonnissais à propos de Louis XVI qu'il était flétri des joyeuses, San-A ?
— Totalement, fais-je. Imagine un peu la déception de cette petite coquette de Marie-Antoinette radinant de la cour d'Autriche tout émoustillée en se disant qu'elle va avoir les nougats en bouquets de violettes (elle qui sentait déjà la violette) et qui, une fois au dodo, s'aperçoit que le gars Louis a sa durite éclatée !
— Ah, la pauvrette ! lamente le Compatissant. Se pointer de Vienne pour pieuter avec un désastre, c'est rosse ! Mais tu disais t't'à l'heure que ça avait duré sept ans, qu'est-ce qui s'est donc passé ensuite ? On lui a appuyé sur le disjoncteur ?
— Un toubib l'a un peu bricolé et il paraît que ça se serait arrangé, la preuve c'est qu'il a tout de même eu des mouflets.
— T'appelles ça une preuve, Gars ! plaisante le Monstrueux ; pour un crack de la Poule, c'est pas du vocabulaire hot-dog ! Sensitive comme je sais qu'elle était, la Marie-en-toilette, tu parles qu'elle a eu que l'embarras du choix pour se faire escalader le Mont de Vénus par des chevronnés du piolet polisson.
— C'est à voir, Gros. Frivole, ça oui. Mais on n'a jamais eu la preuve qu'elle se soit farci un gigolpince pour de bon !
— T'es crédule quand ça te prend, pouffe mon Lascar. Tu te figures qu'elle convoquait les actualités Gaumont quand elle se faisait explorer le sous-sol ! Note bien qu'elle a droit à des circonstances toutes plus exténuantes les unes que les autres ! Le Gros Louis XVI avait beau être roi, si son périscope magnétique était branché sur ses godasses au lieu d'être sur sa cravate, on comprend que sa bergère lui ait fait de l'arnaque.
Il réfléchit et ajoute :
— Fatalement, la Révolution devait arriver. A force que le peuple voit ses rois clamser de la chtouille comme un simple sous-brigadier, ou ne pas pouvoir faire glousser bobonne, il a fini par piger qu'un monarque c'est un pégreleux ordinaire et que ce spectre qu'il tenait soi-disant de Dieu, c'était de l'abus en bâton !
Il se tait, car nous arrivons devant un immeuble cossu comme un chef de gare. Brève interview de la cerbère qui nous apprend que le fils du toubib possesseur de la Triumph rouge ne peut pas être notre garnement holdopeur. En effet il a emplâtré un platane (qui ne lui avait pourtant rien fait) la semaine précédente avec sa chignole. Maintenant la Triumph en question ne vaut guère plus de douze francs, et encore à cause de la médaille de Saint-Christophe qui est miraculeusement restée intacte.
On coche donc le premier nom de la liste et on passe au suivant. Direction Boulogne-Billancourt.
Sa Majesté, qui en a assez de jouer les girafes, ôte le carton-pare-brise. Les dents crispées dans le courant d'air, l'Obèse me réclame la vie sentimentale de Marie-Antoinette, Naturellement je lui parle de Fersen, ce brillant officier suédois qui se consacra au culte de l'Autrichienne. Je raconte les entrevues secrètes, les bals costumés et les parties de campagne au Trianon.
— Je connais le Trianon, me dit-il ; pas çui de Versailles, çui de Villejuif ; j'allais y danser avec Berthe au temps des cerises.
J'opine et je continue :
— La femme de Louis XVI jouait à la fermière pendant que les paysans claquaient de faim. C'était une tête de linotte, cette souveraine. Elle a puissamment contribué à la Révolution elle aussi. Ce qu'il faut essayer de piger, c'est la conjoncture, Gros. Une France ruinée où fermentaient les grands philosophes avait à sa tête un roi ennuyeux et impuissant, maladroit comme un Auguste de cirque. Louis XVI, c'était un éléphant dans la galerie des Glaces ! On se fichait de lui. Ses propres frères : le comte de Provence (futur Louis XVIII) et le comte d'Artois (futur Charles X) contribuaient à le discréditer.
Coup de frein Béruresque.
— Est-ce que tu te fiches de moi, San-A ? m'interpelle-t-il d'un ton « abrute ». Ce serait tocard d'exploiter ma crédulité.
— Que t'arrive-t-il, Tête-Creuse ?
— Tu viens de me dire que Louis XVIII et Charles X ont z'été les frelots à Louis XVI !
— Et je ne peux que te le répéter !
— Enfin voyons, eux c'est au siècle dernier qu'ils ont régné, je le sais par mon grand-père dont le grand-père a été sergent-major sous leur règne !
Je souris tendrement à l'Amoindri.
— Colle un peu d'huile dans tes méninges, Béru, et laisse-moi te citer des dates. Louis XVI est né en 1754 et Louis XVIII en 1755. Seulement le premier a été raccourci en 1793 alors que le second est mort de sa bonne mort en 1824. L'Histoire a été particulièrement dense à cette époque. Louis XVIII n'a régné que vingt-deux ans après son frère, mais dans l'intervalle, que d'événements ! Que de bouleversements ! Des livres et des livres ont été consacrés à ces quelques années au cours desquelles notre pays a opéré sa grande métamorphose. Il y avait le monde d'avant, il y a eu le monde d'après. Louis XVI était un rameau du Moyen Age. Le couperet du 21 janvier 1793 qui croyait sectionner ce rameau a, en fait, tranché les racines de l'arbre tout entier, un arbre plein de nœuds et de plantes parasites. On a guillotiné Sa Majesté Louis XVI et, vingt-deux ans après, c'est Monsieur Louis XVIII qu'on a couronné. Lorsqu'il était dauphin, ce dernier avait droit au titre de Monsieur ; en somme il le conserva une fois roi !
— Tu vas trop vite ! se rebiffe Béru, on n'en est pas encore à Louis XVIII.
— Aussi m'empressé-je de refermer cette parenthèse, car avec ton pare-brise cassé elle provoque un courant d'air dans lequel ta cervelle duveteuse risquerait de s'envoler.
— C'est tout de même dommage qu'il ait tourné en pommade, ce pauvre Gros, gentil comme tu dis qu'il était !
— Dommage pour lui, mais bénéfique pour le genre humain. La liberté qui végétait dans le cœur des humbles s'est mise à pousser dru quand on l'a eu arrosée de son sang, tricoloré-je.
« Mais, pour ta compréhension, je' vais essayer de dénouer ce sac d'embrouilles en prenant les choses chronologiquement. Louis XVI est roi. Il choisit comme ministre Turgot… »
— C'est de lui que vient le turbot-mayonnaise, San-A ?
— Pas turbot, hé, pomme ! Turgot ! Avec un G, comme gland ! Ce Turgot était un bien digne homme, aimé du populo. Il s'était mis dans l'idée de régénérer les Français qu'il trouvait trop farfelus. Il mijota un plan d'éducation nationale destiné à prêcher l'honnêteté, la sévérité, la virilité d'esprit, etc.
— C'était pas un marrant, ton Révérend !
— Aussi eut-il droit à une sacrée levée de boucliers, et Marie-Antoinette exigea du roi qu'il lui flanque ses huit jours !
« Parallèlement, notre brave Louis avait reçu la visite d'un dénommé Franklin, sujet américain, venu dans notre pays pour transmettre un S.O.S. car le télégraphe n'existait pas. En effet, les Ricains voulaient se débarrasser du joug anglais et ils comptaient sur nous pour leur prêter main-forte. Tout au long de notre histoire, quand un peuple quelconque a voulu chercher du rébecca aux rosbifs, c'est chez Durand qu'il est venu carillonner. Une fois de plus, on réagit bien et la France généreuse lève une armée commandée par La Fayette pour libérer le cher peuple amerlock. Le marquis s'acquitte magnifiquement de sa tâche et les English regagnent leur île. La nation américaine est née ! De là date cette indestructible amitié entre nos pays. Amitié qui survit envers et contre tout, malgré les dettes de guerre, de Gaulle et les films d'Hollywood.
« Mais si on arrange les affaires des autres, les nôtres carburent plutôt mochement. Marie-Antoinette, devant l'incapacité totale de son mari, gouverne. Elle est bête et coquette, elle fait du gâchis. On la surnomme Madame Déficit. Dans son genre elle réussit l'exploit de faire l'unanimité. Mais elle la fait contre elle ! Le peuple la hait ! Les seigneurs la détestent et organisent des machinations pour la discréditer ; telle par exemple l'affaire du Collier… »
Je m'interromps car le Gros vient de stopper son courant d'air à roulettes devant un immeuble neuf. Nous nous rendons chez un certain Bobichard. Il crèche au dixième étage dans un appartement panoramique d'où l'on a une vue imprenable sur les usines Renault et les gazomètres d'Issy-les-Moulineaux. Une bonne ravagée nous ouvre. Monsieur est en voyage. On s'en tamponne, vu que c'est le jeune homme de la maison que nous sommes venus vister. Il fait son gros dodo, le pauvre lapin. Je demande à la soubrette d'aller le réveiller. Pendant ce temps, nous poireautons dans un salon meublé uniquement avec des fauteuils de dentiste. C'est le nouveau style, le style Çanavéral. Le siège épouse la forme du corps. Tout est prévu, jusqu'à l'arrondi du bras pour tenir sa cigarette. Des mégotières sur tiges orientables poussent un peu partout sur la moquette, champ de tulipes lunaires. Sur une table roulante on voit encore, dans des assiettes, des reliquats de toasts et de petits fours. M'est avis qu'il y a eu java cette nuit dans la carrée. Béru, à bout de tentation, se lève et va rafler une poignée de toasts.
— Qu'est-ce que c'est ? demande-t-il en me montrant sa provende.
— Des œufs de lump, mon chéri.
— Et c'est quoi, des œufs de lump ? s'inquiète le Vorace.
— Ce sont, lui expliqué-je, des plombs de chasse qui ont le goût de hareng et dont les bourgeois se servent pour faire des toasts au caviar.
Satisfait, il les croque à beaux chicots et, le groin plein, déclare en postillonnant ses plombs :
— Tu allais causer de l'affaire du Collier au moment où qu'on est arrivé. Vas-y pendant que notre ouistiti se fringue.
J'y consens.
— Une ténébreuse affaire, Gros. Les éléments ? Un collier appartenant à de célèbres joailliers parisiens et valant une fortune.
« Le cardinal de Rohan amoureux de la reine. Une femme cupide et intrigante : Madame de La Motte ! »
— Joli nom pour une gourgandine, apprécie le Goinfre au passage.
— Les joailliers avaient proposé le collier à la reine qui en avait très envie mais ne pouvait l'acheter, because les finances royales étaient raplaplas. Cela avait donné l'idée à la mère La Motte de placer un coup fourré de grande envergure. Elle connaissait l'amour du cardinal pour la souveraine. Amour impossible, Maire-Antoinette ne pouvant pas encadrer le prélat même quand il passait en lever de rideau à Notre-Dame. Elle fit croire à cette patate de Rohan qu'il pourrait s'embourber Madame Louis XVI s'il l'aidait à acheter le collier. Rohan, bon pigeon, marcha dans la combine, il négocia l'opération et avança le fric du premier versement. Dame La Motte bichait comme une poule devant la boîte à asticots d'un pêcheur endormi. Tu penses, elle avait le collier, sa fortune était faite !
— Parce qu'elle l'avait pas refilé à Marie-en-toilette ?
— T'es louf, Gros ! Tes rouages se coincent ou quoi ? Je t'explique que c'était un monstrueux coup d'arnaque.
— Et comment ça s'est terminé ?
— Mochement. A la seconde traite, les bijoutiers qui ne voyaient rien venir sont allés faire du circus chez le cardinal. La pauvre Éminence en a eu sa calotte qui a failli prendre feu. Elle n'avait plus un kopek et ne s'était pas fait la Majesté, triste bilan ! Flairant du louche, les marchands de cailloux ont couru chez le roi. Loulou a ordonné une enquête et Madame de La Motte a été arrêtée. Seulement, au cours du procès, pas folle, elle a chiqué à la ténébreuse. Le côté « je sais ce que je sais », tu mords le cinoche ? Le peuple s'est mis à chuchoter que la reine était bel et bien mouillée dans ce coup-là et ça n'a pas réparé le standing en haillons de l'Autrichienne.
Un lavedu en robe de chambre mauve, entre, sourcils froncés. C'est un jeunot d'une dix-neuvaine d'années, avec le teint blafard, des boutons éclairés au néon plein le menton, et la coupe de cheveux Beatles.
Il nous enveloppe d'un regard aussi sombre qu'un enterrement.
— Messieurs ? grince-t-il.
Comme c'est au Gravos de jouer, je lui laisse prendre l'initiative des opérations. Sa majesté finit l'ultime petit four du plateau, sort sa carte de flic en la décorant au passage de crème chantilly et annonce :
— Inspecteur principal Bérurier, et voici mon adjoint, le commissaire San-Antonio.
Un peu insolite comme présentation. Pourtant le dénommé Bobichard Jérôme n'y prend pas garde.
— La police ! se récrie-t-il, comme dans les romans de Madame Lacrima Christie.
— Textuel ! riposte le Gros. Vous avez bien une Triomphe rouge, mon petit gars ?
— Oui, mais…
— Faites pas le mouton, mon petit gars, et causez-nous plutôt de votre emploi du temps d'hier.
Béru s'épanouit. Il aime jouer les grands inquisiteurs devant moi. Il croit m'épater et il se dilate comme le bœuf qui se prenait pour une grenouille.
— Mais, re-bêle et se rebelle le Jérôme Bobichard, je me demande de quel droit vous…
— Vous demandez rien, mon petit gars, ça risquerait de vous faire chauffer le ciboulot. Contentez-vous de répondre à mes questions. Qu'avez-vous maquillé hier, disons entre quatre et six heures ?
— J'étais au cinéma.
— Et votre bagnole, mon petit gars, elle y était aussi ?
— Je ne me suis pas servi de ma voiture hier ! déclare avec vigueur le fils à son papa.
Ça me fait tiquer. Pourquoi le jeune homme a-t-il affirmé cela aussi précipitamment ? Et surtout avec tant de force ?
— On peut la voir, cette chignole, mon petit gars ? s'enquiert le Monumental d'une voix faussement doucereuse…
— Mais, oui…, bredouille Jérôme Bobichard. Si vous me permettez de passer un costume, je vais vous conduire jusqu'à mon garage.
Le Gros permet. Lorsque le garçon est sorti, il me pousse du coude.
— J'ai le renifleur en effervescence, San-A ! me confie le Sagace.
« Ce jeunot ne m'a pas l'air franco. C'est le genre zoisif qui se passe des crèmes de beauté sur la vitrine et qui se parfume à la Fougère ou au Sirop des Vosges. Je m'ai laissé dire que dans la haute, ils prennent des bains de nouilles pour s'adoucir la peau. Tu crois que c'est vrai ? »
— Sans doute, le satisfais-je.
— Je me demande bien comment qu'ils font pour vider la baignoire ?
— Tu m'as déjà fait la même réflexion dans un autre bouquin, Gros, le sermonné-je, évite de te répéter, ça fait mauvais genre !
Le Triumphateur revient, superbe dans un costar en soie sauvage bleu ciel.
