CHAPITRE IX LA TRÈS LONGUE NUIT

Le froid réveilla Rohan. À demi conscient, il se recroquevilla sous sa couverture, pressant le drap contre son visage. Il cherchait à se protéger la figure avec ses mains, mais le froid qui le gagnait empirait d’instant en instant. Il savait qu’il devait se réveiller complètement et pourtant il retardait encore ce moment, sans savoir pourquoi. Brusquement, il s’assit sur sa couchette dans l’obscurité la plus totale. Il reçut le souffle glacial en plein visage. Il se leva à tâtons et, tout en jurant entre ses dents, chercha le climatiseur. Il avait eu si chaud, au moment de se coucher, qu’il avait mis le bouton en plein sur le froid.

L’air de la petite cabine se réchauffait peu à peu, mais à présent, assis sous sa couverture, il ne pouvait plus se rendormir. Il regarda le cadran phosphorescent de sa pendulette — il était trois heures, heure du bord. « Une fois de plus, seulement trois heures de sommeil ! » se dit-il avec colère. Il continuait à avoir froid. La conférence avait duré longtemps, ils s’étaient séparés peu avant minuit. « Tant de parlotes pour rien ! » avait-il pensé.

À présent, dans les ténèbres qui l’entouraient, il aurait donné n’importe quoi pour être de retour à la Base, ne rien savoir de cette maudite Régis III, de son cauchemar sans vie, doué de l’ingéniosité des choses inertes. La majorité des stratèges avait conseillé de se mettre en orbite ; seuls, dès le début, l’ingénieur et le physicien en chef avaient penché du côté de Horpach qui soutenait qu’il fallait rester aussi longtemps que ce serait possible. La chance de retrouver les quatre hommes disparus du groupe de Regnar était peut-être de un pour cent mille ou moins encore. S’ils n’étaient déjà pas morts précédemment, seul un éloignement considérable du lieu du combat avait pu les sauver de l’enfer atomique. Rohan aurait beaucoup donné pour savoir si l’astronavigateur n’avait pas décollé uniquement à cause d’eux ou si d’autres considérations n’avaient pas joué. Ici, tout se présentait autrement que cela ne le ferait, exposé en termes secs dans un rapport, à la lumière calme de la Base, où il faudrait dire que l’on avait perdu la moitié des machines de l’expédition, la principale arme — Le Cyclope avec son lance-antimatière, qui allait représenter désormais un danger supplémentaire pour tout vaisseau atterrissant sur la planète — , que les pertes en hommes s’élevaient à six tués et que, en outre, la moitié de l’équipage avait dû être hospitalisée et que ceux-ci seraient dorénavant incapables de voler, pendant des années et peut-être à jamais. Et qu’ayant perdu des hommes, des machines et le meilleur appareil, on s’était sauvé — car que pouvait être d’autre, à présent, le retour, si ce n’était une vulgaire fuite ? Une fuite devant de petits cristaux microscopiques, création de la petite planète désertique, tout ce qui restait de la civilisation des Lyriens que celle de la Terre avait depuis longtemps rattrapée ! Mais Horpach était-il homme à prendre pareilles considérations en compte ? Peut-être ne savait-il pas lui-même pourquoi il ne décollait pas ? Peut-être comptait-il sur quelque chose ? Mais sur quoi ?

Les biologistes disaient qu’il existait une chance de vaincre les insectes inanimés à l’aide de leur propre arme. Du moment que cette espèce évoluait — tel était leur raisonnement — on pouvait, pourquoi pas ? prendre en main la poursuite de cette évolution. Il fallait tout d’abord introduire, dans une quantité considérable de spécimens que l’on se procurerait, des mutations, des modifications héréditaires d’un type déterminé, qui, au cours de la reproduction, seraient transmises aux générations suivantes et rendraient inoffensive toute cette race cristalline. Cela devrait être une modification très particulière, de façon qu’elle puisse apporter un avantage immédiat et fasse en même temps que cette nouvelle espèce ou variété ait une sorte de talon d’Achille, un point faible où l’on puisse l’atteindre. Mais c’était bien là, justement, un bavardage type de théoriciens : ils n’avaient pas la moindre idée de ce que devrait être cette mutation, comment la mener à bien, comment se saisir d’une quantité considérable de ces maudits cristaux, sans s’engager dans un nouveau combat au cours duquel on risquait d’essuyer une défaite pire que celle de la veille. Et même si tout réussissait, combien de temps faudrait-il attendre les effets de cette évolution à venir ? Ni un jour ni une semaine ! Et alors ? Ils devraient tourner autour de Régis pendant un ou deux ans, peut-être pendant dix ans ? Tout cela n’avait pas le moindre sens.

