L'hôtel particulier de la Comtesse Scatolovitch, croyez-moi, ça n'est pas de l'H.L.M. En parvenant devant la façade, flanqué de mes deux compagnons, je suis pris d'une courte appréhension, car le faste de la demeure m'intimide. C'est pourquoi mon index réticent hésite à chatouiller le bouton de la sonnette. L'arrivée des Bourgeois de Calais met fin à mes affres. Voilà des gars qui ont l'esprit d'économie. On ne peut pas dire que leur travesti les ait ruinés. Après la tenue d'Eve et le costume de Tarzan, je ne vois pas d'accoutrement plus modeste : une simple limace et une corde, ça ne déséquilibre pas un budget.
Apercevant la Joconde à Moustache et le Connétable dans son armure de carton argenté, ils se mettent à pousser des clameurs, les Bourgeois. Il y en a même un qui en perd ses clés sur le perron.
Mis en confiance par leur hilarité, je me décide à actionner la sonnette (en marbre rose avec bouton de platine taillé dans la masse).
Un larbin vient ouvrir dans un habit à la Française. Il a une bouille impavide, avec la mâchoire comme celle d'un poisson-chat sans moustaches, la raie au mitan, le regard couleur de stalactites (ou mites à la rigueur) et des étagères à mégots tellement décollées que sa tranche a l'air de vouloir s'envoler.
— Il est déguisé en corsaire, ou quoi, le loufiat ! me chuchote le Gros.
— C'est la tenue d'apparat, expliqué-je.
— Comme pour les motards les jours de surboum à l'Elysée ?
Le valet nous introduit dans un vestibule de marbre, à peine plus grand que le hall de la gare de Lyon et que décore la statue équestre, grandeur nature, d'Alexandre-le-Grand (la Comtesse, je vais l'apprendre dans un instant, est russe). Des portes de bronze avec incrustations de marbre sont ouvertes à deux battants sur le grand salon. Quand je vous aurai dit qu'un seul battant suffirait à laisser passer la caravane du cirque Barnum (la voiture de la girafe y compris), vous aurez une idée approximative des dimensions de la crèche !
A l'entrée du salon, se tient une toute petite vieille un peu malformée de la colonne, avec la tête frisottée comme celle d'une poupée-gros-lot de fête foraine. Elle est habillée en bacchante. Faut oser. Avec des rires frileux, des gloussements dindonesques et en roulant les « r » à ne plus en pouvoir, elle paluche les arrivants et leur affirme qu'ils sont les bienvenus. C'est bath, le savoir-vivre !
Ma petite amie Anne qui se tenait à l'orée de la pièce se précipite pour faire les présentations.
— Grand-Maman, qu'elle bonnit à la vioque, voici le commissaire San-Antonio dont je t'ai tant parlé !
J'en suis comme un pot de vaseline sur la table de nuit de Charpini. Elle m'avait caché ça, la friponne ! Je lui demande les raisons de sa discrétion.
— J'ai craint que vous ne redoutiez de vous ennuyer à une réception familiale et que vous ne décliniez l'invitation, m'explique-t-elle. Grand-mère est très jeune de caractère et, vous le voyez, l'ambiance est fumante !
Ça m'en a tout l'air.
Je plonge pour le baise-main grand siècle. La mémé Scatolovitch se met à me virguler une tirade russo-française à propos du plaisir qu'elle a à nous accueillir, moi et mes copains. Quand elle parle, on a l'impression d'écouter la retransmission d'une course de chars romains sur du gravier. Béru, qui ne veut pas être en reste de bonnes manières se fend itou d'un mimi phalangesque. Seulement comme il veut parler en même temps, son baise-main tourne au désastre et son râtelier soudain désarrimé choit sur le tapis de Moyen-Orient. Les assistants croient à un gag et l'applaudissent. Berthe l'enguirlande, ce qui corse encore la scène.
— Ce sont de véritables clowns que vous nous avez amenés, me remercie Anne.
Elle me demande de la faire danser. J'étudie sa requête et je finis par lui accorder avis favorable. Nous voilà donc partis sur la piste cirée pour un slow-adhérent plus langoureux qu'une chanson de Tino Rossi enregistrée sur velours côtelé. L'orchestre doit comporter au moins une vingtaine de musicos. En habit s'il vous plaît. La vieille à frisettes fait bien les choses et elle ne peut pas donner un thé dansant sans faire rappliquer dare-dare la Philharmonique de Berlin. Il y a des lampions partout : une féerie. La fête vénitienne, mes frères ! Versailles et ses fastes, à côté, c'est la foire du Trône. Je ne peux pas évaluer le nombre de pékins travestis qui se pressent ici, mais je vous affirme qu'il y avait moins de trèpe au dernier Racing-Reims du Parc des Princes.
Pour corser les sensations extatiques, ma cavalière danse comme une déesse. C'est plus une partenaire, c'est une bande Velpeau. Elle se tient si étroitement plaquée contre moi que j'ai l'impression d'être né avec elle dans mes bras.
On termine la danse cinq minutes après que la musique se soit arrêtée. Je me dis alors qu'il est temps de surveiller un brin les Bérurier. Mes petits monstres sont lâchés dans l'assistance et c'est le genre de couple qu'on ne doit pas laisser vagabonder dans le grand monde sans muselière. Je m'excuse donc auprès de ma gentille camarade d'abdomen et je pars à la recherche des deux ignobles.
Il y a des zigs qui se demandent comment elles font, les anguilles, pour se rendre chaque année dans la mer des Sargasses afin d'y jouer au sifflet dans le sifflet. Ça les épate que les anguiliettes de l'année qui barbotent à Pont d'Ainou à Vemeuil-sur-Avre trouvent le chemin de la fosse marine.
A ceux-là, moi, je répondrai que je connais encore plus épatable dans le genre : c'est la manière dont mon Béru a le chic pour foncer au garde-manger, partout où il débarque.
Il a un sacré radar, le frangin !
Je le trouve en bonne place au buffet somptueux dressé dans un salon attenant. Avec sa baleine ils nettoient un plat de toasts au caviar d'Iran. On a fait cercle autour de Monna Lisa et du Connétable Du Guesclin. On les encourage. Faut les voir décrasser, les Béru's ! Un toast ne fait qu'une bouchée. C'est à celui qui finira le plateau le premier ! Un instant B.B. mène la marque. Elle a pris de l'avance, la dévoreuse. Mais l'armure ça la bloque. Béru, au contraire, s'épanouit dans sa robe jocondesque. Petit à petit, je le vois refaire son handicap. Il n'est bientôt plus qu'à cinq toasts de sa bergère, plus qu'à quatre, plus qu'à trois !
Les assistants font Hooo hisse ! pour l'encourager, mais il n'a pas besoin de supporters. Irrésistible qu'il est, le Mammouth ! Sa foulée, c'est un grand moment de l'histoire humaine. Congestionné, d'accord, admettons, mais superbe ! Et la technique : une rareté ! Il cueille le toast à pleine pogne pour bien assurer sa prise. Il ouvre béant son clapoir. Et d'un geste auguste de semeur il enfourne. Sa botte secrète c'est le gros coup de respiration qu'il prend au même moment. Il connaît sa dose thoracique. D'un seul reniflement, et avec un synchronisme fantastique, il s'assure d'une autonomie respiratoire suffisante pour le becquetage du toast auquel il règle son compte en deux coups de ratiches. Cric, croc ! Et c'est parti. Il a dû être pompe d'effluents dans une vie antérieure, Béru, c'est pas explicable autrement. Son coup de gosier, c'est de l'art hissé au sublime, quelque chose comme la « Nuit Étoilée » de Van Gogh ou la Cinquième de Beethoven. Une autruche ferait une dépression nerveuse en le voyant exercer, mon pote.
Maintenant les deux maflus sont à égalité. Berthe a un sursaut d'énergie. C'est de la femme vaillante. Une Jeanne d'Arc de la bouffe ! Elle trouve des ressources insoupçonnées pour continuer la lutte. Elle ne veut pas être battue. C'est l'égalité de la femme française qui est en cause, son droit de vote peut-être ! Elle le sent ! Ça la dope ! Une nation dont la femme se soumet à l'homme c'est une nation décadente. Elle n'a pas le droit de céder. Elle ira jusqu'au bout, sans sels Eno, sans Alka Seltzer et sans la moindre cuillerée de bicarbonate. Le bon combat à la loyale, quoi ! Elle ne veut rien devoir aux dopings. Si elle gagne, ce sera sans artifices et si elle perd, elle pourra garder la tête haute sous le heaume !
Béru fait signe qu'on lui serve à boire. Des gens dévoués lui versent un verre à eau de vodka. Entre deux toasts il l'engloutit. Berthe, un instant, a cru qu'il calait, que c'était l'abdication chez le Gros, un signe de faiblesse, cette vodka : mais c'est mal connaître la Smirnoff. D'un seul coup voilà notre amie comme qui dirait neuf et disponible. Cette fois il place son démarrage éclair. Maintenant les toasts disparaissent comme si c'étaient des belons. Berthe se laisse dépasser. Elle becte de plus en plus difficilement. Y'a quelque chose qui se coince dans sa dragueuse. Les rouages se bloquent. C'est pas le manque de graisse, oh ! non, de ce côté-là elle est parée. Son drame, c'est le manque d'air. Y a le moral aussi qui est atteint. Quand la foi disparaît, c'est tout un système de vie qui se trouve compromis, mes fils ! Sans elle, plus d'énergie. L'être pantelle et s'affaiblit. C'est hémorragique comme conséquences.
Inversement, le Gros qui voit poindre les rayons dorés de la Victoire passe le grand développement et s'envole. Berthe attaque un ultime toast d'un geste sans âme. Ses quenottes carnassières font soudain les timides. La couvée d'esturgeons répandue sur le pain bis paraît la déprimer. Elle grignote un petit bout gros comme une virgule. Mais cette virgule, en réalité, c'est un point final. La voilà qui renonce. Tout le monde frissonne, saisi par la grandeur du moment. Il est des défaites qui ennoblissent, celle de Berthy est de celles-là.
Une larme perle au bord de ses vasistas. Un Henri IV ému la console. Une Charlotte Corday lui verse deux doigts de whisky. Un César-Impérator lui exprime l'admiration générale. Une Blanche de Castille lui masse les tempes. Elle est adoptée par l'assistance. Mes Béru remportent un gros succès d'estime. Alexandre-Benoît, héros magnanime de cette lutte ardente et noire (noire puisqu'il s'agissait de caviar) s'évente doucement la perruque. Il retient quelques borborygmes, en libère d'autres plus turbulents, et déclare avec le sourire modeste du vainqueur que tout ça n'est rien et qu'il fera mieux la prochaine fois. Malgré cette affirmation, on le devine un peu saturé. Lorsque l'intérêt dont il est l'objet se désunit, il va s'abattre sur un canapé comme un albatros épuisé s'abat sur un récif.
Je l'y rejoins.
— Qu'en penses-tu ! s'inquiète-t-il.
Je pose ma main sur son épaule.
— Soldat, fais-je, je suis content de vous !
Il a un soupir convulsif, puis son beau visage altier s'épanouit comme un volubilis aux approches de l'aube.
— Tiens, fait le Gravos, pour me permettre de reprendre souffle, tu vas me causer un peu d'histoire.
Devançant mes protestations, il s'empresse d'ajouter :
— Dis-moi pas que l'endroit est pas choisi ! On se croirait au Musée Grévin, ici. Montre-moi un chouîa les costars avec leurs références… On en était à Louis XI. Mec, tu l'aperçois dans les parages, ce citoyen ?
Je me détranche farouchement et je finis par découvrir un individu chafouin dont la tenue et la morphologie évoquent irrésistiblement le gamin de Charles VII.
— Là-bas, dans l'embrasure de la fenêtre, le Béru désigné-je.
— Le tordu qui fait du gringue à cette tarderie ?
— Soi-même ! Admire le bada verdi avec les médailles. La cape de drap gris, les chausses ternes, le cheveu raide…
Bérurier-le-Débonnaire fait la moue.
— Pas reluisant, ton roi de France ! Je veux pas vexer la monarchie, mais il avait la dégaine clodo. Quand il recevait un king étranger et qu'ils allaient ranimer la flamme sous l'Arc de Triomphe, y devait faire un peu miteux sur les Champs-Elysées. Surtout qu'en général, les souverains en visite ils se collent leur couronne des dimanches pour venir à Pantruche !
Réprobateur, il branle le chef.
— Et après ce macaque, San-A, qu'est-ce qu'on annonce ?
— Charles VIII !
— Mince, encore un Chariot, c't'une marotte ! Dis-moi tout de suite : il y en a eu combien jusqu'à ce jour ?
— Onze, réponds-je.
Berthy qui a surmonté sa défaillance vient nous rejoindre.
— De quoi vous causez ? s'informe la douce pâquerette.
— Tu le devines pas, non ! objecte son vainqueur.
— De l'Histoire ?
— En personne, assure le Gros. San-A se préparait à dire sur Charles VIII. Vas-y, San-A !
— Il n'avait que treize ans à la mort de papa Louis XI. C'est sa frangine, Anne de Beaujeu, qui a assuré l'intérim. Une fille pleine de jugeote ! Sa grande idée c'était de réunir la Bretagne au royaume.
— Pourquoi ! m'arrête B.B., la Bretagne n'était pas française.
— Non, elle était bretonne.
Bérurier secoue la tête.
— Quand je pense que j'ai aussi du sang breton par un ami de ma mère ! Des étrangers, voilà ce que nous sommes tous, nous autres Français. D'où que tu soyes originaire, t'apprends que jadis c'était pas français. Pour les autres patelins, c'était du kif ?
— C'était du kif, oui, Béru.
— Alors en ce cas pourquoi que les hommes se tirent la bourre pour les frontières, le patriotisme et tout le toutim drapeauteux ?
— C'est une question qu'on ne doit pas se poser, Béru, ni surtout poser à des contemporains si l'on ne veut pas passer pour un galeux. Ne dis jamais à personne, que la seule vraie patrie de l'homme c'est l'homme, parce qu'alors on te prendrait pour un fou, un illuminé, un communiste, un anarchiste, un décadent, un dévoyé, un refoulé, un apatride, un barbare, un inadapté ou pour un poète, ce qui est pire que tout. Laisse faire les cartographes. Tout le monde croit à leur job bien qu'ils dessinent les frontières en pointillés et qu'ils aient une gomme dans l'autre main, toujours prête à effacer le tracé en cours.
— Alors, cette Anne de Beaujeu, que vous causiez ? s'impatiente la Gravosse.
— Elle arrive, beau Connétable. C'était une môme aussi habile que son dabe. Pour annexer la Bretagne, elle a usé d'une astuce très simple, elle a marié son jeune frère à l'héritière du duché breton : Anne.
— Elles s'appelaient toutes les deux pareil ? s'étonne Berthy.
— Yes, Madame.
— Le château des rois de France c'est devenu les deux Anne se tord le Mastar.
— Je le replacerai, promets-je[26]. Donc Charles VIII épouse la petite Bretonne et se met à régner. Ce fut dommage pour la France. Louis XI et sa môme étaient des personnes sages, et qui avaient du chou. Mais le Charles, lui, il était plutôt braque. Au lieu d'administrer le magasin de France gentiment, il est parti en guerre contre les Ritals afin de conquérir le royaume de Naples.
— Quelle idée ! S'il aimait Napoli, il avait qu'à aller y passer ses vacances, comme tout le monde ! réprouve Bérurier, porte-parole de la sagesse ! Et alors, il l'a conquéri ou quoi, ce fameux royaume ?
— Pour commencer, oui. Mais si les guerriers napolitains furent battus, leurs bonnes femmes prirent une éclatante revanche.
— Toutes des Jeanne d'Arc, les Napolitaines ? s'étonne Berthe.
— Non. Elles ont battu l'armée française parce qu'au contraire, elles n'étaient pas des saintes. Ces dames dont les charmes ne sont plus à vanter depuis que le Touring-Club existe, ont plongé les soldats français dans des délices mauvaises pour la forme d'un militaire. L'occupation napolitaine ç'a été paradisiaque, mes amis. Du moins pendant quelque temps car nos troufions ont vite contracté une sale maladie.
— La chtouille ? devine Béru.
— Elle-même, Gros. Et fais confiance, elle était plutôt mauvaise à cette époque. Les fantassins à Charles VIII avaient le bigoudi-verseur qui partait en brioche, et leur moral avec lui. Un vrai fléau ! Tout le monde y avait droit : les généraux comme les hommes de troupe !
— Et le roi ? interroge Berthe, retenant son souffle.
— Lui aussi, chère Berthy. Il aimait la bagatelle et il a eu son petit cadeau ! Ces messieurs ont fini par abandonner leurs conquêtes (les conquêtes territoriales et les autres) pour le go home inévitable.
— C'est leurs bourgeoises qui ont dû être contentes, ricane Sa Majesté. Ces dames qui sautent sur leurs glorieux guerriers, histoire de pavoiser et qui constatent que Popaul s'est fait la valise pendant le voyage, c'est décourageant, non ? Ils avaient droit à une pension de grands invalides, au moins, les pauvres biquets ?
— J'en doute, Gros.
— II y avait pire ! renchérit Berthe dont la rapidité de vue est plus fulgurante que l'éclair. Je parle de ceux qui pouvaient encore faire du service et qui leur ont passé ce vilain mal à leurs dames, vous imaginez un peu !
Au lieu de s'apitoyer, ça le fait glousser, Béru, cette idée.
— Notez que la vérole, quand tout le monde l'a c'est plus pareil : ça ressemble au service militaire ou aux impôts. Et alors, ton Charles VIII, Gars ?
Je lui objecte que ça n'est pas mon Charles VIII et que s'il m'était permis de m'approprier un personnage historique, ça n'est pas celui-là que je choisirais.
— Il a perdu ses conquêtes, dis-je.
— Comme les Gaulois ? se souvient le Gros. Décidément l'Italie, ça nous réussit pas au point de vue guerre. Les mandoliniers, ils n'ont l'air de rien, mais ils finissent toujours par se dépatouiller ! Quoi z'encore à signaler à propos de Charles VIII ?
— Un fait extrêmement important pour lui : il est mort !
— De sa super-variole ?
— Non ! il s'est cogné la tranche dans un couloir d'Amboise, paraît-il.
— T'es sûr que c'est pas quelqu'un qui lui a fait déguster une infusion de manche de pioche ?
— Le mystère reste entier. Après lui, c'est son beau-frère Louis d'Orléans qui met la main sur le sceptre. Il devient Louis XII. Que je vous affranchisse à propos de ce beau jeune homme. Louis XI l'avait forcé à épouser Jeanne, l'une de ses filles, une môme qui ressemblait à la fée Carabosse en moins bien. Ce pauvre Loulou en avait sec comme vous devez le penser. Être obligé de faire un trou dans le matelas pour y loger la bosse de sa dame pendant qu'il lui jouait « Monte-là-dessus », c'est pas marrant pour un prince.
« Donc, à la mort de son beauf, Louis, devenu XII de son nom de famille, a pris le béguin de la jeune veuve et de la Bretagne qu'elle représentait ! »
— Il ne faut pas médire, reproche Berthe. Le deuil, ça leur porte à la peau, à certains hommes. Vous en avez qui mettent des draps noirs à leur lit quand ils reçoivent la visite d'une dame !
— Ah ouais ? se rembrunit Béru, et comment que tu sais ça, toi, Bertha ? T'as connu un zig de chez Borniol ?
— On me l'a dit, répond hypocritement la mystérieuse. Mais je vous interrompis, Commissaire, poursuivez !
— Bref, Louis XII a demandé le divorce et, l'ayant obtenu il s'est remarié avec la veuve Charles VIII. Si bien que cette duchesse de Bretagne a été deux fois reine de France. Une performance, hein ?
— J'admets, dit le Gros. Seulement il a dû avoir des désillusions, Monseigneur Loulou.
— A cause ?
— Tu m'as dit qu'il avait été poivré à Napoli, le Charles VIII. Donc il avait fait une passe à sa Bretonne, qui l'a faite à Louis XII. Pour le coup il aurait mieux fait de rester avec sa bosco, Louis XII. Sa portée aurait été plus conforme. M'est avis que la famille de France devait un peu boiter des deux flûtes à partir de ce moment-là !
— Tu oublies la Providence, Gros. Louis XII n'a pas eu de garçon. Et dans l'ensemble ça n'a pas dû être un mauvais roi puisque le Petit Larousse l'appelle le Père du Peuple. Il a, lui aussi, fait des guerres d'Italie qu'il a perdues comme son devancier ; c'était une marotte de l'époque, ce besoin d'aller voir Naples avant de mourir ; pourtant il a diminué les impôts et ça, le peuple français ne l'oublie jamais.
Je vais cueillir une coupe au buffet et je la déguste en connaisseur. Du Dom Pérignon, vous pensez, avec un millésime qui ferait chialer d'humiliation un centenaire !
Un sourire danse dans la foule bigarrée, celui d'Anne, ma chère Anne. Je la vois venir, ravissante dans ses haillons.
— Je vous cherchais partout, reproche-t-elle.
Béru qui louche sur-le-champ, demande à la demoiselle s'il peut écluser une boutanche à lui tout seul, vu que le buffet est abondamment garni.
Un peu estomaquée par les manières de mon camarade, elle fait signe que « yes » puis se met à me présenter à des jouvencelles frôleuses.
On se bouscule dans la volière pour me refiler des œillades assassines et des soupirs capables de regonfler votre roue de secours.
— V'là le Boss qui fait ses épates, lance la voix hargneuse du Révérend Bérurier.
Les Miss Berlingot se retournent.
— Qu'est-ce qu'elle veut, celle-là ! proteste une donzelle dont le corsage doit être plus exploré que la grotte Azur de Capri.
— Celle-là, ma gosse, si sa femme serait pas présente, fait le Mahousse en désignant le Connétable Du Guesclin, elle pourrait vous faire assister à une drôle de prise d'armes !
Sa voix de mêlé-cass est une révélation pour la jeune fille dont la vue est moins au point que le soutien-chose.
— Mais c'est un homme ! s'exclama-t-elle pour la plus grande joie de tous.
— Si vous avez deux minutes et si Berthe le permet, je peux vous prouver que vous méritez dix sur dix pour la réponse, riposte notre Valeureux en buvant une même coupe.
La mousse du Champagne lui picote le nez. Il expulse par de multiples orifices l'excédent de gaz carbonique absorbé et dit en retroussant ses manches pour découvrir ses jambons couverts de poils astrakanesques :
— Mordez la Joconde, mes Poules, C'est pas au Louvre que vous trouverez la pareille. Celle-là, quand on l'expédie aux States, y a pas besoin de la fout' dans un emballage climatisé.
Une ovation salue la déclaration. Je leur présente mon illustre collègue ; aussitôt les demoiselles se pâment. A leur âge, on a la pâmoison facile. Un peu de sirop d'Halliday sur trente-trois tours, un doigt (ou deux) de San-Antonio et c'est parti ! Béru, elles ont ligoté ses exploits dans mon œuvre[27] alors vous pensez si elles le connaissent. On le fête, le cher ange. On le tripote, on tire les poils de ses oreilles, on lui donne des bisous. On lui fait des menous. Des goudous-goudous. Des papouilles. Des gratouilles. Des chatouilles. Notre ami ne se sent plus. Son Connétable renaude ferme. Va y avoir une drôle de battue dans les salons de la Comtesse si je ne veille pas au grain.
Les héros, lorsqu'on les a sous la main, on veut s'assurer qu'ils sont bien en chair et en graisse. Comme il s'agit d'un culte, on met le doigt dedans afin d'être bien certain que vos sens ne vous abusent pas, que c'est du réel !
— Faudrait voir à ne pas détériorer mon bonhomme ! mugit brusquement la Vache-qui-rit, à bout de patience.
Les petites guenuches matent le Connétable et commencent à se payer son heaume.
Ce que voyant, Berthe Du Gueslin annonce qu'elle va gifler.
La menace est redoutable si l'on considère les battoirs de Madame ! Le temps n'est plus loin où l'on va nous flanquer dehors à coups de savates dans la salle des fêtes. Faut assurer les arrières, car un peuple qui ne peut plus s'asseoir est un peuple facile à soumettre. La position assise, c'est la marque la plus fondamentale de l'irrévérence et du selfcontrôle. Un peuple debout est prêt à marcher au pas. L'indépendance des hommes, c'est pas dans le tréfonds de leurs âmes qu'elle loge, mais dans leur coccyx.
— Allons ! Allons, mesdemoiselles ! sermonné-je, ne bousculez pas la Joconde !
Et, usant de cette emprise que j'ai sur les foules en général et les foules féminines en particulier, je me mets à chambrer les mômes.
— Voyez-vous, mes Miss, dis-je, nous sommes dans une somptueuse demeure pleine de personnages historiques et je vous parie cent kilos d'oignons contre une larme de crocodile que vous ne pouvez pas me donner l'ordre chronologique des souverains français.
Ma petite colle produit son effet. Elles moulent Béru et sa Gravosse pour essayer de relever le défi.
— Mes amis Bérurier et moi-même, continué-je, étions en train de réviser notre Histoire de France. Voulez-vous jouer avec nous ?
— Oui, oui, oui ! font les petites sauteuses.
— Parfait, mes choutes, alors pour commencer il y a une grosse bise à la clé pour celle qui me dira qui a régné après Louis XII.
On se croirait dans une salle de classe tout à coup. Ça s'entre-regarde, ça fronce les sourcils, ça marmotte des trucs, ça fait claquer ses doigts… L'une des gamines se décide et propose Louis XIII (elle n'est pas passée loin). Une troisième dit tout net que c'est Henri II (faut avoir quelque chose dans le buffet). Pas une ne se sort de cette question. Elles repasseraient leur bac, ce serait scié. Notez bien que ces petites bêcheuses, tout ce qu'elles décrochent comme diplômes, c'est le Chamois de bronze à Courchevel. Ma petite Anne s'efforce de son côté. La première elle annonce qu'elle donne sa langue. Je lui dis « chiche » ce qui me vaut un certain succès d'estime.
— C'est François Ier ! révélé-je d'un ton claironnant.
Berthy Béru bat des mains.
— Oh ! chic ! s'exclame-t-elle. J'ai toujours eu le béguin de lui !
— Tu le connais donc ? s'inquiète son pachyderme.
— Il jouait dans un film de Fernande ! explique la baleine.
Mais ça ne rassure pas mon ami pour autant.
— J'aime pas, Berthe, que tu te laisses aller à des émois avec un type de la monarchie. Faut jamais se monter le bourrichon. Dis-toi bien que malgré toute ta séduction, ça ne pourrait jamais coller, toi et un roi !
— Et pourquoi, siouplaît ?
— Tu es bien trop indépendante !
La B.B. qui était encore à 80 degrés depuis l'affaire des jouvencelles se remet à bouillir vite fait. Elle rétorque qu'elle peut s'adapter à toutes les conditions sociales et que si François Ier lui faisait du gringue, elle saurait parfaitement se comporter avec ce monarque dont le collier de barbe la laisse rêveuse. Béru s'emporte à son tour et affirme tout net qu'il ne faudrait pas que ledit François Ier s'avisât de venir jouer les jolis cœurs à la maison, car cela risquerait de faire du vilain. Je les stoppe en leur apprenant que François Ier est mort depuis 1547 et que tout grand roi qu'il ait été, il lui serait impossible de faire la cour à B.B. L'assistance se tirebouchonne. Soulagé, Béru éteint ses angoisses avec une deuxième boutanche de rouille.
— Et alors, François Ier ? demande à brûle-pourpoint Mme Bérurier, née Lacourge.
— C'était a la fois le cousin et le gendre de Louis XII. En effet, il avait épousé sa fille, Claude de France ! Louis XII n'avait pas d'héritier mâle. Il savait donc que la couronne allait revenir au cousin François. Pour renforcer la position de ce dernier et laisser sa descendance dans le coup, il lui a fait épouser sa fillette, âgée de neuf ans !
