QUATRIÈME ET (PROVISOIREMENT) DERNIÈRE PARTIE LA PÉRIODE CONTEMPORAINE (Depuis qui nous savons… jusqu'à qui vous pensez)

Seizième Leçon : LOUIS XVIII — CHARLES X — LOUIS-PHILIPPE Ier — LA DEUXIÈME RÉPUBLIQUE — LE SECOND EMPIRE

Y a grande nouba à la maison.

Félicie, dans un moment de faiblesse, a invité les Bérurier à un couscous monstre. M'man, c'est vraiment la magicienne de la cuistance. On l'emmène dans n'importe quel restaurant et elle vous reconstitue les plats nationaux ou régionaux comme si elle les avait toujours mijotés.

Un don, quoi !

A l'heure dite, le Gros annonce son arrivée en jouant « J'ai mes godasses qui pompent l'eau » sur l'avertisseur de sa diligence.

Je vais ouvrir. Sa Majesté ressemble à Farouk du temps où ce dernier mangeait en Égypte. Il est coiffé d'une chéchia et il porte des lunettes de soleil malgré l'heure quasi crépusculaire. Sa baleine itou est coiffée d'une chéchia. Beau couple, mes enfants ! On a envie de les accueillir à coups de pied dans les fez. Berthe a acheté un bouquet de violettes pour M'man et Béru brandit une fiasque de chianti, car ce sont des gens qui savent vivre ; pour ce qui est des convenances, impossible de leur en remontrer !

Sans ambages, le Mahousse déclare qu'il a une faim d'ogre et qu'il adore le couscous. J'espère que M'man a prévu grand. C'est la ration travailleur de force qu'il leur faut, à nos invités.

Quand on les reçoit, la popote on la fabrique dans une lessiveuse, Le côté petits plats cuisinés c'est pas leur genre, aux Béru. Ou alors ça leur tient lieu d'amuse-gueule (avec eux, ce mot composé prend une vérité terrible).

Embrassades, compliments. Berthe a mis une robe de soie imprimée (elle adore ça) qui représente un paysage chinois avec coolies-porteurs, pagodes, flamants roses, rizières, grandre muraille et lotus bleus. Il n'y manque que le portrait de Mao Tsé-Toung !

Quant au Gros, il est en bleu croisé (du moins qui devrait l'être car il a grossi depuis 1939 et son costar, comme nos ouvriers, n'arrive plus à joindre les deux bouts).

Félicie s'excuse. Sa cuisine l'accapare. La semoule, si on ne la remue pas sans arrêt dans le couscoussier, elle fait vite la colle par-dessous tandis que le dessus a la consistance du sable fin. Berthe dit qu'elle va l'aider. Si M'man a seulement un tablier à lui prêter pour préserver sa belle robe asiatique… M'man a. Ce tablier ne saurait envelopper B.B., mais il lui préserve le plus délicat : le devant.

— On pourrait se farcir un coup de chianti en attendant la jaffe, suggère Bérurier.

Je le vois venir avec ses petits pieds chaussés de 45 ! On va remettre la gomme historique. Heureusement que ça se tire, les gars, parce que je commence à avoir la calbombe en forme de bonnet phrygien, les jambes Louis XV, le nez bourbonien, et je contracte le tic célèbre qui consiste à passer la main dans le gilet (paraît que Napoléon faisait ça pour se réchauffer l'estom' où mijotait déjà le chou-fleur qui devait l'emporter).

Effectivement, ça ne traîne pas. A peine sommes-nous au salon que le Mastar pleurniche. Je suis devenu pour lui le feuilletoniste de l'Histoire. « La fuite au prochain numéro ! » aurait dit Louis XVI à son retour de Varennes.

Je débouche sa chère bouteille. J'aime le chianti, c'est un vin qui ressemble à son Italie natale. Il est léger, mousseux, joyeux et si joliment emballé !

— Écoute, mon pote, dis-je au Frère-Jean-des-Entonnoirs-de-la-police, je veux bien te finir, mais différemment. Jusqu'au Napoléon Ier inclus, les monarques qui se sont succédés à la tête de notre pays appartiennent à l'Histoire. Ils sont sculptés dans le marbre ou l'airain. On peut tourner autour de leurs statues : elles ne bougeront plus. De Napoléon Ier à la Troisième République, ils n'ont pas la même consistance : trop proches de nous, ils sont, tu piges ? L'Histoire est encore tiède. La preuve, tu m'as dit quelque part que le grand-père de ton grand-père avait servi sous Louis XVIII. On ne peut pas s'appesantir sur des bonshommes que le père de votre arrière-grand-père a connus.

— Naturellement, se renfrogne le Maussade qui craint de voir tourner court sa distraction favorite.

— Et, à partir de la Troisième République, alors, poursuis-je, peut-on appeler Histoire la suite des événements quand c'est la petite l'Illustration qui sert d'historiographe ? Je ne pense pas. Nous quittons Michelet pour Carmen Tessier et le Larousse historique pour l'album de famille. A partir du moment où l'on photographie les personnages célèbres, ils ne peuvent plus avoir vraiment de Légende, car ils ressemblent trop à votre cousin germain, à votre coiffeur ou à la dame qui vous fait le coup du fourreau fourré. Si Nicéphore Niepce avait vécu seulement trente ans plus tôt, je te parie n'importe quoi contre autre chose que Napoléon Ier serait moins grand ; seulement quand on a David, Vernet et Prud'hon comme photopraphes officiels. On peut affronter les manuels. On est paré. Ces messieurs vous apportent leur talent et leur poésie personnels. Ceux qui ont été mitraillés par la boîte carrée ne pouvaient plus espérer grand-chose. La plaque sensible, c'est fait pour Bardot, pas pour Edouard Herriot. A la rigueur, la photo-couleurs, si tu as un bel uniforme tu peux t'en tirer ; mais mate un peu les présidents des républiques, en noir et blanc, t'as l'impression de contempler des pingouins ! Marianne a l'air de jouer à Zig et Puce ! Attends, bouge pas, je vais chercher un bel album afin de te faire la dernière partie avec planches en couleurs.

Je laisse le Gros un instant pour aller dénicher un ouvrage fortement illustré dont les pages sont molles, malgré leur papier glacé, à force d'avoir été tournées.

Quand je fais retour, le Gros a posé sa cravate, sa veste, son soulier droit et son verre de chianti. Je remarque que le niveau du liquide dans la bouteille a considérablement baissé. Il aurait bu au goulot, le gros Effroyable, que je n'en serais pas autrement surpris !

— Surtout ne te gêne pas, recommandé-je, si tu as trop chaud tu peux poser aussi ton slip.

Il me dit que ça va très bien comme ça et de ne pas me tourmenter pour lui. Nous nous asseyons côte à côte à la table et j'ouvre mon livre magique.

— Prenons donc à la Restauration. V'là le Louis XVIII annoncé à l'extérieur, Béru.

Mon Valeureux examine le frère puîné de Louis XVI d'un œil hautement critique.

— Et ç'a été roi de France, ce machin-là ! s'exclame-t-il. Fallait vraiment que les Français n'aient pas le moindre Daladier à se fout' sur le trône pour accepter ce sac à lard ! Vise-moi un peu le souverain, Mec. Y me rappelle un père-la-colique que j'avais quand j'étais mouflet.

— Tu as toujours aimé les œuvres d'art délicates à ce que je vois ? ironisé-je.

— Toujours, fait Béru avec recueillement.

Puis, se repenchant sur le portrait de Louis XVIII, lequel représente le roi dans son cabinet des Tuileries :

— II avait une tranche pour boîte de pilules laxatives, tu trouves pas ? Avec c'te bouille et ses rhumatisses, il devait être aussi populaire qu'une crise d'eczéma, dis-moi tout ?

— A peu près, admets-je. Il était arrivé, comme on disait alors, dans les fourgons de l'étranger, et c'est cela qui défrisait surtout nos aïeux.