Rohan eut l’impression qu’il avait exagéré avec le climatiseur : de nouveau, il faisait trop chaud. Il se leva, rejetant la couverture, se lava, s’habilla rapidement et sortit.

L’ascenseur n’était pas là. Il l’appela et, attendant dans la pénombre où tressaillaient les petites lumières du voyant, sentant dans sa tête tout le poids des nuits sans sommeil et des journées pleines de tension, il se mit à écouter le silence nocturne du vaisseau, à travers la rumeur de son sang qui battait à ses tempes. Parfois, il y avait un gargouillement dans les tuyauteries invisibles ; des étages inférieurs montait le ronronnement étouffé des propulseurs travaillant à vide, car ils étaient toujours prêts à prendre le départ à tout instant. Un souffle d’air sec à goût métallique montait du puits vertical, de part et d’autre de la plate-forme sur laquelle il se tenait. Les portes s’ouvrirent, il entra dans la cabine. Il descendit au huitième niveau. Ici, le corridor tournait, suivant la paroi du blindage principal, éclairée par une file de petites lampes bleues. Il avançait, levant automatiquement les pieds au bon endroit, lorsqu’il franchissait les seuils surélevés des caissons hermétiques. Enfin, il aperçut les ombres des hommes qui étaient de service au réacteur principal. Le lieu était sombre ; seuls quelques cadrans brillaient sur les tableaux. Les hommes étaient assis en dessous, dans des fauteuils surbaissés.

— Ils sont morts, dit quelqu’un. (Rohan ne reconnut pas celui qui parlait.) Tu veux parier ? Dans un rayon de cinq milles, il y avait mille röntgens … Ils ne vivent plus. Tu peux être tranquille.

— Alors, pourquoi restons-nous ici ? grommela un autre.

(Non d’après sa place, mais à l’endroit qu’il occupait au contrôle gravimétrique, Rohan se rendit compte que c’était Blank, le bosco.)

— Le vieux ne veut pas rentrer.

— Et toi, tu rentrerais ?

— Que peut-on faire d’autre ?

Il faisait chaud ici, et dans l’air s’élevait une odeur particulière, un parfum artificiel d’aiguilles de pin par lequel on s’efforçait, grâce aux climatiseurs, de camoufler la puanteur des plastiques échauffés lorsque les piles travaillaient, et des tôles de la carcasse blindée. Le résultat était un mélange qui ne ressemblait à rien d’autre, une fois qu’on s’était suffisamment éloigné du huitième niveau. Rohan se tenait debout, invisible pour les hommes assis, le dos appuyé au rembourrage de mousse de la cloison. Ce n’était pas qu’il se cachait : tout simplement, il n’avait pas envie de se mêler à cette conversation.

— Il s’approche peut-être, maintenant …, dit quelqu’un après un court silence.

Le visage de celui qui parlait apparut un instant tandis qu’il se penchait en avant, à moitié rose, à moitié jaune dans le reflet des lampes témoins ; on avait l’impression que la paroi du réacteur regardait les hommes recroquevillés à ses pieds. Rohan, comme tous les autres, devina immédiatement de quoi il était question.

— Nous avons le champ et le radar, rétorqua à contrecœur le bosco.

— Ça t’avancera beaucoup, le champ, lorsque le rayonnement s’élèvera à un billion d’ergs.

— Le radar ne le laissera pas passer.

— C’est à moi que tu dis ça ? Voyons, je le connais comme ma poche.

— Et alors quoi ?

— Quoi ? Il a un antiradar. Un système de brouillage …

— Un drôle de fou ! Nous voilà bien ! Tu étais au poste de pilotage ?

— Non, je n’y étais pas.

— Bon, mais moi, j’y étais. Dommage que tu n’aies pas vu tomber les sondes.

— Ça veut dire quoi, ça ? Qu’ils l’on réglé autrement ? Qu’il est déjà sous leur contrôle ?

« Ils disent tous « ils », se dit Rohan. Comme si c’étaient vraiment des créatures vivantes, douées de raison … »

— Du diable si les protons le savent ! Il paraît que seules ses transmissions sont déréglées.

— Alors pourquoi qu’il lutterait contre nous ?

Le silence tomba de nouveau.