Ça ! s'exclame dans l'assemblée ; Berthe surtout tonitrue. Elle dit que Robert Hossein est enfoncé et clame bien fort son mépris pour ce roi inconscient qui filait sa gamine dans le pageot d'un barbu.
— Lors du mariage, précisé-je, François, qui n'était pas encore Ier, n'avait lui-même que quatorze ans ! Il est est donc peu probable qu'il eût déjà de la barbe.
— Un peu précoces, les mômes de l'époque, admire le Gros. Moi, évoque-t-il, à quatorze berges j'étais commis-laitier et bien sûr je bricolais un peu la patronne pendant que son vieux fabriquait les yaourts : mais de là à pouvoir me marida ! Surtout avec une princesse de neuf ans ! C'est à touche-poupée qu'ils jouaient ces chérubins !
Son délicat langage faisant rougir quelques demoiselles, je m'empresse de poursuivre :
— Dès qu'il fut roi, en 1515…
Pour la quatre-vingt-dix-millionième fois, Sa Turbulence m'arrête :
— 1515, San-A, il me semble que ça me rappelle quelque chose. Ce serait pas la bataille de la Marne ?
— Non, mon gars, c'est celle de Marignan !
— Œuf corse ! Où avais-je la tranche ! Et même que c'est le François Ier qui l'a gagnée. Par exemple, je ne sais plus contre qui !
— II l'a remporté sur les Suisses !
Il est incrédule.
— T'es' louf, Mec. Les Suisses sont pas assez cé-o-ènes pour faire la guerre. Eux, sortis de l'Emmenthal et de la montre-bracelet, ils jouent pas les Attila !
— Détrompe-toi, Grosse Bouille, autrefois ils étaient les archers de l'Europe.
— Probable qu'à force de finir leurs jours avec des jambes de bois et des manches vides, ils ont préféré se lancer dans la fabrication du chocolat et du coucou de salon !
— Toujours est-il que sous François Ier ils ont été battus. 1515, c'est la date historique la plus célèbre pour nous autres. La seule qu'un Français retienne jusqu'à son dernier souffle.
— Selon moi, affirme Bérurier, si à peine sacré ton François Ier a fait la guerre, c'était pour profiter de la date qu'était facile à retenir.
Le pensionnat des zoziaux qui nous cerne s'esclaffe de plus belle.
— C'était un gars à la coule, conviens-je, et il est fort possible en effet que cet aspect de la question l'eût séduit. Dans toute guerre il y a des prolongements imprévus. Charles VIII avait ramené d'Italie le mal de Naples, François Ier, lui, en ramena Léonard de Vinci. C'est cette différence qui fait la grandeur d'un roi. Les campagnes d'Italie que la France a tour à tour gagnées, perdues, regagnées et reperdues, ont valu à notre pays la plus noble des conquêtes : celle de l'Art. En Italie, François a contracté le goût du beau. Il a compris ce qu'étaient la peinture, la sculpture, le décor ! La grandiloquence, le délire artistique, bref, l'italianisme l'ont touché. Son goût du faste et de l'apparat vient de là-bas !
Comme certaines des souris présentes sont élèves des Beaux-Arts, une discussion s'engage. Nous parlons de fasteNiccoio dell' Abbate, de Jean Goujon, etc., ce qui ne tarde pas à incommoder les Béru.
— Bon, le François Ier, il a eu une cour avec une plume dans le prose ; passons, et à part ça, qu'est-ce qu'il a fait ?
— Il a encouragé les lettres et les arts !
— Comme tout le monde, riposte le Gros, agacé.
Lui, ce qu'il encouragerait plutôt, c'est la gastronomie.
— Mais, m'emporté-je, tu ne comprends donc pas que ç'a été une sorte de préfiguration du Grand Siècle. Que de gloires diverses se sont manifestées : tu parles d'une affiche ! Rabelais, Clément Marot, Louise Labé, Maurice Scève, Ronsard, Montaigne, Jean Goujon, Cellini et le cher Pierre Lescot à qui François Ier a fait reconstruire le Louvre…
— C'est pas parce qu'on bricole le Louvre qu'il faut se croire tout permis, affirme sentencieusement le Gravos. En ce moment Malraux le fait passer à la peau de chamois, c'est pas à cause de ça qu'on lui élèvera une estatue !
— Non, conviens-je, ce ne sera pas à cause de ça !
Des garçons attirés par les filles, comme des mouches par de la mélasse, se joignent à nous. Ils nous prêtent une attention un peu crispée. L'un d'eux, plus boutonneux qu'une soutane, voyant que nous parlons de la Renaissance, tient à mettre son grain de sel. Paraît qu'il prépare une licence, ce bijou. Son papa est dans l'Import-Export et il reprendra le chéquier, plus tard. Fatalement faut être instruit pour acheter du cacao ou du tapioca aux jeunes nations africaines et pour revendre ces denrées à des grossistes européens.
Le voilà qui commence à nous faire tartir avec la Réforme, monsieur le bubonique. Il nous place Luther, alors que Béru, c'est plutôt le côté Bayard ou Belle-Ferronnière de François Ier qui l'intéresse. La religion, Béru, c'est un truc qui lui échappe un peu. Il croit en Dieu, comme tout un chacun. Il n'est pas contre un peu de latin aux enterrements et il admet les baptêmes et les premières communions, sources de bombances, mais faut pas lui casser le goupillon à double carène avec le schisme catholique. C'est un gars qu'a le Calvin triste. Sa figure se met à pendre comme un drapeau en berne et il commence à se vidanger les caries dentaires du bout de la menteuse en faisant de petits bruits vipérins.
Au beau mitan de la discussion, un ronflement sonore éclate. Ça ressemble à une fusée de Cap Canaveral au moment où l'ingénieur chargé de la mise à feu crie « Nom de D… » en anglais.
On regarde le Connétable Du Guesclin qui en écrase, la visière de son casque au ras de sa bouche béante.
— Vous voyez, jeune homme, reproche le Mastar au phraseur, l'effet de vos histoires de défroqués sur Madame ?
Il en est soufflé, l'homme à thèses et il se tait illico, troublé. Brusquement, j'avise à quelques pas de là, affalé sur une banquette, un François Ier ventripotent.
— Regardez, le désigné-je. Le voici, François Ier !
Le Gros se dirige vers le personnage en question. Il s'agit d'un vieux podagre qui doit avoir des varices et porter un bandage herniaire. La barbe noire du zig se décolle.
Béru se penche sur lui et l'examine.
— Tu crois que le vrai avait cette bouillie en coin de rue sinistrée, San-A ? interroge-t-il à la cantonnade.
Le François Ier a du mal à réaliser que c'est de lui qu'il s'agit. Il mate son interlocuteur avec un effaremment des plus comiques. Encouragé par les rires qui fusent de notre groupe, sa Majesté ne se sent plus.
— T'es sûr qu'il avait un durillon de comptoir façon ballon de rugby ? poursuit-il en tapotant la bedaine du malheureux. Et qu'il avait aussi un œil qui disait m… à l'autre ? Et ses guitares, Gars, Louis XV, déjà, qu'elles étaient ?
Il saisit le bout de barbouze décollé et l'arrache.
— J'espère que son piège à macaroni tenait un peu mieux que ça, ou alors il devait pas avoir l'air flambard, le roi de France, s'il paumait sa barbichette pendant un mimi-ravageur !
— Madame, je vous en prie ! proteste le François Ier débarbé en reculant devant la main dévastatrice de cette Joconde en délire.
Ça l'amuse, Béru. C'est farce comme situation, voilà ce qu'il pense, notre cher et délicat poète.
— C'est pas de ma faute si vous êtes mon genre, mon pote, répond-il en faisant sa voix la plus féminine possible. Vous auriez dû vous déguiser en bonhomme Michelin, mais à part ça vous avez tout ce qu'il faut pour démolir le standing d'une ménagère de ma classe ! Vous avez le teint un peu plombé, mais avec quelques tasses de thé des Familles ça doit s'arranger.
On trépigne dans l'assistance. Le type mis sur la sellette essaie de se draper dans sa dignité, mais c'est duraille lorsqu'habitant le seizième arrondissement on porte des fringues du seizième siècle. Il finit par battre en retraite, ce qui contrarie un tantinet ma jeune hôtesse.
— C'est l'Emir de Kamalpartou, explique-t-elle.
Béru a entendu, il se ferme.
— Fallait le dire, alors son teint bistre c'était de naissance ? Moi je croyais à une crise de foie.
Puis, se tournant vers moi :
— Il avait le teint comment, François Ier ?
— Fleuri. C'était un gai luron, délicat, paillard, aimant la bonne vie et les jolies filles. Sa cour était la plus scandaleuse d'Europe. Il ne pouvait voir une femme convenablement carrossée sans éprouver dare-dare des démangeaisons dans le trémolaire bougnazé.
— T'entends, Berthe ! clame Bérurier.
Mais Berthe continue d'offrir son meeting Orlyesque. En ce moment, elle bruite l'exercice acrobatique d'une escadrille de Vampires. Son Jules la réveille discrètement en lui flanquant un coup de savate dans les tibias. La frêle fleurette des champs (d'épandage) coupe les gaz et remue. Derrière le heaume, sa voix feutrée demande à Béru pourquoi il la réveille en pleine nuit. Le Gros soulève la visière du casque, nous découvrant ainsi la bouille écarlate de sa baleine.
— Tu avais fermé les volets ? bredouille la dame, mal éveillée.
Elle mate les alentours et reprend conscience.
— Mande pardon, gazouille la fauvette des bois, je crois que je m'étais un peu assoupie. Que fait-on ?
— On continue de dire sur François Ier, la renseigne le Gros Chérubin. Paraît que c'était un terrible du tiroir du bas, hein, San-A ?
— La petite et la grande Histoire sont pleines de ses prouesses galantes !
— Sa cour, traduit Béru, c'était un vrai f… II calçait toutes les frangines qui draguaient à sa portée.
Le Connétable retire son heaume. Elle veut tout entendre.
— On affirme qu'il lui arrivait d'honorer ses favorites jusqu'à dix fois par nuit !
Les demoiselles gloussent, énervées par la précision. Béru, lui, hoche la tête.
— Tu parles d'un appétit ! Il avait un marteau pneumatique dans le kangourou, je m'explique pas, sinon !
— En ce début de siècle, continué-je, trois monarques exceptionnels régnaient sur l'Europe, et même sur le monde. C'étaient… Allons, mesdemoiselles ! Voyons un peu si vous le savez ?
Mais les souris ne mouftent pas. C'est le boutonneux de la Réforme qui récite à toute vibure : François Ier, Henri VIII et Charles Quint !
— Merci, Mademoiselle, lui dis-je.
Et je reprends mon cours.
— Trois souverains de ce poids, c'est beaucoup en même temps. Et puis trois c'est pas un chiffre. Ces bons sires ont passé leur règne à s'allier et à se tirer dans les tiges alternativement.
— Lequel c'était qui faisait le mieux marron les deux autres ? demande Béru.
— Charles Quint sans aucun doute, assuré-je. Il fut nommé empereur alors que notre François national guignait le poste. On disait de Charles Quint que jamais le soleil ne se couchait sur ses États. De l'Autriche à l'Amérique du Sud, il en avait un paquet !
— Un colonialiste, quoi ! résume Béru. II a bien fait de canner parce que de nos jours c'aurait t'été sa fête !
— François Ier était jalmince comme un teigneux de voir la puissance du roi d'Espagne. Il a voulu s'allier au roi d'Angleterre, Henri VIII, vous savez : le gros qui a eu six femmes, qui a envoyé le Pape chez Plumeau et qui bouffait le poulet avec les doigts.
— Un mec qui savait vivre, conclut Béru. Dommage qu'il eusse t'été anglais. Je le vois assez dans le rôle du roi de France.
Et il ajoute finement :
— Il devait toujours être en état d'alerte avec ses six reines !
Le jeu de mot est mauvais, mais faut le faire. Il y a quelques protestations des demoiselles à qui le régime biscotte ne réussit pas ; pourtant dans l'ensemble on apprécie.
— Ce projet d'alliance a donc provoqué l'entrevue du Camp du Drap d'Or sans lequel l'imagerie française ne serait que ce qu'elle est.
— Watt Isis ? demande mon ami.
— Pour épater le roi d'Angleterre, François Ier a mis le paquet. Les tentes du camp étaient tissées de fil d'or. A l'intérieur, il y avait des tapisseries, des pierres précieuses, des mets délicats, des filles resplendissantes…
— J'aurais aimé être l'invité d'honneur de la semaine, rêvasse le Gros.
— T'as l'esprit de lustre ! lui reproche hargneusement son paquet de saindoux, ça te perdra, Alexandre-Benoît ; ça te perdra !
Béru explique qu'il n'y a pas de mal à vouloir connaître le Drap d'Or. Il a toujours été attiré par le beau, le délicat, et la meilleure des preuves c'est qu'il a épousé Berthe. La voilà calmée, l'ogresse. Il a l'air comme ça d'un voltigeur Béru, mais ne vous y fiez point ; en réalité, c'est un diplomate.
— Le Rosbif a dû en prendre plein les carreaux, non ? murmure-t-il. S'il radinait de la Tour de London, ton Henri VIII, avec ses reines aux ratiches format Gaveau, le Drap d'Or pour lui ç'a été le Cinérama.
— Un peu trop même, car il n'a pas pardonné ce déploiement de luxe à son collègue français. Notre excellent camarade François Ier, des concerts du Louvre, a commis une immense erreur de psychologie. Il a voulu éblouir sans comprendre qu'en éblouissant il humiliait ! Quand les deux rois se sont séparés après avoir bien fait la foiridon, Henri VIII a couru signer un traité d'alliance avec le rusé Charles Quint. Ce dernier détenait la vraie puissance, il pouvait se permettre d'être modeste.
— C'est comme les soyeux lyonnais, compare Bérurier. Ils roulent dans de vieilles Dauphines ou dans des Arondes, alors qu'ils pourraient offrir des Cadillac à leur femme de ménage. Et qu'est-ce que ça a donné, cette alliance ?
— François Ier en a eu sec. Mais c'était pas le genre de sire à se cailler le raisin parce qu'il y avait des ratés dans le carburateur. Il a tout de même fait la guerre à Charles Quint et il l'a eu dans le dos à Pavie.
— Jamais entendu causer.
— Parce qu'en France on ne donne aux rues et aux bistrots que des noms de victoires. Sur les Champs-Élysées il y a le Marignan, mais tu peux toujours chercher le Pavie dans l'Annuaire. Pour en revenir à François, Charles Quint l'a fait prisonnier.
— Ça la fiche mal !
— Pas tellement ! Notre roi était si populaire que lorsqu'il a été emmené à Madrid pour l'incarcération on l'a accueilli comme un vainqueur et non comme un prisonnier. C'était à se demander si ça n'était pas plutôt lui qui avait fait Charles Quint prisonnier !
— Il a dû renauder, l'Arlequin ?
— Et comment ! Du coup il l'a fait fiche au mitard, le François.
— Il a pu s'évader ?
— Un truc formidable l'a sauvé : Éléonore, la frangine de Charles Quint, est tombé amoureuse de lui. Elle a fait des pieds et du reste pour le tirer de ce piège à rats. François Ier qui avait de la veine dans son malheur lui a promis le mariage.
— Mais il était déjà marida ?
— Non, car il était devenu veuf très tôt, sa jeune femme ayant eu la noble idée de canner avant la campagne. Comme Charles Quint ne pouvait décemment détenir son futur beauf prisonnier, il l'a renvoyé au Louvre en port dû.
— C'est très intéressant, affirme Berthe. Et a-t-il tenu parole, au moins ?
— Mais oui : François a épousé Éléonore. C'était un gentleman. Par exemple, une fois marié, il ne s'est guère occupé d'elle.
— Elle lui disait rien ? s'étonne Béru. Pourtant, une Espago, c'est bon pour le plumard. Elles ont le sang chaud, les Andalouses.
— François Ier avait son propre cheptel, comprends-tu ? L'habitude est une seconde nature. Quand tu remets le couvert dix fois de suite avec la même nana, faut croire qu'elle t'inspire, non ?
— Et Arlequin, il l'a su que son beauf ne taquinait pas la jarretelle à sa frangine ?
— Tout se savait.
— Je vois ça : Minute ou le Canard Enchaîné devaient faire des gorges chaudes ? Sans causer des potins de la Commère dont au sujet desquels il faut savoir lire entre les lignes. S'il l'a appris, ce dédain, Arlequin, il a du être dans tous ses états ?
Béru ne réalise pas la nature de nos sourires et nous considère avec étonnement. Sa Dulcinée prend le relais de l'interrogatoire historique. Elle veut connaître les principaux actes de François Ier.
— Il en a commis un qui sur le moment parut sans importance, révélé-je, mais qui, par la suite, devait être gros de conséquences.
— Et quoi donc ? me demande-t-on à l'aronde.
Le garçon pustuleux va pour répondre, mais je le devance car je n'aime pas qu'on me sape mes effets.
— Il a marié son fils, le futur Henri II, à une parente du pape… Et savez-vous comment se nommait cette jeune personne ?
Le binoclard une fois encore veut le dire. Je lui fourre précipitamment une saucisse-cocktail dans le clapoir, mine de rigoler.
— Elle s'appelait Catherine de Médicis !
Le tollé général m'indique que les personnages vénéneux de l'Histoire sont peut-être plus réputés que les personnages bénéfiques.
C'est, une fois de plus, le Gros qui exprime le mieux le sentiment général :
— Ben mon salaud !
Un silence.
La Berthe dévorante demande :
— Il est mort jeune ou vieux, François Ier ?
— A cinquante-deux ans !
— Dans les bras de sa femme, naturellement, dit-elle, sarcastique, tous les hommes qui ont fait « la vie » meurent dans les bras de leur épouse.
— Pas lui. Il aimait trop ses maîtresses.
— Cette Éléonore, reconnaît Sa Majesté, elle avait le caractère en or ! Et de quoi il est clamsé, le beau-frère d'Arlequin ?
— Sait-on jamais de quoi meurt un roi ? Sa vie de barreau de chaise l'avait vieilli avant l'âge. Par exemple, il a eu une grande joie avant de trépasser : celle d'apprendre le décès de son ami Henri VIII.
— C'est marrant qu'ils soyent morts la même année, ces chenapans, fait Béru. Et le troisième, qu'est-ce qu'il a fait ?
— Charles Quint ? Eh bien, après la mort de ses grands rivaux, il s'est ennuyé, fatalement. Quand tu es en affaires ou en bisbille avec Henri VIII et François Ier et que ces deux gaillards lâchent la rampe, tu sombres vite dans le morose, Gros. Lui, après avoir traînassé sa mélancolie une dizaine d'années encore, il a abdiqué et s'est retiré dans un monastère.
— Il a bien fait, ratifie Bérurier après une courte méditation. Somme toute, quand t'as plus d'amis ni d'ennemis valables, quand ton foie se mite et que Popaul répond absent à l'appel, c'est ton intérêt de passer la pogne. Faire l'Empereur lorsque le cœur n'y est plus, c'est sûrement pas une sinécure.
Messire Béruron, joaillier en la bonne ville de Paris, à deux pas du Louvre, avait tout pour être heureux et il le savait, ce qui constituait un élément de bonheur supplémentaire.
Il s'agissait d'un homme de bien, boutiquier mais presque honnête, ce qui, du point de vue confort intellectuel, est appréciable.
Il avait la tête de tout le monde, autre qualité indispensable si l'on veut jouir au maximum des jours que le Seigneur vous accorde. Sa santé était bonne. Il pouvait, sans crainte de voir son estomac, sa rate ou son gésier protester, boire frais et manger salé, ainsi que le recommandait le docteur Rabelais. Il avait un beau commerce, prospère et élégant, et surtout, oh ! oui, surtout, Béruron jouissait (le mot est irremplaçable) de la plus belle femme qu'un mari ait jamais conduite à l'autel, ou un amant à l'hôtel. Adeline Béruron clouait d'admiration tout homme normalement constitué qui d'aventure portait les yeux sur elle. C'était une admirable blonde, à la peau de lait, à la taille fine, aux seins mignons mais durs et à la bouche couleur de cerise mûre. Elle parlait doux et dans un langage très châtié, car Adeline s'était instruite auprès d'un de ses oncles curé et parvenait à vous dire en latin ce que d'autres ont tant de mal à vous dire en français. Sa beauté n'avait d'égal que son maintien. Cette personne savait rester vertueuse sans avoir l'air prude. Elle recevait les compliments sans s'insurger, mais, par son attitude, elle montrait au galantin qu'il devait en rester là. Son charme délicat avait contribué à l'essor du magasin de joaillerie tenu par le Sire Béruron, son mari.
Moult seigneurs venaient chez eux acheter les babioles dont ils comblaient leurs favorites, pour le plaisir d'admirer cette élégante boutiquière qui constituait, comme l'assurait son mari, et il était bien placé pour en juger, le plus beau joyau du magasin.
Lorsque les amis de Béruron lui parlaient de sa condition, avec des inflexions pleines d'envie dans la voix, ils terminaient toujours par « Si la fée Marjolaine entrait dans ta boutique et te demandait de formuler un souhait, lequel donc ferais-tu, puisque tu jouis de tous les biens terrestres ? », alors, le visage de Béruron s'emplissait de gravité et il répondait chaque fois, sans même se donner le temps de la réflexion, en homme sûr de la permanence de son ambition :
— J'aimerais devenir le fournisseur de notre sire le bon roi François, premier du nom !
Ce vœu ne correspondait pas à un sentiment de cupidité, mais d'orgueil. Or, il arriva un jour qu'un des seigneurs clients des Béruron entendit ce souhait et qu'il le rapporta au Roy. Il précisa au souverain que la femme du joaillier était assurément l'une des plus jolies filles de son royaume et cette précision fut suffisante pour qu'aussitôt François Ier éprouvât l'envie de vérifier la chose.
— Qu'on dise à cette dame de venir me soumettre les plus belles pièces de sa boutique ! ordonna-t-il.
Lorsque Béruron apprit que le Roy désirait voir sa collection, il revêtit ses plus beaux atours, réunit ce qu'il avait de mieux en fait de bracelets, de colliers et de bagues, glissa les pierres précieuses dans un écrin tendu de soie, et courut au Louvre.
En voyant entrer ce gaillard rougeaud dans la salle de son petit Conseil, François Ier fronça les sourcils et devint maussade.
Il salua à peine l'arrivant obséquieux qui, l'échiné cintrée, lui proposait mille merveilles éblouissantes. François Ier fourragea dans le lot, du bout de ses doigts blasés, un peu comme une couturière fourrage dans sa boîte à boutons.
— C'est tout ? demanda-t-il sèchement.
Le cœur de Béruron devint dur comme un caillou et le souffle lui manqua.
— Sire, bredouilla le pauvre homme, ces bijoux sont les plus beaux qu'un joaillier puisse vous soumettre.
— S'il en est ainsi, trancha le roi, je me fournirai donc chez les Vénitiens ou les Florentins, comme d'habitude.
Béruron manqua de s'évanouir devant ce cuisant échec.
— Tu n'as pas d'autres pièces à me montrer ? insista le Roy.
— Aucune autre qui fut comparable à celles-là.
— Je veux tout de même les voir, trancha François. Mais cette fois, l'ami, fais-les apporter par ta femme. De jolies mains forment un présentoir plus digne d'un roi !
Béruron en eut mal dans toute la poitrine. La réputation de son souverain n'était plus à faire. Il comprit qu'en réalité le roi de France s'intéressait plus à sa femme qu'à sa marchandise. Il balbutia des promesses, dit au roi qu'il allait essayer de réunir d'autres joyaux, et se retira, meurtri jusqu'à l'os.
En le voyant revenir, la tête et le reste bas, Adeline comprit sur l'instant que son époux venait de subir une cruelle désillusion. Elle le questionna et Béruron, en mari confiant, lui narra sa visite au roi.
La chère Adeline haussa imperceptiblement les épaules, puis baisa tendrement la joue de Béruron où le sang tardait à circuler.
— Mon ami, lui dit-elle, vous vous créez en vain de bien graves tourments. Imaginez-vous que ma visite au Louvre présenterait un danger pour notre chère union ? Si m'en croyez, laissez-moi y aller. Je saurai me comporter vis-à-vis de notre sire le Roy en honnête épouse que je suis, et lui vendre vos bijoux en bonne commerçante que je crois être aussi !
Ragaillardi, Béruron étreignit sa femme sur son cœur en lui disant des mots gentils pleins de reconnaissance et de tendresse.
Qu'elle était belle, Adeline Béruron, lorsqu'elle franchit la porte du cabinet royal, rosissante d'une juste émotion.
Ses atours bleus exaltaient sa blondeur et donnaient une bonne réplique à son regard couleur de ciel. Elle s'avança jusqu'au fauteuil du roi dans un froissement d'étoffes neuves, s'agenouilla devant son seigneur et attendit. Elle avait vu François Ier à plusieurs reprises, lors de ses déplacements dans sa capitale, mais de loin et mal, car chaque fois, le monarque se déplaçait au milieu d'un cortège de courtisans et de gens d'armes. La majesté de ce Louvre dont le luxe était le plus grand d'Europe impressionnait fort Adeline.
— Relevez-vous, la belle, dit le roi avec un sourire satisfait, car cette aimable joaillière lui convenait fort. Et approchez-vous pour me montrer un peu ces merveilles qui ont cependant moins d'éclat que vos yeux et moins de douceur, j'en suis sûr, que votre peau !
« C'est parti ! » songea avec émotion Adeline.
Le roi, d'un geste impérieux, l'attira contre lui. Il passa une main sur la croupe d'Adeline et de l'autre reçut les pierres qu'elle lui présentait. Ce jour-là il les trouva fort belles, bien qu'elles fussent de qualité inférieure à celles que lui avait déjà soumises le mari. Il fit l'emplette de tout le lot en songeant : « C'est de la bricole, mais ça peut toujours servir à récompenser les petites gens de mon entourage. » Ensuite de quoi, il dit à la dame Béruron :
— Il me plairait, ma belle, de vous avoir ce soir en ma couche royale. J'enverrai mes gens vous quérir en votre échoppe à la nuictée, soyez donc prête.
Tant de simplicité dans l'énoncé d'un désir qui provoque généralement chez le commun des mortels un tas de circonlocutions, anéantit Adeline.
— Mais, Sire, bafouilla-t-elle… La chose n'est pas possible !
Le visage un peu fripé du roi qui avait déjà passé la cinquantaine se crispa.
— Ça, Dame Béruron, ignorez-vous qu'impossible est un mot qui n'a plus droit de cité en mon royaume ?
— Mais, mon mari…, soupira la digne épouse dans un râle.
— S'il s'agit du grand diable niais et sanguin qui m'a visité hier, ne vous plongez pas en grand souci pour lui, il n'en vaut pas la peine !
— Il ne voudra jamais ! C'est un mari affectueux et par conséquent jaloux !
François Ier balaya l'argument d'une pichenette.
— Volonté de roi fait loi, la belle, récita-t-il, car il versifiait comme… un roi ! Que le manant ne s'avise pas de l'oublier s'il ne veut pas se retrouver demain à Montfaucon[28] pour y danser sa dernière gigue !
C'était catégorique. Adeline comprit que la vie de son époux était entre ses mains, ou plus exactement entre ses jambes. Elle dit au roi qu'elle se tiendrait prête à l'heure convenue et se retira d'une démarche flageolante.
— Je le savais, fit seulement Béruron lorsque sa femme lui eut fait le résumé de sa visite royale.
Les trois mots, bien qu'anodins, traduisaient tout son désarroi de brave homme, tout son désespoir, toute sa faillite morale.
Béruron répéta douloureusement :
— Je le savais ; tu es trop belle, ça devait arriver.