— Je tiens à vous prévenir, nous dit-il, que mon oncle est diplomate.
Il a repris du poil de la bébête, le boutonneux.
— Faut pas faire de complexe, le rassure Béru, le mien est garde-barrière et ça ne l'a pas empêché de faire huit gosses à sa femme malgré le passage des trains.
Puis admirant son petit suspect, il déclare :
— Ma parole, vous êtes beau comme la Belle Ferroviaire dont au sujet de laquelle Léonard Vingt-Six a peint la Joconde, mon petit Gars, s'embrouille l'Éduqué. Allez, en route. Il est loin, votre garage ?
— Au sous-sol.
Nous empruntons l'ascenseur. Tandis que cette magnifique réalisation des réputés Roux et Combaluzier nous fait perdre de l'altitude, Bobichard me dit :
— Mon oncle le diplomate est consul de France en Hollande !
— S'il aime les tulipes, fi ne pouvait pas souhaiter un meilleur poste, admets-je. Et puis les Hollandais sont des gens si merveilleux. Conquérir la mer, dites donc, c'est un exploit ! J'ai idée que le jour où ils voudront organiser les jeux olympiques de ski ils se fabriqueront un petit Mont-Blanc et qu'ils cultiveront l'edelweiss pour changer.
Écœuré et vaguement désemparé, le « petit gars » nous drive jusqu'à son box. Là, se trouve une jolie petite Triumph dernier cri.
En l'apercevant, Béruyéyé fait la grimace et me distille dans les écoutilles :
— Inscrivez pas de chance, Mec. Elle a pas de bandes blanches…
Pourtant il fait l'exploration du véhicule d'un air docte afin de sauver la face. Le petit crevard le mate d'un œil évasif. Sa Majesté regarde à l'arrière du véhicule et découvre — ô ironie — un bouquin d'Histoire consacré à la Révolution Française. Le hasard n'est pas croyable lorsqu'il se met à faire du zèle.
Radouci, le Mastar feuillette l'ouvrage.
— Vous vous intéressez à l'Histoire de France, mon petit gars ? questionna-t-il d'une voix aussi moite que la flanelle d'un terrassier.
— Je suis bien obligé, puisque je prépare une licence, riposte l'interpellé.
Bérurier approuve. Pour lui, l'affaire est classée : y a maldonne, un futur licencié d'histoire ne saurait être l'auteur d'un hold-up.
— C'est bien, déclare mon compère. Faut piocher dur, mon petit gars. L'Histoire, y a que ça. Quand on pense à tous ces potes en tas qui se sont succédé les uns derrière les autres à la suite pour édifier la France, on se sent tout petit petit.
Pendant que le Gravos vaporise ses compliments, je m'installe au volant et j'actionne le démarreur. Ça tourne rond. Gentil moulin. Mais voilà que le San-Antonio convalescent devient brusquement songeur.
— Jérôme, fais-je, vous n'avez pas utilisé votre voiture hier, dites-vous ?
— Non, elle n'a pas quitté son box.
— Quand l'avez-vous sortie pour la dernière fois ?
— Avant-hier.
— Sûr ?
— Absolument certain. Je vous le jure !
— Dis voir, Béru, il pleuvait hier en fin d'après-midi, n'est-ce pas ?
— A seaux ! affirme l'Enflure qui a de la mémoire et un sens hardi de la métamorphose.
— Et avant-hier ?
— Non ! Beau soleil… Un temps de printemps…
Je sors du véhicule et je marche sur le petit crevard en soie sauvage.
— Mon petit gars, parodiébérus-je. Vous avez sorti votre voiture hier. Pas la peine de nier !
— Je vous jure que non !
Le Mastar ne peut pas se contrôler. Son côté impulsif, c'est ce qui fait son efficacité. Il file une mandale bien à plat sur les joues boutonneuses de Jérôme.
— Jure pas quand on te le demande pas, mon petit gars ! avertit le Gros.
Puis, à moi, du ton blasé qu'il sait prendre pour se faire expliquer ce que son cerveau microscopique ne lui permet pas de concevoir :
— T'as des indices, Mec ?
— Yes, Monsieur l'inspecteur principal. Lorsque j'ai mis le contact, l'essuie-glaces de l'auto s'est déclenché, car il était resté branché. Conclusion, le jeune daim que voilà est entré dans son garage alors qu'il pleuvait à tout va et il a coupé le contact avant de stopper les essuie-glaces.
Je me penche à l'avant de la voiture, de manière à amener mon regard investigateur (mais néanmoins velouté, surtout lorsqu'il vagabonde dans le corsage d'une dame) au niveau de la carrosserie.
— Tu ne vois pas, ces deux traînées rectilignes sur la carrosserie, Béru ? Afin de déguiser un peu sa tire, Monsieur y avait collé deux bandes de papier adhésif. Pas bête comme détail. Ça frappe l'œil du témoin éventuel. Mais il a eu beau passer l'éponge sur son capot, la colle du papier a laissé des traces.
Il bondit sur le flageolant Bobichard et le soulève par les revers de son fragile costar.
— Espèce de petit gredin ! aboie le Molosse. Au lieu de préparer sa patente d'histoire, ça veut jouer les truands ! T'as pas honte… dis, voyou ?
Une heure plus tard nous sommes de retour à la Grande carrée. Le petit minable ne veut pas reconnaître les faits malgré les indices accablants.
— Laisse-moi le travailler au corps, me dit le Gros. Je lui ferai cracher le bidule et faudra bien qu'il me cause de l'endroit où qu'il a planqué le fric.
Je laisse ces messieurs en tête à tête et je descends déjeuner au troquet du coin où Pinaud est en train de faire une partie de dames avec un collègue de la Mondaine. Poignées de phalanges. Comment-ça-va-pas-mal-et-toi d'usage.
Tandis que les acharnés du pion se mijotent des coups vicieux et qu'on me mijote une blanquette de veau à l'ancienne, je pense à ce bêta de Bobichard. Qu'est-ce qui lui a pris de faire du hold-up, à ce garnement ? Une histoire de bergère, sans doute ? C'est toujours pour des femmes que les gars font des bêtises. Ils veulent tous leur conquérir le monde. Et quand ils le leur apportent, bien empaqueté avec une ficelle dorée, ces dames leur font la gueule parce qu'elles eussent préféré n'importe quoi d'autre, à condition que ça vienne de chez Hermès. Alors, toujours vaillants, les bonshommes repartent. Cette fois, c'est la lune qu'ils décrochent. Ils la passent à la peau de chamois pour qu'elle brille bien. Mais au bout d'un jour les bonnes femmes blasées la jettent à la poubelle. Vous n'avez pas remarqué ? C'est fou ce qu'on peut trouver comme lunes encaustiquées dans les poubelles ! Des lunes qui n'ont même jamais servi et qui ont l'air, ma foi, aussi c… que les hommes !
— Vous avez l'air tout triste, monsieur le commissaire, observe finement la serveuse en m'apportant mon picotin.
Je lui pince les fesses, comme il se doit, afin de ne pas la désobliger.
— On croit que les gens sont tristes alors qu'ils ne sont qu'hépatiques la plupart du temps, lui dis-je.
Elle acquiesce et s'en va. Je chipote un brin. Mais l'appétit n'est pas au rendez-vous. J'ai peur que le Gros ne passageatabasse trop son jeune client. Il a l'habitude, de pratiquer des durs, Béru, des vrais coriaces qui encaissent les gnons en rigolant. Faudrait pas qu'il m'esquinte ce bébé-rose délinquant. C'est pas son tonton consul qui m'inquiète, à Jérôme, c'est sa fragilité.
Je remonte dans les austères locaux de la Poule. Parvenu à mon étage, j'entends effectivement des bruits de tartes, ponctués de gémissements.
— Tu vas causer, oui ! brame le Monstrueux. Cause tout de suite, sinon je remets le couvert !
Je m'avance, j'entrouve sans bruit la porte du burlingue et je coule un œil dans la pièce. Béru, en bras de polo, est assis sur le bureau, sa toque de fourrure rejetée en arrière, tandis que son « client » est recroquevillé dans le fauteuil des interrogatoires.
— Ça vient ? insiste le Gros.
— La récolte avait été mauvaise et le chômage sévissait, balbutie Jérôme.
— Alors ? mugit Ivan le Terrible.
— Plus d'argent dans les caisses, bredouille le jeune Bobichard.
Je ne savais pas que son père était dans la culture. Son système de défense est bon : il plaide l'affolement devant les revers de fortune paternels.
— Et alors ? tarabuste Bérurier.
— Alors on a convoqué les États Généraux le 5 mai 1789.
J'ai deux secondes virgule vingt d'hébétude, ensuite desquelles une gigantesque et silencieuse hilarité me secoue.
On aura tout vu, mes amis ! Ne voilà-t-il pas Béru qui moleste un délinquant pour se faire raconter l'Histoire de France ! Je reste à mon poste d'observation pour jouir de la suite.
— Lors de la convocation des États Généraux, les députés des Nobles, du Clergé et du Tiers-État perdirent plus d'un mois à se disputer sur la question du vote. Les premiers le réclamaient par « ordre », mais les représentants du Tiers le voulaient par tête, ce qui leur aurait assuré la majorité. Le 20 juin, les députés du Tiers-État se réunirent dans la salle du jeu de Paume et jurèrent de donner une Constitution à la France !
— Déjà ! s'ébahit le Gros.
— Le roi voulut les chasser de la salle ; mais Mirabeau répondit : « Nous sommes ici par la volonté du peuple, et nous n'en sortirons que par la force des baïonnettes ». Alors le roi céda et les États Généraux prirent le nom d'Assemblée constituante…
Le Gros se mouche pour enfouir son émotion dans le carré de toile abjecte qui lui sert à étancher ses rhumes et ses chagrins et à nettoyer les bougies encrassées de sa voiture.
— Et après, mon petit gars ? renifle Sa Tendresse.
— Le roi renvoya Necker, son ministre, obéissant en cela aux conseils de son épouse !
— La s… ! tonne à tout hasard le Graves.
Bobichard fait comme les dessins de Walt Disney : il s'anime.
— Cette mesure déplut au peuple ; le 14 juillet, il se révolta et envahit les Invalides…
Une gifle monumentale fait éternuer le jeune homme.
— Ne cherche pas à me feinter, petit Gars ! C'est pas les Invalides, c'est la Bastille qu'il a envahie, le peup.
L'autre sanglote.
— Il a commencé par les Invalides, Monsieur l'Inspecteur, je vous le jure ! Il y a pris les armes qui s'y trouvaient et c'est alors seulement qu'il a marché sur la Bastille. Le gouverneur de celle-ci, de Launay, s'est tout de suite rendu et le peuple surexcité lui a coupé le cou !
— Et d'un ! clame Bérurier. C'est les prisonniers qui ont dû z'être contents !
— Les gens du peuple n'étaient jamais enfermés à la Bastille, affirme Jérôme Bobichard.
Une nouvelle momifie le fait taire.
— Toi, mon petit gars, tu serais faciste que ça m'étonnerait pas, décrète Béni.
— Mais je vous jure…, sanglote le garnement.
Comme Béru va le mettre en pièces, je m'avance.
— Tout ce qu'il y a d'exact, Gros. La Bastille était presque vide et ne renfermait en tout cas que des gentilshommes !
Béru fronce les sourcils.
— Oh ! oh ! Monsieur a les oreilles qui traînent, comme les setters irlandais ! bougonne-t-il.
Puis, se penchant sur sa victime.
— La suite ?
— Voulez-vous que je vous parle de la nuit du 4 août ? demande le pauvre gamin ahuri.
— C'est vicieux ? se pourlèche l'Ignominie-'yéyèe.
— Elle marque l'abolition des droits féodaux ! bredouille Bobichard.
— Alors elle m'intéresse pas, tranche le Gros. Ce que je veux, c'est de l'action ou de la fesse ! Y'a que ça qui me plaît dans l'Histoire. Plus les affaires d'empoisonnement aussi. Tiens, cause-moi un peu de la mort de Louis XVI pour voir si t'es calé !
— Elle a eu lieu le 21 janvier 1793.
Un doublé à la face fait pavoiser le nez de Jérôme.
— Je t'ai dit que je voulais pas de mensonges. C'est en 89 qu'on lui a fait la blaque du coupe-cigare, à Loulou.
— Mais non, Gros, interviens-je. C'est bel et bien en 93. Entre la prise de la Bastille et l'exécution du roi, bien des événements se sont produits. Et si Louis XVI avait été autre chose qu'une balle de ping-pong renvoyée d'une raquette à l'autre, il aurait pu s'en sortir. Dans le fond, le peuple ne demandait qu'à l'aimer. Mais sa faiblesse gênait tout le monde. Il disait oui à tous, ce pauvre bonhomme. Tantôt il approuvait, tantôt il désapprouvait, si bien que rien n'était jamais acquis. Ses intimes comprirent qu'il allait mal tourner et en 91, Fersen, le Suédois amoureux de la reine, prépara la fuite de la famille royale. Manque de pot, ce malchanceux se fit reconnaître à Varennes et la populace furieuse le ramena à Paris. Il venait de perdre la face définitivement et à partir de cet instant la situation se détériora très vite.
— Au fait ! Sa mort ! réclame le Sanguinaire.
— Bouge pas, Sacrebleu ! Ça vient. Comprenant que c'était scié pour sa pomme, Louis XVI a traité secrètement avec l'étranger afin que les monarques voisins viennent le tirer de ce mauvais pas. Son trône, à ce pauvre biquet, c'était le tonneau de poudre avec la mèche allumée et il sentait déjà le roussi, Loulou. L'Autriche et la Prusse prirent alors ses patins et la France fut envahie. Devant le danger, l'Assemblée législative déclara « La Patrie en danger » ! Et alors, mon Béru, on assista à une chose magnifique dans un élan sublime, de toutes parts, des volontaires prirent les armes pour défendre le pays.
« Ce fut un ramassis de savetiers, comme disait Brunswick, le général ennemi qui en rigolait. Mais cette armée de savetiers réussit le miracle de battre les années de métier, équipées et entraînées. Si nous devions en France ne plus célébrer qu'une victoire, c'est Valmy qu'il faudrait glorifier. Parce que Valmy est une victoire vraiment née de la volonté populaire. Au cours des siècles, le populo a toujours combattu contraint et forcé après avoir été convenablement conditionné. Mais pas à Valmy. On n'a eu ni à le forcer, ni à le payer, ni à lui promettre des médailles. Il est allé spontanément à la castagne parce qu'il voulait préserver sa liberté. Il a pris son fusil comme un mari trompé décroche le sien pour aller filer du plomb dans les miches des godelureaux de sa bourgeoise. Il venait de découvrir, le Français, que la France était une aimable personne prénommée Marianne et il voulait lui faire l'amour tout seul. »
Survolté par son lyrisme, Béru devient tricolore et des refrains de Marseillaise lui bloquent la pomme d'Adam entre deux étages. Du coup, on a un peu oublié le délinquant.
— Ah oui, Valmy, renchérit le chérubin, histoire de faire un coup de lèche à ces poulets-historiens. C'était le 20 septembre 1792.