— C'est vrai ce que tu disais tout à l'instant, remarque gravement le Pertinent.

— Que disais-je ?

— A propos de ce qu'à partir de lui les temps sont tout près de nous. Tu viens de dire nos aïeux, ça renifle l'actualité déjà.

— Le retour des Bourbons fut imposé à la France, poursuit le méritant San-Antonio, l'homme qui remplace le beurre, Michelet, Octave Aubry et les maris en voyage. Or, tu ne l'ignores pas, chez nous, on n'aime guère les gars imposés.

— Parce que nous sommes assez imposés nous-mêmes s'empresse de calembourer le Béru bourru.

— Au demeurant, m'acharné-je à continuer, ce roi, c'était pas un mauvais bougre. Il avait mené une vie triste en exil. Il était souffrant et radinait entre deux cannes dans une France qui avait rudement changé. Mais il fut mal conseillé. Tous les nobles qui rentraient at home et qui trouvaient les fermiers pieutés dans leur plumard à baldaquin l'avaient mauvaise et entendaient récupérer leurs biens. Le gros Louis ne pouvait pas se permettre le luxe d'être trop libéral. Alors il y a eu ce qu'on a appelé la Terreur Blanche.

— C't'un film d'Alfred Gonocock, ce machin-là !

— Ç'a été beaucoup plus terrible qu'un film d'Hitchcock, gars. Les règlements de comptes ont ensanglanté encore la pauvre France épuisée. Le Maréchal Ney, accusé de haute trahison pour avoir aidé l'Empereur au lieu de le stopper à son retour de l'île d'Elbe, a été passé par les armes.

— Ce serait maintenant il s'en tirerait, assure Bérurier, délicat sociologue lorsqu'il veut s'en donner la peine.

Puis, tapotant d'un doigt impertinent la figure de Louis XVIII :

— A propos de c't'enflé, plus rien à dire, on peut tourner la page ?

— Attends, signalons qu'il accorda aux Français la Charte, ou constitution, faisant de sa monarchie une monarchie constitutionnelle.

— Pas de salades, j'suis pas technicien, tranche le Mahousse.

Sa physionomie s'éclaire.

— Et bien entendu, M'sieur Bibendum avait lui aussi les pruneaux en chômage, comme son frangin Louis XVI ?

— Pas du tout. Il se comportait très honorablement au pucier.

— Pas possible ! Avec une brioche pareille, pour gâter bobonne y faisait le grand tour, non ?

— Il devait avoir sa technique, je suppose. Sa maîtresse attitrée, Madame du Cayla, le menait par le bout du nez.

— Valait mieux qu'elle l'attrapasse par ce bout-là, y avait sûrement plus de prise qu'ailleurs !

— Au sujet de cette dame, laisse-moi te rapporter une anecdote savoureuse…

— Dis-la toujours, je jugerai, engage mon camarade, non sans prudence.

— Elle se prénommait Zoé, Madame du Cayla. Un jour, un ministre entra dans le cabinet de travail du roi alors que Louis XVIII attendait sa maîtresse. « C'est toi, ma petite Zoé », demanda le souverain. Il fut fort gêné en découvrant sa méprise. Le ministre (je crois que c'était Decazes) raconta sa mésaventure au Palais et on le surnomma Robinson.

— Quelle idée !

— Parce qu'il avait été cru Zoé !

— Et alors ?

Décourageant, l'Hénorme. Je sais que l'à-peu-près en question ne mérite pas la Légion d'Honneur à son auteur, mais quand même…

— Robinson, insisté-je, parce qu'on l'avait cru Zoé ! Robinson Crusoé, tu y es ?

— J'osais pas comprendre, méprise mon ami. C'est vachement faiblard. On sent qu'ils usaient pas encore San-Antonio à c't'époque !

Je remercie d'une courbette.

— Une dernière chose à propos de Louis XVIII : il est mort en 1824.

Bérurier a la plus inattendue des réponses, la plus sans réplique des répliques.

— C'était son droit, dit-il simplement.

Et nous passons à Charles X par la seule magie d'un feuillet tourné.

— Voilà, je te présente sa Majesté Charles X !

— Bel homme, apprécie Bérurier, en bavant sur le portrait équestre, tu es sûr que c'était le frelot de l'autre ?

— Mais oui. Ça te choque ?

— Un peu, mon neveu. Louis XVIII avait la silhouette barrique et une bouille de veau trop cuit, tandis que ce M'sieur, oh pardon : quelle prestance ! Quelle élégance ! La tête un peu trop allongée, p't'être, comme son cheval ! Vise-moi ces jarrets élancés, ces oreilles dressées, ces naseaux frémissants et cette longue queue panachée !

— Mais de qui parles-tu ? fais-je interloqué.

— Du cheval, nature ! Le peintre l'a peut-être rebecqueté sir Pégaço, note bien, mais c'est du bel animal ; fais confiance que les enfants de ce bourrin-là ne charrient pas des tombereaux de fumier. Ils sont à Antoine ou dans le potager de M. Boussac !

Satisfait, le Mahousse nous sert une nouvelle tournée de chianti.

— C'eût z'été un bon roi, ce Charles Quint, que je n'en fus point z'autrement z'étonné, décide-t-il.

— Charles X, hé ! Mauviette !

— Mande pardon, avec tous ces numéros on s'y perd. Tu vois, San-A., j'aurais été dans la monarchie, je me serais jamais laissé renier un numéro comme à un bourrin de course. Quand tu mates la liste des engagés, comme on le fait en ce moment, tout ça ressemble un peu au Tour de France. Je les imagine, les monarques, avec des maillots de couleurs, des petites gapettes et de la musette ravitaillement dans le dos. T'as envie de dire : « Vas-y, Henri IV, tu les as ! » Ou bien : « Baisse la tête, Louis XVI, t'auras l'air d'un coureur ! » Ou encore : « Change de développement, François Ier, y sont pas loin ! » Avoue que ça serait de la fresque éloquente, tous ces souverains rangés sur la ligne de départ. Louis XIV en tête avec ses tifs jusqu'au pédalier et son maillot jaune de roi soleil, hein ? Et Henri III, reine de la pédale déjà de son temps ! Avec Napoléon, roi de la montagne ! Le Fausto Coppi de l'Histoire, nettement détaché dans les étapes alpestres !

Il s'anime, mon Gros Béru, s'essouffle, boit pour éteindre le feu ardent de l'exaltation. Et il reprend :

— Ça serait facile à apprendre aux mômes, l'histoire, dans ces conditions. T'aurais les suiveurs : le duc de Guise avec ses boyaux dans les mains, et le pape Pie VII fourbissant la couronne impériale pendant la course ! Sans compter la caravane publicitaire avec les Croisés, les Sournois et tout le titoum ! L'imagination, ça la leur marquerait et les gosses se feraient plus tartir sur des bouquins constipés.

— Faudra soumettre le projet à qui de droit, conseillé-je.

Il s'évente le muffle.

— Mais je suis là que je cause, que je cause, dis voir un peu Charles X !

— Avant tout, un petit fait divers pour nous mettre en verve. Il avait deux garçons : le duc d'Angoulême et le duc de Berry. Le premier avait épousé Marie-Thérèse de France, la fille de Louis XVI, c'est-à-dire sa cousine germaine et il ne pouvait pas avoir d'enfant.

Barrissement du Dodu. Il ne se tient plus de joie.

— Et en v'là encore un qu'avait un bouquet de muguet dans l'écrin à bijoux ! Ah ! C'te famille royale mon pote, tu parles d'un défilé de mollusques ! La baïonnette en pâte-à-chou, ils avaient !

Je continue en haussant le ton pour le faire taire :

— Le deuxième, le duc de Berry était donc le dernier Bourbon susceptible de perpétuer la race puisque Louis XVIII n'avait pas d'enfant, tu suis le guide ?