— Si vous le désirez, mon ami, je partirai en province chez ma mère avant l'arrivée de l'escorte chargée de me conduire au Louvre ? Seulement, évidemment, murmura Adeline, il y a Montfaucon…
Béruron frissonna. Il était allé plusieurs fois à Montfaucon les dimanches de pendaison, lorsqu'il y avait matinée ou soirée. Il ne se sentait pas la vocation d'un pendu.
— Montfaucon, Montfaucon, soupira le malheureux. Ah, Adeline, que le tien ne l'est-il aussi ![29]
C'était en soi une formule de renoncement. Adeline le comprit et s'en fut se préparer un bain aux plantes aromatiques.
A tant faire d'être forcée, autant soigner la présentation. Surtout lorsque c'est un roi qui s'empare de votre honneur.
Béruron demeura plusieurs heures consécutives dans un était de prostration intégrale. Il se reprochait sa vanité qui l'avait conduit droit dans cette affreuse alternative : mourir ou être cocu, l'un n'excluant pas l'autre du reste ! La réputation du grand roi François était éloquente. Son règne avait été jalonné de ces caprices scandaleux. Progressivement, la haine s'installait dans le cœur du joaillier. Une haine froide, totale, inguérissable. Si, à cette heure, il avait pu approcher le souverain, il l'eût poignardé avec plaisir. La rage qui submergeait Béruron ressemblait à l'eau d'un torrent qui grossit le lit de celui-ci, puis déborde en balayant la nature.
Béruron n'y tint plus. Il cria à sa femme occupée à s'ablutionner qu'il sortait faire une course et retira la chevillette fermant la porte.
Le brave homme marchait vite, en rasant les murs. Il n'avait pas grand chemin à suivre pour se rendre en le logis de dame Pinuchette, la veuve d'un bon camarade à lui, décédé depuis peu d'un mal ramené de ses campagnes d'Italie. Il trouva cette dernière affalée dans un fauteuil derrière sa fenêtre. Ce n'était point tant son état de veuve qui rongeait la dame que la vilaine maladie léguée par son pauvre défunt. La digne personne n'avait pas quarante années d'âge, mais elle en paraissait au moins le double. En apercevant Béruron, elle ressentit une surprise qu'elle ne pensa pas à cacher. Depuis longtemps, le vide s'était fait autour d'elle. Les veuves, lorsqu'elle ne sont pas belles, rebutent les amis ; mais quand de surcroît elles sont notoirement vérolées, le plus cauchemaresque des épouvantails obtient de moins bons résultats dans l'art somme toute délicat de circonscrire les velléités d'approche.
— Messire Béru ! s'étonna-t-elle (se rappelant le diminutif dont son époux usait avec le visiteur). Quelle surprise !
Béruron jaugea la dame d'un œil empli d'effroi. Il se demanda un instant s'il pourrait réaliser ses projets, mais sa haine toute neuve (bien que froide) le portait !
Il s'approcha de la veuve fort civilement et lui dédia son plus engageant sourire.
— Dame Pinuchette, vous allez peut-être trouver que c'est grande honte de venir vous trouver pour vous tenir le langage que vous allez ouïr, et pourtant je ne puis faire autrement, entama-t-fl.
Intriguée, la dame le fit asseoir devant elle et attendit.
— Figurez-vous, ma belle, enchaîna Béruron, que cette nuit l'âme de votre mari m'a envoyé un songe. Dans ce songe il me disait que vous vous languissiez derrière votre croisée et il en éprouvait grand-peine. Il pleurait, le cher homme, en déclarant que vous étiez encore jeune et pleine d'appétit pour les plaisirs du corps. Ce qu'il disait était tellement riche en regrets que par ma foi j'en ai pleuré aussi en dormant.
Des larmes ruisselèrent aussitôt sur les joues creusées par le mal et la solitude de dame Pinuchette. Elle dit en sanglotant qu'elle reconnaissait bien là la délicatesse et les qualités d'époux du mort et qu'en effet, il est triste lorsqu'on n'a pas encore doublé ses vingt ans de se mettre seule au lit et de ne faire l'acte d'amour qu'en pensée.
Béruron toussota et, après une dernière hésitation, attaqua.
— Pinuchette m'a chargé d'une mission, ma belle. Foi d'honnête homme, que la vertu de mon Adeline s'envole en fumée si je mens[30] il m'a demandé comme un service de venir vous frotter le lard[31], histoire d'apporter quelque chaleur dans votre foyer éteint.
Jamais, depuis Jeanne d'Arc, femme ne fut plus éberluée par une déclaration que dame Pinuchette.
Elle regarda Béruron, rougit, détourna les yeux et soupira. Pour une surprise c'était une surprise. Et d'autant plus agréable que dame Pinuchette avait toujours trouvé Béruron à son goût. Il était grand, vigoureux, avec l'œil coquin et la lèvre humide. Et puis sa position sociale la flattait. La femme est séduite fort souvent par des qualités annexes. C'est ce qui explique que tant de barbons délabrés ont de la chance en amour. Elle jalousait Adeline, dont l'éclat lui faisait mal aux yeux et la pensée de la cocufier, fût-ce à la demande expresse de son ex-conjoint, n'était pas faite pour diminuer son plaisir. Pourtant, oui, pourtant, dame Pinuchette appartenait à cette race de femme honnêtes qui sont incapables de mouiller les noix qu'elles vendent pour les rendre plus lourdes.
Elle libéra une bonne demi-douzaine de nouveaux soupirs avant de murmurer :
— Messire Béruron, c'est là en effet bien étrange songe que vous envoya mon pauvre mort. Il est vrai que la solitude morale et physique sont dures épreuves pour une personne jeune encore et qui raffolait des plaisirs de l'alcôve. Pourtant…
Béruron, qui s'était mis dans l'idée de caramboler la dame et qui s'était de plus habitué à cette idée, fronça les sourcils.
— Pourtant, reprit-elle, je dois vous dire que je suis affligée de par sa faute du mal cruel dont il a défuncté.
— Je sais, murmura Béruron.
Le regard de son interlocutrice vint fouiller ses yeux.
— Et vous êtes prêt néanmoins à assurer la mission qu'en songe il vous a confiée ?
— Je suis prêt ! répondit hardiment Béruron en priant le ciel pour que « l'Intendance suive ».
— Mon devoir m'oblige de vous décrire la façon dont Pinuchette est mort. Il n'avait plus ce que vous pensez, la chose étant partie morceau après morceau comme une pomme qu'on croque…
Béruron prit une profonde inspiration. L'image était dure à encaisser.
— Naturellement, poursuivit-elle, ses dents avaient été effeuillées bien avant le reste. Ses cheveux restaient dans la main, la fièvre le faisait trembler, il…
— Arrêtez, arrêtez, ma commère, bredouilla Béruron. J'ai ouï déjà tout ce qu'il y avait à ouïr sur le mal de Naples.
Il sourit à ses projets.
— Mais pour moi, la chose importe peu. Et si vous voulez bien de moi pour échauffer vos sens, eh bien, par Saint-Éloi, patron des orfèvres, je suis votre homme !
Et il le fut !
En regagnant sa boutique, Béruron était la proie d'une grande inquiétude. Non pas qu'il redoutât les conséquences de son acte, au contraire il les espérait très fort, mais parce que dame Pinuchette s'était montrée terriblement ardente au jeu et qu'elle avait mis notre homme sur les genoux.
« Du diable si après une telle séance, je suis encore capable d'honorer mon Adeline », pensait-il.
Mais lorsqu'il fut chez lui et qu'il vit son épouse attifée comme une reine, (déjà) avec de l'eau de senteur par tout le corps et ses cheveux bien arrangés, ses craintes se volatilisèrent.
Jamais Adeline ne lui avait paru plus désirable. Ah ! ce cochon de François Ier n'allait pas s'embêter. Avec un rien d'orgueil il se dit que sa femme était bien digne de figurer dans la couche d'un roi. Il lui fit part de ses intentions, mais Adeline qui se soumettait ordinairement de bon gré regimba.
— Mon ami, fit-elle, voyez comme je suis apprêtée, vos élans déferaient le bel ouvrage.
Béruron rétorqua aigrement qu'il n'en avait rien à f…
— Je suis encore le mari ! déclara-t-il ; et j'ai le droit de m'emparer de ma femme quand bon me semble, non ?
Bien qu'en cédant au Roy, Adeline ne fît que se soumettre à une volonté supérieure, elle ressentait dans son intimité un sentiment de culpabilité. Il n'était point l'heure d'irriter un bon mari victime d'une bien cruelle aventure.
La notion de devoir doit toujours prévaloir dans le cœur d'une honnête épouse, surtout lorsqu'elle est sur le point de coucher avec un autre homme. Elle s'abandonna donc.
Béruron était en verve ce jour-là.
Les nerfs sans doute ?
Il donna à sa chère Adeline les mêmes satisfactions qu'à la veuve Pinuchette. Son ardeur était celle du coureur grec qui porte la flamme de gloire depuis sa source sacrée jusqu'à l'urne (non moins sacrée) qui l'attend !
François Ier fut pleinement satisfait par sa nouvelle conquête qu'il honora souventes fois par nuit et ce pendant beaucoup de nuits.
Il surnomma Adeline « La Belle Bérurière » et lui prouva par mille cadeaux son attachement.
La Belle Bérurière n'en fit qu'un au souverain. Mais de taille, puisqu'il devait en mourir l'année suivante.
Ainsi se perpétra, de galante façon, le régicide le plus délicat de l'Histoire.
La mémée Scatolovitch se pointe avec des cris de petite souris qui roulerait les « r ».
Elle désire connaître l'objet de cet attroupement dans l'aile gauche du grand salon. Anne lui explique qu'à la faveur du bal costumé, le très illustre San-Antonio donne un cours d'Histoire de France. La petite vioque répond que c'est une trrrrrès bonne idée et qu'elle veut en êtrrrre.
On lui offre un fauteuil Louis XIII repensé par Voltaire et retapissé par Napoléon III. Les musicos, vexés de voir la défection de la piste, rouscaillent sur leur estrade et parlent de se mettre en grève. Ils tentent de secouer l'apathie de la salle en jouant du twist mais ça ne produit aucun effet. Alors ils risquent le paquet, le fin des fins : « La Marseillaise ». Là encore gros bide ! « La Marseillaise », maintenant, sans son interprète officiel, ça ne veut plus rien dire. La « Petite Tonkinoise » ou bien « Elle me fait poète-poète » capteraient davantage l'attention. Il y a des interprètes qui marquent trop une œuvre pour qu'elle demeure efficace lorsqu'elle est jouée par d'autres.
— Je connais trrrrrès mal l'Histoirrrre de notre bien chèrrrrre Frrrrrance, fait la surdaronne d'Anne. Expliquez-moi cherrrr ami !
Béru, toujours obligeant, la rancarde.
— Il vient de me finir François Ier et il va m'attaquer le chapitre de son garçon qu'a épousé Catherine de mes Dix-six ! Ça promet, pas vrai, Mémé ? J'ai entendu causer de cette moukère et il m'en reste des frissons dans le recteur[32].
La petite vieille fossilisée se trémousse.
— J'ai entendu aussi parler. Magnifique ! J'écoute !
Les demoiselles se sont assises en rond sur le Téhéran. Les boutonneux les cernent, à califourchon sur des chaises. Bath tableautin, mes fils : une image pour la postérité. Votre San-Antonio bien-aimé discourant, debout devant cet éventail de personnages en costars d'époque ! C'est pas du tout venant, admettez ! Je frappe dans mes mains pour requérir l'attention.
— Mes amis, fais-je, ceux d'entre vous qui porteraient les costumes des personnages que je vais appeler sont priés de venir à mes côtés !
J'annonce :
— Henri II ! Catherine de Médicis ! François II ! Charles IX et Henri III !
Il se fait du remue-ménage dans les coursives. Cinq personnes se présentent. Mais mon affure se goupille mal, because j'ai droit à deux Catherine de Médicis et à trois Henri III.
— Les grands esprits se rencontrent ? gouaille Béru, à l'adresse des Henri.
L'un d'eux se fâche.
— Oh ! vous, la vilaine, pas de sarcasmes, ça me donne sur les nerfs ! zozote-t-il.
Mon Béru fronce les sourcils.
— Mais cette pauv'guêpe a ses vapes ! tonitrue-t-il pour la plus grande joie des assistants.
— Comme le vrai Henri III ! le renseigné-je.
— Pas d'insultes, parce que je griffe ! fait la belliqueuse Henri III.
Ils se ressemblent, tous les trois. D'aimables blondinets, pâles, aux yeux de biches fiévreuses et à la lèvre humide. Béru qui n'est pas un enfant de Sodome ne leur fait pas de cadeau.
— Des boucles d'oreilles ! brame-t-il, je vous demande un peu ! Et aussi des bagouses ! Ah ! si j'aurais vécu à cette époque, t'aurais vu ce boulot, San-A ! La Maison Chochotte, j'allais te la remettre dans le droit chemin ! Enfin, brèfle, passons. Tu disais donc ?
Je désigne les trois Henri III confuses, et les deux Catherine de Médicis hostiles.
— Les personnages que voilà vous donnent sans le vouloir une notion valable de l'importance qu'eurent les vrais. Ils constituent une mesure de célébrité. Parmi l'honorable société qui a rivalisé d'imagination : pas un Henri II, pas un François II, pas un Charles IX, mais deux Catherine de Médicis, trois Henri III (dont un avec bilboquet) et j'ai déjà dénombré, discrètement, huit Napoléon, cinq Louis XIV et une demi-douzaine de Marie-Antoinette. L'Histoire a jugé. Le temps a situé à jamais les héros qui l'ont constituée. Ce n'est pas sur l'instant qu'on peut réaliser les véritables dimensions des rois, des généraux ou des présidents ; lorsqu'on est au pied de la montagne, il est impossible d'avoir conscience de sa hauteur, pour cela il faut du recul. Ainsi, la gloire de notre empereur Charles XI n'est pas mesurable présentement. Certes il est grand, mais ses mensurations réelles, ce sont nos petits-enfants qui les connaîtront. Lorsqu'ils se rendront, dans quarante ou cinquante ans, à une soirée comme celle-ci, il conviendra de compter ceux qui se déguiseront en Charles XI pour savoir exactement ce que ce bon monarque aura été. Le vrai bilan, ils le feront inconsciemment, en choisissant de lui ressembler, fût-ce pour s'amuser un soir. Car la gloire d'un homme, mieux que les historiens, c'est le musée Grévin qui en rend compte !
On m'applaudit. Quelqu'un m'assure que je devrais faire de la politique, vu que je sais causer aux foules. J'ai du mordant. Les harangues terribles, dirait Breffort.
Une nana travestie en Manon me réclame un autographe et, pendant que je le lui signe, me demande si je ne pourrais pas lui accorder un entretien privé demain. Je lui réponds que c'est à envisager. Puis, comme l'auditoire fervent continue d'attendre et d'espérer des mots de moi, comme en particulier l'Avantageux qui me roule des gobilles suppliantes, je reprends.
— Donc François Ier suit dans la tombe son compère Henri VIII. Après le Drap d'or de la foirinette, le drap blanc du suaire. Son fiston Henri lui succède et prend le titre d'Henri II. Je le plains rétrospectivement. Ça ne doit pas être commode de succéder à François Ier. Avant toute chose, il y a un écueil à éviter : ne pas essayer de ressembler à papa. Henri II qui est un timoré tombe dans le piège et poursuit dare-dare la politique paternelle. Quand on est le fils de Lucien Guitry, on n'a qu'une ressource : devenir Sacha Guitry. Henri II, lui, oublie de devenir Henri II. Il a passé à côté de son règne et c'est pourquoi, pas un seul d'entre vous n'a, ce soir, eu envie de devenir Henri II. Tout ce qui en reste de ce roi, c'est un vilain style de buffet. Et pourtant Henri II, lui, n'avait rien dans le buffet, si je puis me permettre ce mot approximatif…
Je claque des doigts en direction du buffet. Douze loufiats gantés de blanc et qui boivent mes paroles en croquant des amandes salées s'empressent. Je vide une coupe de champ' et je continue.
— Au début, ça ne se passe pas trop mal pour Riton. Il continue la lutte contre Charles Quint puis contre Philippe II, le fils de celui-ci, et remporte la victoire. Le traité de Cateau-Cambrésis nous vaut les trois évêchés qui sont présents à toutes les mémoires : Metz, Toul et Verdun.
— Pour ce qui est de Verdun, grommelle le Gros, y aurait peut-être mieux valu pas la récupérer, on aurait pas eu tant de gars bousillés en 14–18 pour la conserver !
J'opine pour lui être agréable.
— Par contre, par ce même traité, nous abandonnons toute prétention sur l'Italie.
— C't'aussi bien, tranche le Gros. Si l'Italie aurait été française, où est-ce qu'on serait allé en vacances ?
— L'armée française se permet en outre de filer une rouste aux Anglais et de reprendre Calais !
— Eh ben, explose Béru, où que t'as vu que c'était une patate, l'Henri II ? Son vieux avait pas fait mieux !
— Il a été patate sur le plan des guerres de religion, Gros !
Le dadais boutonneux qui nous avait luthiné avec Luther pousse un très joli bêlement.
— Repos ! lui lance le Gros qui, visiblement, ne peut pas l'encadrer.
— Une partie de la France s'était convertie au protestantisme, rappelé-je. Sous l'impulsion de Calvin, la religion nouvelle s'était développée chez nous. De grandes familles comme les Condé s'étaient faites les champions de la Réforme. Aussi le pays fut-il terriblement divisé.
« Henri II avait la prestance et l'élégance de son vieux, mais il n'en possédait ni le panache ni l'intelligence. C'était un type austère qui se laissait mener par le bout du nez. Sa femme Catherine de Médicis et surtout sa maîtresse, Diane de Poitiers, eurent une grande influence sur lui.
« Il avait connu Diane tout môme et il était tombé amoureux d'elle. Elle avait vingt piges de plus que lui. Mais, chose extraordinaire à une époque où les femmes de trente-cinq berges étaient considérées comme des vieillardes, à quarante, Diane jouait encore les Dianes au bain. Les ans n'avaient pas prise sur sa beauté. Elle fut la favorite du roi pendant toute la vie de ce dernier. »
— Et ta Catherine, elle acceptait ? s'étonne Berthe. Moi, à sa place, j'aurais mis le holà !
— Quand on est issue des milieux financiers de Florence et qu'on épouse le roi de France, ma brave B.B., on s'accroche aux draps du lit royal ! Catherine a fait le poing dans son escarcelle en attendant son heure.
— Et elle a sonné, son heure ? demande timidement Anne.
— Elle a sonné quand on a sonné la dernière heure de son Jules. Car, ce qu'il y a de plus pittoresque dans la vie de Henri II, c'est sa mort. Si vous en avez le goût, le temps et l'occasion, feuilletez des manuels scolaires ou voire même le dictionnaire. On vous résume en quelques lignes le règne de Henri II. On vous dit qu'il était le fils de François Ier et qu'il est mort dans un tournoi !
— Ah ! c'est lui, font en chœur une vingtaine de voix.
— Vous voyez ! dis-je. Vous saviez qu'un roi était mort dans un tournoi et vous ignoriez son blase. On sait aussi qu'un roi est devenu fou, mais pas moyen de mettre un nom dessus. Ces pauvres bougres étaient promis à l'oubli.
— Qu'est-ce c'était un sournois ? n'a pas honte de demander Béru.
— Pas un sournois : un tournoi, Gros, avec « T », comme tarte ! Tu as bien vu des gravures, que diable ! Les chevaliers en armure, se chargeant à cheval dans un champ clos, la lance en avant.
— Oh ! oui, je mords le circus : une espèce de corrida sans taureau, quoi !
Sa définition lui vaut des sourires dont il n'a cure.
— Voilà ! approuvé-je. C'était le gros passe-temps des seigneurs à l'époque. Henri II en raffolait. Il rompait souvent des lances pour les beaux yeux de sa Diane.
— Ça devait être une belle bête, admet Sa Majesté. Nous, on a eu une chienne qui s'appelait Diane ; pour le garenne elle craignait personne. Une vraie Diane chasseresse ! c'était une espagnole-bretonne.
— Merci du renseignement, dis-je sèchement, agacé par ces interruptions continuelles, je le verse au dossier.
— Fais pas ta sucrée ! proteste Béru, je disais pour causer.
Il prend la Comtesse de Scatolovitch à témoin.
— Vous parlez d'un apôtre ! fait-il en me désignant. Ah ! ma pauvre Mémé, si vous sauriez comment il est mélomane dans son genre.
L'honorable daronne m'invite à poursuivre et je m'exécute.
— Henri II, qui voulait affermir la paix avec l'Espagne venait d'accorder la main de sa fille Elisabeth au fils de Charles Quint. Tout au long de l'histoire on se rend compte que les filles de roi ont servi de monnaie d'échange. Leur virginité scellait des traités. Quand on s'était bien entre-tué et qu'on voulait reprendre souffle, on mariait les enfants pour se donner un prétexte de se faire la grosse bibise fraternelle. Donc, Henri II virgule sa fillette à Philippe également II. Pour fêter l'événement, il a organisé de grandes réjouissances. Or, qui disait réjouissances disait tournois.
— Dans ces cas-là, le roi passait en fin de première partie ou en vedette ? demande Bérurier.
— En vedette, bien entendu.
— Et les autres pommes devaient se laisser culbuter exprès, non ? Moi quand je jouais aux dominos avec grand-père, il me filait une avoinée lorsque je gagnais. Alors, à la fin, je faisais exprès de paumer ! C'est humain, non ?
— En ce temps-là, Gros, on avait le sens de l'honneur plus développé. Quand un seigneur combattait pour les yeux de sa dame, il mettait le paquet, roi ou pas !
— Tout dans le muscle et rien dans la lanterne, soupire le Talleyrand du pauvre. La diplomatie, ça ne les étouffait pas, tes armuriers. Moi j'eusse z'été seigneur, je me laissais étaler recta et ensuite je me faisais voter une pension d'invalidité permanente par le roi. Comment t'est-ce qu'il eusse pu me la refuser du moment que c'est lui-même qui m'aurait déboité l'humeur russe ou le père Ronnet.
Les copains se tapent sur les jambons ! On n'a jamais fait mieux que mon Béru pour détendre l'atmosphère.
— La mentalité n'était pas la même, coupé-je. Toujours est-il que le roi a combattu plusieurs seigneurs sous les couleurs de sa chère vieille Diane.
— Elle avait toujours vingt ans de plus que lui, à ce moment-là ? demande étourdiment B.B.
— Toujours, ma doulce amie. Elle approchait de la soixantaine et Henri la désirait toujours autant.
Sourire rassuré de Dame Berthe qui se voit encore de belles années sur le balcon.
— Pour moi, assure le Mastar, elle avait des trucs. Sauf le respect que je dois à Madame la Comtesse, la mère Poitiers devait le bourrer de cantharide, ce pauvre Riquet. Ou alors elle connaissait des recettes inédites, style le blaireau-vadrouilleur ou le double « v » à ressort.
II se tait, mais son visage reste alourdi par des arrière-pensées saugrenues.
— Bon, alors, le sournois ?
— Henri II a voulu rompre une lance avec un seigneur anglais qui s'appelait Montgomery.
— Le maréchal ?
— Non, un de ses ancêtres, le chef de la garde écossaise du Roi. Le choc a été si violent que la lance de Montgomery s'est rompue, soulevant le heaume du casque royal et s'enfonçant dans l'œil du roi.
Un frisson secoue mon auditoire.
— Ça devait le gêner pour regarder par les trous de serrure, déplore le Majestueux.
— Henri II est resté debout sur son cheval et il a murmuré « Je suis mort ».
— Y se croyait à l'Opéra. L'opéra ça finit toujours par un mec qui brame pendant une plombe qu'il est clamsé.
— Seulement, lui, il ne s'est pas relevé pour saluer. On l'a transporté dans sa chambre et on a mandé son toubib : Ambroise Paré.
— Il se mouchait pas du coude, admire le Gros. Avoir comme médecin un mec dont auquel on donne son blaze à des rues, c'est flatteur.
— C'est flatteur, mais pas efficace pour autant, Gros. Ambroise Paré est surtout célèbre pour avoir servi de modèle à des peintres. A part ça, il aurait inventé la ligature des artères à ce qu'on raconte ; moi je veux bien, mais ce que je constate, c'est qu'il n'a pas eu de fion avec sa clientèle. Comme vous allez le voir, ses illustres malades n'ont jamais fait de vieux os. En ce qui concerne le brave Henri II, Ambroise Paré n'est pas parvenu à le sortir de ce mauvais pas. Les moyens dont disposait la chirurgie étaient nettement insuffisants alors.
« Après dix jours d'agonie, il est mort. Ç'a été le coup de pistolet du starter pour Catherine de Médicis. Cette digne veuve qui avait été reléguée au second plan, bafouée, humiliée, cocufiée, a pris les choses en main. Quand je dis les choses, c'est du royaume qu'il s'agit. »
— Tu parles qu'elle devait avoir une fameuse envie de se mettre à jour, gouaille le Monstrueux. J'ai idée que la Diane de Poitiers ne l'a pas eue chouette !
— Et comment ! Catherine l'a fait chasser de la cour.
— Pour une Diane, être chassée, c't'un comble, se marre l'incorrigible. Et qu'est-ce qu'elle a fait ? Elle est rentrée à l'Hospice, vu son âge ! Vioque comme elle était avec plus de roi salingue pour lui filer sa jouvence elle avait droit à Pont-aux-Dames, facile ! Avec retraite anticipée…
— Elle s'est réfugiée au château d'Anet où elle a terminé ses jours dans le souvenir et le recueillement.
Un sanglot. C'est Berthy, toujours bonne cliente pour les affaires de cœur. Elle vit le drame de Diane de Poitiers, la Baleine. Se payer un roi alors qu'on frise la soixantaine et le voir disparaître aussi sottement, c'est triste. Voilà une dame qui faisait illusion malgré son carat. On l'adulait, on la vénérait. Et puis du jour au lendemain elle s'est retrouvée sur le pavé de sa Cour d'Honneur à Anet, en pleine cambrousse ! Vieille en un instant, qu'elle est devenue, Diane de Poitiers. Le coup de lance meurtrier, ç'a été pour elle un coup de baguette maléfique. La fin de son règne et de sa beauté.
Depuis la « Porteuse de Bred » et le « Maître de Forges » elle n'a jamais rien connu de plus triste, Berthe. Faut qu'on la remonte à coups de Veuve Cliquot.
Du coup, ma Comtesse Scatolovith est navrée de bas en haut. Sa soirée délirante, elle veut pas la voir tourner au vinaigre. Alors, de sa voix montée sur roulement à billes, elle me supplie de continuer. Tout le monde se joint à elle. Comprenant que la soirée fait roue libre, les musicos remballent leurs fanfares et s'approchent pour profiter aussi du grand savoir San-Antoniesque. Je fais recette, les gars ! Vous parlez d'une affluence. Si j'avais su, j'aurais installé un tourniquet à l'entrée du salon. A dix balles par tête de lard, j'assurais mon avenir !
— Au moment de sa mort, Henri II avait quatre fils vivants. Trois devaient régner. Les écoliers ont associé ces quatre monarques dans un alexandrin fameux.
Je déclame en chantonnant.
— Henri deux, François deux, Charles neuf, Henri trois ! Vous pouvez vérifier, les douze pieds y sont. Et si l'on était scrupuleux, on pourrait même dire qu'il en a quinze car, dans le lot, trois de ces rois ont été de vrais pieds dans leur genre. Au décès prématuré d'Henri II, l'aîné de ses chiares, François, n'a que quinze ans. Les peintres de l'époque nous ont laissé de lui l'image d'un gamin joufflu aux yeux aussi expressifs que ceux d'un gardien de la paix. Il porte sur la tête une sorte de coiffure bizarre qui ressemble à un entremets. Signe particulier : il avait épousé Marie-Stuart.