Le Gros renifle son émotion et soupire en me désignant Bobichard.
— C't'une petite frappe honteuse, mais y'a pas, il connaît son manuel sur le bout de la langue.
— Oui, fais-je, Valmy c'était bien le 20 septembre 92. Le lendemain, la Convention succédait à l'Assemblée législative et proclamait la République !
— J'eusse voulut t'y être à Valmy, s'étrangle le patriote.
— Si tu t'y étais trouvé, mon Gros, tu aurais vu le général Kellermann mettre son chapeau à la pointe de son épée et crier « En avant ! Vive la Nation ! »
— C'était un général prussien ?
— Non, Béru, un général français.
— A cause du blaze, j'eusse pas cru.
— Il était strasbourgeois, mon fils. Et Paris continue de l'honorer en donnant son nom à un central téléphonique. Je suis heureux et fier, notons-le au passage, que ce central soit celui de mon éditeur, et pour le célébrer pleinement, je suis prêt à offrir un exemplaire gratuit de cet ouvrage à l'abonné dont le numéro de téléphone est Kellermann 1792 !
Enflammé, révolutionné de la cave au grenier, Bérurier gonfle la poitrine.
— Vive la République ! crie-t-il.
— Elle naquit donc dans l'apothéose de cette victoire. Ses promoteurs furent Danton et Robespierre, les deux grandes figures de la Révolution Française. La médaille de la République, en somme ; Robespierre étant l'avers et Danton le revers. A propos, sais-tu le nom du gendarme qui fracassa d'un coup de pistolet la mâchoire de Robespierre ?
Et comme le Gros ne répond pas, je l'affranchis :
— Merda !
Convaincu qu'il ne me croit qu'à demi, je poursuis son initiation :
— Danton et Robespierre firent déclarer Louis XVI coupable de trahison parce qu'il avait comploté avec l'étranger contre ses propres sujets. Et le roi fut jugé.
— Tu parles d'un procès ! Si le Frédéric Peau-de-Chèvre avait été là, pour faire le compte rendu, comment qu'il se serait régalé ! murmure le bon Béru.
— Louis XVI se défendit comme il avait gouverné : en parfait gougnafier ! On avait découvert dans une armoire de fer des Tuileries des papiers établissant sa collusion avec l'ennemi. Au lieu de plaider l'incompétence du Tribunal, le lamentable monarque nia bêtement l'évidence, ergota et fit très mauvaise impression. C'est en fait, un couillon plus qu'un tyran que l'on condamna à mort à une voix de majorité !
— Une voix ! s'exclame le Gravos. II a bien failli ménager son indéfrisable, dis donc !
— Cette voix, déclare le prévenu Bobichard, on peut estimer qu'elle fut celle de son propre cousin le duc d'Orléans, dit Philippe-Égalité !
Il reçoit quatre tartes de Bérurier.
— J'ai déjà dit que je voulais pas qu'on me chambre, hé Minus ! hurle-t-il. Espérer me faire croire que le cousin du roi faisait partie du tribunal révolutionnaire, c'est le genre de feinte-à-Jules que je tolère pas.
Avant que le malheureux Jérôme ait eu le temps de s'expliquer, le Gros l'a propulsé d'un coup de tatane au valseur jusque dans le couloir où des gardiens préparent fiévreusement le tiercé du lendemain.
— Foutez-moi ce minable au trou ! Lui aussi il va y aller du cigare un de ces quatre matins !
— A propos, tu as établi sa culpabilité ? demandé-je.
— Et comment ! Il m'a craché le morceau en début de programme. J'ai sa déposition sur le burlingue. Bon, alors, cette mort de Louis XVI, San-A ?
— Elle eut lieu le 21 janvier 1793, comme nous l'avons déjà dit. Louis XVI fut courageux. Une fois sur la guillotine, il voulut haranguer son peuple, mais le roulement des tambours couvrit sa voix. Il aurait dit qu'il priait Dieu pour que son sang ne retombe pas sur la France !
« Lorsque ce fut fait, l'aide du bourreau prit sa tête tranchée et la montra au peuple. A cet instant, les gens comprirent confusément que quelque chose d'inouï venait de se produire dans le monde ! »
— Heureusement qu'il avait pas mis sa couronne des dimanches, fait le Gros en guise d'oraison funèbre. Car chez lui la voix de l'oraison finit toujours par l'emporter.
Le feu de la forge embrasait le visage du jeune Béruriez, lui donnant fugacement l'aspect d'un démon jovial. Louis XVI essuya d'un revers de jabot son menton où dégoulinait une sueur prolétarienne et se mit à contempler son nouvel aide avec sympathie.
Cela faisait deux jours qu'il avait engagé le jeune compagnon serrurier sur la recommandation expresse du maire serrurier du Palais. Depuis quelque temps, le roi œuvrait sur une nouvelle clé délicatement ouvragée qui lui donnait pas mal de fil (de fer) à retordre et la collaboration de Béruriez s'était avérée d'un grand secours.
— Voilà le travail, Sire ! fit le garçon en retirant de la forge une clé incandescente qu'il plongea bien vite dans un seau d'eau.
Il y eut un bruit de succion. Louis XVI regarda le travail et approuva, ravi.
— Tu es très doué, mon garçon, dit-il.
— Sire, fit le compagnon, encouragé, ça n'est point tant la partie artistique d'un ouvrage qui me passionne que son utilité. En bref, je me sens davantage mécanicien que serrurier.
— C'est-à-dire ? fit le roi.
Béruriez sortit de sa poche un papier plié menu et plus crasseux qu'un trottoir d'émeute.
— Si Sa Majesté veut bien jeter un regard là-dessus, dit-il en, rugissant, c'est de moi.
Louis XVI déplia le papier et l'examina. Il vit une espèce de rectangle, coupé au bas par un autre rectangle percé d'un rond et pourvu à son sommet d'un troisième rectangle.
— De quoi s'agit-il ? demanda-t-il sans comprendre, car il ne comprenait jamais rien du premier coup.
— D'un appareil à décapiter, fit Béruriez.
Le roi écarquilla grands ses yeux inexpressifs.
— Quelle drôle d'idée !
Béruriez s'expliqua :
— Les exécutions capitales, Sire, m'ont toujours semblé chose ingrate. L'œuvre du bourreau, qu'il manie la corde ou la hache, représente un acte d'autant plus laid qu'il est perpétré délibérément, sans passion. Votre Majesté est bien d'accord ?
— En effet, admit Louis XVI.
— C'est pourquoi j'ai pensé qu'à l'époque moderne à laquelle nous vivons il serait bon de remplacer ce vilain geste par une machine. Sa Majesté m'objectera sans doute que ladite machine devra être déclenchée, ce qui nécessite tout aussi bien un geste homicide du préposé…
— En effet, répéta le roi qui n'aurait rien objecté de semblable car il avait déjà grand mal à suivre la théorie de son assistant.
— Je ferai valoir à Sa Majesté que le dit geste ne serait pas tout à fait semblable aux précédents car le bourreau n'aurait plus à manier la hache ou à nouer la corde. Il lui suffirait seulement d'actionner une manette. De plus, le supplicié serait assuré de ne pas souffrir, car la décollation s'opérerait rapidement.
— En effet, redit encore Louis XVI qui usait toujours ses expressions jusqu'à la corde !
— Voici comment devrait fonctionner ma découverte, Sire. La lunette que vous voyez au bas de l'échafaud est divisée en deux. On soulève la partie supérieure et l'on engage la tête du condamné dans la partie incurvée ; ensuite de quoi on rabat la lunette supérieure, ce qui fait que le col est bien présenté et qu'il est immobilisé. En haut de ces montants de bois, il y a un couperet lesté d'une charge de fonte et stoppé par un cliquet dans les rainures des montants. Le bourreau n'aurait qu'à dégager le cliquet pour que le couperet tombe.
— Bravo ! s'exclama Louis XVI, Oh bravo, mon ami ! Que voilà donc une judicieuse invention…
Béruriez se rembrunit.
— Seulement je me heurte à une grosse difficulté, Sire, avoua-t-il.
— Et quelle est-elle ?
— Elle concerne le couperet lui-même. Cette lourde lame en s'abattant ne fait pas que trancher : elle écrase. Cela risque de rendre l'opération très inesthétique.
Le roi étudia la graphique et se mordit la lèvre.
Il pensait avec lenteur, mais d'une façon obstinée. Au bout d'un moment, le visage poupin de Louis XVI s'éclaira.
— Je crois avoir trouvé la solution de ton problème, mon garçon !
— Je n'en doute pas, Sire ! s'écria Béruriez en essayant de ne rien laisser paraître de son incrédulité.
— Donne-moi une plume ! ordonna le roi.
Le compagnon s'empressa. Louis XVI, en souriant, traça une diagonale dans le rectangle figurant le couperet, le transformant de ce fait en deux triangles rectangles. Il remplit de hachures le rectangle supérieur.
— Il faut que le couperet ait cette forme, affirma-t-il. De la sorte, la section se fera en biais ce qui décuplera le pouvoir du tranchant.
— C'est l'œuf de Christophe ! exulta Béruriez ; oh ! Sire, vous êtes génial !
— N'exagérons rien, balbutia le roi qui savait parfaitement où il en était.
Il réfléchit et décida :
— Je ne puis prôner moi-même cette invention, mon ami, je suis déjà si impopulaire que l'on dirait partout que je songe plus à assurer la mort de mes sujets que leur vie… Mais tu vas aller trouver le bon docteur Guillotin. C'est un chercheur et un sociologue. Ta découverte l'intéressera et peut-être te l'achètera-t-il un bon prix ?
Béruriez remercia avec effusion et quitta l'atelier royal pour porter au docteur en question le résultat de leurs mutuelles cogitations.
Louis XVI le regarda partir d'un œil bienveillant.
« Il faudra que je fasse adopter ce mode d'exécution, songea-t-il. Il me parait moderne et, pour tout dire, très révolutionnaire. »
Et il hocha la tête.
Le Gros voudrait que je blablate encore sur la Révolution Française, mais je suis saturé et je lui tends, en guise de réponse, le livre trouvé dans la Triumph de Bobichard Jérôme.
— Force-toi, Béru, et ligote un peu ce texte trié sur le volet, il sera plus riche que moi d'enseignements.
Il ramasse le bouquin et grommelle un merci pareil à une imprécation.
Je me sens les cannes un peu faiblardes et je décide de me rapatrier à Saint-Cloud où Félicie m'a préparé du feu dans la cheminée, malgré le temps clément. Y a des moments où je me dis qu'elle aurait pu être anglaise, M'man : c'est quand elle prépare un feu de boulets dans notre cheminée de faïence. Toute la baraque devient alors british et douillette. On n'allume pas l'électrac afin de profiter de l'intimité et de la lumière des braises.
C'est bath.
En robe de chambre et pantoufles, me voilà allongé devant l'âtre, sur une peau de bique, à respirer l'odeur carbonique des boulets consumés. Ça picote le pif et ça me fait penser à ma petite enfance. Chez nous, d'ailleurs, tout me fait penser à mon enfance ; c'est ça le principal intérêt d'une maison. Quand on s'est mis à quatre pattes pour escalader un escalier, il ne peut plus devenir un escalier comme les autres. Non, jamais ses marches ne s'ajustent à l'échelle humaine ; elles conservent pour toujours leur aspect redoutablement abrupt.
La fin de la journée se traîne dans cette ambiance incertaine. Pour vraiment apprécier le temps, il faut rester à plat ventre sur un parquet, devant une cheminée, à écouter le bruit du feu. Ce qui m'a toujours bouleversé, c'est que les hommes aient inventé les distractions. Se distraire, c'est en somme tâcher d'oublier le temps et par conséquent le perdre ! Le perdre vraiment, définitivement et si bêtement ! On va regarder jongler des Chinois, jouer des musiciens, pleurer des comédiennes. On va perdre du fric sur un tapis vert, on essaie de lancer une boule contre un cochonnet ou d'abattre un beau faisan doré qui fait si joli dans le ciel simplement pour oublier la minute qui passe, pour se rapprocher plus vite de la mort, quoi ! On a hâte d'aller se blottir dans ses bras tentateurs. Alors on tire comme des perdus sur la bobine où le fil de notre vie est entortillé. Et ça se dévide à tout berzingue dans le noir des cinés ou devant le petit écran de la télé. Ça se dévide au bistrot, dans les plumards garnis de jolies mômes, à la chasse, à la noce à Lulu, au banquet des futurs anciens je-sais-pas-quoi, à la Galerie Galliera, aux concerts Lamoureux, à l'Alhambra-Maurice-Chevalier, dans les bouquins de San-Antonio, dans France-soir, chez le coiffeur, au Parc des Princes, à bord de votre Triumph rouge. Il n'y a que dans les mines de charbon que ça ralentit un brin, ou bien dans un hall de chez Renault, ou sur la route quand on est cantonnier ou cantinier, ou chez le toubib qui vous demande de ne plus respirer derrière la vitre inquiétante de son périscope à éponges, ou à Fresnes, ou chez le réparateur de ratiches, si guestapiste avec sa roulette à turbine qui vous bouffe la tête. Niais le temps ne marche réellement à tout petits pas que lorsqu'on le retient par la veste et qu'on s'arc-boute. C'est-à-dire dans le train, à condition de ne pas dormir, ou devant sa cheminée…
On regarde grouiller les petites secondes éperdues, fourmilière toujours affolée. Elles vous cavalent sur la main, dans le dos, partout, étonnées de ne pas vous embarquer dans leur frénésie et irritées de vous voir si raisonnable. L'homme sage, c'est celui qui s'étend sur le sol pour y attendre sa fin. Alors, là oui, il a l'illusion de dominer le temps, de lui p… à la raie, ou plus exactement au cadran. La plupart des gens se figurent que c'est cyclique le temps. Ils pensent sincèrement que la journée commence à zéro heure pour se terminer à minuit pile et qu'ensuite tout recommence. Ils sont certains que les mêmes secondes, les mêmes minutes et les mêmes heures resservent quotidiennement et le mêmes mois aussi dans l'année. Y'a que l'année qu'ils veulent bien changer, mais pour cacher le caca au chat ils célèbrent l'événement à coup de Champagne et de serpentins, ces patates ! Ils croient que c'est jouissif de décrocher le dernier wagon pour en atteler un autre ! Le réveillon, qu'ils appellent ça, sans se gaffer qu'au fond il s'agit en fait d'un petit morceau de veillée funèbre. L'étonnant, voyez-vous, mes amis, c'est que depuis le début de tout, pas une seconde n'a jamais resservi. Pas une resservira, même quand l'insecte se sera enfin dressé sur ses pattes de derrière pour à son tour imposer son règne et que les Suisses ne feront plus de montres, oui, même alors les secondes continueront de pleuvoir sur l'éternité et de se renouveler impitoyablement, inexorablement.
— Tu n'entends donc pas le téléphone, mon Grand ? s'étonne Félicie qui vient d'entrer.
Je sors de ma torpeur méditative.
— Non !
— Veux-tu que je réponde ?
— Non, laisse…
Je rampe jusqu'à la tablette du téléphone, je m'empare de l'appareil, le pose devant moi sur la peau de bique et, toujours vautré, je balance le « Allô ? » d'usage.