— Vas-y, vas-y, j'ai les trompes épanouies.

— En 1820, un ouvrier sellier nommé Louvel a assassiné le duc de Berry devant l'Opéra. Il voulait éteindre la race des Bourbons. Mais son projet échoua.

— Biscotte ? Le duc n'est pas mort ?

— Si, Gros, il a expiré au foyer de l'Opéra, en présence de la famille royale au grand complet, ce qui est mourir en beauté, convenons-en. Seulement, à quelque temps de là, la duchesse de Berry accoucha d'un fils posthume : le duc de Bordeaux, qu'on surnomma l'enfant du miracle…

— Et qui, étant duc de Bordeaux, ressemblait à son père comme deux gouttes d'eau ! chantonne l'Incorrigible. En effet, c'était pas de chance pour le pauvre assassin.

— Le règne de Charles X n'a duré que six ans. C'était un monarchiste de la vieille école. Il appliquait les méthodes d'avant 89, et ne se rappelait déjà plus qu'il y avait eu la Révolution ! Il a promulgué des lois à la mords-moi-le-blazon, comme par exemple la loi sur le sacrilège (celui qui profanait l'hostie était passible de la peine de mort) et la loi sur la presse (défense de dire du mal de son gouvernement).

— Quand on songe que ça s'est passé au siècle dernier ! s'insurge Béru, ça vous fout le vertige.

— Les Français, l'ont eu, le vertige. D'où la révolution de 1830. Pendant trois jours on s'est châtaigné ferme dans Paris. Ces trois journées furent baptisées les Trois Glorieuses. Une fois encore, Charles X cramponna sa mallette-exil et retourna en Angleterre. Quand tu penses que quelques siècles plus tôt les rois d'Angleterre se déclaraient rois de France ! Ah ! ils ne songeaient plus à revendiquer la couronne. Car c'était devenu une couronne de pâtissier, en papier doré, que le moindre courant d'air vous faisait dégringoler de la tranche. Voici donc Charles X reparti dans la citadelle british. II y décéda six ans plus tard. Mais il avait, au cours de son bref règne, patronné la réalisation de deux choses très importantes et totalement différentes : le style Charles X dans l'ameublement (bois clairs, formes romantiques) et la guerre d'Algérie.

— Sans blague ! s'exclame Béru.

— Mais oui, ma Grosse. Certaines personnes se figurent que la guerre d'Algérie a commencé en 1954, quelle étroitesse de vues ! En fait elle a démarré très exactement le 25 mai 1830. D'accord, il y a eu une certaine trêve dans l'intervalle, mais il serait stupide de ne pas comprendre que c'est bien la même guerre qui se poursuivait ! Elle débuta bizarrement, mollement, devrais-je dire, par une louche affaire commerciale traitée entre des commerçants de Livourne et le dey d'Alger. Celui-ci qui avait été fabriqué s'en prit à notre consul qu'il ne pouvait pas souffrir et, au plus fort de la discussion, lui balança un coup de chasse-mouches sur le museau. La France s'estimant outragée, le premier ministre de Charles X envoya une frégate…

— La Régie Renault existait déjà ? s'étonne l'Ignare.

— Une frégate-barlu, pas une frégate-bagnole, hé Truffe ! Le bâtiment qui battait pavillon parlementaire vint jeter l'ancre dans le port d'Alger, ayant à son bord un négociateur. Mais les batteries du port envoyèrent la fumée, ce qu'apprenant, le gouvernement français décida une intervention armée. Il l'a décidée d'autant plus volontiers que nous n'avions presque plus de colonies à l'époque. La perspective de reconstituer un empire n'était pas déplaisante. Une flotte comprenant 450 barlus et près de quarante mille soldats fut donc expédiée. Aussitôt les Arbis organisèrent leur défense, ayant à leur tête l'émir Abdel-Kader. La guerre dura des années, puisque l'Émir ne se rendit qu'en 1847. Bugeaud termina cette très provisoire conquête de l'Algérie. C'était un homme bien, ce Bugeaud ; j'aimerais pour lui rendre l'hommage auquel il a droit, Béru, te lire un extrait de la circulaire qu'il adressa à ses officiers chargés des Affaires arabes.

— Tu crois que c'est nécessaire ? bâille d'avance le Gros.

— Rien n'est nécessaire en ce monde, hormis l'amour que les hommes doivent se porter, fœtus prolongé. Mais je te prie d'écouter ça…

Je cramponne le bouquin et je lis :

« Après la conquête, le premier devoir comme le premier intérêt du conquérant est de bien gouverner le peuple vaincu ; la politique et l'humanité le commandent également. Nous devons donc porter la plus grande sollicitude, la plus constante activité et une patience inébranlable dans l'administration des Arabes. Nous nous sommes toujours présentés à eux plus justes et plus capables de gouverner que leurs anciens maîtres, nous leur avons promis de les traiter comme s'ils étaient les enfants de la France, nous leur avons donné l'assurance formelle que nous leur conserverions leurs lois, leurs propriétés, leur religion, leurs coutumes. Nous leur devons et nous nous devons à nous-mêmes de tenir en tout point notre parole !

« Signé Bugeaud[56]. »

J'abaisse le bouquin.

— Qu'en penses-tu, Béru ?

Il hoche la tête.

— M'est avis qu'il n'a pas bien su se faire obéir, ton général !

— Il a reçu dans les jambes 110 000 immigrants français, espagnols, italiens et maltais. Ceux-là arrivaient pour gagner leur bœuf, l'État ne les payait pas pour jouer les Père de Foucauld, alors ils se sont mis illico à faire suer le burnous.

Sa Majesté se lève, fait quelques pas dans le salon, s'approche de la croisée derrière laquelle un jour livide agonise.

— Et de tout ça, que nous reste-t-il ? demande mon Éminent Penseur. Rien ! Rien !

— Mais si, fais-je, il nous reste la recette du couscous que nous allons manger tout à l'heure.

Le Gros s'éclaire. Manger ! C'est le déclic merveilleux qui le met en liesse à la fraction de seconde.

— En attendant la briffe, poursuis-je, viens mater la physionomie du dernier, de l'ultime roi de France : Louis-Philippe Ier qu'on aurait plutôt dû appeler Louis-Philippe Dernier.

Bérurier examine l'intéressé.

— C't' une poire, fait-il d'une voix paisible. Mais j'arrive pas à détecter si c'est une William ou une poire-curé.

— C'était une bonne poire de toute manière. Un roi quasi républicain, Gros. Son père, Philippe-Égalité, avait voté la mort de Louis XVI si tu t'en souviens ! et lui il s'était battu à Valmy courageusement.

— N'empêche qu'il s'est laissé cloquer roi comme une reine ! fait l'homme qui méprise l'euphémisme.

— C'était en fait un roi-bourgeois. Mais sa simplicité était très pétassière car il tenait à plaire. Il se baladait dans Paname à pinces, avec un pébroque au bras, serrant des louches comme un député. Ça faisait bien dans le tableau. Ah ! on était déjà loin du Versailles de Louis XIV et encore loin du faste élyséen actuel. Néanmoins, malgré sa bonhomie, Louis-Philippe était un type autoritaire qui rêvait de puissance, tout comme les grands rois de jadis. En réalité, son parapluie était un sceptre ! Il eut de bons ministres, tel que Thiers. Tu vois : le mot est lâché ! Thiers. Nous sommes au seuil de la période actuelle. Thiers qui allait devenir président de la Troisième République. Sous ce règne, la conquête de l'Algérie s'opéra. Et surtout la vie économique connut un essor fantastique : les premiers chemins de fer firent leur apparition, les premiers bateaux à vapeur aussi. Le sort de l'ouvrier et du paysan était meilleur. La France devenait une grande puissance méditerranéenne et Paris la capitale intellectuelle de l'Europe grâce aux écrivains fameux qui y faisaient la pluie et le Bottin mondain. Un petit XVIIe siècle, en somme. On lâche le classicisme pour le romantisme. Des noms ? Ils vont te faire pâmer, j'espère : Lamartine ! Victor Hugo ! Musset ! Stendahl ! Gérard de Nerval ! Vigny ! Théophile Gautier ! Mérimée ! Baudelaire ! George Sand et surtout, oui, surtout, Balzac !