— Alors l'entremets que tu causes, c'était une omelette, rigole le Facétieux.
On sourit poliment à cette finesse. Je poursuis.
— François II était de constitution fragile. Comme ses aïeux, il aimait l'amour et la chasse. Il ne devait pas s'en remettre. Courir le cerf et faire vibrer Marie-Stuart étaient deux exercices violents nécessitant une belle santé. François qui ne l'avait pas en est mort avec un maximum de célébrité et de discrétion. Il n'a régné qu'un an de 1559 à 1560. Il aurait pu faire au moins un enfant pendant cette année-là, mais non. Le temps qu'on imprime ses nouvelles cartes de visite, il était mort. La petite Marie qui ne s'entendait pas avec sa belledoche est repartie pour son Écosse natale où elle devait se faire décapiter quelque vingt-cinq ans plus tard.
— Et d'un, brame le Bourru.
— Oui, renchéris-je en caressant tendrement la hanche de ma chère petite Anne. Et d'un ! Lorsque son aîné se fait la valoche, son frangin Charly annonce ses couleurs. On l'appelle Charles IX. Mais il a dix ans et c'est Maman Catherine qui est régente. Une drôle de femme, cette Catherine. Dans les bouquins, on la représente vêtue de noir, un peu bouffie, avec l'œil vif. Elle ressemblait, en moins bien, à Pauline Carton. Ç'a été un personnage ! D'origines plutôt humbles pour une reine, le teint bistre, la séduction absente, elle n'était au départ destinée qu'à pondre des petits princes et elle s'est bien acquittée de cette tâche.
— Tu trouves ! ricane Béru, tes petits princes, à ce que tu racontes, ils devaient avoir la myxomatose pour se dessouder en chapelet !
— Bref ! poursuis-je. Elle semblait faite pour diriger la France, cette petite Italienne, à peu près comme Bérurier ici présent, pour être préfet de police !
Le Gros fulmine, remonté par les rires du public :
— T'as le comparatif qui roule sur la jante, San-A ! Colle moi-z'y seulement préfet de police et tu verras comment que je te la décongestionnerai la circulation ! Primo, je supprime aux bagnoles l'autorisation de rouler dans Paris. Seules y auraient droit ma chignole à moi et celle de mes potes auxquels je ferais un mot de permission. Deuxio, à l'estérieur, on ferait un tirage au sort des plaques minéralogiques, comme pour la Loterie Nationale. Je m'esplique. Le gros lot aurait le droit de rouler toute la semaine, d'un tirage à l'autre. Et les autres une journée ou une heure suivant l'importance du lot. Et ceux qui se finiraient par un seul chiffre gagnant auraient juste la permission d'aller faire de l'essence. Ça me donnerait le temps d'aménager des routes et des parkinges, comprenez-vous ? Dans Pantruche même, c'est pas les endroits qui manquent, mais on n'ose pas. Supposez que l'État rachète les Galeries Lafayette, le Printemps, la Samaritaine, Notre-Dame de Paris, le Grand-Palais, la Chambre des Députés et le Sénat (surtout eux qui ne servent plus à rien), le Louvre et les jardins de l'Elysée… Vous me suivez ? On transforme le tout en garages, ça permet de caser combien de voitures, dites voir un peu un chiffre ? Des dizaines de milliers ! Bon. Après cette première tranche de travaux, je supprime la navigation sur la Seine. Et que fais-je ! Vous voulez le savoir ?
Nous voulons. Alors il expose :
— La Seine, je fais creuser un canal qui irait de Charenton à Asnières pour me débarrasser de sa flotte. Et dans son lit je fais une route qui traverserait Paname d'Est en Ouest ! Large, bordée d'arbres, ce serait l'idéal. Bon, je désinfecte ensuite la ligne de métro Porte de Clignancourt-Porte d'Orléans et je la transforme en tunnel routier.
Il veut nous expliquer sa troisième tranche de projets, mais j'intercepte la communication.
— Catherine de Médicis avait la même façon excessive de régler les gros problèmes puisque, pour régler les différends religieux, elle a fait massacrer les protestants.
— Ben, fallait bien en finir, objecte le Mahousse.
Quelques réformés présents au bal protestent, mais Béru leur assure qu'il partagerait ce même point de vue si au lieu des huguenots elle avait bousillé les catholiques. Selon lui, ce qui importe avant tout, c'est l'ordre. Pour l'assurer, tous les coups bas sont permis.
— Au début de sa régence, exposé-je, la mère Médicis était pleine de bonnes intentions. Elle avait pour la seconder fait appel à Michel de l'Hospital, un homme équilibré et tolérant. Mais deux grandes familles divisaient le pays : les Guise, catholiques exacerbés, et les Bourbon-Vendôme, protestants ardents. Les uns et les autres versaient de l'huile sur le feu. Ce qui explique les embrasements répétés dont notre pauvre pays souffrait. Ça a dû la doper, Catherine. A la fin elle a perdu les pédales…
— Avec un fils comme Henri III, fait le Gros, elle avait pas de mal à les retrouver !
Chacun renchérit, sauf nos Henri III de service qui n'osent plus ramener leurs fraises depuis le dernier éclat du Monstrueux.
— C'est elle, enchaîné-je, qui a monté le bourrichon à son fils Charles IX, pour qu'il appuie sur le bouton de la Saint-Barthélemy. Quand on se met à deux pour commettre une saloperie elle paraît plus légère, du moins sur le moment. Charles IX a dit banco. Le massacre a donc démarré. On s'est d'abord payé l'amiral de Coligny, l'un des chefs huguenots. Puis une frénésie de meurtre s'est emparée des soldats et du peuple de Paris tout entier. Ce genre de fiesta c'est comme le twist : c'est communicatif. Rien qui chavire plus que l'odeur du sang. Au matin on dénombrait deux mille morts !
— Mazette, c'était un petit Hiroshima dans le genre, apprécie Bérurier. Tu parles d'une catacombe !
— Mais le massacre a fait une deux mille unième victime.
— Qui ça ?
— Le roi. Le remords l'a miné, ce pauvre Chariot. Il a essayé de s'étourdir en faisant la java, seulement quand ta conscience n'a pas la blancheur Persil la santé s'en ressent. Deux mille morts à ton palmarès, ça te fait plier les cannes, Gros. Le roi a traînassé quelques années puis il a rejoint son frelot au pays où les couronnes se déguisent en auréoles.
— Tu me fais rigoler avec le remords, fait le Gros qui, précisément, ne rigole pas. Dans c'te famille les joints de culasse résistaient pas, voilà tout ! C'était le docteur Paré qui le soignait aussi, Charles IX ?
— De même qu'il avait soigné son père et son frère !
Le Gros secoue sa belle tête d'intellectuel surmené.
— A ce compte-là ils auraient mieux fait de consulter le guérisseur. La fiente-de-pigeon-à-la-toile-d'araignée, ça vaut peut-être pas les antibiotiques, mais c'est préférable à des coups de bistouri mal placés.
Nous opérons une pause-champagne. Les jeunes commentent les faits historiques qui viennent de leur être rappelés. Le boutonneux qui me réserve un chien de sa chienne essaie de me brûler la fin des Valois en discourant sur Henri III, mais personne ne l'écoute. Faut que ça soit moi qui dise, sinon, ça perd son charme. La même chanson virgulée par Aznavour ou par votre concierge ça fait deux trucs différents, non ? Surtout si votre concierge a une jolie voix, et pourtant c'est la même chanson !
Un vieil Henri IV mité vient me demander discrètement s'il a le temps d'aller aux ouatères avant que ça soit son tour. Je fais une rapide estimation. Henri III mérite qu'on s'étende sur lui, si j'ose dire. Car il a bien marqué son règne le cher mignon.
— Allez, fais-je gravement, mais ne vous éternisez pas, et si vous rencontrez Ravaillac en route, faites semblant de ne pas le reconnaître !
Quelques minutes plus tard, le groupe se reforme comme un essaim d'abeilles sur une branche d'arbre. La comtesse Scatolovitch elle-même établit la comparaison. Elle ajoute de cette belle voix chantante et rocailleuse tout à la fois :
— Et trrrrrès cherrrr hami, c'est vous qui êtes la reine de l'essaim.
Ça fait tordre Béru, cette comparaison.
— Dites, Mèmère, l'interpelle-t-il, c'est pas parce qu'il va nous causer d'Henri III qu'il faut traiter le commissaire de reine. Parce qu'alors, lui, d'ici qu'il ait viré sa cuti de ce côté-là y aura du beaujolais qui défilera à la halle aux vins.
Le petit entracte a permis à tout un chacun, et même aux autres, de recharger ses accus (ou de les décharger suivant les petits besoins de la cause). Aussi sont-ce des visages rayonnants et apaisés qui se tournent vers le soleil[33].
— Or donc, dis-je, ce triste et faiblard Charles IX décède après un règne furtif qui n'aura laissé dans l'histoire que le sombre souvenir d'un massacre qui lui fut escroqué par sa mère. Ses ultimes paroles sont des mots de regret. Au moment de raccrocher la couronne de France au porte-manteau, il est hanté par les victimes de la Saint-Barthélemy. Et pourtant, il continue de vénérer sa mother. Il dit « Ma mère » en mourant. Cette vieille houri de Catherine, vous le pensez, n'hésite pas à exploiter ça pour se recogner la Régence une fois encore.
— C'était une gonzesse dans le genre de Blanche de Castagnette, fait observer le Gros. La gérante intérimaire qui fait des extras pour un oui ou pour un non et qui se goinfre.
— Exactement, approuvé-je.
— Cette tarderie, continue mon camarade, elle n'aurait pas été reine mère, elle faisait fortune dans la vente des tableaux, je parie, italienne comme elle était !
— Possible, Gros.
— En pleine Renaissance, fait l'Énergumène dont l'éducation marche à pas de géant, c'est sûrement le job idéal, une galerie de peinture. Quand t'avais Saint-Raphaël, le Titan, Fra-Diavolo, Léonard de Vincennes, etc., à brader, c'était du gâteau de faire renter l'artiche. Tu cloquais les toiles de peintures de ces messieurs aux rois et aux papes sans te faire de mousse. C'est de la clientèle huppée, et qui lésine pas sur le prix vu que c'est le contribuable qui douille ! De nos jours, c'est sûrement plus duraille, quoi qu'on en dise. D'abord t'es obligé de dénicher des peintres et de faire croire au public qu'ils sont génitifs. Et puis faut se défendre contre les copieurs. Picasso, c'est pas dur à reproduire, mais essaie de te refarcir la Joconde pour voir ! Tu peux user ta boîte d'aquarelle, Mec, et te dévitaminer le système nerveux avant d'obtenir un résultat !
Cette fois on l'applaudit carrément. Il le mérite ! Rendons hommage sans restriction à l'intelligence et au bon sens béruréens.
Il déguste les acclamations et d'un geste seigneurial me fait signe de poursuivre.
— Catherine de Médicis avait un faible pour son fils Henri. Elle l'appelait « Mes yeux » ! Comme au départ, vu son ordre chronologique dans la famille, il n'était pas destiné à devenir roi de France, elle avait intrigué pour le faire élire roi de Pologne, le trône étant vacant ; un petit lot de consolation, quoi ! Quand un acteur ne fait plus rien à Paris, il va tourner des films à Rome.
— Une maman-gâteau, en somme ! résume Béru. Note bien que la Pologne, faut se la farcir, surtout l'hiver.
— En tout cas, il était roi, et c'est ce que la vieille Médicis souhaitait. Henri, ça ne l'emballait pas outre mesure car il était follement amoureux de Marie de Clèves, princesse de Condé et l'idée de la quitter…
— Stop ! fait le Mahousse. Faut éclairer not' lanterne, Gars. Henri III, tout le monde le sait et toi-même t'en causais y a pas un instant, était de la jaquette flottante. Et voilà que tu prétends qu'il aimait une princesse ! Dis : elle avait des moustaches, la princesse, pour justifier !
Je calme l'ardeur de mon ami.
— Le propre de l'homme, c'est de devenir ce qu'il est en puissance, philosophe-je. Henri III, au départ, semblait avoir des mœurs orthodoxes. Il aimait les femmes et se comportait au plumard comme un vrai bonhomme. La preuve en était qu'il adorait la princesse Marie. Il a eu le cœur déchiré lorsqu'il est allé régner sur les Polaks. Mais sa bonne étoile veillait. A peine installé, voilà qu'un courrier de Madame sa Dabuche lui annonce que le frère Chariot est mort et qu'il est devenu roi de France en jouant au bilboquet à Cracovie. Jamais faire-part de deuil n'a causé plus de joie à quelqu'un.
Il s'est mis à gambader dans son palais de glaces en clamant : « Mon grand frère est mort, mon grand frère est mort. » Les Polaks ont pris peur. C'était le manque de bol, avouez ! Ils venaient de se faire débloquer un monarque et déjà ce dernier rentrait chez sa mère ! Henri III a été obligé de s'enfuir de Pologne à la sauvette, sinon ils l'auraient gardé de force, boulonné à son trône.
— C'eût z'été de la couennerie, affirme Bérurier. Quand t'as plus envie de rester sur le trône, t'as plus envie, voilà tout !
— Il est donc revenu en France à brides abattues. Sa Maman est allée l'attendre à Bourgoin (Isère), petite ville renommée pour la qualité de ses brioches et qui s'est couverte de gloire en donnant le jour à mon illustre confrère Frédéric Dard. Effusions, mimis mouillés, fanfares, Te Deum, banquets, feux d'artifice ! Ça commençait bien. Mais voilà-t-il pas que quelques jours plus tard, alors que ce brave Henri III se promettait des retrouvailles à ta cosaque (revenant de Pologne il était conditionné) avec sa Marie, il apprend que la pauvre dame est morte en couches à la fleur de l'âge.
— C'est pas possible, sanglote Berthy.
Les demoiselles reniflent éperdument. Il y a de l'émotion plein le salon. La petite flûte de l'orchestre se mouche avec un bruit de saxo ténor.
— Et alors ? questionne froidement Béru que les bandes dessinées de France-Soir ont endurci sur le plan amours déçues.
— Le pauvre Riri s'est effondré. On a craint que sa raison ne chavire. La mère Médicis n'en menait pas large. Et un qui se frottait déjà les paluches, c'était le duc d'Alençon, le jeune frère du roi ! Il se voyait déjà roi de France itou, contre toute attente. Son rêve ! Il commençait à se dire, le pauvre, en voyant tous ses aînés défiler sur le trône les uns après les autres, comme des anciens combattants sur celui du restaurant où ils célèbrent leur banquet annuel, que son tour à lui allait fatalement arriver, que c'était mathématique. Il en voulait, de la couronne. Y'avait pas de raison qu'il reste en rideau sur la voie de garage, sans sceptre et sans numéro ! Au besoin il était prêt à aider la providence réticente. Un petit coup d'arsenic dans le potage du frangin, ça n'engage à rien ! La neurasthénie d'Henri ça lui semblait de bon augure à d'Alençon (qui d'ailleurs avait pris le titre de duc d'Anjou depuis l'avènement de son dernier frère). Il jouait Carambolage avant la lettre. Faut avouer qu'il y avait de l'espoir. Notre Henri faisait de l'eau de toutes parts. Au lieu de gouverner l'État, il brodait des napperons, ce pauvre trognon. Le point d'Alençon, justement c'est son fort, un comble, non, ou un présage ! Catherine de Médicis, qui ne s'était jamais payé la moindre layette malgré sa tripotée de lardons, n'en revenait pas. Elle a réagi vilain et a obligé son petit chouchou à se marier, se disant que ce serait bon pour ce qu'il avait, une épouse.
— Il a marida le capitaine de la garde ! plaisante aimablement le Gros.
— Pas du tout, il s'est farci Louise de Vaudémont, une belle Lorraine dont il avait subi le charme avant son stage en Pologne. Mais la chère petite n'a pas su le garder dans le droit chemin. Aussitôt marié, Henri s'est lancé dans la noire débauche avec ses Mignons. Ç'a été tout de suite des orgies crapuleuses et le style fraise, boucles d'oreilles, bilboquet. Bref, c'est donc à partir de son mariage, qu'Henri III est devenu reine de France !
Les trois Henri III de la soirée se font toutes petites dans leur coin, effarouchées, les chères biquettes, par l'attention goguenarde dont, elles sont brusquement l'objet. La plus futée remise son bilboquet dans son falzar où il doit se sentir bien seul, le pauvre.
— Et quoi t'est-ce qu'il s'embourbait, Riton ? demande l'Hénorme, y avait du cheptel correspondant à ses vices à la Cour ?
Béru ne me laisse pas le temps de répondre et continue sur sa lancée baveuse :
— C'est vrai qu'un roi a tous les droits. Les larbins et les seigneurs s'exerçaient sûrement mine de rien dans leurs appartements afin d'être parés pour si des fois le Roi leur donnait leur chance. Au lieu de travailler leur deltoïdes, le matin, au lever, ils devaient s'exercer au bilboquet maison !
— Béru ! sermonné-je, tu t'exprimes devant des jeunes filles.
Mais il secoue sa noble tête fourmillante d'idées neuves.
— Je pense à toutes ces jolies duchesses qui faisaient ballon. On a dû enregistrer une chute verticale des naissances à cette période-là, non ? Y avait plus que les manœuvres qui faisaient encore l'amour comme leurs papas ; tous les autres se mettaient au diapason, c'est recta.
Il rigole :
— Qu'est-ce que je dis « recta » ; c'est recto qu'il faut employer ! Faisait pas bon être page au château ! Des pages, il en a tourné quelques-uns, ce sagouin !
— Catherine de Médicis se faisait un sang d'encre, reprends-je. Surtout que son plus jeune fils venait de mourir et qu'Henri III n'avait pas de descendant.
— Attends, attends ! clame le Mastodonte, tu dis que son plus jeune chiare venait de canner, c'est du duc d'Alençon que tu causes ?
— Oui, monsieur.
— Alors lui aussi il était construit en pâte de verre ? Quand je te disais qu'ils avaient chopé la myxomatose dans cette famille ! Leur Henri II de père devait avoir des charançons dans les valseuses, probable. Ou alors c'est la vieille Catherine qu'avait importé un virus napolitain. Sur le lot, si je récapitule, y avait tout juste l'Henri III qui possédait la santé, comme quoi le turlututu ça conserve son homme !
— Son homme est une expression impropre pour parler de lui, puisqu'il n'était pas fichu de procréer.
— Rigole pas, San-A. Qu'est-ce que tu veux qu'il procréasse, ton Charpini monarchique ? C'est pas avec l'adjudant de gendarmerie du coin que tu risques de remporter la prime au plus beau bébé de France. Faut de la main-d'œuvre féminine. La Louise, comment qu'elle s'arrangeait ? Elle se faisait reluire au Lion Noir ou bien elle se lançait dans le gigot à l'ail ?
— Elle se résignait, Gros.
— C'est pas un métier, affirme Bérurier-le-docte. Non c'est pas un métier, la résignation. Et ensuite, ta pédale royale, qu'est-ce qu'elle a fabriqué ?
— Pendant qu'il faisait ses galipettes, la France était déchirée entre catholiques et protestants. Le duc de Guise d'un côté, le roi de Navarre de l'autre ; ah ! ça ferraillait ferme, les épées n'avaient pas le temps de rouiller. Bien qu'il fut catholique, Henri III préférait encore Henri de Navarre à Henri de Guise. Le Roi de Navarre était un mec sympa, sincère. Un loyal ! D'ailleurs nous allons bientôt parler de lui. Tandis que le duc de Guise, lui, rêvait de se mettre à son compte et de coiffer la couronne. Il avait des circonstances atténuantes. Lorsqu'on se chicorne pour un roi qui fait du point de croix et dort avec les messieurs de sa suite, on doit éprouver l'envie de prendre sa place. Mais Henri III ayant été mis au parfum du complot prit les devants et fit assassiner Guise à Blois. Une aubaine pour les historiens et les metteurs en scène de télévision ! Ce meurtre est un des points culminants de l'Histoire, plus par son intensité dramatique que par ses conséquences. L'antichambre de Blois avec les hommes d'armes embusqués derrière les tentures ! Le duc lardé de coups d'épée, le roi surgissant une fois le forfait accompli et murmurant « Qu'il est grand », ça fait partie du folklore français, ça aussi. Ça se vend bien. On en redemande, à Épinal et sur les antennes, au cinoche, et dans les librairies. Par exemple il y a un détail qu'on oublie de mentionner dans l'euphorie : c'est le second assassinat du lendemain, celui du cardinal de Guise, frère du précédent. Ah ! Henri III, quand il délaissait le canevas pour s'occuper du ménage, il n'avait pas besoin de se référer au télex-consommateur pour faire le marché ! Il te vous expédiait l'affaire en deux coups de rapières. Dans le fond, c'est à des déterminations de genre qu'on reconnaît les grands rois. Car contrairement aux apparences, il était de la race des grands souverains. Il avait l'envergure, la classe, la volonté d'un vrai monarque.
— Seulement il faisait de la broderie au crochet, conclut brutalement Béru. Tout ce que tu voudras, San-A, mais c'est pas conciliable, le pouvoir et la flûte enchantée.
— Au contraire. Le peuple a failli se révolter. Il en avait sa claque d'assister à toutes ces turpitudes pendant que lui se serrait la tringle. A Paname surtout ça chauffait, comme toujours. Le Parigot a le sang vif. Henri III qui se terrait dans les alcôves de Blois ne savait plus à quel saint se vouer. C'est alors qu'Henri de Navarre lui a proposé de s'unir pour pacifier le royaume. Heureux de l'aubaine, Henri III a accepté. Les deux beaux-frères, provisoirement réconciliés, ont marché sur la capitale.
— Et ça a boumé ? questionne le Glouton.
— Pas pour Henri III. A Saint-CIoud il a reçu un matin la visite de Jacques Clément, un moine qui avait un mot de recommandation dans la main gauche et un poignard dans la main droite. Pendant que le roi lisait sa lettre, Jacques Clément l'a poignardé. C'était un type un peu demeuré. Les ligueurs, anciens partisans des Guise, l'avaient dopé à mort, allant jusqu'à lui faire croire que, grâce à certains onguents dont on lui oignait le corps, il était invisible. Il avait la matière grise en cale sèche, Jacques Clément. Toujours est-il qu'il a poignardé le roi. Vlan ! En plein bide ! Et ce avec un misérable petit couteau format cure-dents, qui aurait fait rigoler un boy-scout. Henri III est resté jusqu'au bout pareil à elle-même. « Oh ! la méchante ! » s'est-il écrié. « Il m'a tué ! »
Béru, bien entendu se met à ricaner.
— Comme son dabe, alors ! Le père qui morfle un manche à balai dans le lampion crie qu'il est mort et le fils, avec une lame dans la boîte à ragoût, annonce qu'on le tue. Y avait de l'emphase à cette époque, Gars ! On partait en beauté en poussant le grand air du final. Cela dit, si la Bâloise-Vie avait assuré cette p… de famille, elle aurait pas fait de bénefs. Tu parles d'une épidémie, mon neveu ! Les pompes funèbres devaient pas dételer leurs corbillards ! Y en avait toujours un sous pression, heureusement que les bourrins pioncent debout ! Et il est mort de sa césarienne, la Rirette ?
— Le lendemain. Mais auparavant il a désigné Henri de Navarre comme son successeur. C'était la fin des Valois, ces bons messieurs du seizième !
— Ils habitaient le Louvre ? s'inquiète Béru.
— Ouï, c'était leur résidence principale, pourquoi ?
— Eh ben, qu'est-ce que tu débloques, c'est pas dans le seizième, le Louvre !
— Je te parle du seizième siècle, Gros, pas du seizième arrondissement !
— Excuse-moi si je te demande pardon, plaide Bérurier ; on peut se tromper.
Il réfléchit et fait la moue.
— Pour nous résumer, dit-il, si qu'on expecte François Ier qui a encouragé les lettres et les lézards, ces Valois, ils valaient pas le coup de cidre ! Prenons le dernier, puisqu'on en cause ; qu'est-ce qu'il a fait de son règne ? Ballepeau ! Il a tué des gens comme les Guise qui seraient morts sans son aide un jour ou l'autre. Mais à part ça ?
Comme je reste coi, le boutonneux débite à toute vibure de sa petite voix hargneuse :
— Il a commencé le Pont-Neuf ! Il a rectifié le calendrier à la date du 10 décembre 1582 et il a fait construire le couvent des moines de Saint-Bernardin.
Ça ne l'époustoufle pas, Béru. Mais alors pas du tout.
— Écoute, mon pote, fait-il au Monsieur Champagne des Facultés, si c'est tout ce qu'il a annoncé sur son pedigree, Henri III, c'est pas la peine de nous péter une pendule. Parce qu'à ce compte-là, sous son règne à lui, Vincent Auriol a fait beaucoup mieux !
Une dame d'atours entra précipitamment dans les appartements de la reine mère.
Catherine de Médicis qui décachetait à la vapeur le courrier de l'État avant qu'il fut remis au nouveau roi Henri releva la tête et fronça les sourcils.
— Ma qué, ma fille, zé vous a déjà demandate plous dé modératione ! sermonna la Florentine.
— Madame, balbutia la dame d'atours, il vient d'arriver un grand malheur.
Catherine ôta ses besicles avec un calme qui fit l'admiration de l'arrivante. Depuis son installation à cette cour de France, Catherine avait eu tellement de « grands malheurs » qu'elle avait fini par en prendre l'habitude. Lorsque votre jeune époux vous cocufie aux yeux du monde entier avec une vieille bougresse, lorsqu'il meurt tragiquement en tournoi, lorsque vos enfants défunctent l'un derrière l'autre comme dégringole un jeu de quilles et qu'un soir de faiblesse vous avez déclenché le massacre de la Saint-Barthélemy, vous êtes cuirassée contre les coups durs.
— Parlate ! enjoignit calmement la reine mère.
Elle songeait amèrement que la période de tranquillité (ce véritable aspect du bonheur terrestre) qu'elle venait de traverser s'achevait. Il lui avait été doux de retrouver Henri, son préféré, alors qu'elle le croyait à jamais parti dans les froidures polonaises ; et plus doux encore de lui avoir confié cette couronne de France qui lui seyait mieux que l'autre.
— Une estafette vient d'arriver à Lyon[34], dépêchée par Monseigneur le prince de Condé…
— Oune staffetta ? répéta Catherine de Médicis.
La dame d'atours tendit à la vieille femme un pli dûment cacheté…
La reine mère le tourna et le retourna pour s'assurer que les sceaux n'avaient point été brisés.
— Comment vous savez qué cesté ouna grande malhor ? grommela la reine mère.
— Parce que le messager m'a annoncé l'affreuse nouvelle ! Madame la princesse de Condé est morte en couches, au 30 octobre passé.
Catherine de Médicis éprouva une surprise assez vive. Non pas à cause de la mort de Marie de Clèves, princesse de Condé, mais à l'idée que son mari eut été capable de la rendre grosse. Puis, ce moment d'incrédulité surmonté, elle songea à son pauvre Henri qui adorait la défunte et qui allait avoir un gros chagrin à un moment où le pays pavoisait pour l'accueillir.
Elle fit sauter les cachets de cire et parcourut le parchemin. La triste nouvelle y était bel et bien annoncée, en caractères pointus et tremblés.
La Florentine soupira par trois fois et congédia la chambrière d'un geste sec. Demeurée seule avec le vilain message, elle se demanda comment apprendre ce malheur à son cher fils. Enfin elle prit le pli et gagna les appartements du roi en se disant qu'elle aviserait sur place.
Henri III faisait une partie de « fignedé »[35] avec une suivante de sa mère. Il sourit à Catherine lorsqu'elle entra dans sa chambre.
— De quoi s'agit-il, chère mère ? demanda le roi en s'efforçant de celer son impatience.
— Le courrier, mes yeux, fit laconiquement la Florentine en déposant le funeste message sur un meuble Renaissance des plus authentiques.