— On ne sait pas où il est ? demanda celui qui n’avait pas été dans le poste de pilotage.

— Non. Le dernier rapport remonte à onze heures. Kralik me l’a dit. Ils l’ont vu qui tournait en rond dans le désert.

— Loin d’ici ?

— Eh quoi, tu as la trouille ? À quelque quatre-vingt-dix milles d’ici. Il ne faut même pas une heure pour parvenir jusqu’à lui. Ou peut-être moins.

— Ça suffit peut-être comme ça, de parler pour ne rien dire, non ? intervint le bosco Blank, d’une voix coléreuse.

Son profil anguleux apparut sur le fond lumineux des petits clignotants bariolés. Tous se turent.

Rohan fit doucement demi-tour et s’éloigna aussi silencieusement qu’il était venu. Sur son chemin, il passa devant deux laboratoires : dans le grand, les lumières étaient éteintes ; dans le petit, c’était allumé. Il voyait la lumière des lustres du plafond tomber obliquement dans le corridor. Il jeta un coup d’œil à l’intérieur.

Autour de la table ronde, rien que des cybernéticiens et des physiciens : Jason, Kronotos, Sarner, Livin, Saurahan et quelqu’un encore qui, le dos tourné aux autres, dans l’ombre d’un panneau incliné, mettait au point le programme d’un grand cerveau électronique.

— … il y a deux solutions pour provoquer des réactions en chaîne, l’une annihilatrice, l’autre avec autodestruction. Toutes les autres sont organiques, disait Saurahan.

Rohan ne franchit pas le seuil. De nouveau, il se tenait là et écoutait sans se faire voir.

— La première solution avec réactions en chaîne consiste à mettre en action un processus qui se poursuivra de lui-même. Pour cela est nécessaire un lance-antimatière qui entrera dans le ravin et y restera.

— Il y en a déjà eu un …, fit remarquer quelqu’un.

— S’il ne possède pas de cerveau électronique, il peut fonctionner même si la température monte à plus d’un million de degrés. Il faut une arme en plasma ; le plasma ne craint pas les températures stellaires. Le nuage se comportera comme il l’a déjà fait. Il s’efforcera d’étouffer la machine, d’entrer en résonance avec les circuits de commande, mais il n’y aura pas de circuits, rien qu’une réaction infranucléaire. Plus il y aura de matière qui entrera en réaction, plus celle-ci sera violente. De la sorte, on peut attirer en un seul endroit et annihiler toute la nécrosphère de la planète …

« La nécrosphère ? … se demanda Rohan. Ah ! ah ! évidemment, puisque ces cristaux sont morts. Rien de mieux que les savants ! Ils sont toujours prêts à inventer quelque joli mot … »

— Ce qui me plaît le plus, c’est la variante avec auto-annihilation, dit Jason. Mais comment vous représentez-vous cela ?

— Eh bien, cela consisterait à provoquer tout d’abord la constitution de deux grands « cerveaux-nuages » bien consolidés, et ensuite à les faire se heurter l’un contre l’autre ; le procédé vise à faire que chaque nuage vienne à considérer l’autre comme son concurrent dans la lutte pour la vie …

— Je comprends, mais comment » pensez-vous y parvenir ?

— Ce n’est pas facile, mais faisable dans le cas où un nuage n’est qu’un pseudo-cerveau et ne possède donc pas la capacité de raisonner …

— La variante organique est pourtant la plus sûre, avec baisse de la moyenne du rayonnement émis …, dit Sarner. Il suffirait de quatre charges d’hydrogène, de cinquante à cent mégatonnes pour chaque hémisphère, au total pas tout à fait huit cents … Les eaux océaniques, en s’évaporant, augmenteront le volume des nuages de vapeur d’eau, l’albédo augmentera et les symbiotes fixés au sol ne pourront leur fournir le minimum d’énergie nécessaire à leur multiplication …

— Le calcul est fondé sur des données incertaines, protesta Jason.

Voyant qu’une querelle de spécialistes allait commencer, Rohan s’éloigna de la porte et s’en fut, poursuivant son chemin.