Je m'interromps pour aborder, bille en tête, mon élève attentif.

— Balzac, Gros, ça te dit quelque chose au moins ?

— Ben dame : Le central téléphonique ! proteste l'Obèse.

— Triple ahuri ! Relent d'idiotie ! C'est le plus fameux romancier de notre littérature après Georges Simenon !

— Mais oui, où que j'avais le bulbe ? s'excuse-t-il. Je me rappelle même que son œuvre la plus célèbre c'est zéro, zéro, zéro, un !

— Bravo, Béru ! Revenons vite à Louis-Philippe Dernier. Malgré son attitude libérale, je t'ai dit qu'il avait bien l'âme monarchique. Il le prouva. Sous lui, seuls, les citoyens payant au moins deux cents francs (de l'époque) d'impôt avaient le droit de vote. Le peuple finit par s'en indigner et demanda l'égalité de vote pour tout le monde, riche ou pauvre. Le roi refusa. Alors la révolution de 1848 éclata. Louis-Philippe qui savait ce qu'était une révolution, puisque son papa était mort sur l'échafaud, abdiqua en faveur de son fils le comte de Pantruche, et, imitant son cousin Charles X, s'empressa de passer en Angleterre.

Satisfaction béruréenne.

— Le ferry-boîte devait pas chômer avec ces monarques qui se débinaient comme des marchands de cravates à la sauvette sitôt qu'il y avait du suif !

Puis, redevenant élève doué et attentif :

— Tu m'avais annoncé que c'était le dernier roi et tu viens de dire qu'il a alambiqué en faveur de son chiare, faudrait savoir !

— C'est que les insurgés n'ont pas tenu compte de ce comte, mon lapin. Et ils ont proclamé la République. La Deuxième !

— Bravo !

— Te réjouis pas. Sais-tu qui ce peuple, qui venait de se battre pour acquérir le droit de vote, élit comme président de la Deuxième République ?

— Dis voir ? donne-sa-langue-au-chat-il.

— Le prince Louis-Napoléon Bonaparte, mon cher baron, ni plus ni moins ! Les Français sont comme ça, on ne les changera jamais !

— Montre le bonhomme !

Je tourne une nouvelle page. Napoléon III est là, en couleurs, qui nous attend derrière sa moustache salvadordalienne, avec son regard de penseur qui pense que les autres pensent qu'il pense mais qu'il n'y a pas besoin de penser pour donner l'impression qu'on pense.

— Connais, laconise mon ami. Je l'ai souvent vu, ce Bédouin. Chez nous, quand j'étais petit, on avait sa bobine sur un couvercle de boîte à biscuits.

— Depuis des années, il rêvait de régner sur la France et à deux reprises, avait tenté de se faire proclamer empereur, à Boulogne d'abord, à Strasbourg ensuite, mais les coups d'État ne se font pas en Province. Décider les habitants de Bécon-les-Bruyères ou ceux de Saint-André-le-Gaz à vous reconnaître pour empereur ne vous amène pas pour cela aux Tuileries. Alors Louis-Napoléon s'y prit autrement. Il comprit que cette petite révolution de 48 pouvait à la rigueur faire de lui un grand empereur. Sous Louis-Philippe, on avait ramené les augustes cendres d'Auguste et le fabuleux tombeau de marbre des Invalides entretenait dans le cœur des hommes la nostalgie des gloires passées. Quand on se prénomme Louis-Napoléon, on fait vite oublier le Louis. Un Louis, c'est si facile à perdre ! Et puis, notre camarade Bonaparte, condamné à la détention à vie après ses tentatives malheureuses, ne s'était-il pas échappé de prison, déguisé en maçon ? Cette aventure, à une époque où les romans d'Eugène Sue s'arrachaient, ne pouvait que le servir. C'était son pont d'Arcole, à lui. Il lui suffisait de calquer son comportement sur celui de son Formidable modèle ; de l'imiter, en petit, en tout petit ! Depuis que les hommes avaient acquis le suffrage universel, ils étaient moins regardants sur les faits d'armes.

« Plus besoin d'aller faire des phrases devant les Pyramides par 50° à l'ombre ; une bonne campagne électorale suffisait.

« Président de la République, pour ce Napo-là, c'était en somme le titre de Premier Consul du tonton. Il lui manquait son 18 Brumaire pour respecter la règle du jeu. Il le réalisa en 1851 en faisant dissoudre l'Assemblée et exiler dix mille personnalités royalistes ou républicaines, parmi lesquelles Victor Hugo[57]. Il ne lui restait plus qu'à organiser un référendum pour ratifier ce coup de force. Ce plébiscite lui donna sept millions cinq cent mille « oui ». Il fit arrêter les quelques « non » pour que la situation fut vraiment éclaircie. »

— Tu dors ! hurlé-je en apercevant seize mentons au lieu de huit sous la mâchoire inférieure du Dilaté.

Il se redresse.

— Moi ! Tu charries ! Je… Je…

— Que viens-je de dire, élève Bérurier ?

— Tu parlais du Général et de son référendum.

— On potassait Napoléon III, Abruti !

— Mais oui, bien sûr, remarque ça se ressemble. Après tout, on peut confondre, hein ?

— Donc, m'obstiné-je, même carrière que le vrai Napoléon. Le voilà Empereur. Il ne lui reste plus qu'à faire des guerres. Il les fait. Mais cette fois, il s'allie à l'Angleterre. On commence par torcher les Russes, à Sébastopol, puis les Autrichiens (afin de permettre à nos frères italiens d'acquérir leur indépendance) à Solferino. Pendant ce temps, Lesseps creusait le canal de Suez !

— Et il l'a creusé tout seul, s'étrangle le Gros. Tu te rends compte : en plein soleil, le temps qu'a dû lui falloir !

— Il avait droit à un litre de rouge par heure, l'apaisé-je.

— Ah bon, je me disais aussi…

— Le canal fut ouvert en 1869. L'année d'après, Napoléon III entraînait la France dans la guerre de 70 qui allait s'achever par le désastre de Sedan. Lorsqu'il capitula, l'Assemblée nationale proclama sa déchéance. Ça finit toujours de cette façon-là. Toujours, Béru, toujours, ne l'oublie pas !

— Pourquoi que t'insistes, s'effraie-t-il, je ne veux pas me présenter comme Napoléon IV, moi ! Il est allé en Angleterre aussi après sa chute ?

— Oui. Toujours comme son tonton. Ils y vont tous. Mais les British ne l'envoyèrent pas à Sainte-Hélène. D'abord parce qu'il avait été leur allié, ensuite parce que Napoléon III, s'il avait été empereur, n'avait en tout cas jamais été un aigle.

— A table ! crie M'man en entrouvrant la porte.

Lecture :
LA MAUVAISE TRADUCTION DE L'INTERPRÈTE BÉRURIER

En ce 29 avril 1827, il faisait à Alger un temps splendide. M. Deval le consul de France, acheva son repas de fort bon appétit.

— Vous êtes pressé, mon ami ? lui demanda son épouse.

— Oui, répondit-il. J'ai rendez-vous avec le Dey pour discuter de cette sotte histoire de blé. Il paraît qu'il n'est pas content.

— Hossein est un garçon impossible, fit Mme Deval.

— Pas Hossein : Hussein, rectifia le consul.

Posant sa serviette, il se leva et lança au domestique :

— Dites à Bérurier, mon secrétaire-traducteur, de se tenir prêt, nous partons dans cinq minutes !