Puis elle se retira sur la pointe des pieds, n'ayant pas le cœur d'assister à la douleur du pauvre garçon.
Quelques heures plus tard, les gardes royaux qui montaient la faction devant la porte entendirent un petit cri escamoté suivi d'un bruit de chute.
Ils se précipitèrent dans la chambre du Roy et trouvèrent ce dernier gisant, les bras en croix, sur le parquet avec le faire-part dans sa main crispée.
Le malheureux Henri III gémissait misérablement dans son lit à colonnes, tapant sur celles-ci lorsque le chagrin faisait place à la rage. Parfois, la peine se mue en colère. L'être accablé par le mauvais sort s'insurge contre lui.
— Calmez-vous, mes yeux, suppliait Catherine en étanchant d'un fin mouchoir les larmes royales. Calmez-vous, de grâce[36]. Un roi doit être fort et supporter le malheur la tête haute !
Le roi de France et de Pologne réunies hoqueta.
— Comment la tiendrais-je droite, cette pauvre tête, maintenant qu'elle est pleine du plomb de mon désespoir[37]. Ah ! maudit soit cet affreux Condé qui osa rendre enceinte ma bien-aimée.
— C'était son épouse, objecta Médicis qui aimait s'appuyer sur la logique.
Le cher Henri vitupéra après le prince de Condé, jurant de lui arracher l'arme du crime de ses propres mains. Comme il se montrait par trop grossier et qu'il hurlait à fêler les vitres, Catherine de Médicis gronda :
— Pensez ce que vous voudrez de Condé, Sire, mais au moins dites-le avec des fleurs de lys !
Ce propos apaisa quelque peu Henri III.
— Qui pourra me dire de quelle façon la pauvrette a rendu sa belle âme, Madame ma mère ? Cet affreux parchemin m'annonce sa mort mais se garde bien de fournir des détails… Ah ! C'est affreux ! C'est intolérable ! C'est…
— J'y pense, trancha la Florentine, l'estafette qui a apporté le pli pourra peut-être vous renseigner. Elle ne doit pas encore avoir rebroussé chemin.
Ayant dit, elle enjoignit à des laquais d'aller quérir le messager du prince.
Ce dernier parut bientôt, les yeux bouffis de sommeil. Pendant que le roi pleurait, lui, essayait de récupérer. La mort de Marie de Clèves les avait épuisés l'un et l'autre sous des formes et à des titres différents.
— Ton nom ? demanda rudement Henri III à travers ses sanglots.
— Béruguise, Sire.
Et l'estafette songeait, en voyant ce beau visage dévasté par le chagrin, que ce sire-là était un pauvre sire et même un très triste sire.
Henri III considérait son interlocuteur avec un intérêt passionné. Béruguise était un jeune homme athlétique, aux traits réguliers et à la taille bien prise. Il avait le mollet cambré, le menton hardi et l'œil vif. Sa grande fatigue en creusant ses traits leur donnait un certain romantisme. En considérant ce visage doux et mâle, le roi éprouvait une émotion bizarre, dont il avait quelque mal à définir la cause.
— Madame ma Mère, balbutia Henri en se tournant vers Catherine, cet homme me fait songer à quelqu'un et je ne parviens pas à trouver à qui…
— Il est un fait, reconnut la reine mère, que sa physionomie évoque également quelque chose en moi. Je suppose que tu faisais partie du service de la princesse, mon garçon ! demanda-t-elle à l'estafette.
— Oui, Madame. Je ne l'ai jamais quittée. Avant son mariage avec Monseigneur le Prince de Condé j'étais déjà au service de son honoré père…
Un pleur perla au bord de sa paupière et ruissela sur ses joues poudrées par la poussière des grands chemins. En termes simples mais efficaces, il parla de la jeunesse de Marie, de ses rêveries dans le grand parc solitaire et pas toujours glacé du château… Il sut dire combien la belle jeune femme avait soupiré après le duc d'Anjou lorsqu'il était parti pour la trop lointaine Pologne et quelle joie la pauvre avait ressentie à l'idée de son retour.
— Ah ! le bel ange ! s'exclamait Henri ! Ah ! l'infinie douceur !
Et ses larmes redoublaient tant et tant qu'à la fin Madame, mère du Roi, agacée par ce débordement lacrymal, quitta la pièce pour ne plus voir ça.
De son côté, Béruguise songeait avec émotion qu'un roi capable de tant pleurer un amour mort ne pouvait que faire un grand roi, car il était bon et sensible.
Tout à coup, Henri cessa de sangloter et se figea. Il avait le regard tragique.
— Je sais ! déclara-t-il d'un ton de médium. Je sais…
En serviteur déférent, Béruguise se garda de questionner son souverain. Les paroles des grands étaient chose mystérieuse dont il n'avait pas à connaître.
Henri III tremblait de tout son corps.
— C'est à elle, murmura-t-il, à elle qu'il ressemble.
Dans sa candeur, Béruguise ne comprit pas que le « il » s'appliquait à lui.
— Ta mère a servi chez les parents de Marie, n'est-il pas vrai ?
— Oui, Sire, en qualité de lingère.
Le roi était frappé par cette lumineuse découverte : l'estafette ressemblait comme… un frère à la chère disparue. Nul doute qu'il ne fût un bâtard du père Clèves qui avait toujours été prompt à la bagatelle.
Dans l'abîme de désespoir où il était plongé, Henri crut voir sa chère Marie en personne. Il se précipita sur le brave Béruguise et le pressant dans ses bras, se mit à le couvrir de baisers passionnés en haletant :
— Oh ! ma chère âme ! je te retrouve donc enfin !
Malgré son grand embarras, en sujet soumis, Béruguise n'osait repousser les élans du monarque.
Il subit sans broncher ses baisers et ses caresses, se laissa entraîner jusqu'au lit à baldaquin (d'époque) et si ce qui suivit ne lui fut pas toujours agréable, il s'en consola en songeant que tout le monde n'avait pas le privilège d'être appelé « Ma petite femme adorée » par le roi de France. Ce qui, par contre, le surprit plus que tout le reste, ce fut le fait que le souverain l'appelât « Marie » au cours de ces transports en commun. Aussi, à la fin de la petite cérémonie, Béruguise s'enhardit-il à apporter une rectification qu'il jugeait souhaitable.
— Mon prénom n'est pas Marie, mais Célestin, Sire, murmura-t-il.
Henri III refoula l'objection.
— Qu'importe ! fit-il. Pour moi, tu as pendant un instantété Marie, et c'est cela seul qui compte !
Il était pensif et venait de découvrir le chemin d'une félicité qu'il ignorait jusqu'à cet instant. Cette félicité apaisait sa peine et lui ouvrait la perspective d'un avenir possible. Il sourit à son initiateur involontaire.
— Je t'interdis de retourner dans la maison du méchant Condé, ma petite fleur, fit-il à Béruguise. J'entends désormais te garder auprès de moi.
— J'en serai ravi, Sire, fit la pauvre estafette en réprimant une grimace.
Le roi lui flatta la croupe d'un geste tapoteur.
— Et à partir de maintenant, je ne veux plus qu'on m'appelle Sire, mais « Sa Majesté », décréta Henri III en zozotant un peu, ça fait plus féminin !
— Comme Sa Majesté voudra, dit Béruguise.
Et il sortit à reculons, ce qui était de la plus élémentaire prudence !
Il est si tard (comme dirait Anton Karas, le compositeur de Café Mozart) que les pendules n'osent plus sonner. Je louche avec art et distinction sur le cadran de mon horloge individuelle et je m'aperçois que Baudelaire était dans le vrai lorsqu'il écrivait : « Il est plus tard que tu ne crois ».
Je pique une plongée devant la comtesse Scatolovitch et je lui demande la permission de me retirer sur mes terres.
— Déjà ! s'exclame la vieille petite souris pleine de jouvence, mais vous n'y pensez pas !
Vous l'aurez remarqué au passage, la phrase qu'elle vient de dire ne lui permet pas de rouler les « r » puisqu'elle n'en comporte aucun.
L'assemblée se récrie. Un connard assure qu'il veut danser la danse du tapis, mais les jeunes filles qui sont plus portées sur l'Histoire de France que sur le Téhéran lorsque c'est le cher San-Antonio qui l'enseigne, envoient le malotru chez Plumeau (la première porte au fond du couloir) et me supplient de leur narrer encore Henri IV.
J'objecte que nous en aurions pour trop longtemps car il y a énormément à dire sur ce roi. Mais le vieil Henri IV déplumé qui me demanda naguère la permission d'aller mettre sa vessie à jour crie à l'abus de confiance. Ne voulant pas passer pour un sauteur aux yeux de ce fossile, j'accepte de raconter le règne prépondérant de ce bon roi sans lequel le bouillon Kub n'aurait peut-être jamais existé.
Un petit coup de périscope préalable sur le front des troupes pour vérifier leur état de fraîcheur. Berthe s'est rendormie et cette fois c'est du sans escale. Son bonhomme Michelin bat des stores, prêt à accompagner Madame dans son rêve à deux places. Ça m'étonnerait qu'il soit en état de suivre mon cours ; et ça me navre parce que, lorsqu'on a entrepris une œuvre d'une pareille envergure et d'aussi longue haleine, l'idée de devoir bisser les grands airs est affolante.
Je me penche sur lui et je lui souffle dans l'oreille avec un telle compression que je pourrais déboucher ainsi l'évier le plus récalcitrant. Le Gros sursaute et s'enfouit l'auriculaire dans le cornet. Tout en l'agitant frénétiquement, Sa Majesté proteste contre ces voies de fait.
— Attache ta ceinture, Gros ! déclaré-je, et cale-toi les ramasse-miettes avec des morceaux d'allumette, on arrive à Henri IV !
Le Joconde saisit le poignet (mousquetaire) d'un d'Artagnan proche pour consulter la montre d'icelui. Ce faisant, il tord et luxe le poignet de l'intéressé.
Hurlement du quidam dont l'avant-bras ressemble maintenant à une branche cassée.
— Quatre heures moins vingt ! remarque paisiblement le Gros sans s'émouvoir, c'est plus le moment de débloquer sur Henri IV, San-A. Je vas reprendre ma bonne femme sous mon bras et dire tchao à Mame la comtesse. Demain j'ai décidé d'aller à la pêche vu que j'ai une autorisation toute espéciale pour aller taquiner la tanche dans l'étang de mon ami Flumet, le restaurateur. La tanche, vous savez ce que c'est ? Elle reçoit sur rendez-vous, comme les dentistes. Passé neuf plombes du mat y a plus que les follingues qui se laissent piquer, les autres sont déjà revenues de la chasse aux astèques. Or, l'autorisation que je vous cause n'est valable que pour la journée. Concluez vous-même !
II donne une bourrade à sa bergère. La Baleine dégringole de son siège et on s'empresse de la palanquer et de soigner ses contusions.
— Écoute, Gros, tonné-je. Je viens de promettre Henri IV à l'honorable assistance et je tiendrai parole. Seulement ne compte pas sur moi pour te faire une deuxième séance par la suite.
Béru réfléchit, se frotte les noix, regarde Berthy, plus qu'aux trois quarts schlass et murmure :
— Henri IV, si tu le prends sur ce ton je m'en passerai. J'ai vécu jusqu'à ce jour, je continuerai. D'autant plus que je connais les rudiments à son propos.
— Ah vraiment ?
Béru avance son pouce masqueur-de-pièce-de-cinq francs et récite :
— Il avait un ministre qui s'appelait Sully Pradhomme, il aimait le pot-au-feu, et il a été assassiné à Gaillac.
Les rires lui rendent compte de l'imperfection de ses connaissances. Il se drape alors dans sa robe et sa dignité, rajuste l'armure de son connétable et s'apprête à partir.
Les jeunes vierges l'entourent en protestant. Une petite friponne brune comme l'Andalousie lui noue ses bras autour du goitre.
— Non, non, non ! chantonne-t-elle, vous ne partirez pas !
Ça lui met du balancement dans l'horloge, au Graves. Bourra, mais perméable, c'est comme ça qu'il est. Il coule à la petite agrippeuse (déguisée justement en Agrippine) son regard gélatineux des jours avec.
— Vous me posséderez toujours, avec des moustaches pareilles, virgule-t-il à la tendre enfant qui, du coup, en laisse retomber ses brandillons.
Béru repousse son connétable dans le fauteuil qu'il vient de quitter.
— D'accord, consent le Phénomène, mais plus qu'Henri IV, ensuite je décambute : j'ai mes lignes à préparer.
— Où en étais-je resté ? demandé-je.
J'ai le crâne qui tangote un brin : la fumaga, le gros débit parolier, le champ', ça vous brouille les cellules grises.
Béru explique.
— L'Henri III morfle l'Opinel du cureton dans le domaine[38] et ça lui fait cracher son bulletin de naissance. Mais avant de se farcir la virouze ultime au Père-Lachaise, il dit que le roi de Lazare doit lui succédaner. V'là ou t'as laissé quimper, Gars !
— Merci, dis-je. Donc, Henri de Navarre succède à Henri IV Lui aussi régnait déjà sous l'appellation contrôlée d'Henri III. Il était Henri III de Navarre, le voici qui devient Henri IV de France. A tous les points de vue, c'est une promotion. Un grand règne démarre. Mais il démarre mal car, ne l'oublions pas, Henri IV est protestant. Or il n'y a pas eu de roi de France protestant jusqu'alors et le peuple ne veut pas en entendre parler. Bataille, rebataille (notamment à Ivry-la-Bataille, justement, qui s'appelait Ivry-de-l'Eure à l'époque). Le brave Henri a contre lui p… de Ligue. Cette fois, les Guise étant butés, c'est Mayenne qui combat à la tête des ligueurs enragés.
— C'étaient des ligueurs fortes, lâche Bérurier, mutin.
Ça n'amuse pas. Il a semé le calembour et n'a récolté que le silence. Il s'arrache un poil de nez afin de se faire chialer un peu, recueille sa larme d'un coup de langue preste et me mimique de poursuivre. J'obtempère.
— Henri IV, c'est le copain de l'Histoire. Quand on l'évoque, on se sent tout de suite à son aise. Il y a de l'amitié, de la vie heureuse tout autour de sa personne. Et puis il est sale et pue l'ail, ce qui le rend plus humain.
— C'est vrai qu'il avait un cheval blanc dont à propos duquel on demande toujours de quelle couleur il était ? s'inquiète le Terrible.
— Exact, Gros.
— Il aurait pas dû caracoler sur un bourrin blanc, affirme péremptoirement mon ami.
On lui demande la raison de cette remarque.
— Ben réfléchissez, fait-il, si Henri IV était cradingue, un bidet carrossé par Persil devait le faire sembler plus cradingue encore ; c'est tellement salopant, le blanc !
Nous admettons le bien-fondé de l'objection.
— Pendant deux ans, poursuis-je, ça continue de se frictionner ferme entre huguenots et catholiques. Les catholiques étaient plus nombreux, mais les huguenots avaient Henri IV à leur tête. Un chef comme lui donne le moral. Or, le moral, c'est le nerf de la guerre avec le fric. Du pognon, le Béarnais en manquait, mais du courage il faisait la distribution gratuite tous les matins au petit déjeuner. « Ralliez-vous à mon panache blanc ! disait-il à ses boy-scouts, vous le trouverez toujours sur le chemin de l'honneur. »
— Décidément, le blanc, ça le tourmentait, ton navarin, ricane son enflure.
— La guerre religieuse se poursuivait donc, toujours avec des fortunes diverses pour réemployer l'expression appropriée. Une fois les catholiques remportent le pacson, une autre fois ce sont les protestants. Henri IV triomphe à Ivry et à Arque, mais ces victoires sont de fausses victoires. En fait il n'est pas assez fort pour les exploiter et il piétine aux portes de Paname sans pouvoir investir la ville. Les Anglais lui proposent alors un coup de main en échange de Calais qui les a toujours empêchés de ronfler, mais il repousse avec indignation la proposition. C'est un patriote, Henri. Huguenot, mais Français avant tout. On se file des roustes mais on n'émiette pas le territoire. Au bout de deux ans de ce micmac il fait aux parigots le coup du « Je vous ai compris », et change de religion. Pour un coup de théâtre, c'en est un. Tout le monde en reste comme les deux ronds du Bey du Rhâ Dada. Par contre, à Paris, c'est du délire car il avait la cote d'amour, ça ne se discute pas. Il y a des gars qui sont faits pour être vedettes et qui n'ont qu'à paraître pour fasciner ; d'autres qui peuvent se peindre la colonne Vendôme en vert et se carrer douze plumes de paon dans le valseur en déclamant la tirade du Cid ou les stances à Sophie sans parvenir à s'imposer. On le savait que le Béarnais était un mec de première. C'était pas une pédale, lui ! On le voulait pas parce qu'avec les questions religieuses on ne peut pas chahuter, mais dans le fond on l'avait au béguin, Navarre.
— Et encore, note Béru, y avait pas toujours la télé à c't' époque, si mes renseignements sont bons. Pour s'imposer, il jouissait pas de la causerie de fin d'année ou de l'appel au peuple sur fond de Marseillaise. Fallait qu'il y aille à la main, ce bon sire. Directo du producteur au consommateur. Une gousse d'ail en guise de micro et hop, je te connais bien ! Va gagner ta vie, mon Riri !
On rit.
On cesse de rire.
Je continue :
— Il déclare à ses copains huguenots, un peu désemparés par sa décision, que « Paris vaut bien une messe » et se fait baptiser à Saint-Denis par l'évêque de Bourges. Ç'a été la fiesta fin du siècle ! Les historiens professionnels prétendent que ça ressemblait à des noces : celle du Roi Henri avec la France !
Béru sanglote soudain. L'émotion à quatre plombes du mat, ça ne se contient plus ! Et puis, faut reconnaître que l'image est chouette et vous porte à la cocarde. Inoubliable, ce tableau allégorique du Béarnais épousant Marianne. Fleurs et couronne ! Et perlouzes à tout va : L'essayer c'est l'adopter ! On les imagine les calvinistes et les papistes, réunis dans la grande émotion fraternelle ; remisant dans le magasin aux accessoires leurs épées, leurs bibles et leurs goupillons pour l'embrassade monstre. Lassés de s'enguirlander, ils se couvrent de guirlandes, mutuellement. Je t'aime comme tu es, baptisé ou pas. Et vive Henri qui a bien voulu se laisser mettre son grain de sel sous l'aqueux des fonts baptismaux ! Merci, Monsieur Mégalo ! Ça, c'est du noble ! Oh ! il y a bien eu des ligueurs acharnés pour ne pas apprécier le coup bas, pour chiquer à l'illégalité et dire que c'était de la frime, cette abjuration, un gros coup de pube bidon. Tout le monde s'en doutait que dans son for intérieur, Henri s'en tamponnait la barbiche, des sacrements, et que ce qui l'intéressait c'était uniquement les clés de Pantruche. Il passait par l'église pour entrer, comme certains Lyonnais vont au clandé en traversant l'église Saint-Nizier. Mais après ? Du moment que les apparences étaient respectées, hein ? Le pape Clément VIII, auquel les ligueurs avaient remonté le bourrichon, s'est un peu fait tirer la bulle pour authentifier le baptême. Mais enfin tout est rentré dans l'ordre. Les Espagos qui aidaient les ligueurs ont été faits marrons. Ils n'avaient plus qu'à rengainer leurs rapières, les caballeros. Si tu n'en veux pas, je la remets dans ma soutane ! Nach Madrid ! Les Caudillos sont lourds dans le sac !
Une fois sacré Roy de France (pas à Reims pour une fois, mais à Chartres) Henri IV s'est mis au turf. Il avait dépassé la quarantaine et c'était un gars posé. Il a retroussé ses manches pour balayer le champ de bataille comme on balaie la salle de bal pleine de serpentins et de bouchons de champagne.
Fini de se châtaigner pour l'au-delà. Le Bon Dieu, qu'on soit catholique ou protestant, il se débrouillera toujours en fin de compte. C'est lui qui décidera où sont les justes et les tocards, les sincères et les tartufes, les gentils et les sournois. Qu'on calanche sous une étiquette ou sous une autre, il choisira qui il voudra pour placer à sa droite ! C'est Lui qui fait la table, là-haut. Il aime pas que ses bonshommes se filent l'avoinée en son Nom. La bannière forte, le goupillon transformable en gourdin, l'entonnoir à vin de messe, l'hostie arsénieuse, il n'en a jamais parlé, Jésus. Il s'est jamais laissé coltiner en palanquin, ni virguler de l'encens, ni coiffer d'une pièce-montée décorée par Cartier ! Il a jamais fait la quête ! Il n'a jamais giflé personne, le fiston au Barbu-suprême ! C'était un vrai bonhomme ce bon Dieu. Sans doute marchait-il sur les eaux parce qu'il y avait des récifs de corail plein la mer Rouge. S'il ressuscitait Lazare, c'est probablement parce que ce dernier avait le sommeil léger ; et je pense qu'il a pu fournir des pains à tout le monde parce que l'Intendance suivait, mais c'est-y pas plus gentil comme ça, dites-vous ? Vous y tenez vraiment à la magie Bondieusarde ?
Il vous le faut à tout prix le miracle de service ? L'Olympia ou le Palladium de Londres, ne vous suffisent donc pas dans le domaine de la prestidigitation ? Vous ne préférez pas cette magnifique idée qu'un jour notre globe décadent, plein de connards et de pestilence, a touché un vrai brave homme ? Il avait une enseigne au néon au-dessus de la tête, bien sûr, mais tous les magasins en ont. Lui il vendait de l'amour, de l'espoir, du pardon, de l'indulgence. Il ne la faisait pas payer cher sa bonne marchandise : un sourire, une promesse et il répondait merci à ceux qui lui criaient M… quand il leur disait mange !
Mais je m'égare. On parlait de ce sacré Henri IV. Ou plus exactement, de cet Henri IV sacré à la sauvette et qui allait faire son métier de roi. Enfin ! On en touchait un régul. Un pur. Un qui ne profitait pas des circonstances pour s'acheter la Joconde ou régler ses querelles personnelles. Un roi qui ne se croyait pas sorti du fion de Jupiter, mais qui entendait user de son autorité pour faire le bien de son peuple. Il voulait leur éviter la guerre, aux Français ; leur assurer la bouffe et la tranquillité. Ses ministres, Sully mis à part, c'étaient pas Messeigneurs de Meschoses, mais des zigs du tout-venant qui s'appelaient Bellièvre, Sillery, Villeroy ou Jeannin comme vos copains de bureau ou comme le monsieur qui fait un trou, le matin, dans votre ticket de métro. Avec eux il remet l'industrie en route, il assainit les finances, il organise le commerce. Il ne joue pas au bilboquet, le nouvel Henri, mais il développe l'élevage du ver à soie. Il met fin aux passions religieuses en promulgant l'Édit de Nantes.
— Qu'on appelle aussi l'Édit Gueducu, pas vrai ? coupe le Monstrueux.
Je le foudroie d'un long regard acéré.
— Rendors-toi, Baudruche, l'heure de tes pauvretés est passée.
Et me voilà reparti, après cette misérable interruption, sur le panégyrique de mon petit copain Henri.
— Il construit ! Il organise ! On lui doit la plus belle place du monde, la place des Vosges. Il veut que tout le monde bouffe à sa faim. Il est le promoteur de la poule au pot.
— C'est lui qu'aurait dû s'appeler Godefroy de Bouillon, ironise le Spirituel.
Mais San-Antonio poursuit, animé par l'exaltation la plus noble :
— Il s'est voulu le père du peuple, et il l'a été. Non pas à la manière du colonel, père de son régiment, mais comme un véritable chef de famille soucieux de bien-être de ses lardons.
Je vide la coupe qu'une main pitoyable propose à mon gosier fourbu.
— Maintenant, mes amis, je connais la question qui va m'être posée, soit par le Bérurier de service, soit par l'un de vous : « Et la vie sentimentale du roi Henri ? » va-t-on me demander.
— Tout juste, Auguste, riposte Béru.
— Eh bien parlons-en, en effet. Et n'ayons pas peur des mots. Jusqu'ici nous avons pu nous rendre compte que, sauf de rares exceptions, nos rois avaient un point commun : ils raffolaient de la bagatelle. Henri IV se devait de respecter la tradition et même de faire mieux encore en améliorant les performances sur traversins homologués. Lui qui a prononcé tant et tant de phrases célèbres devait déclarer un jour à l'un de ses familiers, parlant de son zigomar-à-tête-chercheuse : « Jusqu'à quarante ans j'ai cru que c'était un os. » La phrase peut sembler immodeste, mais quand on connaît la probité de ce bon sire, on est bien obligé d'en tirer les conclusions qui s'imposent. D'ailleurs, son tableau de chasse est là pour attester du bien-fondé de la confidence. Ce gaillard mal lavé, aux senteurs d'ail et de graillon qui, paraît-il, puait en outre le bouc, a passé tant de souris à la casserole que vouloir en dresser la liste complète serait folie. Jamais avant lui aucun monarque n'était entré aussi délibérément dans la chambre à coucher des jeunes filles. Notez bien qu'en vrai gentleman, il les faisait épouser ensuite par des copains à lui, soucieux de préserver leur honneur après avoir pulvérisé leur vertu.
Mais arrêtons-nous sur l'aspect officiel de sa vie sentimentale. Lorsqu'il est jeune roi de Navarre à la cour de France, sous son cousin Charles IX, ce dernier lui fait épouser sa frangine Marguerite de Valois. Au lieu de porter ce nom, il eut mieux valu qu'elle s'appelât Marie-couche-toi-là.
Il y a eu bien des demoiselles légères dans la lignée des filles de France, mais aucune n'a été aussi pétassière que la Reine Margot ! Son homonyme, l'autre Marguerite (celle qui était de Bourgogne comme les escargots) malgré ses prouesses tour-de-Nesliennes ne lui arrive pas à la cheville. Margot avait un incendie entre les jambes et elle passa sa vie à essayer des extincteurs qu'aucun ne put jamais éteindre. Son appétit sexuel était si dévasteur qu'elle s'est farci jusqu'à ses frangins. Ça choque, mais admettez que ça donne la mesure de son tempérament. La luronne s'est tapé sa famille, ses amis, ses domestiques, les passants, les archers, et jusqu'à son mari, bien que ce mariage fût décidé pour des raisons politiques (on essayait de mettre un frein aux guerres religieuses en unissant une catholique à un protestant). Un vrai gobe-mouches ! Un piège à mâles ! Tout le monde en était outré : ses frères incestueux comme sa Catherine Médicis de mère. Une seule personne se désintéressait de ses frasques et c'était précisément celle qui aurait dû s'en émouvoir, je veux parler de son époux.
Henri de Navarre était un homme juste. Il avait encorné tellement de maris qu'il admettait fort bien d'être cocu à son tour. J'ai même dans l'idée qu'il admirait la frénésie de sa Guiguite. Il avait épousé une partenaire à sa mesure. A eux deux c'était la vraie hécatombe plumardière. On pouvait pas rester vierge dans leur entourage, c'était pas possible, même avec des calbards en fonte renforcée. Pendant un temps, tout a bien marché. Et puis un jour, Henri III qui avait succédé à son frère Charly a fait un scandale à propos des fredaines de Margot et l'a virée de la Cour. Henri de Navarre s'est dit qu'il ne fallait pas se montrer plus royaliste que son prédécesseur. Il a laissé flotter les rubans d'autant plus volontiers que sa femme était stérile. Margot a donc transporté sa lampe à souder les prépuces en exil. Mais ça ne l'a pas affectée outre mesure, cette chérie. Du moment qu'elle avait un ou deux bonshommes à mettre dans son plumard chaque nuit, elle n'en demandait pas plus.