C'est l'organe plantureux du Gros qui m'asticote les trompes.
— Re-salut, Gars ! tonitrue-t-il. C'est pour te dire que je viens d'avoir une longue conversation, au gnouf, avec le dénommé Bobichard Jérôme et que j'en ai appris tout un paquet !
— Il a d'autres délits sur la conscience ?
— Je te cause à propos de l'Histoire, mon pote ! Il m'a dit des trucs sur la Révolution que tu ne peux pas te figurer. Je parie qu'à c't' heure c'est moi qu'es capable de te coincer.
« Tu devineras jamais quand c'est que Danton et Robespierre sont morts ! »
— En 1794, réponds-je. Le premier en avril et le second en juillet.
La déception du Gros fait dans l'appareil un bruit de papier froissé.
— Tu le savais donc ?
— Tu vois !
Mais vite il se ragaillardit.
— Juste un an après le roi, c'est pas banal, non ? D'après le gamin, Danton c'était un gros pas beau avec une trogne de Saint-Bernard et qui aboyait fallait entendre ! Quand il montait dans les tribunes y avait de l'électricité dans le stade ! Le petit loustic de Bobichard a insinéré qu'au début de sa carrière, le Danton, il était plutôt du genre arriviste. Je lui ai fait regretter ces sous-entendus, naturellement, car je permets pas qu'on chahute la mémoire d'un monsieur qui a aidé à créer la République. Le petit crevard m'a raconté aussi qu'il avait un peu tiédi au moment de la Terreur et que Robespierre l'avait fait décapiter. Là encore j'y ai mis deux baffes pour lui apprendre à colporter des ragots qu'il était pas seulement là pour savoir s'ils sont été vrais ! Mais où il m'a fait plaisir, le voyou, c'est quand il m'a appris que Danton n'a pas voulu éviter l'abbaye de Monte-à-Regret en se taillant à l'étranger. Il a dit comme ça qu'on n'emportait pas la France à la semelle de ses souliers, y devait pas avoir des semelles crêpe, le gars. Chez nous, c'est ce que Berthe me reproche, justement : de l'apporter la France, à la semelle de mes pompes. Paraît que je lui salope ses parquets.
Je pose l'écouteur sur la peau de bique pour me relaxer tout à fait. Il a une voix tellement timbrée, l'Affranchi, qu'à cinquante centimètres du combiné on l'entend distinctement.
— Si tu veux que je te dise tout, San-A, Robespierre, je l'aime moins. Il était député d'Arras, comme Guy Mollet, et c'était le genre froid et cassant. Une petite terreur à lui tout seul, quoi ! La guillotine, c'était son instrument de travail « Numbère ouane ». Il aurait vécu qu'il allait en faire fabriquer en série et que tout le monde aurait fini par pouvoir acheter la sienne au B.H.V. ! Il est allé éternuer dans la sciure à son tour. C'est fou le nombre de zigs qui se sont fait raccourcir ces années-là ! Et pas seulement des particularités, mais de simples particuliers aussi. L'épuration, quoi ! Y a toujours des périodes où que les gens profitent de ce que ça cafouille pour assouvir leurs petites rancunes. Et pour foirer, ça foirait drôlement en France, après la mort de Louis XVI. Tous les rois des alentours ont eu les flubes et se sont collationnés contre la France. Y se disaient que si ça devenait épidémique, la Révolution, on allait pas tarder à trouver des couronnes pour pas cher au marché aux puces ! En France, des départements se sont révoltés aussi. Les Vendéens, surtout, qui revoulaient la Royauté, ces noix ! Ah ! on l'a senti passer ! Mais la République a triomphé tout de même…
Un silence.
— Tu m'écoutes, Gars ?
— A pleins tympans ! hurlé-je.
— Jockey ! J'ai cru qu'on était coupés. On a eu des officiers républicains à la hauteur qui ont conquéri la Belgique, puis la Hollande. Si bien que les rois qui s'étaient contusionnés pour nous filer la rouste ont été forcés de signer la paix : à Bâle ! De là sûrement l'expression « Peau de Bâle et balai de crin ! »
Un nouveau petit temps qu'il emploie à déglutir.
— Reconnais que je t'en bouche une surface, hein ? Un de ces quatre matins tu vas me retrouver à la Sorbonne !
— Ça n'aurait rien de surprenant, dis-je, paraît qu'ils manquent de balayeurs là-bas !
— Je vois que tu me prends pas au sérieux, fait-il. T'as tort. Je m'éveille à la science, San-A. C'est très net ! Faut te faire à cette idée. A preuve, j'emporte le bouquin pour vérifier des choses à la maison. Y a des noms que je veux en savoir plus long à leur propos, comme par exemple Marâtre, qu'une dénommée Charlotte Cornet a ratatiné aux bains-douches, ou comme le Fouquet's en ville qui faisait décapiter tout un chacun. Rappelle-toi d'une chose, c'est que le meilleur job, à l'époque, c'était celui de bourreau. S'il était payé à la tête du client, il devait se faire beau gosse, le Deibler.
— C'est tout ce que tu avais à me dire, Béru ?
— Pourquoi ? s'attriste-t-il, je pensais que ça te ferait plaisir qu'on se fasse un bout de Révolution, comme ça, au téléphone !
— Écoute, mon pote, soupiré-je, la Révolution n'a eu qu'un enfant, un bébé magnifique qu'on a baptisé d'un nom composé. On l'a appelé « Déclaration des droits de l'homme ». C'est un peu longuet, mais c'est un beau nom. L'article quatre de ce document précise : La Liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui. Or toi, citoyen Béru, tu es en train de nuire à ma quiétude en bivouaquant sur ma ligne téléphonique d'une façon abusive.
Un déclic vexé me répond.
Me voici enfin comme ma ligne : libre !
Assis à son bureau, sa tangue pointée, le Gros achève de calligraphier laborieusement un texte de carte postale au moyen d'une plume dite sergent-major. Comme tous les cancres, il récite les mots qu'il trace. Je m'assieds pour écouter religieusement :
— … à part ça rien de neuf. J'espère qu'il en est de même pour toi. Moi et Berthe on t'embrasse très fort en attendant de le faire de vive voix. Ton neveu respectueux. Alexandre-Benoît.
— Et voilà le turbin ! exulte la Grosse Gonfle en jetant sa plume avec dégoût. C'est l'anniversaire à ma tante Valentine, celle de Bourg-en-Bresse qu'est veuve sans enfants.
Il sort son portefeuille, vide le triste contenu de celui-ci sur le buvard du sous-main et se met à piocher dans les immondices ainsi déballées, jusqu'à ce qu'il trouve un timbre-poste. Il se met à humecter le derrière de Marianne avec une langue qui ressemble à un fruit de mer oublié sur la place du marché.
— On n'arrête pas le progrès ! déclare-t-il.
— Pourquoi ?
— Avec leur manie de parfumer la colle des timbres ! L'idée est pas mauvaise, note bien ; mais où je suis contre c'est qu'on les parfume à la menthe. Faudrait qu'y ait des parfums divers, chacun choisirait çui de sa convenance. Parce qu'enfin t'as des gens qui sont allégoriques à la menthe. Moi, je serais l'État, je ferais des timbres au café au lait, pour le matin. Des au Pernod pour la fin de la matinée. Des à la choucroute pour le midi. Des au cognac pour l'après-midi et des au beaujolais-saucisson à l'ail pour le thé de cinq plombes. Comme ça, tout un chacun y trouverait son blaud.
— Ça arrivera, Gros, le rassuré-je. L'essentiel, c'était d'avoir l'idée. Une fois que la trouvaille est faite, ça roule tout seul, t'as des paquets de chercheurs dans ton genre qui se penchent dessus et qui l'améliorent.
Il est tout jovial, mon Béru, ce morning. Il a troqué sa tenue yé-yé de la veille, contre un costar prince-de-Galles dont les carreaux sont un peu fêlés mais qui garde néanmoins une certaine apparence.
Chose stupéfiante, il a changé de chemise, ce qui ne lui était pas arrivé depuis un certain nombre de semaines, et il s'est rasé. Il fait dix ans de moins, le Gros, lorsqu'il n'a plus son piège à jaune d'œuf.
— T'es printanier comme un mois d'avril, observé-je.
Il se penche sur un morceau de miroir logé dans son tiroir et donne un petit coup de pouce à la mèche rebelle qui pend de son front comme une grosse virgule désemparée dans un paragraphe de Daniel Rops.
— J'ai rembour, explique-t-il.
— La belle occase ?
— Sensas, une actrice !
— Non ?
— Yes, mister. Et c'est du sujet d'élite, carrossé par Chapron. Une avant-scène commak, mon pote, avec deux gaillards d'avant en pleine santé. Et alors, par derrière, des flotteurs que quand elle marche tu te demandes si c'est pas la pleine lune en personne qui change de quartier.
— Et tu l'as trouvée où, cette merveille ?
— C'est elle, San-A, qu'est venue me trouver. Elle crèche dans ma street, le gros immeub neuf du coin, tu vois la masure ? Cette môme est en train de tourner un film aux studios de Billancourt et on y a chouravé un bijou de valeur pendant qu'elle était sur le plateau. Elle veut pas faire de suif en portant plainte parce que ça ferait mauvais genre, alors un commerçant du coin y a conseillé de faire appel à moi pour que je lui maquille une petite enquête dans le genre officieux, tu mords ?
— C'est la gloire ! affirmé-je.
— De ce fait, s'abstient de contredire Bérurier, je m'ai mis un peu en toilette pour aller draguer dans le studio. C'est un endroit où ce que tu côtoies de la vedette, nécessairement. Or la vedette ça se fringue. Conclusion : faut jouer les ducs de Houinesort si tu veux te sentir à ton aise.
Il se lève pour me faire valoir sa silhouette. Dans le mouvement il renverse son encrier dont le contenu choit sur son pantalon. Il trouve aussitôt une série de douze jurons dont trois m'étaient absolument inconnus pour stigmatiser l'accident. Puis, avec une présence d'esprit magnifique, il pose son falzar et va le nettoyer au lavabo.
Au bout d'un moment, il réapparaît en fixe-chaussette, calcifs courts et chaussettes dépareillées (l'une est grise avec des trous noirs, l'autre est à damiers violets et jaunes).
— Je crois que c'est parti, se rassérène l'Abominable déculotté en étalant son cache-misère sur le radiateur. Un futal presque neuf que je mets seulement depuis trois ans, avoue que c'est pas de bol !
Là-dessus le bigophone grésille. Je décroche : c'est le Vieux qui demande à nous voir d'urgence. Béru et moi. Je lui dis que nous montons tout de suite. Béru est épouvanté par cet appel.
— Je ne peux pas remettre mon futal tout mouillé, plaide-t-il ; de quoi t'est-ce que j'aurais l'air ?
— Viens comme tu es, risqué-je, pensant qu'il va me flanquer son tampon-buvard au visage.
Mais il acquiesce car, fervent adepte du système D, il a déjà décroché un rideau de la fenêtre et s'en confectionne une mignonne jupette !
— Paré, déclare-t-il en m'emboîtant le pas.
Le Dabe, je vous en ai si souvent parlé que j'ai un peu l'impression de faire une séance de rabâchage in door en remettant ça dans le descriptif à son sujet. Pourtant je dois bien penser aux nouveaux San-Antonistes. Je demande donc aux autres de sauter quelques lignes et d'aller m'attendre en fumant une cigarette au paragraphe suivant. Le Vieux, dit le Boss, dit le Dabe, dit le Tondu, c'est du bonhomme de grande classe. Le cerveau de la Poule. Il a pas de tifs sur la théière, mais à l'intérieur ça se bouscule, croyez-moi ! Élégant, racé, le regard couleur d'eau de roche, le geste noble, les lèvres minces, le ton sec et l'énergie à fleur de peau, tel se présente notre grand patron. Il a un tic : il se caresse la coupole du plat de la main ou lustre ses boutons de manchette en jonc massif entre le pouce et l'index. Dans les cas graves, il va s'adosser au radiateur du chauffage central, histoire de se réchauffer le baigneur. Un seigneur dans son genre !
En voyant entrer Béru travesti en mousmé, son regard se fronce comme la jupe d'un Écossais.
— Qu'est-ce que ça signifie ? demande-t-il d'une voix peu tendre.
Le Gros explique, s'excuse, et le Dabe qui a l'habitude des fantaisies béruriennes se retient de rigoler.
— Messieurs, fait-il, j'ai une petite mission à vous confier. Un de mes amis est producteur de films. Il tourne en ce moment à Billancourt et a eu la désagréable surprise de constater qu'on lui avait volé un stylographe de prix !
— M… ! s'écrie le Gros.
Nouveau sursaut de M'sieur le Directeur. Je lui raconte alors la démarche que la jeune actrice voisine du Gros a faite chez lui la veille. Le Tondu branle le chef ; c'est son droit, que dis-je ! sa fonction qui veut ça !
— Petite affaire, sans doute, dit-il. Je suppose qu'il s'agit là de chapardage, mais comme les victimes tiennent à s'assurer la plus grande discrétion, voyez cela vous-mêmes bien que ces délits relèvent du commissariat de police.
Je m'offre un petit ricanement méphistophélique. Le Vieux me jette un œil glacé.
— Qu'est-ce qui vous amuse, San-Antonio ?
— La langue française et ses nuances, Patron. Le Français a mis au point un tas de termes gentillets tels que : chaparder, resquiller, marauder, subtiliser, chiper, barboter, faucher, escamoter qui tous signifient en somme voler.
Sur cette forte remarque je m'évacue, emmenant la folle Bérurière dans mon sillage.
Un instant plus tard, le Gros réhabite son pantalon et nous mettons le cap sur Billancourt.
Comme nous usons de mon véhicule, il parcourt le journal en cours de route et tout à coup s'exclame :
— Tu sais ce qu'ils tournent dans les studios de Billancourt, San-A ?
— La main du Masseur ?
— Non : la Vie passionnée de Joséphine de Beauharnais ! C'était bien la bobonne à Napoléon ?
— Dix sur dix, Gros.
— Tu vois, jubile-t-il, le hasard continue de s'occuper de nous. Juste comme t'allais me dire l'Empereur, v'là qu'on va être mêlés à sa vie privée…
— La vie de Joséphine au cinoche, ça doit valoir le coup de cidre, ça encore !
Il replie méticuleusement son baveux et, hypocrite comme un marchand de bagnoles d'occase, insinue :
— Tu pourrais m'affranchir un brin à propos de Napo, pour que j'aie pas l'air trop pomme si on le rencontre sur le plateau !
— On en parlera plus lard !
Lors, Bé-Rû, le célèbre clown du Poulman Circus, se fâche tout bleu.
— T'es féroce avec mon standinge, Gars. T'oublies un peu qu'à travers moi, c'est le prestige de la Poule qu'est sur le tapis vert. Comment ! On est chargés d'une petite enquête mondaine dans le doigté et t'accepterais que j'ignorasse à propos de Napoléon alors qu'on va sur un plateau où qu'on tourne la vie de sa dame ! Tu veux que je te dise, San-A ? tu le fais exprès. Ton rêve serait de me voir humilier. Bien crêpe, bien balourd, c'est commak que tu le veux, ton Béru, reconnais ? T'as peur qu'il risquasse de t'éclipser auprès du beau monde, alors tu l'amoindris exprès.