Les deux hommes arrivèrent au palais du Dey une demi-heure plus tard. Bérurier aida son patron à descendre de calèche. C'était un type musculeux, un peu bouffi des joues et dont le ventre s'arrondissait depuis qu'il habitait Alger, car il buvait beaucoup de mascara.

Ils furent introduits dans la salle d'audience où Hussein les attendait, vautré dans ses coussins, en s'éventant de temps à autre pour chasser les mouches tenaces qui commençaient déjà à pulluler.

Ils fit signe à ses visiteurs de s'accroupir près de lui, et, tandis qu'on leur servait des infusions de feuilles de rose (boisson que Bérurier abominait), entra séance tenante dans le vif du sujet.

Il parla, avec une véhémence tout algérienne, de l'affaire désastreuse qu'avait été pour lui cet achat de blé.

Les intermédiaires le lui avaient mis dans le dey et il avait beau être arabe à ne plus en pouvoir, il n'aimait pas ça.

Bérurier, qui parlait pourtant fort convenablement la langue d'Hussein, avait du mal à suivre ses récriminations.

Il les traduisit de son mieux, en s'employant toutefois à en atténuer la vivacité. En effet, Son Excellence n'était pas un homme très patient. Deval écouta sans mot dire, réfléchit un instant et déclara :

— Dites à ce Raton[58] qu'on va essayer d'arranger ça au mieux des intérêts communs, mais recommandez-lui de gueuler moins fort, car j'ai les tympans fragiles.

C'est alors que Bérurier commit une erreur de traduction qui allait avoir par la suite de terribles conséquences. Après avoir tortillé la réponse en arabe, il dit :

— Son Excellence va faire le nécessaire pour vous donner satisfaction…

Le Dey eut un sourire soulagé et fit une courbette.

— Mais, poursuivit le consciencieux interprète, je vous prie de faire attention car elle prend la mouche facilement.

Le Dey regarda le consul et vit une mouche sur le faux-col-à-manger-des-rahat-loukoums de ce dernier.

Et Hussein crut que c'était à cette mouche-là que l'interprète faisait allusion. Gentiment, il voulut la chasser. Deval se dressa d'un bond.

— Espèce de sale Arbi ! cria-t-il, c'est la France que vous venez d'insulter en ma personne. Vous aurez bientôt de ses nouvelles ! Venez, Bérurier !

Et il se dirigea vers la porte d'un pas rageur avant que Bérurier n'ait eut le temps de traduire sa colère au Dey. La guerre d'Algérie venait de commencer !

Dix-septième Leçon : LA TROISIÈME RÉPUBLIQUE — L'ÉTAT FRANÇAIS — LE GOUVERNEMENT PROVISOIRE — LA QUATRIÈME — LE TROISIÈME EMPIRE

Les Bérurier à un couscous ? Il n'y a qu'à Cinq colonnes à la Hune qu'on peut trouver l'équivalent dans le genre. Leurs chéchias de papier ont déteint, because la sueur à base de suc gastrique, qui leur dégouline sur le fronton. De larges traînées écarlates décorent leur visage constrictor qui font penser à la façade d'un cinoche de quartier. Ils baffrent méthodiquement, puissamment.

A les regarder, on comprend que la France a encore de la ressource et qu'elle ne finira pas comme ça. Le péril jeûne, c'est pas pour tout de suite, mes frères. Toutes les trois bouchées, ils éclusent un verre de rosé de province d'une succion pareille au bruit de la mer sur une plage de galets. Puis ils continuent leur chargement de becquetance, les yeux rivés sur la nourriture.

M'man et moi, on s'est arrêtés de manger pour regarder le spectacle tout à notre aise. Quand c'est trop beau, on ne peut rien faire d'autre qu'admirer.

— C'est bon, hein ? déglutit le Gros à sa baleine dans une espèce d'ardent spasme œsophagique.

— Mmmmoui ! grogne la belle, en ponctuant d'un rugissement de lionne prenant son fade avec Brutus.

Bientôt, Félicie et moi nous sommes obligés de faire la chaîne pour les ravitailler à la bonne cadence. M'man déverse dans leurs auges des louches et des louches de semoule, de légumes, de viande, tandis que son fils unique et préféré arrose le tout de piment. Ils sont violets, les ogres. Ils en deviennent presque noirs. Ce qui se passe dans leurs gésiers, c'est quelque chose comme l'année 93 en plus terrible encore ! Des gargouillis abominables en témoignent.

— Tu leur mets trop de piment ! m'avertit Félicie, craintive.

Le Gros marque un temps d'arrêt dont B.B. profite pour lui piquer une merguez dans son assiette.

— Comment ! éructe-t-il, c'est du piment, ça ?

— Que croyais-tu que ce soit, chipoteur ?

— Ben, du jus de tomate, répond-il en se remettant à pelleter dans son tas de semoule comme un terrassier payé aux pièces.

Y a de l'effroi dans le regard de M'man. Elle n'est pas accoutumée aux sensations violentes, Félicie. Dans son cœur noble, l'inquiétude souffle en tornade. Elle se dit que c'est pas possible, des humains pareils, qu'il y a mal-donne ; que ce couple va exploser.

Pourtant, sa grand-mère qu'était fermière élevait des gorets, d'après ce qu'elle m'a souvent raconté ; elle devrait se souvenir !

— Antoine ! balbutie-t-elle, effrayée.

Je la rassure. Les Béru ont toujours des tripes en chlorure de vinyle. Les acides les plus corrosifs ne peuvent rien contre elles. Au bout d'une heure, le rythme ralentit. Et puis le plat est vide et nous avons l'accalmie. Le Gros se soulève pour dégrafer le dernier bouton de sa braguette, les trois premiers ayant délibérément pris la décision de le quitter.

— Eh ben, ma vache, soupire-t-il, vous parlez d'une petite collation !

M'man lui demande s'il veut s'allonger, il la considère avec stupeur.

— Mais non, chère Madame, pourquoi-ce ?

Berthe ne peut rien dire. Elle s'est remplie jusqu'à la glotte et c'est pas le moment de la chahuter. Faut attendre les tassements de terrain.

Béru me désigne l'album abandonné sur les desserts.

— Avant le fromogogue, dit-il, tu devrais nous passer un petit documentaire, Mec. Juste sur la Troisième, manière de faire le coup du milieu.

J'accepte pour apaiser les affres de Félicie. Si je ne parlais pas, elle serait obligée d'amener le plateau de frometons et alors on irait droit à la catastrophe avec Berthy.

Je m'empare du livre.

— Cet ouvrage est fort bien fait, assuré-je, puisque sur une double page nous avons les 14 présidents de la Troisième au complet.

— Il y a eu quatorze présidents ? s'étonne le Gravos.

— Pas un de plus, pas un de moins ! La Troisième a duré soixante-dix ans, soit à peu près le règne de Louis XVI. Quatorze bonshommes se sont donc succédé, pendant ce laps de temps. Ici, Thiers !

— C'est Riquet à la houppe ! plaisante mon invité donneur.

— Montrez ! fait B.B.

On la présente à M. Thiers. Elle lui borborygme au visage, ce qui n'affecte pas pour autant le sourire discret de ce cher homme.

— Oh ! c'est un vieux kroumir, fait-elle.

— Historien et homme politique éminent, je récite. Il s'employa à faire évacuer le territoire occupé. Il fut blackboulé au bout de deux ans de mandat et remplacé par le beau Mac-Mahon tout neuf et tout doré que voilà. Ce dernier, une fois président de la République, a cessé de porter l'uniforme.

— Fringant, le mec, reconnaît le Couscousphage. T'as vu cette tripotée de médailles ? Avec ça sur le placard, il n'avait pas besoin de flanelle.

— Si l'on classait les hommes politiques en se référant aux paroles historiques qu'ils ont prononcées, Mac-Mahon ne pourrait soutenir la comparaison avec son prédécesseur. Thiers a déclaré qu'il ne fallait jamais livrer la patrie à un homme.