Pendant qu'elle ravageait la province, Henri nouait un amour forcené avec Gabrielle d'Estrées. Lorsque Navarre devint roi de France, sa favorite n'eut plus qu'une idée : devenir officiellement la reine qu'elle était virtuellement. Pour cela, bien sûr, il fallait faire annuler le mariage d'Henri IV avec Marguerite. Un détail ! Le pape n'avait rien à refuser à cet ancien protestant converti.
Seulement Sully, le bon Sully, fidèle ami et judicieux conseiller du roi, s'est mis à ruer vilain dans les brancards. Il ne voyait pas ce mariage d'un bon œil, lui. A son avis, ça pouvait devenir une grave source d'emmaverdavemavents plus tard, au moment de la succession. La belle Gabrielle avait déjà eu des enfants d'Henri, pas homologués, bien sûr, donc pas régnables et qui un jour chercheraient des patins à ceux qui naitraient avec pedigree de l'union en question. Il n'avait pas envie de préparer un tel foutoir au pays, Sully, qui s'occupait davantage des mamelles de la France que de celles de la mère d'Estrées. Henri se tâtait. Il serait certainement passé outre à l'avis de son ministre car la Gaby avait d'autres arguments à faire valoir, et elle, c'était pas dans le tuyau de l'oreille qu'elle les chuchotait, seulement elle est morte un beau matin, empoisonnée. Pas par des champignons : par un citron ! Faut redire aussi que le citron c'est traître quand on est pétasse et qu'on veut absolument se faire épouser par le roi de France. Le chagrin d'Henri IV n'est pas racontable. Au moins deux jours qu'il a duré ! Ensuite de quoi, le Béarnais s'est consolé avec une autre souris qui s'appelait Henriette d'Entragues. Henri et Henriette ! Ça fait titre de roman ! Sully a vite compris que la France n'avait pas gagné au change et que le même problème allait se reposer. Il ne pouvait pas se résoudre toujours de la même façon, le problème, des fois que la nouvelle n'aime pas le citron ! Alors il a marié d'autorité son roi à Marie de Médicis afin, assurait-il, de renflouer le trésor car il n'y avait pas plus riches que les Florentins à c't' époque.
La raison d'État a décidé Navarre, et puis, une bergère de plus à tringler, c'était pas fait pour l'effrayer !
Comme prévu, le pape s'est fait un plaisir d'annuler son premier mariage avec Marguerite. Marie devenait Reine de France ! Les mêmes initiales ! Y avait même pas besoin de changer la broderie des draps ! Une qui est drôlement montée au renaud, c'est Henriette d'Entragues. L'atmosphère est devenue vraiment moche au Louvre. Alors pour calmer ces dames, Riri leur faisait des mômes simultanément. Mise en bouteille au Château ! Quand elles se chamaillaient trop fort, il allait se reposer les trompes d'Eustache dans le pageot d'une troisième nana. C'était un monsieur vachement équilibré !
Ça aurait dû continuer comme ça longtemps, pour le plus grand bien des jeunes filles et du peuple français réunis. Mais un jour que le roi se baguenaudait en carrosse rue de la Ferronnerie, le dénommé Ravaillac s'est précipité sur lui pour lui mimer « L'Hirondelle du Faubourg » : trois coups de couteau près du cœur, y a plus de sang !
— Et il a causé, Henri IV, après s'être fait trouer le placard ? rigole Bérurier. Il a dû vaporiser de l'historique, œuf corse ! Dans le genre « C'est pour la France que je clabote » ?
— Il a parlé, fais-je, et ce qu'il a dit lui ressemblait. Il n'a pas hurlé « Je suis mort », comme Henri II ou « Le vilain moine m'a tué, tuez-le ! » comme Henri III, non, simplement il a balbutié : « Ce n'est rien. » Et il est mort. Ses dernières paroles ont été en somme à l'image de sa vie : apaisantes, optimistes. S'il avait survécu à ses blessures, il aurait pardonné sans doute à son agresseur.
Béru hoche la tronche.
— Pourquoi qu'il a fait ça, Ravaillac ?
— On ne l'a jamais su, Gros. Il a subi la question sans parler et il est mort avec son secret. Certains assurent que l'assassin a été payé par une des souris du roi, peut-être même par sa femme ; d'autres y ont vu une séquelle des guerres religieuses… Mais en fait le mystère demeure entier.
Comme chaque fois, le Béru tire une juste conclusion de la leçon. Il le fait d'une voix gluante de sommeil.
— Ben, mon pote, ils avaient pas de veine les Henri. Henri II se prend de la ferraille dans le cigare. Henri III en déguste dans le baquet et Henri IV dans l'horloge, sans causer de l'Henri Déguisé qui a eu droit lui aussi à son infusion d'acier trempé ! Faisait pas bon porter ce prénom dans la famille royale.
— Très juste, ma grosse pomme. Aussi Henri IV fut-il le dernier roi de France à s'appeler Henri.
— Ce qu'a pas empêché la monarchie de partir en brioche, San-A. Je te le fais remarquer.
Depuis un instant, le buveur considérait son voisin de table avec une attention soutenue.
— T'es pas d'ici ? demanda-t-il enfin après avoir vidé son verre et fait signe au tavernier de lui apporter un pichet.
— Non, convint Béruriac, je ne suis pas d'ici.
Il avait le teint chaud, la barbiche roussâtre et l'œil lourd d'un homme qui pense trop ou pas du tout.
— T'es d'où ? demanda le premier buveur.
— D'Angoulême, fit Béruriac, peu liant.
L'autre poussa une exclamation.
— Comme moi, ou presque ! jubila-t-il. Moi je suis de Touvres ; tu te rends compte.
— En effet, admit Béruriac, c'est pas loin d'Angoulême !
— Tu veux dire que vu d'ici c'est quasiment pareil ! On va trinquer, Pays ! On va trinquer !
Et d'autorité il emplit le verre de son compagnon. Sa cordialité ne parvenait cependant pas à dérider le grave Béruriac.
— J'ai tout de suite vu que t'étais un gars de par chez nous, fit l'aimable pilier de taverne. Le visage, les yeux, je sais pas, y a comme qui dirait un air de famille.
— Ça se peut, soupira lugubrement Béruriac.
— Comment c'est, ton nom, l'ami ?
— Célestin. Célestin Béruriac.
— Moi mon petit nom c'est François, tiens, buvons encore un coup à la santé du roi de France et de Navarre !
Le poing musculeux de Béruriac s'abattit sur la table, renversant les gobelets d'étain qui s'y trouvaient.
— J'aimerais mieux boire à la santé de toutes les ribaudes de Paris, de tous les coupeurs de bourses, de tous les usuriers ; j'aimerais mieux boire à la santé des Espagnols et même des Anglais !
Il se tut, à court de souffle. François hocha la tête et deux plis rapetissèrent son front.
— Eh ben, Pays, fit-il, le moins qu'on puisse dire, c'est que tu n'as pas l'air de le porter dans ton cœur, notre Henri !
— Comment le porterais-je en mon cœur alors que ma gueuse de fille le porte en son sein ! tonna Béruriac.
L'autre mit un temps à réaliser. Enfin il comprit et balbutia d'une voix apitoyée :
— Tu veux dire que notre Sire Henri a daigné honorer ta fille !
— Mince d'honneur ! se lamenta Béruriac. On s'en serait bien passé.
Et il raconta son histoire en termes hachés.
— Je suis fauconnier. J'ai une gamine unique que m'a laissée ma pauvre femme, laquelle est morte en couches. Cette petite, c'est toute ma vie ! Quinze ans ! Belle comme le soleil, et plus blonde que lui. Y a pas plus doux, plus docile que cette enfant…
« Ça fait six mois, ce sacripant de Béarnais chassait du côté de Pontoise où je tiens mon oisellerie. Satan devait guider ses pas car il a pris soif, le vilain bouc, et avisant notre maison dans la forêt, il a envoyé chercher un pichet de vin. Par les tripes du diable, c'est ma douce Isabelle qui est allée le lui servir. Une occasion de voir le Roi de France, ça ne se laisse pas passer. Et voilà que le gueux prend envie de cette petite ! La chasse lui avait fouetté les sangs et il se sentait d'humeur paillarde, le porc ! »
— Ah, ça, rigola François, tu peux le dire, mon compère, qu'on a en ce moment le plus polisson de tous les rois. Il a forcé ta fille ?
— Oui, fit sombrement Béruriac en se voilant le visage. Et il l'a rendu grosse ! J'ai essayé de demander audience auprès de ce salaud d'Henri IV pour obtenir réparation, mais il n'a même pas voulu me recevoir et ses gardes m'ont jeté à la rue en me faisant dévaler l'escalier sur les reins, ils ont ajouté que si je me représentais, c'est par la fenêtre qu'ils me balanceraient, et sans l'ouvrir encore !
Béruriac se mit à sangloter à sec. Sa forte poitrine semblait héberger le tonnerre. Ça faisait comme un bruit de vent dans une grotte. Le compère François en fut impressionné.
— Je comprends ta colère, Pays, fit-il d'une voix conciliante. Mais dis-toi que ta fille aurait pu être violée par un malandrin. Avoir un rejeton signé du roi de France c'est tout de même un honneur, que tu le veuilles ou pas !
Béruriac saisit son camarade de beuverie au col.
— On voit que c'est pas ta fille qui a le ventre comme un potiron ! souffla-t-il. Une gamine plus douce et plus pure que les anges du ciel, souillée par ce goret mal lavé ! Y penses-tu, mon compère ! Ah, si je pouvais approcher ce misérable…
— Henri IV n'est pas un misérable, se rebiffa Maître François qui était royaliste à tout crin. Jamais la France n'a connu meilleur monarque ! Bien sûr il est porté sur la cuisse fraîche, c'est son seul défaut. Mais on doit le lui pardonner par égard à sa belle gestion des affaires du pays !
Satisfait de sa diatribe, il voulut vider son gobelet, mais Béruriac, mort de rage, le lui fit éternuer d'une terrible mornifle.
Les deux « pays » allaient en venir aux mains lorsqu'à l'extérieur il se fit un grand bruit de chevauchée. On entendit croître et s'enfler des vivats. François laissa tomber son poing vengeur.
— Qu'est-ce qui se passe ? cria-t-il au gargotier debout dans l'encadrement de sa porte.
— Le roi ! fit l'autre, par-dessus son épaule. C'est bien la première fois que notre bon sire Henri passe par la rue de la Ferronnerie !
— Ventre Saint Gris ! s'écria Maître François enthousiasmé, je vais enfin pouvoir l'applaudir, notre bon Béarnais !
Il repoussa le cabaretier d'une bourrade afin de se porter au premier rang des badauds. Le carrosse avançait sous petite escorte, tiré par quatre chevaux portant les couleurs royales. Comme on était en mai et qu'il faisait beau, les stores de la voiture étaient remontés, ce qui permettait au bon roi Henri de répondre de la main aux vivats de son peuple.
— Vive le roi ! se mit à hurler Maître François ! Dieu protège le roi ! Longue vie à notre sire bien-aimé !
Il s'enivrait de sa propre allégresse. Il était heureux de pouvoir contempler l'aimable souverain qui souriait dans sa barbe poivre et sel.
— Longue vie ! répéta-t-il. Longue vie au roi !
Comme le carrosse se trouvait à sa hauteur, François fut bousculé par un individu vigoureux qui se mit à courir sur la chaussée en direction du cortège.
Tout se déroula alors comme dans un cauchemar. François reconnut son copain de cabaret, le colosse Béruriac. Il vit scintiller une lame dans la main droite du gaillard et se rendit compte de ce qui se passait.
— Non ! hurla-t-il. Non, pas ça ! Oh ! non !
Il s'élança à son tour sur les talons de Béruriac, mais l'autre possédait de plus longues jambes que les siennes et avait pris plus d'élan. Déjà il était au carrosse. Déjà il avait mis le pied sur un des rayons de la roue arrière. Déjà son bras armé se levait. Personne autre que le brave François ne comprenait les desseins de l'homme. On le prenait — le roi, les seigneurs de sa suite, le public et les gardes — pour un spectateur plus frénétique que les autres.
Il y eut plusieurs brefs scintillements. Maître François sentit grincer toute sa chair comme si elle subissait les coups de lardoir à la place de son cher roi Henri. Il se jeta sur Béruriac, l'arracha du carrosse et voulut le terrasser, mais l'autre était bien plus fort que lui. D'un coup de coude dans les gencives il lui fit lâcher prise, détala, et se fondit dans la foule avant même que la suite du souverain eut réalisé le drame. François resta immobile, bras ballants, les yeux rivés sur le hideux manche du couteau planté dans la poitrine du roi.
Il y eut soudain un grand cri. C'était Monsieur de Montbazon qui se tenait au côté du Souverain qui le poussait.
— Vous êtes blessé, Sire !
— Ce n'est rien, balbutia Henri.
Il vomit un flot de sang et s'abattit en avant.
Ce qui suivit, Maître François ne le comprit jamais très bien. On lui sauta dessus, on le ceintura, on le frappa. Il cria, pleura, jura que ça n'était pas lui qui avait frappé son cher Sire, mais on l'entraîna malgré ses protestations.
— Ne le tuez pas sur place ! recommanda une voix autoritaire, ne refaisons pas le coup de Jacques Clément !
On le tira pas les pieds, jusqu'à un bâtiment qui se trouvait être l'hôtel de Gondi. Il y eut bien des remous en cours de route. On lui donna bien des coups de pied, on lui lança bien des cailloux. Enfin le calme se fit et des messieurs graves et calmes lui demandèrent les raisons de son acte.
— Ce n'est pas moi ! gémit le pauvre homme. Au contraire, je me suis précipité pour retenir l'homme armé d'un couteau. Des témoins vous le affirmeront !
Il y eut deux témoins, en effet, deux braves hommes qui avaient tout vu, telle la servante des trois orfèvres. Les gens de police embarrassés délibérèrent. On décida de prendre l'avis de Monsieur de Sully. Pendant ce temps François croupit dans un cul-de-basse-fosse plein de rats et de salpêtre, maudissant le fâcheux concours de circonstances qui l'avait amené à trinquer avec un régicide dix minutes avant l'accomplissement de son forfait.
Après moult délibérations très secrètes, il fut décidé en haut lieu que l'homme arrêté « porterait le chapeau » puisqu'aussi bien le véritable meurtrier s'était enfui et qu'on n'était pas certain de remettre la main sur lui. La police venait déjà d'en prendre un coup avec cette histoire d'assassinat. Elle ne pouvait pas se permettre de surcroît de laisser le meurtre impuni. Voir des choses pareilles en plein dix-septième siècle, comme l'avait fait remarquer Sully, c'était à peine croyable. Tuer un chef d'État aussi important dans la rue, devant tout le monde, dépassait l'entendement. On liquide discrètement les deux témoins et on décréta que le prisonnier était bien l'unique coupable.
L'appareil judiciaire se mit alors en branle. Avant que de lui appliquer la question pour la forme, on procéda à l'interrogatoire d'identité du « régicide ».
— Je m'appelle François, hoqueta ce royaliste forcené.
— François comment ?
— François Ravaillac.
Tout en transcrivant, l'huissier haussa les épaules et dit qu'avec un nom pareil on ne pouvait qu'être l'assassin d'Henri IV.
Henri IV une fois traité, nous prenons congé de la Comtesse Scatolovich et de ses jeunes clientes. Mon agenda est bourré de rendez-vous. C'est l'idéal de ces sortes soirées, mes fils. On s'y assure le cheptel d'une semaine.
Je crache les Béru devant leur clapier et je rentre at home (comme on dit en Savoie) avec du sable de carrière plein mon regard limpide.
En arrivant à la maison, je trouve dans le vestibule de notre pavillon un mot de Félicie, ma brave femme de mère, m'annonçant qu'il y a un poulet en gelée au Frigidaire. A cette heure indécente, la nouvelle me touche peu. C'est de deux draps de lit que j'ai envie. Il y a toujours un moment où l'homme le plus dynamique éprouve confusément le besoin d'en finir : c'est quand il a sommeil. Je grimpe l'escadrin en me cramponnant à la rampe. J'ôte à la diable ma tenue d'Incroyable et je me coule dans l'habitacle de ma fusée : destination Rêves-Roses-Country !
Illico, j'en écrase comme un rouleau compresseur.
Des bruits me chatouillent le subconscient : celui du moulin à café de Félicie, en bas ; puis un klaxon de bagnole et enfin la sonnette de la grille. Des éclats de voix, des rires… Un silence pendant lequel je retourne dans le sirop. Cette fois on toque à ma porte. Pas besoin de demander qui c'est. II n'y a que Félicie pour frapper de cette façon discrète. Elle ne vous bouscule pas le sommeil, cette chérie. Elle vient vous chercher dans les vapes, sur la pointe des pieds. Lorsque je parviens à ouvrir un store, je l'aperçois, comme à travers un verre dépoli. Ou plutôt j'aperçois son sourire. Il est placé devant elle comme un paravent. J'y réponds par un autre sourire. Chaque fois ça me paraît magnifique qu'elle soit là, M'man, à mon petit réveil. On grandit, on devient un sale bonhomme avec des préoccupations et des vices, et votre Vieille est toujours là, discrète et attentive, avec le visage un peu plus blanc, les cheveux un peu plus gris, les yeux un peu plus résignés.
Je m'éveille tout à fait, je lui tends une main qu'elle embrasse. Une vieille dame qui vous fait un baise-main ça pourrait sembler idiot, non ? Mais je crois qu'avec Félicie c'est plutôt quelque chose de bath, de simple. Tout ce qu'elle fait : ses gestes les plus quotidiens, ses habitudes les plus furtives, ses moindres déplacements dans la maison dégagent je ne sais quoi de sédatif, c'est comme un parfum qu'on aimerait et qui vous apporterait des joies morales et sensorielles que les autres parfums ne procurent pas.
— Tu es rentré bien tard, mon Grand.
C'est pas un reproche. Simplement elle constate, et elle s'inquiète.
— Quelle heure est-il, M'man ?
— Dix heures. Monsieur et Madame Bérurier sont là.
Je me dresse, furax, avec un discret mal de crâne mondain.
— Quoi !
— Ils vont à la pêche et sont passés nous prendre. Ils ont de quoi pique-niquer et insistent pour que nous les accompagnions.
— Pas question ! tonné-je, j'en ai ma claque de ces deux monstres ! Je me les suis déjà farcis toute la journée d'hier à leur raconter l'Histoire de France depuis Vercingétorix jusqu'à Henri IV, ça suffit !
— Merci pour eux ! « lugubre » le Gros en apparaissant.
Discret, Béru ! Il entre dans votre chambre à coucher comme dans une pissotière. C'est beau une nature simple.
— Écoute, Grosse Pomme, m'excusé-je, j'ai besoin de récupérer un peu, moi. J'ai la menteuse qui me brûle encore, tellement j'ai jacté hier.
— Tu serais pas bonnard pour solder des poissecailles à la criée, observe-t-il, très Régence.
Je l'ai douché. M'man est navrée, bref, la journée démarre à cloche-pied.
— Vu l'heure méduse à laquelle on s'est balancé dans les torchons, explique-t-il galamment à M'man, j'ai raté ma pêche du matin. Mais comme il faisait un gros soleil et que mon permis de pêche n'est valable que pour la journée, on s'est dit, moi et Berthe, qu'on pouvait se payer une petite séance de pique-assiette en amis. Je voudrais pas vexer Môssieur vot' garçon, chère Maâme, mais pour ce qui est de vous aérer les soufflets il a tendance à toujours remettre à une date ulcérée, non ?
Il m'attaque vilain, l'obèse. M'man proteste que je la sors beaucoup, ce qui n'est pas tout à fait vrai. Alors je l'interroge du regard. On a un langage à nous, Félicie et moi. Oh ! c'est pas le code belotard avec appel indirect ou la méthode sémaphore et fait reluire. Nous deux, on marche à l'éclat. A la bulle de Champagne. Je lui demande de l'œil gauche :
— Ça te tente ?
Elle répond du droit :
— Comme tu voudras, mais ça ne me déplairait pas.
Faut dire que M'man, du moment qu'elle est avec moi, son bonheur est total. Je pourrais lui proposer une virée dans les mines de sel de Silésie ou une descente en bathyscaphe qu'elle serait aussi bien portante. Je rabats mes draps et je joue les lions de la Métro.
— Écoute, Gros. Je veux bien vous suivre, mais à une condition : aujourd'hui, il ne sera pas question d'Histoire de France. J'ai besoin de faire relâche. Cette nuit, je me suis payé un de ces cauchemars avec Isabeau de Bavière, Charles VI et Charles le Téméraire qui ressemblait à une super-production hollywoodienne.
Ça lui noue un peu l'œsophage, à l'Affreux. Je le vois bien, à ses gobilles monstrueuses et à sa bouche en trou du tronc du culte que c'était ça, son intention secrète, et qu'il est déçu jusqu'à la sève.
— Comme tu voudras, Gars, soupire-t-il. J'espère que t'as pas cru que je suis venu vous chercher juste à cause ?
— Je ne l'ai pas cru un instant, mens-je, mais je préfère te prévenir, voilà tout.
Là-dessus je demande à rester seul pour m'ablutionner et donner à mes joues ce velouté dont les dames raffolent.
Une demi-heure plus tard nous déhotons. M'man a mis son ciré noir et a tenu à emporter le poulet en gelée. Elle s'assied à l'arrière de la tire du Gros avec Berthe. « Les Messieurs devant ! » a décidé cette dernière qui m'a l'air de vouloir me chambrer.
C'est un bijou, Berthy, ce morning. Elle a mis des pantalons d'homme (des anthentiques, avec braguette, bretelles et poches revolver). Ça lui fait un dargif comme à une jument livreuse de limonade. Là-dedans son armoire normande prend un volume fantastique. On se dit qu'il n'y a plus de siège en ce monde susceptible de l'héberger. Un valseur pareil ça se met dans un tombereau. Comme elle a décidé de jouer à bloc les George Sand (elle a pris goût au travesti), elle s'est farci une chemise de son bonhomme et a enfilé son blouson en faux-daim-véritable. Et puis, parce que dans cette misérable vie il faut toujours aller au bout des choses, elle a relevé ses cheveux et coiffé une casquette. Le Gros prétend qu'elle fait gigolette ; moi je veux bien. Peut-être qu'il a raison après tout. Pour sauvegarder sa féminité, ou du moins, pour la signaler au passant malhonnête, B.B. s'est mis des boucles d'oreilles grosses comme les lustres du grand salon de l'Elysée. Elle ressemble à son Gravos, malgré tout. C'est là qu'on pige qu'un phénomène de mimétisme s'opère chez les vieux conjoints. Béru, maussade, depuis que j'ai annoncé qu'il n'y aurait pas classe aujourd'hui, déclare que sa bonne femme a l'air d'une vieille gougnace. Mais au lieu de suifer, elle se marre, B.B. Une mangeuse de bonshommes comme elle ne s'arrête pas à ce genre de sarcasmes.
Elle est au-dessus de ça. Elle a une réputation qui fait parler la jambe comme le bas Marny.
— On va loin ? m'enquiers-je.
— Dans l'Est, fait le Gros. T'occupe pas, San-A. Si t'as encore de la sciure dans les mirettes tu peux en écraser, avec moi z'au volant t'es tranquille.
Ce disant, il écrase un pauvre toutou errant qui changeait de poubelle.
Nous prenons la route de Troyes. Béru, au fil des bornes, se détend et entonne le Chant des Matelassiers, son hymne bien connu.
A l'arrière, Félicie et Berthy échangent des recettes de cuisine. On roule commako pendant une bonne heure, après quoi Sa Majesté prend une route départementale, puis une route communale, puis un chemin vicinal et enfin un sentier aux ornières chaotiques et nous atterrissons sains et saufs devant un vieil étang nénuphardeux dont l'eau fangeuse ressemble à du goudron fraîchement (ou plutôt chaudement) répandu.
— C'est ici que ça se passe, déclare le Gros en coupant les gaz de son moteur pour en libérer d'autres qui lui sont plus personnels. C'est pas beau, la nature, dites-moi un peu ?
« Et voilà le pavillon de pêche de mon ami Flumet dont au sujet duquel il m'a donné la clé pour qu'on puisse jouir du Butagaz. »
Tout en parlant, il désigne le pavillon en question. Il s'agit d'un vieux wagon de la Essencéeff qui date assurément des premiers balbutiements du rail.
— Ce sacré Flumet, tout de même, gronde l'Hénorme avec un chouia de jalousie dans l'inflexion, il ne se refuse rien question confort. Vous avez vu ? C'est un wagon de première classe !
Pendant qu'il prépare les lignes, les dames investissent le « pavillon de pêche » lequel, quoi qu'en dise Béru, pèche par le confort. Des banquettes branlantes et un réchaud de campeur constituent tout l'ameublement.
Le Gravos suggère qu'on pourrait casser la croûte avant de pêcher. Il ne se fait pas d'illusions quant aux captures possibles. Du moment que l'heure carpeuse est passée, il n'y a plus de raison de se bousculer. On va faire faire trempette aux vers rouges et si une carpe vadrouilleuse est tentée, et bien elle n'aura qu'à se goinfrer. C'est le selfservice poissonnier. P't'être qu'une maladroite restera piquée à l'hameçon après tout ! Je mate l'étang bourbeux et je fronce le nez because les miasmes. Ça m'étonnerait que la gent aquatique se bouscule là-dedans ! Ou alors c'est le genre pas comestible : le poisson à pattes qui fait du footing en forêt à l'occasion, ou bien le goujon noir et gluant, tombé directo du Secondaire. Je fais part de mes doutes à mon camarade et il hausse ses vigoureuses épaules de déménageur.
— Fais-moi pas ricaner, Gars ! On dirait que tu connais ballepeau sur la carpe. Elle aime l'eau peinarde, si tu veux tout savoir. C'est pas du sujet de rivière ou de torrent. Ceux qui voudraient la risquer dans le grand Canot du Coloradon se feraient des berlues !
« M'est avis que tu confonds avec la truite. J'ai eu sorti des carpes larges commak dans les mares que pour savoir que c'était de l'eau fallait mettre le pied dedans ! »
Il renifle un bon coup et amorce. Dans ses gros doigts maladroits, le ver se trémousse comme un perdu. Tant bien que mal, Béru empale cet infortuné habitant du sous-sol sur un hameçon gros comme le harpon d'une baleinière. L'appât éclate entre ses doigts. Sa Majesté se suce les francforts afin de leur restituer leur sens tactile et recommence sans s'impatienter. Le second ver est enfin placé sur sa rampe de lancement. Il ressemble au cours de la Seine dans le Bassin Parisien, car il est embroché en pointillés. Après un rapide sondage de l'étang, Béru règle la position du bouchon et lance la ligne en criant :
— Va gagner ta vie !
C'est pas pour tout de suite, vu que l'hameçon accroche au passage une branche de saule venue pleurer sur ces berges romantiques. Béru commence à perdre patience. Il grimpe dans l'arbre pour dépiquer cet abruti de ver qui se prend soudain pour un ver à soie et bouffe des feuilles au lieu d'aguicher les carpes. Seulement, vous pensez bien que Béru sur un arbre, si l'arbre en question n'est pas un baobab géant, ça ne peut pas aller très loin. En moins de temps qu'il n'en faut à un percepteur pour vous faire regretter une année de labeur, la branche qui le supporte ne le supporte plus et se rompt avec un bruit de cargo éperonnant un iceberg.