— Planque ta sébile, Gros, m'insurgé-je, la mendicité est interdite sur le territoire !
— En somme, insiste l'à-carreaux, tu me moules au seuil de l'Empire ?
— Mais non, je vais te le tricoter main, ton Napoléon.
Il n'ose laisser exploser sa joie de peur que, pour le taquiner, je le largue après que sa curiosité ait sorti son train d'atterrissage.
— Pour nous résumer, côté Révolution, attaqué-je, voici les gouvernements qui se sont succédé : 1°) La Constituante ; 2°) La Législative ; 3°) La Convention ; 4°) Le Directoire. Reprenons donc les choses au Directoire. Nous assistons à une banqueroute morale de l'esprit révolutionnaire. Après la Terreur, le peuple gorgé de sang éprouva le besoin d'être dirigé par un homme calme et fort. Comme chaque fois, à une époque de violence, succédait une époque de désordre. Le Directoire était un gouvernement bourgeois, donc mollasson et incapable. Les Français attendaient un héros : ils l'eurent en la personne du général Bonaparte.
— Un parent de Napoléon, je crois ? fait le Renseigné.
— Son père spirituel, ricané-je.
Faut expliquer à la pomme que le général Buonaparte et Napoléon ne furent qu'une seule et même personne. Il l'admet après quelques réticences.
— Ce qui domine la carrière de Napoléon, poursuis-je, c'est avant tout son sens de l'opportunité. Il a toujours su se trouver là à la seconde où il fallait y être, dire ce qu'on attendait de lui et faire ce qu'il fallait faire pour prendre la situation en main. Tu vois, dès le départ, c'est symptomatique. Il fallait un héros, et il bondit, ardent, farouche, romantique et efficace, ce qui est rare. Un teint olivâtre, des yeux de braise, une mise négligée, c'est un héros à la Gérard Philipe. Il séduit et se fait craindre naturellement. Sa profession de foi politique ? Se rendre indispensable. La France, justement, a besoin d'un homme indispensable. Ce sont des crises sexuelles qu'elle a parfois, cette pauvre petite. Elle reste peinarde un bout de temps, détendue, léthargique, heureuse en apparence. Et puis brusquement elle prend des démangeaisons dans le fouignozof et il faut qu'elle se tape un preux chevalier, vite fait, n'importe où, sur un coin d'Elysée ou de Palais Bourbon. C'est pas du vice, c'est plus violent que le vice. Quand une vache se dresse sur ses pattes arrière on se grouille de la présenter à un taureau capable de mettre du nerf à l'ouvrage. C'est du kif pour notre France éternelle, mon pote. A certains moments, la voilà qui se dresse sur ses pattes de derrière : ça veut dire qu'elle a besoin d'un coup sauveur dans les galoches. Et, miracle, t'as toujours le sauveur qui piétine sur le paillasson en commençant de se déboutonner. La réussite, qu'on le veuille ou non, Béru, appartient à ceux dont le pantalon tombe le plus vite. Il en avait un à fermeture Éclair, Napo, parce qu'alors, pour s'embourber la France, ç'a été du rapide. Matons un peu le départ du gars. Corsico d'une famille qui avait du mal à mettre la poule-au-pot le dimanche, il entre comme boursier au collège de Brienne d'où il passe à l'École Militaire de Paris. Il en sort avec un rang très modeste ; 42e sur 58.
— C'est pas si tartignole que ça, le défend le Gros. Je peux te dire que moi j'étais régulièrement 31e sur 32 et ça ne m'a pas empêché d'entrer dans la police pour y faire la brillante carrière dont au sujet de laquelle tu connais.
Il sourit à son passé de cancre et murmure.
— Le dernier de la classe, c'était un brave gars qui s'appelait Félix Duniais. Je le revois z'encore avec sa blouse noire. Il avait toujours du sauciflard dans son burlingue, biscotte son dabe était charcutier de son état. Il avait aussi une topette de gnole et comme il était pas chien il m'en refilait des biberonnées, au moment des compos surtout, quand il s'agit de se remonter le moral pour affronter les questions sournoises. On a passé notre certificat les mêmes années.
— Vous vous êtes présentés combien de fois ?
— Huit fois. Moi, je l'ai décroché assez brillamment, je dois modestement convenir, à la huitième reprise…
— C'était un dix rounds ? ironisé-je.
Mais l'Éduqué continue sur sa lancée :
— Duniais, lui, a déclaré forfait. On a eu une petite période de froid tous les deux. La jalousie, c'est dans la nature humaine, il pouvait pas encaisser mon triomphe. Mais il en a pris ses parties, quoi ! Et voilà que des années plus tard je passe dans un petit bled du Morvan. Et qu'est-ce que je vois, en train de racler une tête de cochon devant sa porte ?
— Duniais ? suggéré-je sans grand mérite.
— Ah ! je te l'ai déjà raconté ? fait Bérurier.
— Non, un simple pressentiment que j'ai eu, comme ça…
Il me complimente et termine.
— Eh ben, Félix m'a fait goûter sa camelote et je peux te dire une chose : c'est que j'ai jamais retrouvé un type qui sache aussi bien faire l'andouille !
— J'en connais un, moi, qui, à coup sûr, le fait encore mieux, certifié-je.
— Qui ? halète le Dodu.
D'un geste rapide j'abaisse le pare-soleil dont l'envers est muni d'une glace pour les passagères qui veulent se recharger le moule à bises après les excursions en forêt.
— Regarde, le voici !
Il hausse les épaules.
— T'as toujours l'esprit qui fait du rase-mottes, mon Gars. Un de ces jours tu vas rentrer dans un pylône à haute pension et tu comprendras ta douleur. Allez, continue au sujet de Naponaparte. Il sort de l'école, disais-tu ; aftère ?
— Le voilà capitaine d'artillerie. Il se demande ce qu'il va faire de son brevet. Il ne veut jouer qu'à coup sûr, car, je te le répète, sa vie n'a été qu'une phénoménale partie d'échecs. Toulon est aux mains des royalistes appuyés par les Anglais. Bonaparte décide d'aller exercer ses talents dans le secteur. Il délivre Toulon et on le nomme général de brigade. Suit alors une période de flottement au cours de laquelle il se demande s'il ne va pas aller mettre son épée au service des Turcs. Il drague dans Paris, désemparé, désargenté, carambolant des blanchisseuses, car ce sera l'un des grands amoureux de l'Histoire.
— Sans blague ! s'extasie Béru.
— M. Guy Breton, dans ses très remarquables ouvrages consacrés aux histoires d'amour de l'Histoire de France, affirme qu'il eut plus de maîtresses que Louis XIV, François Ier et Henri IV réunis, et s'il le dit on peut le croire, car c'est un écrivain très documenté.
— C'était le poinçonneur des Lilas, ton Bonaparte ! dit Sa Majesté. Ces petits Corses ont un tempérament du tonnerre ! Causes-en pas devant Berthe, des prouesses Napoléennes, notre voisin du dessous est d'Ajaccio et ça pourrait donner des idées à ma Gravosse ! Déjà qu'on a l'Île de Beauté sur notre calendrier des Postes et que ça lui fait pousser des soupirs que tu dirais des pneus qui se dégonflent…
Il rit et d'un geste auguste m'indique qu'il me restitue le crachoir.
— Napoléon, qui ne s'appelle encore que Bonaparte, cafarde ferme, continué-je. Et un jour, Barras, l'un des membres du Directoire, lui demande de lui prêter main-forte pour accomplir un gentil petit coup d'État. Napo, qui n'a rien de mieux a faire, accepte ; le coup réussit et Barras devient son obligé. Pour le remercier, il le fait nommer chef de l'Armée d'Italie d'une part, et, d'autre part, lui fait épouser sa maîtresse, une fameuse Marie-couche-toi-là terriblement dépensière qui était la veuve d'un général guillotiné en 93. La personne en question se farcissait tout Paris et les environs. Elle était originaire de la Martinique, ce qui lui donnait du piquant, et s'appelait Joséphine de Beauharnais.
— C'est pas possible ! s'étrangle La Gonfle.
— Textuel, mon fils. Napoléon la vit, l'aima parce qu'elle était belle et l'épousa parce qu'elle était vicomtesse. Ainsi, Barras et lui qui étaient déjà unis par un coup d'État le furent en outre par la créole.
— Au fond, ils avaient servi dans le même corps, glousse l'Enflure.
— Encore ébloui du coup de rein de Joséphine, Bonaparte partit pour l'Italie. A la même période trois généraux se consacraient à des campagnes diverses : Napoléon, donc à celle d'Italie, Jourdan à celle d'Allemagne et Hoche se préparait à envahir l'Irlande.
« Sur les trois généraux, un seul obtint la victoire : Napoléon. Jourdan fut battu par l'archiduc Charles et Hoche par la tempête. Être vainqueur lorsque les petits copains ramassent la dérouillée, c'est encore plus beau qu'être vainqueur tout seul.
« Dans l'existence, le plus sûr des alliés c'est un faire-valoir. La recette est toujours en vigueur, mon Gros Lapin : le méchant donne du relief au gentil et le cocu fait la gloire de Casanova ! Comment peut-on se rendre compte qu'un type est beau s'il n'y en a pas un moche à côté de lui ? Prenons notre cas, par exemple. Mon succès auprès des femmes est beaucoup plus spontané lorsque tu m'accompagnes. Et tout est à lavement, comme dirait un certain Bérurier. De Gaulle n'aurait pas eu une gloire aussi resplendissante si Pétain, dans le même temps, n'avait joué le rôle du vilain abject. Le second faisait don de sa personne à la France, ce qui donnait illico envie à la France de faire don de la sienne au beau jeune premier. Couvert de gloire qu'il était, Buonaparte, et pas manchot, contrairement à ce que prétend le calembour. Au Music-hall, le fin des fins consiste à savoir descendre un escalier. Dans l'armée ce sont les ponts qu'il faut savoir franchir. Bonaparte a fait un triomphe à Arcole ! T'as sûrement vu des gravures le représentant à la tête de ses grenadiers, un drapeau à la main, le buste cambré, la poitrine offerte, la mèche au vent. Bravo Cadoricin ! Un malheur ! Les Autrichiens eux-mêmes n'en sont pas revenus puisqu'ils sont restés sur le carreau.
« Et pourtant, le pont d'Arcole, fais confiance, n'avait rien de commun avec celui de Tancarville vu que le ruisseau qu'il enjambe, l'Alpone, pourrait se franchir d'un bond avec un minimum d'élan. Mais il a su faire mousser le torrent, Bonaparte. Les Français qui ne connaissent pas la géographie ne se demandent jamais sur quel cours d'eau se trouve Arcole. Je connais l'endroit et je peux te jurer qu'il n'y a pas de quoi nous péter une pendule. Napo a vu le parti qu'il pouvait tirer de l'obstacle sur le plan publicité. Au lieu de faire travailler le génie il a travaillé dans le génie. Le pont est devenu un carrefour de sa gloire ! Croulant sous le poids des lauriers, acclamé, célébré, il est revenu… Une vraie idole, ce petit homme ! L'Aznavour de la baïonnette ! Des capacités d'ailleurs. Un sens tactique indéniable, une grande rapidité de manœuvre et nous allons vite nous rendre compte que c'est un grand administrateur. Il a de grandes qualités et de l'ambition. Mieux que cela, il a de la chance et, cadeau suprême des Dieux, de la mémoire. Ah ! la mémoire, mon Béru ! C'est quelque chose. Un homme d'État ne peut faire de carrière sans elle, car il doit se souvenir de toutes les promesses qu'il devra oublier. »
— T'égare pas ! proteste le Gros.
— De retour en France, après s'être gorgé de succès et avoir fait l'arc de triomphe à balancier à Joséphine, il pige vite qu'il est prisonnier de la guerre. Il s'impose par des victoires et c'est par de nouvelles victoires, toujours, qu'il devra se maintenir. Soucieux de fourbir sa légende, il part faire la guerre en Égypte.
— Comme Guy Mollet ?
— Oui. Mais il mettra plus de temps pour la perdre et ça se verra moins. Et puis il l'a faite contre les Anglais et non pas avec. Sur terre, il a remporté la victoire, bien sûr, mais pendant qu'il se châtaignait, les rosbifs coulaient la flotte française. Napoléon a failli revenir à pinces, ce qui représentait un bout de chemin. Pas fiérot, il est rentré une fois de plus au pays. En somme, il n'en partait que pour pouvoir y revenir. Cette fois il ne pensait pas qu'on tirerait des feux d'artifice en son honneur. Il revenait tout seul, à la sauvette, ayant laissé son armée au Sphinx…
— Pour des soldats c'était le bath coinceteau, apprécie le Gros.
— Mais vois-tu, Poussah, quand le public a décidé d'aimer un homme, ce dernier peut faire les pires couenneries, elles se transforment en faits d'armes. On l'accueille dans le délire, Bonaparte. Du coup, il se dit que le moment est peut-être venu de retrousser ses manches pour essayer de devenir Napoléon.
« Il est doré par le sable du Nil. Le grand tourisme ça épatait encore à l'époque. Son haut fait, pour le populo, c'était simplement de radiner du Caire. Maintenant que n'importe quel congé payé va boire le pot à Damas et acheter son caviar à Moscou, fatalement on comprend mal l'épate égyptienne. »
Bérurier bâille.
— Je t'ennuie ? m'inquiété-je.
— Non, c'est les tripes de mon petit déjeuner qui insistent, s'excuse l'Effroyable. Au contraire, vas-y, je suis tout ouïe.
— Au retour de Bonaparte, ça cafouillait pour le deuxième Directoire. Un complot se tramait, avec Talleyrand et Fouché pour modifier la Constitution. Mais ces messieurs avaient besoin d'une épée pour étayer leurs arguments. Bonaparte arrive à point nommé pour leur fournir la sienne. On le nomme commandant de la garnison de Paris, C'est le coup d'État du 18 Brumaire qui ne s'accomplit en fait vraiment que le 19. L'équivalent de l'Assemblée Nationale s'appelait alors le Conseil des Cinq Cents. Il était présidé par Lucien Bonaparte, le frère de Napoléon. Logiquement, ça devait boumer. Mais les députés, en voyant rappliquer le petit général à la tribune, ont pigé qu'ils étaient biaises en canard et que la dictature menaçait. Alors ils ont chahuté le futur empereur vilain et l'ont conspué.
— Avec son tempérament, il devait drôlement renauder, le gars ! plaisante le Vaillant.
— Pas du tout, ce fut la seule fois de sa vie où il s'est montré lamentable. La tribune de l'Assemblée intimide toujours les types qui ont une idée derrière la tête. Il bafouillait, débloquait à mort. Ses freins ne répondaient plus et il avait lâché les pédales. Tant et si bien qu'un de ses potes lui a dit textuellement : « Sortez, général, vous ne savez plus ce que vous dites ». Et il est sorti. A cet instant-là, le coup était écrasé et la France avait toutes les chances de ne pas connaître l'Empire. Mais Napoléon a été sauvé par son frangin. Celui-ci a donné l'ordre à la garde de charger les députés. Et les grenadiers l'ont fait au son des tambours. Les mécontents se sont taillés par les fenêtres. On a pris une poignée de froussards et de sympathisants et on leur a fait voter à toute vibure une loi pour déclarer le Directoire K.O. et proclamer le Consulat. Napoléon devient enfin Premier Consul, voilà déjà dans l'antichambre de l'Empire !