— Je sais, fait le Sentencieux.

— Mac-Mahon, lui, visitant une région inondée a déclaré : « Que d'eau, que d'eau ! » et une autre fois visitant une école, il a dit à un élève : « C'est vous le nègre ? Eh bien, continuez ! »

— Pour un général, il avait la parole facile, apprécie Berthe. Et après Monsieur Mahon, cher commissaire ? roucoule dame boa.

— Jules Gréviste ! lit un peu hâtivement Béru.

— Grévy, je pense, rectifie la gentille Félicie.

Le Gros y regarde à deux fois et dit qu'en effet.

— Quoi t'a à signaler à propos de lui ? insiste-t-il.

— Rien, fais-je farouchement. Sa biographie tient tout entière sur sa pierre tombale : « Jules Grévy 1807–1891. Président de la République de 1879 à 1887 ».

Ensuite nous passons à Sadi Carnot.

— Pourquoi cet Arnot, a-t-il mérité le surnom de Sadique ? demande l'Ingénu.

— Quel prude tu fais ! clame son épouse, il devait donner rendez-vous aux petites filles des écoles qui lui remettaient des bouquets et les emmener à l'Élysée par la porte de derrière !

Du coup, cette perspective fait glisser son couscous. Elle reprend souffle, couleur et sourire.

— Vous êtes victime d'un léger malentendu phonétique, mes amis, leur apprends-je. Voyez : ils se prénommait Sadi et se nommait Carnot.

— En voilà un drôle de blaze, c'est arabe, ça ?

— Je l'ignore, doux Béru, mais je peux t'assurer qu'un certain Caserio n'aimait pas ça du tout puisqu'il assassina Carnot à Lyon. Depuis lors, les Lyonnais ont élevé une statue à Carnot, ce qui était la moindre des politesses. Cette statue se trouve sur la place de la République, tandis que la statue de la République se trouve place Carnot. Je vous passe les grands événements nationaux qui déroulèrent pendant les mandats de ces messieurs : le Boulangisme, la laïcité, la colonisation, le début du marxisme, l'affaire Dreyfus qui divisa la France en deux, et la construction de la Tour Eiffel qui la ressouda. Vouloir traiter de l'histoire à partir du moment où elle s'est écrite dans les quotidiens serait une œuvre gigantesque. On ne peut la voir en profondeur qu'en la fractionnant menu. Là n'est pas notre dessein. Donc, Carnot est assassiné. On le remplace par Casimir Périer.

— Montrez ! supplie la Grosse.

Je lui passe l'image.

— Bel homme, il avait l'air puissant. Un peu premier communiant pourtant avec ses gants blancs à la main…

— En tout cas, un modeste, détecte Bérurier : visez, il a mis son grand cordon de la Légion d'honneur par en dessous son gilet. Périer, le président qui fait « pschitt », se marre le sac à couscous !

— Il n'a pas présidé un an, dis-je. Il a démissionné.

— Sûrement que la vie à l'Élysée lui semblait trop morose, décrète la baleine.

— A son successeur, en tout cas, elle n'a pas paru morose, la vie à l'Élysée. Voici M. Félix Faure…

On l'examine sans enthousiasme. Il est de ces hommes qui ne déchaînent ni l'hostilité ni l'allégresse.

— Il est mort en faisant l'amour, leur apprends-je.

— Tiens donc ! s'extasie B.B., refaites-moi le voir encore une fois…

Elle étudie plus profondément le personnage.

— C'est vrai qu'il avait un beau nez, admet-elle. Et puis, président, ça flatte.

Ce sont des réflexions de ce genre qui font monter la température d'Alexandre-Benoît.

— Alors c'est les Honneurs que tu regardes en t'affalant sur un plumard ! dit-il, pincé.

J'enraie vivement la discussion en présentant le suivant de ces messieurs : le doux, furtif et redingote président Loubet.

— Quéque chose de particulier ? demande le Gros.

— Il a fait son septennat au petit trot.

— C'est tout ce qu'on lui demandait.

— Sous son septennat, il faut noter la séparation de l'Église et de l'État.

— Bast, y se sont rabibochés depuis, va ! En ce moment, ça ne marche pas si tellement mal entre eux, je te le dis, San-A. On a beau êtes potes avec les Chinetoques c'est tout de même aux gars du Vatican qu'on refile artiche à la quête.

Il éclate de rire en regardant les photos présidentielles.

— Tous ces gus en bitos haut-de-forme, ça fait film de Chariot. Et la France continuait son petit bonhomme de chemin, sous eux, hein ?

— Très bien même. Puisque l'on a appelé cette époque « La Belle Époque ».

— Ce sont nos Vieux qui l'ont baptisée commak. La Belle Époque, c'est quand on a vingt ans, affirme le Penseur.

Félicie, rosissante, déclare que ça n'est pas tout à fait vrai, et que la Belle époque, c'était vraiment une époque pas comme les autres. Elle a raison, M'man. Vingt ans, c'est plus beau en calèche, avenue du Bois, le long des becs de gaz à boules avec une dame fringuée comme pour le french cancan à vos côtés. Vingt ans en complet prune et melon beurre frais, sans téléphone rouge et sans force de frappe, c'était vraiment vingt ans !

— Après Loubet ? s'impatiente Berthe qui a hâte d'arriver au fromage.

— Armand Fallières.

— L'inventeur de la phosphatine, se renseigne le Gros ?

— Non, tranché-je. Regardez-le, il ressemble à Tartarin de Tarascon. Edouard VII disait de lui qu'il était très intelligent. Mais comme c'est Edouard VII qui prétendait ça, il n'y a pas lieu de s'en formaliser. En tout cas, Fallières se tira du maverdavier à temps, puisqu'il quitta son poste en 1913. Il allait passer l'Élysée à Raymond Poincaré. La belle époque s'achevait dans le sang. Sous le septennat de Poincaré, dix millions d'hommes allaient périr et sur ce nombre effrayant, un million cinq cent mille Français.

Je louche sur M'man. Elle a eu des tas d'oncles et un frère butés à la guerre, Félicie. Les années ont beau s'écouler, le souvenir reste et quand on reparle de la Grande Guerre, ses narines se pincent et il y a plus de bleu dans son regard.

— A propos, fait le Mahousse, comment c'est-y qu'elle a éclaté, la guerre de 14 ?

« Si je te disais que j'en sais seulement rien, s'excuse-t-il. Papa me l'avait espliqué, mais, linotte comme tu me connais, j'ai oublié. »

— Facile. Suis bien le mouvement des troupes. En juillet 14, l'Autriche envahit la Serbie. Aussitôt, v'là les Russes, qui mobilisent pour la défendre. Ce que voyant, l'Allemagne, alliée de l'Autriche, déclara la guerre aux Russes. Mais les Russes sont nos alliés. N'oublions pas les paroles que Joseph Reinach prononçait en 1893 : « De France à Russie, il n'y a pas autre chose que cette grande chose qui s'appelle l'amour. » L'Allemagne déclare donc également la guerre à la France, ce qui incite l'Angleterre à la déclarer à l'Allemagne. Ensuite, les Italiens, les Roumains et les Américains se rangent à nos côtés, vu ?

— Il va l'oublier ! prophétise cette moucharde de B.B. ; c'est bien trop embrouillé pour lui.

A quoi Béru lui demande si le bas de son dos est trop embrouillé pour elle.

— Après Poincaré, c'est Paul Deschanel, n'est-ce pas ? se hâte de demander Félicie.

— Exact, M'man. Mais il ne reste président que quelques mois, car il devient dingue et saute du train en marche. Ça se passe en pleine nuit. Il se relève indemne sur le ballast et va frapper, à poil, chez une garde-barrière en lui déclarant qu'il est le président de la République. C'est payant, non ?