C'est du Laurel et Hardy de la bonne époque. Faut être spectateur passionné de la chose pour y croire. Et même… Il y a des moments où l'on doute de ses sens, où l'on se dit qu'ils trahissent, ces cinq petits minables. Un hurlement. Un plouf somptueux ! Le Gravos se retrouve dans la fange ; sacrant, barbotant, geysérant, nageotant jusqu'à la berge, s'agrippant, le sacripant, à une touffe de roseaux, pensant qu'ils vont lui servir de point d'appui, s'apercevant que non, prenant enfin ma main secourable et se hissant hors de son aquarium à carpes. Il est cloaqueux, noirâtre. On dirait qu'il joue le « Salaire de la Peur ». Dans toute cette vase on ne voit plus que les deux trous clairs de ses yeux et le trou rouge de sa bouche qui vitupère. Jamais il n'a eu plus l'air d'un bouseux, le Béru. Jamais il n'a été aussi limoneux, l'homme dont la cravate ressemble à une bande de limonaire ! Il tousse, il éternue, il crache quelques têtards en veine d'exploration. Il a déjà adopté la respiration branchiale, mon Gros Immonde. Il est enfin né d'un marécage. C'est un nouveau règne de l'humain qui démarre. Une nouvelle espèce de mammifère. Il est au paroxysme du miasme. Pestilentiel pour de bon, sans contestation. Il a l'horreur triomphante. Il vient d'aboutir, Béru. Sa destination première il l'a accomplie tout de même après bien des balbutiements, à force de chaussettes trouées, de jaune d'œuf sur son plastron, de barbes pas rasées, de bains jamais pris, d'ongles endeuillés, de négligences accumulées, de hardiesse dans le cradingue ; à force de ne plus se tenir au niveau de la décence il a fini par toucher le fond, ce qui est une manière d'arriver. Noir, d'un noir verdâtre, vénéneux, obscur, louche, et plus luisant qu'un veau fraîchement né, il frappe par son volume et par ses formes, il provoque une inexplicable admiration. On voudrait le figer à jamais dans la gloire marécageuse de cet inoubliable instant afin de pouvoir le montrer, le long des siècles, aux générations futures !
C'est devenu un sujet de vitrine. L'ample et froid silence des musées, voilà ce qui lui convient désormais. Pour le résumer, maintenant il faudra un panneau éducatif. Sa biographie, c'est sur le papier glacé d'un guide scientifique qu'elle devra figurer. On dirait que tous les fonds de mare de l'univers, tous les égouts des cités tentaculaires, toutes les fanges des marécages terrestres se sont groupés, ont uni leurs richesses obscures pour enfanter ce prototype qui les sublimise à jamais. Bérurier n'est plus un fils de ce siècle, c'est une création géologique du limon ; le Dieu de ce louche mariage de la terre avec l'eau : la boue !
Et savez-vous quelle est sa réaction première ? Se nettoyer ? Que non pas ! Il se précipite sur sa canne à pêche ! La Gaule, on ne peut pas l'abandonner, même dans les pires moments.
— Il s'est tout de même dépiqué, le fumelard ! tonne-t-il en constatant que son ver gigote maintenant sur une palette de nénuphar. Et il lance la ligne, adroitement cette fois, dans la vase qu'il vient de visiter. Il bloque le talon de sa canne entre deux grosses pierres opportunes et passe sa manche ruisselante sur son front ruisselant, ce qui ne modifie aucunement son aspect.
— On a eu des émotions, dit-il, mais enfin nous v'là parés !
— Tu espères que ça va bicher, maintenant que tu as engrené le coup au gras double ? demandé-je.
Il fait craquer la boue de son visage en riant.
— Là encore tu manques de connaissances, San-A. Le poissecaille, contrairement à ce qu'on nous cause, au plus tu fais du bruit, au plus qu'il est content. C'est un curieux. Quand y se produit du ramdam il se barre, nature, c'est sa première réaction ; puis vite il radine pour voir ce dont à propos de quoi il s'agissait, comprends-tu ? C'est magique.
— Tu as de quoi te changer ? demandé-je.
— T'inquiète pas pour Bérurier. J'ai une couverture dans mon coffre.
Sans façon, il se déloque, étale, ses effets dans l'herbe baignée de soleil et enroule ses deux cents et quelques livres de saindoux dans la couverture annoncée. Il s'agit d'une loque informe et incolore, misérable comme un asile de nuit dont elle a l'odeur.
Tout en se drapant dans ce péplum improvisé, le camarade Béru m'explique avec un clin d'œil polisson :
— J'ai toujours une couvrante dans ma tire pour expédier le casuel quand y se présente. Lorsque tu proposes une balade à la campagne à une frangine, elle fait des fois du chichi pour s'étaler à cause de la rosée et des brindilles. Avec ça t'as réponse à tout. C'est le canapé rêvé pour les pique-assiettes. Ça emporte la décision, quoi ! Ah ! si elle pourrait parler, cette couvrante, elle t'en dirait des choses !
Berthe, sur le marchepied du wagon, nous crie « Hou-hou ». Le déjeuner est prêt. La Gravosse pousse des cris en voyant son bonhomme déguisé en roi-mage. Elle a droit à une volée d'explications qui la calment. Nous nous installons tous les quatre dans un compartiment de fumeurs. Les dames prennent le coin fenêtre et nous attaquons la bouffe.
Au dessert, Béru va changer le ver de sa ligne. Il espérait confusément une prise, mais il est déçu. Le pauvre ver de terre n'a même pas été suçoté. Un calme plat règne sur l'étang. C'est à peine si une bulle perfide vient éclater parfois à la surface de celui-ci. Un peu amer, il revient au wagon-restaurant. Sa couverture entrouverte dévoile impudiquement ses jambes velues ornées d'archaïques fixe-chaussettes.
M'man et B.B. préparent le café en s'époumonant sur un feu de branchettes, car la bouteille de Butagaz vient d'afficher « Relâche pour répétitions ».
— Tu sais ce que tu ferais si t'étais un pote ? murmure mon camarade d'une voix torve.
Je le vois venir et je feins de m'assoupir. Impitoyable, il me secoue le bras.
— Tu me raconterais un peu d'Histoire, San-A. Si je te disais que pour moi c'est devenu une sorte d'espèce d'opium. Ce matin, en préparant mon caoua, je repensais à tout ce que tu m'as débité hier : Le François 1er, Henri IV et consoeurs… Et puis ceux d'avant : Saint-Louis, Blanche de Castagnette, Charlemagne, Clovis et toute la clique, quoi ! Dans ma mémoire ça ressemble au Châtelet. Si je t'avouais que je me sens bien au milieu de ces gens-là ; comme s'ils n'étaient pas morts. Va-t'en expliquer pour-quoi ! Il me semble que j'ai rendez-vous avec eux et que ce sont tous mes potes.
C'est curieux comme les abrutis savent trouver de belles formules parfois. Quand le cœur prend la parole, il s'exprime toujours mieux que l'esprit. Voilà pourquoi les beaux parleurs professionnels font roupiller leurs auditoires alors que souvent des êtres frustes captivent avec des phrases boiteuses et des termes impropres.
Je me sens bien, dans ce vieux wagon immobilisé à tout jamais dans les hautes herbes de cette campagne perdue. Au fond, c'est un sage, Flumet, le copain de Béru. Au lieu du cabanon modèle, il a fait traîner ici ce véhicule périmé et lui a donné une seconde vie.
Un wagon de chemin de fer, n'est-ce pas ce qui permet le mieux d'admirer la nature ? Comme vue panoramique, on ne peut pas rêver mieux.
Je m'allonge sur la banquette, les pieds posés sur celle d'en face dans la position classique du monsieur qui, mieux qu'une distance, s'apprête à franchir une durée.
— Oui, ma Grosse, je vais continuer.
C'est plus fort que lui ! Il se lève et m'embrasse.
— Tu vois, San-A, fait-il avec de l'humidité au ras de la vitrine, t'es un chic type dans ton genre. Caustique, blagueur jusqu'à faire de ta peine quéquefois, mais toujours prêt pourtant à donner ce que tu as, que ça soye ton flouze, ton temps ou tes connaissances !
Puis, au comble de l'allégresse, il se rue à la portière, abaisse la vitre et hurle à la cantonade :
— Mesdames ! Mesdames ! Venez vite, San-A va dire l'Histoire !
Dans sa précipitation, la couverture a glissé de son dos et le voilà avec pour unique vêtement ses archaïques fixe-chaussettes.
— Remballe ta vertu, Béru ! ordonné-je, elle est à peine plus convenable que ta figure !
Il se marre et se confectionne un pagne artistique. Les dames reviennent avec un bidon de café odorant. Quand on voit surgir B.B., on a l'impression que c'est le contrôleur qui s'annonce avec son casse-noisette pour vous perforer le « titre de voyage ».
— C'est vrai, cher commissaire, que vous consentez à nous dire encore ? minaude la grassouillette.
— On ne peut plus vrai, tendre amie.
Berthy se tourne vers M'man :
— Chère Madame, rondejambe-t-elle, je ne sais pas si vous avez déjà entendu votre fils causer de l'Histoire de France, mais je peux vous dire qu'il est passionnant.
Tasses de carton, pause-caoua.
Naturellement, Béru crève son gobelet avec ses gros ongles calcifiés et le café coule sur son bide bouddhique. Les deux tiers du contenu se logent dans l'excavation qui lui tient lieu de nombril. Il hurle, il gigote. Berthe lui éponge l'abdomen avec sa casquette et tout rentre provisoirement dans l'ordre, à cela près qu'une grosse mouche bleue qui raffole des douceurs s'obstine à visiter l'ombilic du Gros, le café renversé étant déjà sucré.
Berthe emplit un deuxième godet à son pachyderme.
— Tu démarres, San-A ! supplie le Frémissant.
Ma brave Félicie a l'œil qui frise. On dirait la maman de Caruso, au moment où ce dernier se ramonait les muqueuses avant d'attaquer l'Introduction du morceau de Faut dans l'Ouverture de la Fille de Madame Angot.
— Eh bien voilà, commencé-je. En 1610, Henri IV est assassiné. Air connu : c'est son fils qui devient roi. Une fois de plus, le nouveau roi est un gamin. Il s'appelle Louis XIII.
— Ça n'a pas dû lui porter chance, un numéro pareil ! objecte Berthe.
— Ça ne s'est pas trop mal passé dans l'ensemble, la rassuré-je. Louis XIII fut un roi moyen. Il n'a pas le panache blanc de son papa Henri IV, non plus que la grandeur de son fils Louis XIV. Pour situer le bonhomme, je vais me référer aux pages historiques du Petit Larousse, ce vade-mecum du bon Français. Dans l'ouvrage en question, à la rubrique des Louis, Louis V par exemple a droit à quatre lignes de biographie, Louis IX (ou Saint-Louis) à quarante-quatre, Louis XIV à cent-une et Louis Louis XIII à vingt et une !
« On peut donc considérer le Larousse-d'après-les-pages-historiques comme l'applaudimètre de l'Histoire. Vingt et une secondes de bravos pour le fils du Béarnais. C'est honnête, c'est même pas mal. Mais ça ne fracasse pas les tympans. A partir de Louis XIII et à une exception près, désormais tous les rois de France se prénommeront Louis, ce qui facilite grandement leur classement chronologique. En ce qui me concerne, j'éprouve une tendresse tout particulière pour Louis XIII. Et ceci pour deux raisons : il a doté l'ameublement français du plus beau de tous les styles, et l'imagerie du plus beau des uniformes, celui des Mousquetaires.
« Mais reprenons par le commencement. A l'assassinat de papa, il a neuf ans et toutes ses dents. Ça ne suffit pas pour gouverner la France. C'est donc maman, Marie de Médicis, qui assume la Régence. Vous voyez à quel point l'Histoire est cyclique ! C'est en la potassant qu'on se rend compte aussi que les hommes meurent les premiers. »
— Cette Marie de mes Dix-Six, demande le Gravos en soufflant sur son nouveau canna, elle était aussi vacharde que la Catherine ?
— Un peu moins. Mais elle était bête, donc dangereuse. Elle avait ramené d'Italie une bande de petits requins parmi lesquels se trouvait un certain Concino Concini, bel aventurier sans scrupules qui avait décidé de faire fortune à la Cour de France comme d'autres se lancent dans l'Import-Export.
— Et il y est arrivé ? demande voracement l'avide Béru.
— Magnifiquement, puisqu'il a réussi à truster les plus hauts grades, les plus hauts titres, les plus hautes fonctions : Maréchal, Marquis, Super-Intendant !
— Comment qu'il s'y est pris ? demande B.B.
— Comme les castors, ma gente amie.
— Il a barbillonné la Gérante, je parierais ? devine le Gros qui maintenant connaît le processus classique des fortunes de cour.
— Exactement ! Marie de Médicis ne jurait que par lui et le gavait de pognon. C'était tellement scandaleux et décourageant que ce pauvre Sully, qui avait économisé l'artiche du Trésor en trimant comme un charbonnier, a donné sa démission.
— Tu parles qu'il y avait de quoi ! approuve Béru en rajustant son pagne. C'est déjà pas marrant de canner des impôts pour la Force de Frappe, mais quand au lieu de payer un jouet au général ton grisbi va dans tes fouilles d'un barbe, ça doit méchamment écœurer le contribuable !
— Concini, poursuis-je, s'appelait le Maréchal d'Ancre.
— C't'un surbiazo qui conviendrait plutôt à Lazareff, note mon ami au passage. Pourquoi qu'il avait choisi ce nom ? Il faisait dans la presse, lui aussi ?
— Il s'agissait du nom des terres picardes qu'il avait acquises avec le blé remis par Marie de Médicis.
— Il devait drôlement la réussir, la veuve Henri IV, j'ai idée, pour qu'elle se laisse aller à lui cloquer le Trésor Public, à ce petit futé ! Le Tourbillon florentin, selon moi, n'avait pas de secret pour lui.
— C'est bien mon avis. Mais tout ça il allait le payer, espère un peu. Gros, L'Histoire, par moment, c'est moral comme les Contes de Perrault. Concini jouai ! les gros bras au Louvre sans prendre garde au petit Louis XIII qui grandissait en douce. Il lui faisait savater les miches et donner le fouet à tout berzingue, le prenant pour un locdu. Cupide mais insouciant : c'est latin, quoi !
— Tu disais donc que le môme Louis XIII grandissait, coupe Bérurier.
— Oui. On l'avait marié de bonne heure avec la petite Anne d'Autriche, histoire de mettre fin aux guerres avec l'Espagne.
— Je vois pas le rapport, s'étonne B.B.
— Anne d'Autriche était la fille du roi d'Espagne. Vous vous souvenez, dear Berthe, combien ce pays était puissant alors. Ses possessions s'étendaient à travers toute l'Europe et cernaient la France, ce qui nous gênait pour respirer. Une fois de plus, on essayait de résoudre des difficultés politiques en mariant deux gosses. Mais c'était reculer pour mieux sauter, si j'ose me permettre cette image à propos d'épousailles.
— Tu t'égares, fait sinistrement observer le Mastodonte. L'Espagne, en s'en tamponne le plexus, vu qu'on sait maintenant ce qu'elle est devenue. Si y aurait pas le Real de Madrid on n'en causerait plus qu'à l'époque des vacances. Parle-nous de Louis XIII et laisse filer le bouchon avec les Espagos.
Je virgule un coup d'œil à ma Félicie. Elle baigne dans son jus, M'man. C'est de l'attraction inédite, les gars ! Vous pouvez tripoter les boutons de votre poste de téloche et chatouiller le canal de la deuxième chaîne, jamais vous ne capterez du pareil sur les ondes hertziennes. M. Margaritis l'engagerait dare-dare, mon Béru, pour son super gala de fin d'année, s'il le voyait. Et tous les autres aussi : Maïs-Thé-Céleri de Sa Noix en tête !
— Louis XIII, donc, laisse pousser ses petites ailes en remâchant sa rancœur. Et puis, un beau jour de 1617, n'en pouvant plus, il organise avec son ami de Luynes l'assassinat de Concini. Ce dernier se présente au Louvre un matin, comme tous les matins, avec les dégourdis de sa suite. Un seigneur le cramponne par le bras : « Au nom du roi, je vous arrête » qu'il lui dit. « Moi ? » que répond le maréchal d'Ancre, mais en italien. Il ne s'est pas plutôt exclamé que les pistolets se mettent à défourailler. Concini meurt. Ses suivants deviennent des fuyants et les seigneurs de la cour se répandent dans les couloirs en criant : Vive le Roi ! Car effectivement, Louis XIII, fort de son coup d'éclat, se met à régner vraiment.
« En apprenant l'assassinat de son Jules, la Régente se dit que ça risque de chauffer pour ses plumes.
« Vous avez eu l'occasion de constater à quel point, jadis, les liens du sang importaient peu. Des mères qui empoisonnaient leurs enfants, des enfants qui trucidaient leurs parents ou leurs frangins, on en rencontre à chaque chapitre. C'est pourquoi Marie, oubliant les belles séances de « J'te veux, tu m'as » passées en compagnie de Concini clame que le roi a bien fait, ramasse son embrasse-en-ville et file à Blois.
« Pendant qu'elle accomplit cet acte de bravoure, la nouvelle se répand dans Pantruche. Oh ! cette joie, mes amis ! Le peuple de Paris qui ne pouvait encadrer ni la reine mère ni son gigolpince, se met à danser d'allégresse. On n'en croit pas ses oreilles. On veut en croire ses yeux ! Alors on court au cimetière où les restes de Concini viennent d'être inhumés. On les déterre ! Pas d'erreur ! C'est bien lui ! Joies ! délices mais pas d'orgues ! On traîne le cadavre dans la rue ! On le souille ! On le larde ! On le découpe ! On le mange ! Parfaitement, vous avez bien entendu ! il s'est trouvé des exaltés pour se faire cuire le cœur de Concini et pour le dévorer devant la foule en délire. »
— Le cœur ? dit B.B. avec une moue. Pourquoi pas un morceau plus riche !
— Si vous pensez à celui que je pense, Noble Dame, c'était trop tard car on les lui avait déjà coupées !
Maman est toute pâlotte !
— C'est effrayant la populace en colère, dit-elle.
Béru hoche la tête.
— Notez, fait-il, que le Concini serait été mort de tuberculose, évidemment c'aurait pas été ragoûtant. Mais du moment qu'on l'avait abattu en pleine santé, ma foi…
Je considère l'Enflure avec effroi.
— Tu aurais été capable de manger le cœur de Concini, Béru ?
— Pourquoi pas ? dit-il. Y a bien eu des gars qui l'ont fait. Faut se reporter à l'époque, Gars, et tenir compte de la rogne des gens. Fais un tour d'horizon dans ta conscience couleur d'hermine et dis-moi un peu si par moment tu boufferais pas la rate du ministre des finances quand tu reçois ta feuille rose !
Évidemment, vu sous cet angle, l'argument se défend. L'anthropophagie, c'est le point culminant de la haine, c'est son bouquet final. Sa noblesse, peut-être, après tout ? Quand on déteste trop quelqu'un, au point qu'aucun supplice terrestre n'est plus apte à étancher cette haine, le manger doit constituer l'ultime recours.
Béru pousse plus loin encore sa plaidoirie en faveur des gastronomes qui consommèrent le cœur de Concino Concini.
— Y a une chose qu'il faut aussi considérer, San-A, c'est qu'ils l'ont fait cuire. Je trouve ça assez élégant, somme toute.
— On avait affaire à des gourmets, admet Berthy. Notez que personnellement, à part les tripes, j'aime pas les abats…
— C'est Louis XIII qui aurait dû le becter, son Consigné.
— Concini, rectifie ma Félicie.
Béru lui vote une courbette, laquelle déguise son bide dénudé en accordéon.
— Merci, voilà déjà que j'estropiais son blaze. Bon continue. Concini est clamsé et la reine mère à Blois, ensuite qu'est-ce qui se passe ?
— De Luynes, le grand copain du roi, gouverne. Il le fait tant bien que mal, car c'est un batailleur, pas un diplomate.
— Et le roi, pendant ce temps, il vend des moules ?
— Presque ! C'est un gars bizarre, ce Louis XIII. Il a de l'allure, il est intelligent, sensible. Il s'efforce d'établir son autorité, mais il souffre d'un complexe terrible : il est impuissant.
Nous enregistrons dans l'auditoire un double cri de commisération. Ce sont les Bérurier qui s'apitoient.
— C'est rarissime, hein ! fait le Gravos. Vu que jusqu'alors il y avait plutôt carambolage au palais ! Lorsque tu songes aux prouesses de François Ier, d'Henri IV et console, t'as peine à croire que Louis XIII avait le slip en berne !
— Quand je vous disais que le 13 porte malheur ! explose Berthy. Et un roi, vous pensez si ça la fout mal !
— Exactement ce que pensait la pauvre Anne d'Autriche ! assuré-je. Voilà une jouvencelle qui franchit les Pyrénées pour faire dodo avec le roi de France. Connaissant la réputation de ses aïeux, elle escomptait des délices rarissimes, la petite chérie. Toutes ses copines, avant le départ, lui disaient qu'elle avait de la chance et qu'elle allait avoir les doigts de pied en bouquet de violettes. On le savait que le Louvre c'était une préfiguration du One Two Two de la rue de Provence, et qu'on y passait des nuits vibrantes. Ces rois de France, c'étaient les plus grands démolisseurs de sommiers de la création. Leur véritable sceptre se trouvait où vous devinez. Le rêve de toutes les princesses in the World, c'était de venir en goûter un peu, de la vie française. Or, la gentille Anne d'Autriche se pointe. A l'arrivée, ça carburait : jolie bouille, le jeune roi. Belle prestance. La hanche fine, la jambe longue, la moustache déjà Louis XIII et l'élégance prometteuse. Et puis, la nuit arrive et qu'est-ce qui se passe ? Sa Majesté rentre dans sa chambre et se met au plumard toute seule ! il faut que la mère Médicis (qui est italienne, donc qui aime l'amour) vienne tirer son chiare par les nougats pour l'expédier chez Annette. Et lui, il y va, l'oreille basse. Le reste aussi. Y a rien de plus déprimant pour un monsieur dont la virilité appartient à la famille des mollusques que de se farcir une nuit de noces. Surtout quand toute la France regarde, attend, retient son souffle. Il voudrait être ailleurs, le monsieur en question. Bien loin, dans ses pantoufles à ligoter son France-Soir, le grand orgasme du soir !
— Alors qu'est-ce qui s'est passé ? halète B.B.
— Ils ont fait une belote, vu le cas de force majeure ? suppose le Gros.
— Paraîtrait que ce soir-là le roi aurait réussi à assurer son service. Des témoins affirment qu'il a pu honorer la reine.
— Des témoins de complaisance, mouais, grommelle le Sceptique. Le roi leur aura donné un petit château à chacun pour qu'ils fassent courir le bruit qu'y avait pas plus Casanova que lui !
« Parce que je vais vous dire une bonne chose, m'sieur-dames, on est impuissant ou on ne l'est pas. Quand on l'est pas, on l'est pas. Mais quand on l'est, tu peux te faire projeter le Parc aux Cerfs en Vistavision ou prendre des infusions de cantharide à tous tes repas, c'est pas ce qui te mettra du remontant dans le fil à plomb, Bonhomme ! Il lui a peut-être fait un concerto de guitare à l'Anne d'Autriche (d'autant qu'elle était Espago, tu dis), il lui a peut-être fait la machine à cacheté ; les enveloppes, le petit dépanneur radio, le doigt magique, la morsure brûlante, la compresse humide, le malaxage vertical, le pas de vis à l'envers ou le taille-crayon à moustaches, oui, je veux bien en convenir, mais il ne lui a sûrement pas fait la plongée sous-marine, le sifflet pétrifié, l'embrocation cosaque ou le bâton du Maréchal Polisson ; sûrement pas ! »
— Je suis assez porté à admettre ta thèse, approuvé-je. La preuve en est qu'il est resté vingt-deux ans sans pieuter avec sa bonne femme.
— Vingt-deux ans sans homme ! s'égosille Berthy.
Son Gros la calme du geste. Ce qui l'intrigue, ça n'est pas la force d'âme de la souveraine, mais le fait que Louis XIII soit retourné dans son lit après ces vingt-deux ans de chasteté.
— Qu'est-ce qui lui a pris de remettre le couvert ? demande mon ami. Il a eu le retour d'âge bénéfique, ou quoi ?
— Il devait assurer sa descendance, Gros.
— Va-t'en l'assurer avec une peau de banane ! flétrit le Mastodonte. Qu'est-ce qu'il pouvait espérer ?
— La réussite de ses projets puisque, effectivement un Dauphin lui est né. Et quel Dauphin ! Vingt-deux ans de bouteille, mais ça a donné Louis XIV !
Ma grosse gonfle fait un signe de dénégation.
— Pas à moi, dit-il ! Raconte ça aux mômes des écoles si tu veux, mais pas à moi. Ton Dauphin, il se l'est fait tricoter par un pote ! Et sa nuit avec la reine c'est pour sauver les appâts rances. Fallait qu'il soye homologable, le Louis XIV ! Né de père inconnu, pour un roi de France, ça fait trop désordre.
— Là encore j'adopte ton argument, Béru.
— Ce que je me demande, fait B.B. c'est comment la reine s'est arrangée pendant tout ce temps-là. Elle était frigidaire ?
— Pas le moins du monde. Mais Dieu merci il y avait de la visite au Louvre. Buckingham, d'abord, ce beau seigneur anglais qui tomba amoureux d'elle et qui inspira si fort mon confrère Alexandre Dumas. Et puis d'autres gentilshommes bien de leur personne.
— Et le roi ? Il avait pas de vices cachés, vous êtes certain !
— C'est peu probable. Il était pieux, grave et chaste. Il eut deux favorites cependant, mais ses rapports avec elles demeurèrent platoniques. La première fut Mademoiselle de Hautefort.
— Hautefort et fais reluire ! plaisante le Contrôleur des Wagons-lits !
— Ça n'a pas été le cas ; il se contentait de lui faire des vers. La seconde fut Mademoiselle de La Fayette !
— Celle des Galeries ?
— Une ancêtre. Mais la vie dans l'entourage de Louis XIII était tellement poilante qu'elle a fini par entrer dans les ordres, parce que le couvent était plus rigolo. Après elle, il a eu un favori !
— Nous y voilà, fait Berthe, pincée. Je n'osais pas le suggérer, mon cher ami, mais je pensais que ce Louis XIII avait des mœurs olé-olé !
— Vous n'y êtes toujours pas, Belle amie. Une fois pour toutes, chez lui, tout se passait dans la tête ! Qu'il eut été amoureux du jeune Cinq-Mars, ce n'est pas douteux, mais il n'y eut jamais rien de plus entre eux.
Barrissement de Béru.
— Qu'est-ce que t'en sais, mon pote ? T'es toujours là à avancer des choses, comme si que t'aurais passé plusieurs existences dans la table de nuit des rois à tenir compagnie à leurs pots de chambre !
Quelqu'un qui ne donnerait pas sa place pour un boulet de canon, c'est M'man. Elle est pliée en deux, ma brave Félicie. Ça fait un bout de moment que je ne l'ai pas vue se divertir pareillement.
— Nous nous sommes étendus sur l'impuissance de Louis XIII ; examinons maintenant sa puissance, enchaîné-je.
— Oh ! tu sais, quand un monarque met son calcite en portefeuille, sa puissance…
— Détrompe-toi, Louis XIII l'a été. Et cela grâce à un homme prodigieux : le Cardinal de Richelieu, le plus grand Premier Ministre de notre Histoire après Debré !
— C'était le frère de Drouot ? demande Son Altesse.
— Un camarade de carrefour seulement. Ce jeune prélat ambitieux entra dans les ordres presque accidentellement. Son frère, qui était évêque de Lucon, se retira dans un monastère et Armand du Plessis reprit la charge pour qu'elle ne soit pas perdue ! A cette époque, on gérait un diocèse comme maintenant une quincaillerie. On achetait le fonds, quoi ! Pour en revenir à Richelieu, je vais faire appel à l'applaudimètre Larousse afin de vous situer son importance. Alors que Louis XIII a droit, je vous le répète, à vingt et une lignes, Richelieu, lui, a droit à vingt-cinq lignes. Soit quatre lignes de plus pour le ministre que pour le roi, une fois de plus les chiffres parlent ! Ce merveilleux cadeau, ce fut Marie de Médicis, à la fin de sa disgrâce, qui le fit à la France. Elle ne se doutait pas qu'elle introduisait au Louvre son futur ennemi. Le reste de son existence, elle le passa à essayer de faire tomber du piédestal où elle l'avait juché cet homme remarquable. Elle n'y parvint pas à cause de la sagesse du roi.