— Et nous, constate Sa Majesté Béru Ier, nous v'là aux studios de Billancourt !
On déniche le producteur de la Régie. Il est en train de bigophoner à sa banque pour essayer de déguiser des chèques de producteur en chèques approvisionnés. Ça n'a pas l'air d'aller tout seul car la période de Mardi Gras est passée depuis belle lurette. Lorsqu'il raccroche, son front de producteur délégué est barré de rides. M'est avis qu'il faudrait administrer des aphrodisiaques à son budget pour lui donner un peu de remontant. Un film, c'est comme un bouton sur l'asperge : on sait quand il commence, on ne sait jamais s'il finira.
Il regarde Bérurier et lance sèchement.
— Vous n'avez pas lu l'avis dans le couloir ?
— Non, bredouille l'Energumène.
— C'est complet pour la figuration !
Je rigole et lui présente ma carte. Du coup il se détend et si un producteur délégué pouvait rougir de confusion, il rougirait probablement.
— Excusez. Vous êtes gentils tout plein de vous déranger pour des broutilles. Entrez !
On s'installe dans deux fauteuils pivotants et Monsieur Cézetrantecinque (c'est son blaze), après nous avoir servi deux whiskies, et un Dubonnet de chez Cinzano (il y a des cendriers pour célébrer cette marque prestigieuse dans le salon de Joséphine de Beauharnais) nous raconte le pourquoi du comment du truc. Comme il signait des chèques hier soir (dans un moment d'inattention, ou par lassitude je suppose), il a été appelé sur le plateau pour régler un différend qui opposait le metteur en scène à sa vedette féminine. Dans sa précipitation, il a laissé son stylo sur le bureau. Lorsqu'il est revenu, l'appareil à calmer les créanciers avait disparu. La perte est assez considérable car il s'agissait d'un stylo à injection directe, en platine massif, avec capuchon en diamant taillé dans la masse. Une pièce de collection que lui avait offerte le Maharadja Lamoukhère pour le remercier d'avoir produit ce chef-d'œuvre du cinématographe intitulé « On expurge B.B. »
Les allées et venues sont incessantes à la Régie. Comme personnel provisoirement sédentaire, il y a le directeur de production, le comptable, le régisseur et une secrétaire. Ces derniers paraissent être au-dessus de tous soupçons, selon M. Cézetrantecinque que, dans l'intimité on appelle 16–35, Mais faut voir…
— Comment s'appelle ton actrice ? je demande à Bérurier.
— Virginie d'Yrondel.
Nous demandons après elle : on nous apprend qu'elle se trouve sur le plateau. Nous sollicitons la permission d'y pénétrer : on nous la donne.
Le rouge est mis lorsque nous nous présentons devant le « B ». Une habilleuse attend portant douze cintres à habits garnis de robes sur son index. Nous attendons en sa revêche compagnie. Et puis le feu rouge s'éteint, les lourdes lourdes se délourdent et, comme à Waterloo la Vieille Garde, nous entrons dans la fournaise.
Dans un décor Louis XVI, Joséphine de Beauharnais joue les dames Récamier avec à ses pieds un type au chapeau empanaché.
— C'est Napoléon ? s'inquiète le Gros en me le montrant ; je le croyais loqué autrement, avec un dada de gendarme ?
— Non, c'est Barras, fais-je.
Il me désigne sa voisine, l'aimable Virginie. Elle est brune, jolie, piquante et possède bel et bien les rondeurs annoncées par Béru, aux endroits précis que le Gros m'a cités. Elle se tient appuyée au canapé de Joséphine.
Présentations. Elle nous répand du sourire ensorceleur et m'apprend qu'elle joue Hortense, la fille de Joséphine. Discret comme un comique troupier, Béru me tire par la manche.
— Tu vois, Gars, les méfaits du cinoche, me dit-il. On berlure le public que c'en est honteux parce que je suis bien sûr d'une chose : Napoléon n'a jamais eu de fille, c'était pas son genre !
— Lui, non, mais Joséphine en avait une lorsqu'ils se sont mariés. Elle l'avait eue avec le général de Beauharnais, son premier Jules.
Il regarde complaisamment l'actrice interprétant Joséphine. Cette dernière n'est pas créole, mais on a forcé sur Bronzine de Molyneux, manière de lui donner la patine martiniquaise.
— Elle s'en ressentait pour les généraux, décidément, cette bougresse.
Puis, revenant à sa voisine :
— Tu crois qu'elle était sensas, la vraie Hortense ?
— Elle l'était, Gros. Au point que Napoléon se la serait farcie toute crue et lui aurait fait un lardon.
— Sa belle-fille ! s'écrie le Plantureux.
— Oui, il était pas conformiste pour ce qui était du solo de jarretelle. Il a marié Hortense à son frère Louis, si bien qu'elle était tout à la fois : sa maîtresse, sa belle-fille, sa belle-sœur et la mère de son premier enfant. Et tu vas voir comme le destin est bizarre : malgré toutes les astuces : les poses en coin de rue sinistrée, les feintes calendriesques (romaines ou républicaines) et les glotmucheurs superposables avec indications de durée, il n'arrivait pas à avoir de chiares avec sa Joséphine, alors avant de songer au divorce, il a pensé à faire de cet enfant qu'il eut avec Hortense son successeur. Mais l'enfant mourut en bas âge. Hortense en eut d'autres avec son mari, et c'est l'un d'eux, Louis-Napoléon, qui devait devenir, par la suite Napoléon III. Marrant, non ? Napoléon Ier comptait sur elle pour lui fabriquer un Napoléon II et elle lui fit un Napoléon III ! Quand je te dis, mon Béru, que l'Histoire est merveilleuse !
Il s'y perd un brin, le cher homme. Surtout qu'il est troublé par l'atmosphère survoltée du plateau. Il mate avec intérêt actrices et techniciens et fait des sourires larges comme des portions de tarte au metteur en scène, déguisé en metteur en scène : lunettes noires, blouson de daim, viseur en sautoir.
— On la refait ! décide brusquement l'ingénieur du son, j'ai eu des craquements pendant le travelling.
Les autres sont d'accord. On prévient le metteur en scène, pas contrariant, il est d'accord aussi. On nous expulse hors du champ. Silence ! Le rouge ! Prêt ? Moteur ! Ça tourne ! Annonce ! Joséphine 84 deuxième ! Partez !
Le Barras emplumé s'approche du divan. Il met un genou en terre et enserre de ses bras frénétiques les jambes de Joséphine.
— Marie-Rose, ma bien-aimée ! attaque-t-il.
Lors, la voix Béruréenne s'élève :
— Y a gourance, mon pote ; pourquoi que tu l'appelles pas Joséphine ?
Brouhaha ! Coupez ! Une voix demande quel est le c… qui se permet de troubler la prise. En termes véhéments, un petit crevard à pilules Pink explique un truc que j'ignorais, à savoir que Joséphine s'appelait de son vrai blaze Marie-Rose[48].
Le Gros s'excuse, se renfrogne, puis virgule une calembredaine pour sauver la face tandis que le chef-opérateur profite de la coupure pour faire mettre un mama devant un petit cinq cents qui ne demandait rien à personne.
— Marie-Rose, c'est l'amour parfumé de l'époux, clame Sa Vermotisation !
Ça fait rire presque tous les machines, sauf deux qui n'emploient contre la menace morpionesque que de longs gants gris. On remet ça ! Barras annonce à Marie-Rose qu'il va la marida avec ce petit crevard de Napoléon. Elle proteste qu'il a pas le gabarit chasse-à-courre. Il insiste et promet de refiler de l'avancement à Bonaparte. Il aurait droit à une solde double pour Noël, aux allocations familiales, à une place assise dans les diligences, au salut civil, militaire et éternel et à un dessus de cheminée en onyx sur lequel seront gravées ses Victoires. Ça décide Joséphine. Elle dit que c'est O.K. et appelle sa petite Hortense pour lui annoncer qu'elle aura bientôt un papa natif d'Ajaccio. La môme répond que ça se corse et on crie « Coupez » vu que s'il y a beaucoup de pellicules sur le blouson du metteur en scène il n'y en a plus dans la caméra.
Nouveau temps mort. Je cherche à questionner la petite Virginie, mais elfe doit rester dans la lumière que l'éclaireur en chef continue de bricoler car la pauvrette n'a pas encore droit à une doublure en dehors de celle de son manteau.
— Et si tu continuais ? me demande Bérurier l'Avide.
— Si je continuais quoi, Bouffissure ?
— A m'informer sur Napoléon. Je l'ai pas encore croisé sur le plateau et je me promets de lui balancer quelques vannes documentées quand on le verra.
— Soit, me soumets-je. Nous l'avons quitté Premier Consul. Il détient le pouvoir absolu, mais ça ne lui suffit pas. Il veut assurer son avenir. Il organise alors un plébiscite pour se faire nommer Premier Consul à vie !
— Oh ! Le Gourmand. C'est quoi t'au juste un phlébite ?
— Un plébiscite, c'est un référendum, Gros. Et le peuple amoureux répond oui comme toujours, par trois millions et demi de voix contre huit mille ! Désormais il peut tout se permettre ! La France lui appartient. Mais ça ne lui suffit pas. Il détient le pouvoir, il lui faut le faste. Deux ans plus tard, en 1804, il est proclamé Empereur par le Sénat sous l'appellation non contrôlée de Napoleon Ier. Un nouveau référendum populaire confirme cette promotion à un pourcentage plus écrasant encore qu'au premier. Le petit Corse sans fortune a atteint les sommets. La palombe de l'île de Beauté est devenue un aigle aux serres aiguës. Maintenant il veut l'Europe. Il est assoiffé de conquêtes. C'est une sorte de désespéré de l'action. Il assure que la place de Dieu ne l'intéresse pas car il la considère — c'est sa propre expression — comme un cul-de-sac ! Il fait des bêtises. Des trucs moches. Par exemple il donne l'ordre d'enlever le duc d'Engbien réfugié au pays de Bade où pourtant il ne demande rien à personne. Ses sbires[49] le kidnappent et l'amènent en France et on le fusille à Vincennes.
— C'est dégoûtant, crache Béru. Des procédés pareils, si on les emploierait encore de nos jours, le peuple s'ingurgiterait !
— Sans aucun doute, le rassuré-je. Mais tu n'as aucune inquiétude à avoir sur ce point, Gros. Nous vivons désormais dans un monde civilisé. Son sacre, reprends-je, est une merveille. C'est le Châtelet. Une opérette de Lopez dont la musique serait pourtant de Haendel.
— Silence ! Le Rouge !
— Viens, sortons, j'étouffe ici, me fait Béru.
En gagnant précipitamment la porte avant son verrouillage. Il se prend les pinceaux dans le câble du percheman, lequel en lâche sa canne sur la hure de Barras. Ça fait un drôle de cri dans les azimuts. Nous quittons le plateau sous une bordée d'injures.
— Allons au bar ! décidé-je.
C'est plein de frimants déjà peinturlurés pour le prêt à tourner, avec des Kleenex sous le menton pour pas tacher leurs cols. On commande à Roger, le sympathique taulier, deux Coca-Cola-Village fabriqués à Juliénas et je peux continuer ma dissertation.
— Il s'est payé le Pape pour la cérémonie, apprends-je au Dévorant. Alors que Charlemagne était allé se faire couronner sur place, lui il fait venir le Souverain Pontife à Paris pour la circonstance, comme un simple aumônier, ce qui te donne un aperçu sur l'orgueil du Monsieur. Né de la Révolution hâtée, Napoléon a compris que le peuple est religieux et que les fêtes civiques ne bottaient pas les bouseux. Alors il veut renouer avec Notre Saint-Mère l'Église, et le gentil Pie VII bénit la couronne dont Napoléon se coiffe lui-même afin de bien montrer au peuple qu'il l'a gagnée à la force de ses biceps. Manteau d'hermine décoré d'abeilles d'or ! Traîne de douze kilomètres pour la Joséphine ! La famille Buonaparte est là, déguisée, emplumée, dorée, illuminée, soyeuse, satinée, décorée, chamarrée, endentelée, bijouteuse, anoblie. Tous sont rois princes ou ducs. Les copains ont été faits maréchaux. C'est l'apothéose B.O.F. ! Ce jour-là, Béru, la Révolution Française atteint à son apogée. Couper la tête d'un roi ça peut n'être qu'un mouvement d'humeur du peuple. Mais reconstituer les fastes Capétiens avec cette Cour d'arrivistes, c'est le bouquet final ! Dans son carrosse de verre et d'or, le petit Bonaparte contemple Paris qui l'acclame. Et que dit-il à l'un de ses frères en arrivant à Notre Dame ? Une phrase éminemment corse, éminemment républicaine aussi dans le fond ; il murmure avec l'accent de Christian Méry : « Oh ! dis, Joseph ! Si notre père nous voyait ! »
Le Gravos torche une larme.
— C'était sûrement un bon petit ! Et qu'est-ce qu'il a fait, une fois empereur ?
— Ce que font tous les dictateurs, ma pauvre Loque : il a supprimé la liberté ! Je me rappelle une phrase de mon manuel lorsque j'étais au cours supérieur : « De rares journaux, affirmait-il, ne purent imprimer que ce qui était permis par le gouvernement ; les assemblées devinrent muettes et obéissantes »[50].
Je fais signe à Roger de renouveler nos remontants !
— Personne n'a essayé de lui faire sa fête, à l'Empereur ?
— Si, il y eut un complot en 1804. On devait l'enlever entre Paris et la Malmaison. Une sorte de Petit-Clamart quoi ! Mais ces plaisanteries réussissent rarement chez nous ! Les auteurs de celles-ci, Cadoudal et Pichegru, échouèrent lamentablement. On exécuta le premier et le second se pendit avec sa propre cravate !
— Et à part des guerres, il a rien fait, l'Empereur ?
— Oh si, rendons-lui cette justice que justement il nous a donné, puisqu'il promulgua le Code Civil. Il fonda également les lycées, la Cour des Comptes, et institua la Légion d'Honneur qui devait récompenser tant de héros et faire tenir tranquilles tant de gens remuants !
Là-dessus, la mignonne Virginie, alias Hortense de Beauharnais, vient nous rejoindre pour nous parler du vol dont elle a été victime hier. Elle avait laissé un superbe médaillon en vitchbontz-pur-fruit sur sa table de maquillage pendant qu'elle allait subir les feux du plateau. Ils tournaient justement le grand plan des adieux d'Hortense à la Malmaison et à Joséphine réunies au moment ou, devenue reine de Hollande par son mariage avec Louis et la grâce de l'Empereur, elle dit au revoir à sa belle-sœur de maman.
Bref, à son retour du plateau, le bijou avait disparu. Elle avait la clé de sa loge sur elle et le double de ladite clé est entre les mains du gardien, lequel est un homme d'une intégrité absolue (Médaille militaire, Croix de guerre avec palmes comme les canards).