Du coup, les deux monstres rient à gorge d'employé (Béru dixit).

On imagine de très haut chefs d'État actuels dans la même tenue et la même situation, c'est pour le coup que la S.N.C.F. n'aurait pas de mal à recruter ce corps d'élite qu'est celui des gardes-barrières. Faites un peu marcher votre petit ciné personnel et vous verrez comme c'est réjouissant.

— Tu n'as pas causé sur la guerre elle-même, remarque le Gravos, lorsque l'hilarité s'est un peu calmée.

— Ce serait trop long, et j'ai horreur de parler de guerre, c'est du parti pris chez moi. Si tous les hommes éprouvaient la même réticence, eh bien, ma foi, ils finiraient par oublier qu'elle existe. Et lorsque tout le monde a oublié qu'une chose existe, elle n'existe plus, tu comprends ?

« Mais si tu tiens à te documenter là-dessus, c'est facile. Il y a encore, dans les bistrots de chez nous, des anciens combattants dont on bricole par vice les pensions, histoire de les taquiner avant qu'ils disparaissent, et qui ne demandent pas mieux que de se souvenir, tout haut, une dernière fois. Tu les reconnaîtras aisément, Béru. Ils ont des cheveux blancs, des décorations, très souvent des bérets, et, sous ces bérets, des figures de brave homme comme on n'en fait plus. T'as qu'à t'asseoir à côté d'eux. Tu fais apporter du vin rouge et tu prononces un mot magique, il y en a plusieurs. Tu dis « Verdun », ou bien « La Marne » ou « Foch », ou « Chemin des Dames » et ça part tout seul. L'Histoire qu'ils ont faite avec leur viande, ils sont encore quelques-uns pour la raconter. Seulement, faut se dégrouiller de les interviewer, Fils, parce qu'il commence à se faire tard pour eux. Tous les jours, on les déménage, les poilus. On les emmène faire du blé avec leur gueule cassée. C'est temps qu'ils s'en aillent de ce monde transformé, dans le fond. Verdun, ça n'impressionne plus personne. Un vieux héros, ça n'existe pas. L'humanité se divise en deux groupes seulement : les jeunes gens et les vieux c… ! Le signe de notre époque, c'est que les vieux c… sont de plus en plus jeunes. Ce sont les jeunes gens qui sont victimes de cet état de choses : ils partent au régiment yéyés et ils en reviennent vieux c… Si ça continue, la jeunesse, elle n'aura lieu que dans le sein de Maman. Tu naîtras vieux c… Et alors la boucle sera bouclée et la vie pourra se réorganiser à l'amiable entre vieux c… de bonne compagnie. »

Je soupire.

— Allez, M'man ; amène-nous le frotebock.

Elle s'empresse, la Chérie. Un peu attristée par ma soudaine mélancolie.

— T'es pas joyce quand tu t'y mets, reproche l'Enflure.

— Et après Déschanel ? coupe sa Morue.

— Millerand, belle amie. Il fut président de 1920 à 1924 et dut se démettre devant l'opposition du Cartel des gauches. M. Gaston Doumergue, dit Gastounet, dit Doudou, lui succéda. Un bien brave homme, méridional, affable, posé, gentil. Un jour qu'il se baladait en vacances il passa devant une caserne et s'arrêtant devant le factionnaire qui cassait la croûte lui demanda :

— Tu ne me reconnais pas ?

— Ça me dit quelque chose, fit la sentinelle, vous seriez pas le préfet ?

— Je suis plus que ça !

— Le député ?

— Plus que ça !

— Le ministre ?

— Encore plus que ça !

Le soldat s'arrêta de mastiquer, dévisagea attentivement le président et s'écria :

— Mais vous êtes Gastounet ! Tenez-moi mon casse-croûte que je vous présente les armes[59].

Rires indulgents des Béruriers.

— Lorsqu'il eut achevé son septennat, poursuis-je, on gratta le GUE de Doumergue sur les papiers à en-tête et par mesure d'économie, on se hâta s'élire Paul Doumer. Voyez l'homme. Il est décoratif. Sa notice biographique précise qu'il était administrateur. Il a effectivement une tête d'administrateur, il l'a même au point qu'un agité russe nommé Gorguloff lui administre des coups de revolver. Il meurt à l'hôpital Beaujon afin de laisser sa place à Albert Lebrun, quatorzième et dernier président de cette troisième République dont tous les Français, qu'ils soient de gauche ou de droite, et qu'ils le veuillent ou non, se souviendront toujours avec une infinie nostalgie.

— Ah ! Lebrun ! soupire B.B. ; c'est toute ma petite enfance… On avait sa photo sur almanach Vermot de notre famille. Montrez ? Mais oui, comme c'est bien lui.

— C'EST LUI ! tranché-je. Du maintien, n'est-ce pas ? Pas poseur, mais sachant poser. Pas énergique, mais sachant déclarer la guerre à l'Allemagne quand on le lui demande poliment. Vous n'avez qu'à signer là et là et encore là, qu'il lui a dit, Daladier. Et si vous ne savez pas écrire, faites des croix, pour une déclaration de guerre, c'est tout indiqué. Il sut également partir sur la pointe des pieds, en 40, lorsqu'à Bordeaux il laissa sa place au maréchal Pétain par suite de « cessation de fonctions ». Il n'avait pas achevé son second septennat, mais la France n'avait plus besoin de président de la République, pour la raison bien simple qu'il n'y avait plus de République.

Un silence lourd de méditation. Le Gros évoque. Maintenant, l'Histoire continue dans ses souvenirs. Il n'est plus question de lui faire de cours, car il vient de monter en marche dans le Train France…

— La drôle de guerre, je m'en souviens comme si c'était hier… Les soldats jouaient au fote-balle en attendant que le patacaisse se déclenche. On pensait que la paix serait signée avant qu'on se soye battus…

— Bédame, renchérit la baleine, on avait la ligne Maginot, on se sentait à l'abri derrière…

— Seulement, la ligne Maginot n'allait pas jusqu'à la mer du Nord et c'est regrettable. A quoi sert un mur de trois mètres hérissé de barbelés s'il ne fait pas le tour de la propriété ?

— Le 10 mai, ces vaches-là sont passées par Sedan, murmure Béru. On a vite pigé qu'on n'était pas de taille à se le payer, l'Hitler. Les troupes anglaises ont pris la tangente vers la Manche et le roi des Belges a capitonné. C'était Paul Reynaud le président du Conseil à ce moment-là, j'me rappelle. Il a appelé De Gaulle et Pétain dans son gouvernement. Poilant quand on regarde par l'aut'bout de la lorgnette, hein ? Ç'à été le sauve-qui-peut sur Bordeaux, via Tours. Là-bas, ces messieurs du gouvernement se sont chamaillés pour savoir s'il fallait gerber en Afrique du Nord ou dire à Hitler qu'on l'aimait bien. De Gaulle voulait qu'on organisasse le réduit breton, vrai ou faux ?

Je siffle, admiratif :

— Mais dis-moi, Belle Pomme, t'es calé dans ta partie !

— Le réduit breton, ricane l'Obèse, tu parles d'un massacre que ça aurait donné ! La Garde meurt mais ne se rend pas, tu mords le ciné, San-A. ? Dans le fond, tout s'est bien arrangé. Pétain est resté, De Gaulle est parti : on a joué sur les deux tableaux. Herriot, farouche républicain, a vite fait voter la remise des pouvoirs au maréchal Nouvoilà. La carotte Vichy était cuite, a remplacé le coq gaulois vachement déplumé. Et nous, on a pu bouffer le rutabaga peinardement : on avait touché deux sauveurs à la fois : un pour la maison, l'autre pour l'exportation. C'était de la chance dans notre malheur, en somme. Tu te souviens, la Bé-bé-cé ?

Il se pince le nez et imite le brouillage des ondes anglaises.