— Il était trop lié avec Louis XIII, n'est-ce pas ? demande Félicie.
— Non M'man, tu n'y es pas. Leurs relations furent très étranges. Les deux hommes ne s'aimaient pas, je crois même qu'ils se détestaient franchement, et pourtant chacun d'eux n'eut jamais que l'autre pour ami sûr. Le roi avait confiance dans l'intelligence et la perspicacité de Richelieu. Richelieu avait pour but sacré de servir les intérêts du roi. Il fut une sorte de nouveau Maire du Palais. Un Mussolini dévoué à Victor-Emmanuel. Au cours de sa prestigieuse carrière, il appliqua un triple programme : anéantir les protestants en tant que parti politique, abaisser les seigneurs et affaiblir la puissante Maison d'Autriche. Il réussit dans cette dure entreprise. Et pourtant il eut le pays entier contre lui, à commencer par les deux reines. Mais, avec le soutien de son roi, il triompha de toutes les difficultés et déjoua tous les complots. Ah ! ce n'était pas une lavasse. Il avait une police très au point et il frappait vite et fort. Il n'hésita pas à faire décapiter le cher Cinq-Mars, ex-favori de Louis XIII parce qu'il avait comploté avec l'Espagne pour saquer Richelieu. La Bastille était bourrée de monde ; on y trouvait des gens de toutes les conditions car l'Éminence ne faisait pas de détail : les nobles comme les manants dégustaient lorsqu'ils ne marchaient pas droit ! Ce fut un authentique monarque. Il avait son palais, sa police, son armée. Richelieu fonda cette Académie Française où, si j'en crois certaines rumeurs je vais être reçu incessamment[39].
Mes « élèves » méditent un moment, puis Béru soupire :
— Ils ont peut-être bien géré la France, les duettistes Louis XIII-Richelieu, mais ça ne devait pas être marrant. Un roi qui a une bulle de savon dans le kangourou et un cardinal, tu parles d'une fiesta sans musique, mon neveu !
— Te goure pas, Gros. Richelieu, malgré la pourpre cardinalice, en donnait pas sa part aux chiens pour ce qui est du dodo-à-ressorts.
Incrédule, qu'il est, soudain, le Mahousse. Ça meurtrit ses idées préconçues, cette pensée d'un cardinal courant le guilledou. Un moine, il veut bien, c'est de tradition ça fait paillard, chanson de carabins et tout. Mais de la part d'une éminence, il trouve que c'est choquant. Je lui explique que la noblesse d'église en ce temps-là était sans rapport avec celle d'aujourd'hui. Et, pour pousser sa réprobation aux ultimes limites, j'ajoute :
— Je peux même te dire qu'il s'était mis en ménage avec sa nièce, notre Richelieu. Si on compare sa vie sexuelle à celle du roi, on s'aperçoit que les deux hommes étaient complètement différents. Le roi séduisant repoussait les assauts des dames et Richelieu qui aimait les bergères se faisait envoyer chez Plumeau la plupart du temps.
— Et pourtant, rêvasse B.B., un cardinal, ça doit être diablement excitant !
Le Gros s'emporte contre la salacité de sa conjointe. Qu'elle le cocufie, c'est une chose, mais pas avec le clergé, nom de Dieu ! Il pourrait pas admettre.
— Physiquement, demande B.B. rêveuse, à quoi ressemblait-il, le cardinal ?
— Tenez, dis-je en lui tendant mille francs anciens, je vous offre son portrait. C'est une édition numérotée qui vaut dix nouveaux francs, ne la perdez pas !
Elle regarde la gravure avec ses bons yeux gros de vache bretonne sollicitant le taureau.
— C'est curieux, fait-elle, j'avais jamais eu l'idée de regarder.
— Ça vous donne une preuve supplémentaire de l'importance de Richelieu. Ça n'est pas le portrait de Louis XIII qui figure sur les billets trois cents ans plus tard, mais celui de son ministre.
— Il devait être bel homme, admire Berthy.
— Avec son col Claudine et son béret, y ressemble au petit chaperon rouge, ton marchand de burettes ! Et puis aussi à la Ninon, tu trouves que ça fait sérieux ? Tu rencontrerais Monseigneur Felting coiffé commak que tu écrirais au pape pour protester ou que tu te ferais musulwoman.
Mais Berthy demeure farouchement sur ses positions : Armand du Plessis, duc de Richelieu, lui a tapé dans l'œil, et désormais il est clair que les billets de dix balles auront pour elle une signification particulière. Elle ne les considérera plus jamais comme de la vulgaire monnaie.
— En conclusion, dis-je, Louis XIII fut un bon roi parce qu'il laissa gouverner la France par Richelieu. Et Richelieu fut un grand ministre parce qu'il sut où étaient les intérêts de la France et qu'il les servit corps et âme. Signalons que cet homme clairvoyant sut toujours bien s'entourer. Lorsqu'il était jeune, il eut comme confident et conseiller le père Joseph, un religieux plein d'astuces ; puis, quand il fut vieux, il prit au contraire à ses côtés un jeune gars tout ce qu'il y a de futé et dont nous parlerons longuement plus tard : Jules Mazarin. Quand il mourut, en 1642, bouffé par les ulcères, il désigna le petit Mazarin au roi pour lui succéder. Louis XIII ne devait survivre que quelques mois à son ministre. Il était tubard et lâcha la rampe après une interminable agonie en mai 1643. Cette agonie lui permit de mettre ses affaires en ordre avant de prendre congé. Il commença par faire baptiser le Dauphin alors âgé de cinq ans en lui donnant Mazarin pour parrain, ce qui était une façon éclatante de renforcer la position de celui-ci. Puis il organisa la future Régence en homme pondéré qu'il était. En somme, il tenait à sauver les meubles.
— Et c'est peut-être pourquoi on trouve tellement de Louis XIII chez les antiquaires aujourd'hui, conclut pertinemment Béru.
Par une froide matinée du mois de décembre 1637, Anne d'Autriche se tenait embusquée dans l'embrasure d'une fenêtre du Louvre.
Une neige molle coulait sans bruit le long des vitres. Elle fondait instantanément au contact du sol, pour se transformer en une boue visqueuse dans laquelle glissaient les sabots des chevaux. Le ciel était d'un noir d'encre. Anne, qui s'ennuyait prodigieusement dans ce palais glacial, laissa retomber le rideau pour s'approcher de la vaste cheminée où un feu de bûches pétillait. Il était insuffisant pour chauffer la vaste pièce et surtout le cœur de la reine qui songeait à son Espagne natale toute baignée d'un soleil glorieux. Les années de vie à la cour de France avaient fini pas altérer son moral. Cela faisait plus de vingt ans qu'elle s'étiolait, sans joies véritables et surtout sans enfants, entre un mari impuissant, triste comme un bonnet de nuit, et un cardinal aux pensées tortueuses qui ne lui pardonnait pas d'avoir jadis repoussé ses avances.
Une de ses dames d'honneur s'avança vers elle.
— Madame, dit-elle, il y a là un mousquetaire qui insiste pour vous parler.
— Que me veut-il ? demanda Anne d'Autriche, surprise.
— Il n'a pas voulu le dire, Madame. Il prétend que c'est secret.
La reine fronça les sourcils. S'agissait-il encore d'un piège de Son Éminence ? Pourtant, un mousquetaire ne pouvait être la créature du Cardinal, car l'antagonisme entre les gardes de Richelieu et les mousquetaires du roi continuait de couver et il se produisait fréquemment des étincelles. Anne se dit que, par contre, le machiavélique ministre était fort capable de lui dépêcher un faux mousquetaire afin de tromper sa confiance et d'endormir sa méfiance.
— Quel est son nom ? demanda-t-elle.
— Sergent Bérugnan, Madame.
Anne d'Autriche hocha la tête[40].
— J'ai ouï ce nom, fit-elle. Mais je ne connais point l'homme. Dites à La Porte de venir immédiatement.
Quelques instants plus tard, le fidèle valet de chambre de la reine se présenta.
— Sa Majesté a besoin de moi ?
— Pierre, fit la souveraine qui, bien que reine, savait se montrer familière, connaissez-vous un sergent des mousquetaires nommé Bérugnan ?
Pierre La Porte était pour Anne le plus précieux des auxiliaires. Ses fonctions de valet de chambre de la reine n'étaient que théoriques. En fait, il lui servait de confident, de conseiller, de Bottin, d'espion et de pense-bête[41].
Ce garçon était à ce point précieux que la reine et ses amies l'avaient surnommé S-V-P.
— Si fait, Majesté, répondit La Porte, je connais.
— Alors traversez l'antichambre et faites-moi savoir si l'homme qui s'y trouve et Bérugnan ne font bien qu'un[42].
La Porte s'inclina très bas. Son absence dura à peine une minute. Il réapparut moins d'un quart d'heure plus tard avec un visage serein.
— L'homme de l'antichambre et le mousquetaire Bérugnan ne forment qu'une seule et même personne, Majesté, affirma le précieux valet.
— Vous pensez donc que je puis avoir confiance en lui ? demanda Anne d'Autriche.
La Porte dessinait une figure géométrique dans la buée des vitres. Cette figure était un carré. Pour préciser, il s'agissait d'un carré de valet.
— Sans aucun doute, Majesté, répondit-il.
— Très bien, dit la reine. Faites entrer ce mousquetaire et laissez-nous seuls.
Le valet introduisit le visiteur. Après quoi, La Porte prit la porte.
Anne d'Autriche regarda l'arrivant et lui trouva fort belle allure. Traçons le portrait de ce dernier d'un seul trait de plume. Le sergent Bérugnan avait presque trente-deux ans. Il n'était pas grand mais bien pris. Il avait le visage ovale, le nez un peu fort et bombé, le menton court et rond, l'oeil pétillant, la lèvre jouisseuse. Il avait du poil aux bras, sur les épaules, sur la poitrine, dans le dos, sur le ventre et le bas ventre, le long des jambes et même au cœur selon les gens qui le connaissaient bien. Son appétit était féroce. Dans ses meilleurs jours, au sortir du carême, il était capable de manger un veau entier pendant son week-end[43]. Infatigable, il pouvait parcourir cent lieues d'une seule traite, car il montait à cheval comme un centaure. Il déchirait avec les dents un jeu de quarante-huit cartes (c'est-à-dire de cinquante-deux duquel, par galanterie, il sortait les quatre reines) et transformait une enclume en plat à barbe d'un seul coup de poing. Il buvait seize litres de vin par repas sans éprouver la moindre migraine. Au lit, c'était la meilleure affaire de la compagnie des Mousquetaires.
Ses prouesse laissaient ses compagnons humiliés. Il était capable de mettre sur le flanc une dizaine de femelles en une seule nuit après les avoir honorées au moins six fois chacune.
Il était gascon comme la lune, assurait son ami Aramis, l'étroit mousquetaire dont parle Gérard Calvi et avant de quitter la demeure de ses ancêtres pour venir tenter fortune à Paris, son père l'avait pris entre trois yeux (car il était borgne) et lui avait dit dans ce beau patois béarnais qui faisait le charme du roi Henri IV :
— Mon cher fils, c'est par son courage et sa loyauté que l'homme d'aujourd'hui fait son chemin à la cour. Vous savez manier l'épée aussi bien que la fourchette ; de plus, vous avez un poignet d'acier et un jarret de veau dans un gant de velours, profitez-en pour vous imposer. Ne craignez que Dieu et le roi. Placez votre honneur au-dessus de tout et votre virilité partout où vous en aurez l'occasion. Vous savez lire, écrire et compter jusqu'à dix, c'est plus qu'il n'en faut pour viser haut. Vous êtes jeune et brave. La jeunesse vous passera mais pas la bravoure ! Au contraire, cette dernière devra croître en vous comme une plante vivace dans un jardin bien exposé et que le jardinier n'oublie pas d'arroser. Vous serez brave parce que vous êtes gascon, certes, mais surtout parce que je suis votre père du moment que vous êtes mon fils. Ne vous hâtez point de prendre femme. Épousez d'abord l'aventure. Et quand votre nom rayonnera, quand votre bourse sera gonflée et que votre épée fera trembler, revenez au pays pour y chercher une payse. Les Béarnaises ont le secret d'accommoder les restes de viande froide.
Là-dessus, il l'avait béni, lui avait remis un peu de monnaie et avait donné une grande claque sur le derrière de son cheval panard afin de le faire démarrer.
Tel était — d'un seul trait de plume, ai-je promis — l'homme dont la plume du chapeau balayait le parquet d'Anne d'Autriche. La reine, qui s'y connaissait en hommes, avait enregistré cela entre deux battements de cils, car non contente d'être espagnole, elle était en outre perspicace.
— Que désirez-vous, sergent ? demanda-t-elle au nouveau venu.
— Si j'ai l'audace de solliciter un entretien particulier avec ma Reine, fit Bérugnan, c'est qu'il y va pour elle de son honneur et de sa sécurité.
Il parlait net, d'une belle voix dans laquelle perçait ce beau patois béarnais qui faisait le charme du roi Henri IV.
Le Béarn ! C'était le chemin de l'Espagne comme la ligne droite est le plus court chemin d'un point à un autre. Anne d'Autriche y pensa fort et ses yeux merveilleux qui avaient fait battre tant de cœurs dans tant de poitrines s'emplirent de larmes.
Le reine voulut se bassiner le visage avec l'eau de senteur d'une cuvette située sur une table Louis XIII située derrière Bérugnan.
— Otez-vous de là que je m'humecte ! ordonna-t-elle.
Comprenant l'intention de sa souveraine, le mousquetaire prit la cuvette et, mettant un genou en terre, la présenta à Anne d'Autriche qui fut touchée par cette attention. L'arrivant la troublait fort. Il émanait de lui une sensualité extraordinaire à laquelle Anne était aussi sensible qu'à cet accent béarnais qui faisait autrefois le charme du roi Henri IV.
Elle conjura — pour un moment — le feu de ses joues. Et, s'étant ressaisie, murmura simplement :
— Parlez !
— Oh ! ma Reine, soupira Bérugnan. Oh ! ma Reine…
Il disait ces mots non seulement avec l'accent de ce Béarn si proche de l'Espagne, mais de plus avec nostalgie. Une deuxième fois, la reine frissonna.
— Madame, attaque Bérugnan, reprenant du courage, est-il vrai que, soucieuse d'apporter votre contribution personnelle au relèvement financier du Trésor Public, vous ayez annoncé la vente prochaine de vos fameux ferrets de diamants ? Dites-le-moi, je vous en conjure, pour l'amour du ciel et pour l'amour de vous, ma Reine !
— C'est vrai, fit Anne. Je dois les donner solennellement demain au super-intendant des finances qui les mettra en vente et réservera le produit de celle-ci à l'achat de charrues américaines.
— N'en faites rien, Majesté ! lança alors le mousquetaire qui eût presque crié s'il n'avait pris la précaution de parler à voix basse. N'en faites rien, car un immense scandale éclaterait alors !
— Mon Dieu ! fit simplement Anne d'Autriche en blêmissant et en portant simultanément la main à sa poitrine à l'intérieur de laquelle battait son cœur de reine.
— Mon Dieu, Mousquetaire, reprit-elle, que me baillez-vous là !
Bérugnan posa la cuvette qu'il tenait toujours et ramassa son chapeau dont la plume d'autriche balayait le plancher d'Anne d'Autruche.
— Madame, voici une dizaine d'années, vous remîtes ces ferrets au Duc de Buckingham. Son Éminence en eut vent et souffla au roi d'exiger de vous que vous les portassiez au bal de la cour, tout ceci est exact, n'est-ce-pas ?
— Ça l'est, cria la reine, dans un souffle. Et après ?
— Vous chargeâtes alors d'Artagnan d'aller les récupérer en Angleterre chez Sa Grâce.
— Et il s'acquitta magnifiquement de sa mission, fit la reine.
Bérugnan baissa la tête.
— Hélas, non, Madame. Depuis dix ans, cet homme ambitieux qui a maintenant le grade de lieutenant dans notre glorieuse compagnie et qui est en passe de devenir capitaine, dupe son monde. Il n'est pas plus gascon que ne l'était Concini.
— Que me dites-vous ! balbutia la pauvre Anne.
Bérugnan, d'un geste ample de son bras terminé par la main qui tenait le chapeau à plumes, balaya une fois de plus le parquet d'Anne d'autruche.
— Cet homme a modifié l'orthographe de son patronyme, Majesté. Son nom, qu'il a le front d'écrire D.A.R.T.A.G.N.A.N., s'écrit en réalité D.A.R.T.A.N.I.A.N. en un seul mot, sans « g » mais avec un « i ». Et pour aller au bout de la vérité, ma Reine, il n'est pas gascon mais arménien.
Un silence glacé comme les mains d'un serpent s'abattit alors entre la reine et son visiteur. Anne d'Autriche ressemblait maintenant non point à une fille de la Maison d'Espagne, mais plutôt à une princesse nordique en pleine hibernation. Pâle et froide, elle paraissait s'être changée en statue de glace.
— Se peut-il, mon ami ? fit-elle dans un soupir que Bérugnan perçut cependant car il avait l'oreille aussi fine que l'ardoise de son petit Liré.
— Cela est, Majesté. Mais il y a pire. L'ignoble individu vous a honteusement abusée avec cette histoire de ferrets. Il en a fait confectionner de faux, et c'est ceux-là qu'il vous a remis, tandis qu'il cédait discrètement les vrais à un joaillier marron d'Amsterdam. Sa Majesté comprend maintenant pourquoi la fortune du scélérat est allée si vite ? C'est le diable que cet homme-là !
— Il faut prévenir le roi ! fit la reine qui, dans cet instant de faiblesse, éprouvait un immense besoin de protection.
— Impossible, Madame, Dartanian vous tient. Prévenir Sa Majesté équivaudrait à lui avouer qu'à un moment ou l'autre vous vous séparâtes des ferrets !
— C'est vrai ! convint la reine en se tordant les poignets avec son autre main. C'est très vrai !
— Je ne le fais pas dire à sa Majesté ! se lamenta le brave mousquetaire.
Anne d'Autriche se prit la tête de sa main restée libre.
— Mais comment avez-vous appris cette vilenie, mon bon Bérugnan ?
— Il y a trois jours à peine, Majesté, par une fille pour laquelle Dartanian eut des bontés et avec laquelle il eut des faiblesses. Il la jeta en Seine ensuite pour lui faire perdre la mémoire, se rendant compte du danger que constituait le réceptacle de pareils secrets. Mais, par un hasard extraordinaire, je passais par là. Ayant tout vu depuis l'autre rive, je sautai à l'eau et j'eus le bonheur de repêcher cette malheureuse. De la sorte je sus tout. Madame ma Reine, si vous remettez ces ferrets au super-intendant, on découvrira qu'ils sont faux et votre vie s'achèvera soit sur l'échafaud, soit dans un cul-de-basse-fosse ! Cette pensée m'est intolérable. Je ne puis admettre que votre beauté si rayonnante allasse s'étioler dans le salpêtre d'une prison ! Je suis venu pour vous sauver !
— Impossible ! fit la reine en larmoyant, car elle ne parlait pas que l'espagnol et le français.
— Rien n'est impossible à l'homme qui veut sauver sa reine, Majesté. Mon honneur et ma vie vous appartiennent. Je suis venu pour brûler l'un et l'autre sur l'autel de votre culte.
— Que faire ?
— Je vais devenir un voleur, pour vous préserver, Majesté. Voici mon plan : vous allez immédiatement me remettre ces ferrets. Je quitterai le Louvre sans éveiller l'attention puisque c'est mon jour de congé. Je chevaucherai jusqu'à la nuit. Lorsque l'ombre aura envahi la terre de sa noirceur opaque, je m'arrêterai en quelque carrière où, entre deux blocs de rocher, je pulvériserai les faux ferrets, après quoi je répandrai leur poudre sur les eaux d'une rivière. Ensuite, eh bien, mon Dieu, j'irai cacher mon opprobre en quelque lieu discret si Dieu le permet, ou je mourrai de la mort honteuse des droits communs si les gardes me reprennent. Ma seule chance est que vous ne découvriez officiellement le larcin que demain. Ces vingt-quatre heures de liberté me sont indispensables.
A chaque mot sorti des lèvres de Bérugnan, la reine, transportée d'un fol espoir, acquiesçait. Et pourtant, quand il se fut tu, elle secoua négativement la tête en signe de dénégation.
— Je ne puis accepter pareil sacrifice. Votre vie, soit ! Votre honneur jamais !
— Entre celui d'un mousquetaire et celui de sa reine, il n'y a pas à hésiter, Majesté ! objecta fermement Bérugnan.
C'était bien dit à lui et Anne d'Autriche le comprit parfaitement. D'ailleurs, à travers son cœur de reine battait conjointement un cœur de femme ; et qui plus est de femme bernée par la vie, environnée de périls, cernée de gens acharnés à sa perte, une femme qui était la proie des complots et la victime désignée de puissances occultes.
Des larmes à peine salées (on est reine ou on ne l'est pas) coulaient sur ses joues blanches d'angoisse et non pas de Castille, comme c'était le cas pour la mère du réputé Saint-Louis.
— Mon cher, mon noble, mon généreux Bérugnan, hoqueta-t-elle. Votre sacrifice ne pourra pas s'inscrire dans l'Histoire puisque, aussi bien, il est secret ; mais du moins demeurera-t-il dans mon cœur jusqu'au dernier jour de mes jours.
— Ainsi soit-il ! conclut Bérugnan qui avait été enfant de chœur dans son jeune âge.
Il s'agenouilla et baisa la robe de la souveraine, laquelle, éperdue de reconnaissance et chavirée par la mâle odeur de cuir et de sueur qui montait de cet homme ainsi que par ce pur accent béarnais qui avait fait le charme d'Henri IV, sentait croître son trouble. Ce frisson qu'elle avait cru être tour à tour de froid, puis de peur et ensuite de reconnaissance, devenait un frisson amoureux. Elle releva le bas de sa robe qui obligeait cet être noble à s'incliner au ras du sol afin qu'il eut moins à se courber. Mais elle le releva de telle façon que Bérugnan oublia soudain toute humilité pour ne plus prêter attention qu'à son vis-à-vis et le regarder dans les yeux.
Ce qui passa par la suite se passa vite et sur un lit. Lorsque deux êtres d'exception subissent cet irrésistible appel des sens, ils ne peuvent lutter contre le feu qui les embrase. Leur embrasement devint un embrassement, puis une étreinte plus étroite.
« Elle fait l'amour comme une reine », se disait Bérugnan au comble du délire en songeant qu'il n'était pas natif de Bourg-la-Reine pour rien !
« C'est un vrai mousquetaire ! » pensait de son côté Anne d'Autriche, qui pour être espagnole n'en était pas moins connaisseuse en la matière !
A la fin, hagards (comme disait Saint-Lazare) ils se désunirent pour le meilleur et pour le pire.
— Mon Dieu, qu'ai-je fait ! se lamenta la malheureuse (mais comblée) souveraine en se voilant la face de ses deux mains restées libres.
— L'amour, Madame ! répondit respectueusement Bérugnan. Ah ! comme il me sera doux de mourir, maintenant et combien indifférent de voir flétrir mon honneur et celui de mes aïeux !
Le temps qui continue sa route inexorable autour des cadrans d'horloge passait. Ils en eurent brusquement conscience et Anne courut chercher la cassette renfermant les terribles ferrets. Elle prit ces derniers de sa main restée libre et les fourra, après leur avoir décoché un regard de haine au passage, dans le gant de Bérugnan.
— Maintenant, partez, Bel-Amour, fit-elle. Et si, comme je l'espère de toute mon âme, vous vous dirigez vers le nord, prenez ce sauf-conduit qui vous permettra de passer sans encombre les lignes espagnoles. Si vous allez à l'est, prenez-le également, de même que si vous allez au sud puisque les forces de mon père nous enserrent.
Le mousquetaire ne se le fit pas dire quatre fois, ni trois et même deux. Il s'inclina et partit après avoir balayé le parquet de la reine avec son chapeau.
Tout en chevauchant à bride abattue dans la campagne enneigée où les chemins ravinés traçaient sinistrement les méandres sinueux de leurs noires ornières, Bérugnan revivait son exaltante aventure. Vingt-quatre heures de répit suffisaient à un cavalier de sa trempe pour se mettre à l'abri des poursuites. Il jubilait.
— Mon père n'était qu'un imbécile, de me prêcher le courage et l'élévation de pensée. Je vous demande un peu ! Douze ans d'honnêteté m'ont rapporté quoi ? Plus de cent cicatrices et un misérable grade de sergent ! Alors qu'en dix minutes de jugeote j'ai réussi à me faire remettre une fortune et à me farcir la reine de France ! Sans compter que j'ai, en plus, déconsidéré à jamais ce salaud de d'Artagnan aux yeux de la reine. Elle va la saquer tant qu'elle pourra et ça m'étonnerait qu'il fasse une carrière, lui qui est si service-service et qui passait son temps à me houspiller !
Il prit un instant pour laisser souffler son cheval et en profita pour admirer les merveilleux ferrets de diamants qui étincelaient dans la lumière éblouissante de cet été torride.
« Il vaut mieux se servir de son intelligence que de son épée ! » cria-t-il joyeusement.
Il oubliait déjà qu'il s'était servi d'autre chose encore et n'y resongea que le 5 septembre de l'année suivante lorsque, contre toute attente, un Dauphin naquit à la cour de France.
Bérugnan qui menait grande et joyeuse vie dans les Flandres compta les mois écoulés sur ses doigts.
— … et neuf, fit-il, par ma moustache, le compte y est bien !
Il éprouva alors la joie simple et noble du semeur en songeant que s'il avait amputé le Trésor Public de quelques dizaines de milliers d'écus, il avait en revanche offert Louis XIV à la France !
Q : QUELLE REINE REDEVINT REINE A LA MORT DE SON MARI ?
R : Ça serait pas Henri III, des fois ?
Q : COMMENT S'APPELAIT LE GRAND ENNEMI DE FRANÇOIS Ier ?
R : Léonard de Vinci, sûrement. Parce qu'au prix qu'il a dû lui acheter la Joconde !
Q : LEQUEL DE CHARLES QUINT, D'HENRY VIII ET DE FRANÇOIS Ier EST MORT LE DERNIER ?
R : Dis-moi un peu à quoi que ça rime une question pareille vu qu'ils sont cannés tous les trois !
Q : COMMENT EST MORT HENRI II ?
R : Comme un c… Il avait pas besoin d'aller se battre dans un sournois, surtout contre un Anglais ! Y serait resté gentiment assis sur son trône qu'il vivrait peut-être encore !
Q : QUEL ROI A ORDONNÉ LE MASSACRE DE LA SAINT-BARTHÉLEMY ?
R : Catherine de mes Dix-Six, cette bêtise ! Tu me prends pour un amnésique sans mémoire !
Q : HENRI III A-T-IL EU BEAUCOUP D'ENFANTS ?
R : Oui : avec son bilboquet ! Là, t'es drôlement feinté, hein, San-A ?
Q : PARLE-MOI DE L'ŒUVRE D'HENRI IV.
R : Il a composé la ligne du Culte en revenant de Nantes.
Q : COMMENT S'APPELAIT LA SECONDE FEMME DU BÉARNAIS ?
R : Sully de Médicis ! Tant que tu auras que des questions aussi fastoches à me poser, je suis preneur !
Q : QUEL ÉTAIT LE NOM VÉRITABLE DU MARÉCHAL D'ANCRE ?
R : Consigné Consinistre !
Q : RICHELIEU ÉTAIT-IL UN HOMME D'UNE GRANDE VALEUR ?
R : Mille anciens francs ! Y a pas de quoi se monter le bourrichon !