Je mijote un plan de bataille, moi aussi. Nous allons mettre un bijou de valeur au cou ou au bras d'une actrice. Elle le montrera à tout le monde, puis le laissera dans sa loge. Nous, nous serons embusqués dans la loge voisine après avoir percé un trou pour la surveillance et nous attendrons la suite des événements. Aussitôt dit aussitôt fait. Nous partons pour dénicher un joyau susceptible d'allécher le kleptomane. J'ai justement un copain bijoutier à Auteuil, il se fera un plaisir de me confier une pièce intéressante !
Une fois sur les quais de la Seine, à cet endroit désenchanté de Billancourt où le fleuve cesse d'être un sujet de carte postale pour devenir un élément de la vie industrielle, le Gravos remet ça avec l'Empereur. L'épopée napoléonienne, ça l'émoustille.
— Ce qui me plaît tout de même chez ce mec-là, me dit-il, c'est sa simplicité : avec son bitos noir pareil à un cendrier de bistrot et sa redingue grise, on peut pas dire qu'il chérait dans les nippes. Car enfin, s'il aurait voulu, il pouvait se loquer dans la matière rare et se fout' de la dorure jusqu'au slip, non ?
— Tu as raison, il pouvait. Mais son ambition ne s'arrêtait pas, hélas ! à des détails vestimentaires. Le voilà qui se met à grouper, au camp de Boulogne, une troupe d'élite qui prendra le nom immortel de « Grande Armée ». Une flotte impressionnante est également rassemblée, car l'Empereur nourrit un grand projet : envahir l'Angleterre.
— Ah ! le brave homme, exulte Sa Majesté.
Puis après un temps de réflexion :
— Qu'est-ce qu'il leur reprochait, aux Anglais ?
— D'être anglais, Béru.
— Bien sûr, où avais-je la tête ! Et il a réussi ?
— Non. Sentant le danger, les rosbifs se sont allies dare-dare aux Russes et aux Autrichiens. Alors Napoléon quitte Boulogne et, à toute allure, le voilà qui traverse la France et l'Allemagne à la tête de ses légions. Il tombe sur les Autrichiens avant qu'ils aient eu le temps d'opérer leur jonction avec les Russes et leur flanque la pâtée à Ulm. Puis il poursuit sa marche victorieuse et met les Popoffs K.O. à Austerlitz sans crier gare.
— Tu parles d'un terrible ! s'extasie Bérurier qui se croit soudain à Colombes à quelque match France-Europe.
Nous roulons lentement dans la circulation de plus en plus dense. Nous passons devant les arènes de la R.T.G.[51] et nous avons la chance suprême d'apercevoir M. Napoléon Zitronc au volant de sa voiture.
— Le phénomène Napoléon, dis-je par association d'idée et plus pour moi-même que pour l'Ignare, c'est sans magnétisme sur ses hommes. Il est le sommet du romantisme militaire. Ses grognards clabotaient en criant : « Vive l'Empereur » ! C'est du fanatisme ou je m'y connais pas, non ?
— Tu parles, apprécie l'Analphacon.
— Faut dire qu'il savait leur parler. A l'issue d'Austerlitz, il dit à ses hommes : « Soldats, je suis content de vous ! Il vous suffira de dire : J'étais à la bataille d'Austerlitz, pour qu'on vous réponde : voilà un brave ! ».
— C'est putain ![52] avoue le Gros.
— Ah ! tu peux le dire. Il goûtait la soupe au bivouac et pinçait l'oreille de ses grenadiers en les appelant par leur prénom.
— Il savait leurs blazes à tous ?
— On les lui soufflait.
— Pas bête, ça ! Ça biche toujours. Le fin des fins, c'est de faire croire à chaque bonhomme qu'on n'a que lui en tête. Alors il se sent tenu à l'œil et fait du zèle.
— Tu comprends admirablement la vie, mon Béru.
Nous stoppons devant mon pote le marchand de métaux non ferreux. Je raconte à ce dernier le pourquoi du comment du chose et il me confie un clip en jonc massif avec incrustations de rugby et d'hémorroïdes.
— Fais attention qu'on ne le barbote pas, je te signale que ça vaut deux cents points, ce machin-là.
— Aie confiance en mon œil de lynx, le rassuré-je.
Bérurier est frappé par une montre qui a la particularité de posséder un cadran complètement blanc.
— C't' original, convient-il, mais pas pratique, faut pas avoir forcé sur le Chiroubles si on veut lire l'heure là-dessus. Un cadran solaire, ce serait plus pratique.
Espérant un achat, mon camarade joncailler prétend que tout homme normal a dans la rétine, la géographie d'un cadran et le prouve en me faisant annoncer des heures différentes qu'il obtient en tournant les aiguilles.
— Écoutez, fait le Gros, c'est pas mal, mais ça serait plus formidable si on enlèverait aussi les aiguilles.
Découragé, le copain remise sa montre en écran de cinéma et nous repartons.
— Et ses victoires ont continué ! insinue le Sournois, dès qu'il a blotti ses deux cent vingt livres dans mon bahu.
— Elles ont continué : après Austerlitz il y a eu Iéna, puis Friedland, et Wagram…
— Ah ! la Salle Wagram ! s'extasie le Dodu Redondant.
Toujours des exclamations en marge du sujet, Béru, c'est un de ses vices. On lui parle de Grouchy et il répond Blücher.
— En 1811, lui révélé-je, la puissance de Napoléon était fantastique. Jamais la France ne fut plus étendue, plus formidable que cette année-là. Jamais elle ne le sera. Elle comportait 130 départements. Napoléon était non seulement empereur des Français mais de plus roi d'Italie. Son frère Joseph était roi d'Espagne, son frère Louis roi de Hollande, son frère Jérôme roi d'Allemagne de l'Ouest.
— N'en jetez plus, la cour impériale est pleine, plaisante l'Aimable.
— Ne pouvant, comme je te le disais, avoir d'enfant avec cette pauvre Joséphine, il en a divorcé pour épouser Marie-Louise, la fille de l'archiduc d'Autriche.
Bérurier me cramponne le bras.
— Y a quéque chose qui carbure mal dans ton affaire, San-A.
— Vraiment ?
— Tu dis qu'il pouvait pas avoir de mouflets avec Joséphine, elle, elle en avait eu déjà avec son premier bonhomme.
— C'est juste.
— Conclusion, Napoléon, il était stérile. C'est fou ce qu'il y a comme mecs aux joyeuses fanées dans l'Histoire.
— Napoléon a eu un fils avec cette mijaurée de Marie-Louise : le Roi de Rome !
— Le roi de Rome, mon œil ! Faut se gaffer des Autrichiennes, Gars. Souviens-toi de Marie en Toilette ! Son Louis XVI était empêché du stylo-à-boule, et pourtant elle lui a fait des chiares en veux-tu en voilà.
— Bref, m'impatienté-je, il a répudié Joséphine, épousé Marie-Louise et il en a eu un enfant. Cet enfant ne devait jamais régner sous le nom de Napoléon II ! L'enfant du malheur ! A partir de sa naissance reconnaissons-le, la bonne étoile de Napoléon se met à pâlir. Il dévale la pente. Ses ennuis viennent d'Espagne. Ce fier peuple ne veut pas de Joseph comme souverain et la guérilla se développe. Les armées impériales, pourtant si puissantes, n'arrivent pas à livrer cette guerre de maquis. On dira plus tard que l'Espagne aura été leur tombeau. Et comble d'imprudence, Napoléon qui se croit invincible entreprend la campagne de Russie. Ça boume jusqu'à Moscou. Mais les Russes flanquent le feu à la ville. L'hiver arrive. L'intendance ne suit plus. La Grande Armée est obligée de battre en retraite, ce qui va permettre, quelques années plus tard, à Victor Hugo d'écrire ses plus beaux vers.
— Et alors ? râle cet amoureux du suspense historique.
— Et alors l'Empire se désagrège. Les défaites se succèdent. En trois ans la baraque est coulée, la France envahie, l'Empire abattu. Napoléon doit abdiquer et les alliés l'exilent, à l'île d'Elbe.
— C'était près de la Corse, ça ?
— Oui, Gros, et surtout de la France. Beaucoup trop près comme tu vas le voir. Pour tout te dire, jusqu'à cette période je n'admire chez Napoléon que sa chance et ses talents d'organisateur. Mais à partir de l'île d'Elbe, l'homme m'intéresse. Sa vraie grandeur s'est manifestée à cet instant. Jusqu'alors il a travaillé pour Sa gloire et, reconnaissons-le, pour la gloire, puisqu'il a tout perdu. Maintenant, il va travailler pour la Légende.
Arrêt-Buffet. Nous revoici aux Studios. On arrange le coup avec Virginie. Notre amie passe le mot d'ordre à une petite starlette qui accepte de jouer les brebis piégées. La gosse, une gentille blondinette au nez retroussé, fait des effets de clip époustouflants. On dirait un chasseur berlurant l'alouette avec son miroir.
Pendant qu'elle rutile ostensiblement, nous allons en catimini écluser des gorgeons en dégustant les rillettes du patron.
La bouche pleine, la babine graisseuse, le chicot perforateur, le bout de nez rilletté, le couteau à la main, le costar éclaboussé, la cravate trempant dans son verre de rouge, le chapeau en auréole (Saint Béru, digérez pour lui !), le Gros me mastique à bout portant :
— Et alors, Mec, tu t'endors sur le rôti ! Ça vient c't' île d'Elbe, ou quoi !
Quel tyran ! Bérurier, c'est le Napoléon du savoir !
— O.K., fils. Nous sommes donc en 1814. Napoléon, râpé, débarque à l'île d'Elbe. C'est un coin riant, fleuri et pour tout dire méditerranéen. L'ex-empereur fatigué est comme dégrisé. Il décide de mener désormais une petite vie de rentier pépère et d'écrire ses mémoires au soleil en buvant du chianti. Après tout, n'a-t-il pas eu le plus prestigieux destin de l'Histoire ? Mais un homme d'action reste un homme d'action. Alors, lentement la machinerie de ce grand homme, un instant stoppée, se remet à fonctionner. Il a une garde de huit cents grognards fidèles. Il les fait manœuvrer, leur fait tracer des routes, percer des ports, construire des bateaux. La lénifiante île d'Elbe devient une ruche effervescente où les abeilles impériales préparent un drôle de miel !
« Napoléon écrit à sa femme qui s'est réfugiée chez son papa à Vienne de le rejoindre avec son petit roitelet de Rome. Elle ne répond même pas à ses lettres, la gueuse languide ! Cette mauvaise épouse est déjà devenue la maîtresse d'un Autrichien : le général Neipperg, un grand pas beau décati. Elle a changé son fringant cheval blanc contre un borgne (car Neipperg joue les corsaires avec un bandeau noir sur le lampion). Le silence de sa femme désespère Napoléon. Un matin, il entre en coup de mistral dans la chambre de sa mère qui l'a rejoint en exil :
« M'man, qu'il lui fait, ça me démange de retourner en France pour tenter un come-back mais je sais que c'est de la folie et que si ça rate tout est fichu, qu'en pensez-vous ? »
« Alors, la calme, sage Laetitia Buonaparte, celle qui ne s'est jamais emballée et qui a répété pendant toute l'épopée impériale « Pourvou que ça douré ». Madame Mère, donc, répondit simplement avec une grandeur qui me fout des larmes aux châsses : « Mou fils, suivez votre destinée ! »
« Et Napoléon la suit. II s'embarque clandestinement à bord d'un barlu qui — ô présage — s'appelle l'Inconstant ; et il fait voile vers la France en compagnie de ses hommes ivres de joie à qui il cloque la Légion d'Honneur par anticipation. »
La gentille Valérie-Hortense entre dans le bar et s'approche de notre table.
— Allez-y, dit-elle, ma camarade va déposer le clip dans sa loge.
Nous bondissons dans celle de la douce enfant. Au-dessus de sa glace j'ai percé un joli trou. Le clip est juste en face, sur la tablette à maquillage. Maintenant il s'agit d'ouvrir grand son vasistas si je ne veux pas mortier pour deux cent mille balles de faux frais non remboursables dans les côtelettes.
— Continue ! m'intime Béru, tandis que je garde l'œil rivé à l'orifice.
— Il ne faut pas faire de bruit, Crétin, ça risquerait de tout compromettre.
— On chuchotera, et puis après tout je m'en contrefiche de la joncaille de ces messieurs-dames.
— Avant de poursuivre, cédé-je, il faut que tu saches qu'à la chute de l'Empereur les royalistes se sont grouillés de rappliquer d'exil, ayant le comte de Provence — autrement dit Louis XVIII — à leur tête. Le frère de Louis XVI avait pris du carat et de l'embonpoint à l'étranger. C'est un gros lavedu, goutteux, obèse, qui opère la Restauration. Ça manque d'éclat.
Béru rit.
— S'il avait la bedaine que tu dis, pas étonnant qu'il se soye lancé dans la restauration !
— Bravo, Gros ! Tu me le noteras sur un bout de papier, je le replacerai. Ce Louis XVIII et sa suite étaient mal vus. Les Français avaient sucré les biens des nobles à la Révolution et ça ne leur chantait pas de les restituer. De plus les officiers de l'armée napoléonienne furent remplacés par des officiers royalistes et les soldats n'apprécièrent pas. Napo savait tout ça en s'embarquant et il comptait beaucoup sur l'impopularité de son successeur pour réussir son coup.
« Il débarqua à Golfe-Juan. Une plaque commémore l'événement et les touristes bronzés l'apprécient puisqu'ils s'asseyent dessus pour s'oindre d'embrocation. C'est la vie qui continue.
« La partie la plus délicate de sa prodigieuse carrière commence. Napoléon sait que la Provence est royaliste, pour l'éviter il prend la route des Alpes. Un bâton à la main, il marche avec ses onze cents hommes[53] dans les défilés où il s'attend à être contré d'une seconde à l'autre. Mais dans les villages traversés, au lieu de lui barrer la route, on l'acclame. Il franchit deux cents kilomètres sans rencontrer la moindre résistance ; mais Grenoble est là, bourrée de troupes chargées d'anéantir le cortège. Que va-t-il se passer ? La rencontre s'opère dans la passe de Laffrey. L'instant est capital. Un silence de mort s'établit ! Tu imagines, Gros ? »
— Je ! anglicise-t-il, la salive cotonneuse.
— Napoléon se détache de sa troupe. Il s'avance, seul la redingote ouverte. Et il déclare : « S'il en est un de vous qui veuille tuer son Empereur, me voilà ! »
— Et ils ont tiré ? articule péniblement le Monstrueux.
— Non. Ils ont mis leur shako au bout de leur fusil et ont hurlé : « Vive l'Empereur ». C'était gagné. Napoléon devait dire ensuite : « Jusqu'à Grenoble j'étais un aventurier ; à partir de cette ville je suis redevenu un souverain ».
« Sa marche continue, de plus en plus triomphale. Ceux qui ont pour mission de le stopper — tel le Maréchal Ney — se joignent à lui. Il arrive dans une apothéose indescriptible à Paris. Chateaubriand écrira, en parlant de cet exploit : « Cet homme qui a lui seul a envahi la France ».