— Ici Londres, les Français causent z'aux Français, récite-t-il… Ah ! c'est déjà loin, tout ça ! Ça fait partie d'un autre monde…

— Laisse tomber, conseillé-je. Cette Histoire-là, on s'est contentés de la vivre ; plus tard nos descendants la mettront en bouteille, mais en attendant faut qu'elle repose.

Félicie revient avec un plateau de fromage miraculeux qui font se pâmer Berthe. Elle a récupéré son second souffle, la Baleine, la voici prête à livrer le bon combat final. Elle dit qu'elle va prendre mie virgule de chaque fromage exposé. Elle a pas le sens de la ponctuation, parce que ces virgules-là ne tiendraient pas sur l'écran du journal lumineux !

— Pendant l'Occupation, si on aurait vu un pareil plateau on serait devenu maboul, affirme Sa Majesté.

II se sert, à savoir qu'il ramasse à peu près tout ce que n'a pas pris Berthe, à l'exception d'un morceau de camembert point encore parvenu à l'âge mûr.

— Tu te rappelles, la Libération ? Le Grand qui descendait les Champs-Élysées entre le Troquer et Georges Bidault… On pensait ni aux ballets roses ni à l'O.A.S. à c't'époque… Président du Gouvernement Provisoire, qu'il a été, le Général.

— Jusqu'en 46, complété-je…

Le couple bâfre. Ça redevient du spectacle en Vistavision. Alexandre-Benoît mastiquant du fromage, ça appartient au domaine des choses pénibles.

— Après lui, qui y a eu, déjà ? s'inquiète-t-il en avalant un godet de clos-vougeot pour se défromager les muqueuses.

— Gouin !

— Ah oui : le scandale du pain. Le pain Gouin, ça me dit quelque chose…

— Le scandale des vins, rectifié-je, toujours soucieux d'exactitude. La France quittait les bras d'un chevalier Bavard pour ceux d'un tout autre chevalier. Après lui, il y a eu Bidault, puis Blum. Enfin la Quatrième République fut proclamée et M. Vincent Auriol renoua avec le passé. Tout le monde a encore dans l'œil (si j'ose dire à son propos) sa physionomie avenante et dans l'oreille son accent qui ressemble à un sac de noix vidé dans un escalier. Avec son successeur, le cher, le furtif, l'effarouchable président Coty, il a liquidé une époque qui fut belle, mais qui n'en était pas moins périmée. Ces deux messieurs furent les croque-morts de la Quatrième.

« Avec leur habit noir, leur grand cordon et leur râtelier, ils conduisirent le deuil à l'enterrement de celle que Maurras avait baptisée « la femme sans tête ».

« Tout fut pratiquement consommé en 1958, date à laquelle le général Bugeaud perdit l'Algérie à titre posthume. La France, qui avait seulement besoin de changer de slip, fit les choses en grand et changea également de constitution pendant qu'elle y était. Faut dire que la pauvrette n'a jamais été d'une constitution très robuste, mais après tout c'est presque un signe de longévité.

« Et maintenant, mes amis, le bonheur et la prospérité sont redevenus bien nationaux. Les Français dominent à nouveau le monde comme sous Louis XIV, comme sous Napoléon Ier. Ils mettent la poule au pot tous les jours et la poule au lit le samedi soir (quand ils ne sont pas trop fatigués). Ils passent leurs vacances aux Canaries. Ils envoient des petites souris en fusée à des deux cents mètres de haut ! Ils ont du pétrole à revendre ! Ils se forgent une force de frappe si terrible que le reste de l'univers claque des dents et qu'ils peuvent enfin convertir leurs colonels en instituteurs. Ils tiennent la Principauté de Monaco sous leur coupe. Ils ont droit à deux monnaies (l'une en anciens francs et l'autre en nouveaux — ce qui fait plus cossu — et qui s'expriment sur les mêmes billets !). Quand ils s'ennuient, ou que la qualité des films baisse dans les salles d'exclusivité, on leur fait venir les derniers rois régnants sur les Champs-Élysées ; une France avec la reine d'Angleterre sur l'évier, n'était-ce pas le rêve secret de chacun ? On leur fait approuver toutes les grandes décisions. Ah ! il est loin le temps où l'on faisait des cocottes avec des bulletins de vote ! Les impôts diminuent et la vie baisse (chez les économiquement faibles surtout). Ils ont tous leur bagnole pour ficher le camp après le boulot et la télé pour pouvoir suivre les discussions contradictoires. Bref, c'est la belle vie dorée sur tranche de pain sec. La voici enfin appliquée à la lettre, la fameuse devise : Un pour tous, tous pour un. Nous vivons bel et bien tous pour un, désormais. Tous pour UN, pardon ; et même tous pour HUN. »

Bérurier me gratine d'un sourire fromagesque et dit en tartinant du chambourcy onctueux comme une visite de M'sieur le curé :

— Te frappe pas, Mec. Tant qu'on aura du fromage pareil, la vie restera convenable.

Berthe grogne son approbation et M'man bat des cils. Mais qu'est-ce qu'ils ont donc, tous ? Y'a donc plus moyen d'avoir de l'idéal non estampillé ? Unanimes et extasiés qu'ils sont ! C'est la grand-messe, quoi ! Une sorte d'élévation qui dure, qui dure et qui n'en finit pas !

« La Patrie, c'est où on se sent bien », a dit Aristophane. Pourquoi donc ressens-je l'impression pénible de ne plus être tout à fait chez moi ? J'aimerais bien, pourtant, prendre mon panard avec les autres. Ça doit être rudement jouissif, ce grand orgasme collectif, cette fabuleuse partouzette gauloise. En attendant je chemine seul, tout seul avec Sartre dans une main et Céline dans l'autre à la recherche de je ne sais quelle acceptation de la vie et, qui sait ! Peut-être aussi de la mort !

— A quoi que tu rêves ? mastique Béru.

Et comme je tarde à répondre, il me morigène :

— Tu gamberges trop, c'est ça ton vice, San-A. ! La vie, faut jamais se la compliquer, au contraire. Ce qui compte ici-bas, c'est l'équilibre. Après la guerre minable qu'on a eue, les Français en ont classe des grands problèmes. Ils s'en branlent qu'on aille dans la lune ou pas (Charpini mis à part). Ce qui les passionne, c'est pas le Cosmos ni les sous-marins anatomiques, c'est le catch et Intervilles, un point c'est tout ! Ce qu'ils demandent, c'est de ne plus se turlupiner et du moment qu'ils ont trouvé l'homme qui remplace le beurre, ils en profitent pour se mettre en congé, c'est logique et pas plus con qu'autre chose.

Il parle d'or, mon Bérurier. C'est pourtant vrai que la France est en vacances maintenant. En vacances à « La Boisserie ». Le voilà enfin éclairci, mon mystère. La voilà donc expliquée, leur sacrée béatitude. Je suis triste parce que j'ai toujours été triste en vacances, simplement. Peut-être que c'est glandulaire, non ?

— Bravo, Gros, t'as mis le doigt dessus, déclaré-je. Tu as raison : tout est question d'équilibre, d'harmonie. Un peuple fatigué avait envie qu'on le gouverne et il a trouvé un homme qui aime le gouverner ! Faudra que je fasse brûler trois douzaines de cierges, j'avais pas encore pigé. C'est miraculeux. Tiens, dans le « Who's who » ce Bottin mondain, on peut lire dans l'article biographique consacré à Madame de Gaulle qu'elle a pour violon d'Ingres les fleurs et la musique ! Harmonie ! La première dame de France (à gauche en montant le perron) est servie. Car enfin, avec tous les bouquets qu'on lui offre, et toutes les Marseillaise qu'on lui joue, si elle ne trouve pas le moyen de l'accorder, son violon d'Ingres, c'est à désespérer de tout, même de la République.

Harmonie ! Équilibre ! Chacun reçoit un jour ce qu'il attend…

Il suffit d'attendre.

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