Le café expédié, nous prenons l'air dans le jardin, le Gros et moi, tandis que « ces dames » desservent la table. Assis côte à côte sur un banc, nous contemplons le ciel de nuit où tremblotent de rares et fragiles étoiles.
— San-A., appelle mon copain, je te remercie pour tes leçons d'Histoire. Je me sens un peu triste maintenant qu'on a fini…
Je pose la main sur sa belle nuque noueuse, dont le diamètre est celui d'un peuplier adulte.
— Moi aussi, Gros, je me sens tout chose. Ça n'a pas été désagréable, tu sais, cette révision. Oh ! bien sûr, elle a été très incomplète. Je ne t'ai pas cité le dixième des grands noms de l'Histoire et pas le tiers des faits importants. Je ne t'ai pas parlé de Bayard, ni de Pasteur, ni de Clemenceau, par exemple… On a laissé de côté la conquête du Tonkin, l'Entente cordiale et nombre de grands événements, n'importe… Tu as eu droit à l'essentiel pour ce Tour de France échevelé. Je t'ai donné la liste des principaux engagés et les numéros des dossards. Tu sais qui a gagné chaque étape et qui l'a perdue. Et maintenant il faut que je te dise une chose, Béru : ces deux mille ans évoqués ne représentent rien dans l'histoire de l'humanité.
« C'est un petit soupir imperceptible. Les singes évolués que nous sommes redeviendront singes et cet aller-retour lui-même n'aura duré qu'un instant. Regarde les étoiles, si tu deviens pote avec elles, elles te diront que nous sommes une courte illusion ; que la France aussi est une illusion. Que Charlemagne ça n'était pas d'avant-hier, mais que c'est aujourd'hui. Que tous ceux dont nous avons parlé sont encore là, comme sont encore là nos parents ou nos amis défunts.
« Le monde qui était nuées ardentes deviendra cendres froides. Un jour, les contours familiers de notre France s'effaceront, comme, dans l'âtre, la bûche consumée perd ses formes.
« Alors ce jour-là, qui sera un jour sans herbes et sans oiseaux, sans France et sans Bérurier, que restera-t-il de notre passage dans le monstrueux silence des espaces cosmiques, Gros ? »
Béru se lève, toussote et met ses mains aux poches. Comme il est massif et presque beau dans la nuit, notre Béru !
— Ce qui restera, murmure-t-il d'une voix chaude et grave, ce qui restera, San-A. ? Je vais te le dire… Il restera le bruit de nos rires. Quand on se marre, on fait des ondes, Gars, n'oublie pas ! Ces ondes, elles sont en route vers d'autres planètes où que des petits bonshommes les récupéreront pour en rigoler à leur tour. Quèque chose me le dit ; c'est pas possible que je me trompe. Conclusion : faut se grouiller d'évacuer la France chez les Martiens pendant qu'on a encore des poumons pour le faire !
Et Bérurier, en bon Français, se met à rire, à rire, à rire sous les étoiles.