— Et le gargotier ? souffle Béru.
— Quel gargotier, Gars ?
— Le restaurateur, Louis XVIII ?
— Oh ! lui, il était retourné en exil vite fait.
— Il devait toujours avoir un b… — en ville préparé, ricane le Gros. Sa valise week-end était en permanence sous son plumard pour les émigrations-parties !
— C'est probable. D'ailleurs le nouveau règne impérial ne devait durer que Cent Jours. Mais quels cent jours ! L'Europe qui en avait sa claque de Napoléon s'est aussitôt coalisée pour le virer. Elle était rassurée par Louis XVIII, l'Europe. Elle se disait qu'avec ce gros lard podagre, les faits d'armes ne pouvaient avoir lieu que sur une table de piquet. Napoléon reprenant possession de la boutique, c'était les ennuis garantis. Pas de ça, Lisette ! Et je te mobilise à tout va : Anglais, Prussiens, Autrichiens, Russes ! Alors c'est le désastre de Waterloo morne-plaine. La Vieille Garde meurt. Pas un seul homme n'en réchappe. Cambronne y lance son mot historique et les grognards se laissent hacher sur place en criant : « Vive l'Empereur ! » Ils sont allés jusqu'au bout du courage et de la probité, jusqu'au bout du fanatisme et de la dévotion, jusqu'au bout de l'admiration, jusqu'aux limites du sublime. Napoléon est battu, abattu. Tout est fini à jamais pour lui. Il décide de se mettre sous la protection de l'Angleterre, cette vieille ennemie qu'il croit chevaleresque. Utopiste ! Si elle était chevaleresque, l'Angleterre ce serait pas l'Angleterre. Comment qu'il l'a dans le dossard, Napo ! Les Rosbifs l'embarquent vite fait pour Sainte-Hélène.
— A ce propos, coupe le Mastar, j'ai jamais trop su où ca se trouvait, ce patelin.
— C'est une île située presque au sud de l'Afrique, en plein Atlantique. Cette fois, l'Aigle n'a plus les ailes assez longues pour revenir. Parti des merveilleux rochers d'Ajaccio, il va finit dans les sombres cratères de cet îlot volcanique, gardé par un sinistre geôlier anglais qui lui mène la vie dure, l'humilie, le censure et l'étouffe. Né dans une île, selon l'image classique, il va s'éteindre dans une île après avoir dominé le monde et fait mourir des centaines de milliers d'hommes !
— Il y est resté longtemps ?
— Six ans. Il a un chou-fleur, ça ne pardonne pas !
— Moralité, conclut Béru, il serait resté en Corse, Naessens aurait pu le guérir !
Je lui intime du geste l'ordre de la boucler. Dans la loge d'à côté, la porte vient de s'ouvrir. Une silhouette s'approche de la tablette à maquillage où brille le clip de mon copain.
— Ça biche ? demande le Mastar dans un souffle.
— Attends…
Une main s'avance. Saisit le collier.
— Vas-y, fonce ! lâché-je.
Mon dog (c'est le dog de Bordeaux) bondit dans le couloir. J'entends des cris, des froissements d'étoffe, un gnon cartilagineux signé Bérurier. Lorsque j'arrive dans la pièce voisine, je trouve un Napoléon groggy serrant convulsivement le bijou dans sa main. Béru se masse les phalanges en reniflant.
— Mate un peu, me dit-il tristement : c'était l'Empereur qui chouravait la quincaille. C't'un rôle qui vous marque un homme, y a pas !
On se retrouve tous dans le burlingue de la Régie. Le producteur fustige comme il se doit l'acte inqualifiable de ce brillant comédien qu'est Evariste Nécreux. Se laisser aller à de telles faiblesses est indigne d'un garçon capable de vous jouer Napoléon depuis le siège de Toulon jusqu'à Sainte-Hélène. Penaud, le voleur, pardon, le kleptomane (car dans la bonne société il ne saurait y avoir de voleur) demande pardon et promet de restituer. On lui demande les raisons de son délit, pardon, de sa manie (car dans la bonne société il n'y a pas de délit). Et il consent à s'expliquer. II fait des folies pour son appartement meublé en Empire. Il collectionne les objets de l'époque napoléonienne, en bref il se prend pour Napoléon et je l'imagine chez lui, au milieu d'une foule de fantômes illustres, dictant des proclamations à des secrétaires imaginaires, répudiant Joséphine, se penchant sur le berceau du roi de Rome, dirigeant Austerlitz ou recomposant les statuts de la Comédie-Française comme le fit l'Empereur dans Moscou en flammes. Sa marotte lui coûte cher. Alors il chapardait afin de pouvoir s'offrir les pièces convoitées. Il promet de rendre le stylo et le bijou et de voir un psychanalyste. Que lui demander de plus ?
Le producteur nous remercie chaudement et nous tend un chèque destiné aux œuvres de la police en nous recommandant de ne pas le mettre à l'encaissement avant la semaine prochaine.
Nous le remercions et nous partons, enfin heureux du travail si rondement mené.
— Je sais bien que c'était de la bricole, comme enquête, déclare le Gros, mais j'en garderai un bon souvenir, San-A. Entendre sur Napoléon et lui mettre la main au colbak pour conclure, c'est pas banal.
Tandis que je roule vers Paris, il demande :
— Tu m'as tout dit à son sujet, t'es certain ?
— Oh ! sûrement pas ! assuré-je. On n'a jamais tout dit sur Napoléon. En général on en dit trop mais pas tout ! Si tu veux mon point de vue personnel, ç'a été un être ! moins exceptionnel qu'on se plaît à le trémoler. II a été l'enfant des circonstances. Mais à travers ses écrits je n'ai jamais senti une vaste intelligence. Son style était plat et morne, ses lettres d'amour feraient rigoler une bonniche et il n'y a guère que ses ordres du jour qui furent parfois à la hauteur de son personnage. Ce qui me séduit, chez lui, c'est son martyre. Je crois que le pauvre homme brisé et rongé par le cancer qui mourut à l'autre bout du monde au milieu de gardes-chiourme anglais est digne d'intérêt. Cette mort l'a grandi, beaucoup plus que ne l'eut fait un trépas sur le champ de bataille ou dans la gloire de sa cour. La preuve en est qu'au lieu de s'éteindre, son souvenir s'est mis à vivre dans le cœur des hommes. Le monde entier a senti l'immense absence de ce personnage insolite. On lui a voué un culte formidable et quand, vingt ans plus tard, on a rapatrié ses cendres, la France entière s'est pressée le long du parcours en criant encore : « Vive Napoléon ! ».
— Complètement louf, puisqu'il était mort, fait objectivement remarquer l'Insensible.
— Napoléon était mort, mais Napoléon III se préparait pour la fête, Gros. Le cercueil de son illustre tonton a été sa meilleure propagande.
« Terminons-en avec Napoléon Bonaparte. Il y a deux façons de juger un homme d'État : sur le plan national et sur le plan humain. Il est évident que l'Empereur a servi la gloire de la France, mais moi qui n'y vois pas plus loin que le bout de mon cœur, je ne peux oublier qu'au cours de son règne il fit de la France une caserne et qu'à sa Seconde abdication, notre pays était saigné, ruiné, envahi. Et alors, Béru, je me répète la belle phrase que Thiers, le premier président de la Troisième République a prononcée et qu'on devrait graver au fronton des écoles : « Il ne faut jamais livrer la patrie à un homme, n'importe l'homme, n'importent les circonstances ».
— Fermez le ban ! termine Bérurier en remontant sa vitre.
La mitraille faisait rage. Les salves succédaient aux salves. Napoléon venait d'affirmer à Soult que Wellington était un mauvais général et que les Anglais étaient de mauvais soldats. Toujours est-il que ces salauds tenaient bon. Leur général leur avait donné l'ordre de se faire tuer sur place en attendant l'arrivée des Prussiens. Curieuse façon de tromper le temps ! Les généraux ont toujours tendance à conseiller ce genre de distraction, car ordinairement ils sont hors d'atteinte sur un promontoire (il y a toujours des promontoires à chaque extrémité des champs de bataille afin de permettre aux généraux ennemis de jouer leur partie dans de bonnes conditions). C'est à cela que songeait le grognard Bérurier en rechargeant pour la nième fois son fusil. Un solide diable, ce Bérurier, dit Beau-Gosier, dit Joli-Coeur (il avait une moustache rousse), dit Pan-Pan-la-Tunique (car il visait toujours droit au cœur afin d'épargner le visage, selon les principes de son ancien chef le général Ney). Mais il commençait à en avoir sa claque des hécatombes en général et de celle de Waterloo en particulier.
Autour de lui, les copains hachés par les boulets mouraient à qui mieux mieux en criant : « Vive l'Empereur ! ».
En les voyant agoniser, Bérurier se disait qu'ils avaient une certaine santé, les frères, ce qui était vraiment une façon de penser !
Près de lui, le général Cambronne donnait du geste et de la voix pour exalter les survivants de la Vieille Garde !
— Feu ! Chargez !.. Joue !.. Feu !
« Il se répète », pensa le brave grognard en obtempérant néanmoins. Son regard croisa celui de Cambronne.
— M'est avis, mon général, murmura-t-il, que pour ce qui est de la victoire, on ferait mieux de lui laisser notre adresse et de rentrer chez nous, car ça n'est pas pour aujourd'hui !
— Tire donc, imbécile ! hurla Cambronne, tu ne vois donc pas qu'ils faiblissent !
— Ils faiblissent peut-être, niais c'est nous qui clabotons, riposta Bérurier, dit Beau-Gosier, dit Joli-Cœur, dit Pan-pan-la-Tunique en épaulant son fusil.
Il tira son coup et eut la modeste satisfaction de voir un Anglais de moins en face de lui.
— Il faut tenir ! cria Cambronne. Grouchy est en route, il va arriver. Ordre de l'Empereur : se faire tuer sur place en l'attendant !
— M'est avis qu'il ramasse des pâquerettes, Grouchy, mon général, ou alors il aura été pris dans un encombrement d'affûts.
— Le voilai cria Cambronne en montrant les ondulations d'une monstrueuse chenille bigarrée vers l'horizon.
Cette annonce redonna du cœur aux survivants. Les valides rechargèrent leurs fusils. Tous, à l'exception de Bérurier qui regardait de son œil aigu l'armée fondant dans leur direction. Au bout d'un moment, il tapota l'épaulette de Cambronne (l'ardeur des combats rend familier).
— Mon général, dit-il, je crois que vous n'avez pas le compas dans la jumelle. Ce ne sont pas des soldats français qui rappliquent !
— Que dis-tu, idiot ? tonna Cambronne qui avait son franc-parler.
Et il vissa le petit bout de sa lorgnette dans son orbite.
— Ces gars-là sont prussiens à vous dégoûter de la choucroute ! affirma péremptoirement Bérurier.
Cambronne dut se rendre à l'évidence. Il laissa retomber sa lorgnette avec accablement.
— Exact, soupira-t-il, ce n'est pas Grouchy…
— Alors ça va être plus cher, se lamenta le grognard[54].
Il y eut un instant d'hébétude dans la Vieille Garde. L'accablement, parfois, pétrifie les héros au plus fort de leur héroïsme.
— Mais tirez, N… de D… ! vociféra Cambronne (sans employer de pointillés).
Les salves recommencèrent. Les Anglais tiraient de plus en plus vite et les Prussiens se rapprochaient à toute allure. Alors Wellington prit un porte-voix.
— Messieurs les Français, rendez-vous ! exhorta-t-il.
— Il se fiche de nous ! gronda Cambronne. Mon porte-voix ! Où est passé mon porte-voix que je lui dise ma façon de penser !
C'était le grognard Bérurier qui venait de le lui subtiliser et qui, maladroitement, le cachait derrière son dos.
— Écoutez, mon général, bredouilla-t-il, on pourrait peut-être se rendre en effet.
— De quoi, misérable !
— Regardez : nous sommes à peine deux cents et nous allons tous y passer !
— Et le serment du Champ-de-Mars, alors ! tonna Cambronne[55].
— Je vous dis pas, mais la Vieille Garde est pratiquement anéantie, nous n'avons plus d'espoir ; la mort des derniers survivants que nous sommes ne servirait de rien, soyons justes ! Et il faut bien qu'il y ait des rescapés pour raconter l'événement à ceux de l'arrière !
Cambronne fut frappé par la justesse de l'argument.
— Soit, fit-il, tu as raison, rends-moi mon porte-voix.
Ravi, Bérurier s'empressa. Mais c'était un homme gauche ; dans le mouvement qu'il fit pourfendre au général son instrument de travail, il s'empêtra dans son fusil et sa baïonnette se planta dans les fesses de Cambronne, lequel poussa le « Merde » le plus retentissant de notre Histoire puisque les Anglais qui l'entendirent le considérèrent comme la réponse à leur question. Leur mitraille se remit à pleuvoir !
Et ainsi mourut Bérurier, dit Beau-Gosier, dit Joli-Cœur, dit Pan-Pan-la-Tunique !
Ainsi fut exterminée la Vieille Garde, socle de l'Empire ! Exterminée ? Non, le terme est impropre, puisque Cambronne mourut vingt-sept ans plus tard, à l'âge de soixante-douze ans ; ce qui, après tout, n'est pas tellement vieux pour un général !
Q : ANNE D'AUTRICHE AURAIT CONTRACTÉ UN MARIAGE SECRET ; AVEC QUI ?
R : Avec le Mazarin-Curaçao !
Q : CITE-MOI LES PRINCIPAUX PERSONNAGES QUI ONT ILLUSTRÉ LE GRAND SIÈCLE.
R : Le nain Piéral avec ses poussins ! Y avait aussi Dalban, çui qu'a fait les foutrifications. Et puis Aldebert, un ministre drôlement gratteur. Maintenant comme z'auteurs y avait Bosselé, Corbeille, Boileau-Narcejac, la Racine et Saint-Simenon.
Q : COMMENT S'APPELAIENT LES DEUX ÉPOUSES DE LOUIS XIV ?
R : La première c'était une Espagnole et elle s'appelait Mademoiselle Linfante, maintenant son prénom… Quant en ce qui concerne la deuxième, je crois bien que c'est la Marquise de Sévigné.
Q : ET COMMENT S'APPELAIT SA PLUS CÉLÈBRE MAITRESSE ?
R : La marquise de Troubadour.
Q : QU'À FAIT LE MARQUIS DE LA FAYETTE ?
R : Il a travaillé pour la galerie.
Q : EN QUELLE ANNÉE LOUIS XVI A-T-IL ÉTÉ GUILLOTINÉ ?
R : Tu m'as déjà dit que c'était pas en 89, pourquoi t'insistes ?
Q : QU'ÉTAIT NAPOLÉON BONAPARTE AVANT LE COUP D'ÉTAT DU 18 BRUMAIRE ?
R : Il était corse.
Q : CITE-MOI TROIS VICTOIRES NAPOLÉONIENNES.
R : L'Avenue d'Iéna, la gare d'Austerlitz et la rue de Rivoli.
Q : OU L'EMPEREUR A-T-IL DÉBARQUÉ A SON RETOUR DE L'ÎLE D'ELBE ?
R : Sur la Promenade des Anglais !