Au lieu de gagner l’ascenseur, il emprunta l’escalier de fer en colimaçon que normalement personne n’utilisait. Il passa tour à tour sur les paliers des niveaux de plus en plus élevés. Il vit comment, dans le hall des réparations, l’équipe de De Vries s’affairait, avec ses arcs à souder aveuglants, autour des grands arcticiens immobiles. Il aperçut de loin les hublots de l’infirmerie où brûlaient des lumières mauves, voilées. Un médecin passa silencieusement dans le corridor, suivi d’un automate auxiliaire qui portait un assortiment complet d’instruments étincelants. Il passa devant les mess vides et obscurs, les locaux du club, la bibliothèque, enfin il parvint à son propre étage. Il passa à côté de la cabine de l’astronavigateur et s’arrêta à un pas de la porte, comme s’il voulait écouter ce qui se passait chez celui-ci, aussi. Pas le moindre bruit ni le moindre rai de lumière ne filtrait sous le panneau lisse de la porte, et les hublots ronds étaient hermétiquement fermés, leurs vis à tête de cuivre serrées à fond.

Ce ne fut que dans sa cabine qu’il ressentit de nouveau la fatigue. Ses épaules s’affaissèrent, il s’assit lourdement sur sa couchette, se déchaussa et s’appuya contre les coussins, la nuque sur ses poignets croisés. Assis de la sorte, il regardait le plafond bas, faiblement éclairé par la lampe de chevet, où une crevasse de la peinture laquée courait, coupant en deux sa surface bleue.

Ce n’était pas par sentiment du devoir qu’il avait parcouru le vaisseau tout entier, pas davantage parce qu’il était curieux de connaître ce que disaient et comment vivaient les autres. Il avait tout simplement peur de ces heures nocturnes, car alors le poursuivaient des images qu’il ne voulait pas se rappeler. De tous ses souvenirs, le pire était celui de l’homme qu’il avait tué en tirant de près, afin que celui-ci n’en tuât pas d’autres. Il savait que s’il éteignait à présent, il reverrait une fois de plus cette scène, lorsque le fou, un vague sourire inconscient sur les lèvres, avançait en titubant, comme à la poursuite du canon qui tremblait dans sa main, comment il dépassait le corps sans bras couché sur les pierres.

Ce corps, c’était Jarg, Jarg qui était revenu pour mourir bêtement après avoir été miraculeusement sauvé ; une seconde plus tard, l’autre devait s’écrouler sur le cadavre, sa combinaison fumante déchiquetée sur la poitrine. C’était en vain qu’il avait essayé de chasser ce tableau qui se déroulait devant ses yeux en dépit de sa volonté. Il croyait sentir l’odeur de l’ozone, le recul brûlant de la crosse qu’il serrait alors de ses doigts suants ; il entendait aussi la plainte des hommes qu’ensuite, hors d’haleine, il avait traînés pour les attacher comme des gerbes de blé. À chaque fois, le visage tout proche, soudain aveugle, de l’homme brûlé, le frappait par son expression d’impuissance désespérée.

Quelque chose fit un bruit sourd : le livre qu’il avait commencé à lire alors qu’il était encore à la Base venait de tomber. Il avait marqué la page d’un signet blanc, mais il n’avait pas lu une seule ligne, car quand l’aurait-il fait ? Il s’installa plus confortablement. Il pensa aux stratèges qui élaboraient à présent des plans de destruction du nuage, et sa bouche se tordit en un sourire méprisant.

« Ça n’a pas le moindre sens, tout ça …, se dit-il. Ils veulent détruire … et à vrai dire, nous aussi, nous tous, nous voulons détruire cette chose, et pourtant nous ne sauverons personne en le faisant. Régis n’est pas habitée, l’homme n’a rien à chercher ici. D’où cette rage, alors ? C’est tout à fait comme si les autres avaient été tués par un orage ou un tremblement de terre. Aucune intention consciente, aucune pensée hostile ne se sont dressées sur notre route. Un processus inerte d’auto-organisation … est-ce que ça vaut la peine de gaspiller toutes nos forces et toute notre énergie afin d’anéantir cette chose, pour la seule raison que, tout d’abord, nous l’avions prise pour quelque ennemi à l’affût qui, en premier lieu, aurait attaqué Le Condor par traîtrise, pour s’en prendre ensuite à nous ? Combien de phénomènes semblables, stupéfiants, échappant à la compréhension humaine, le Cosmos ne renferme-t-il pas ? Est-ce que nous devons partout nous rendre avec cette énorme puissance dé destruction à bord de nos navires, afin de briser tout ce qui est contraire à notre façon de comprendre ? Comment l’ont-ils donc appelée ? Une « nécrosphère » ; mais alors, c’est aussi une nécro-évolution, une évolution de la matière non vivante. Peut-être les Lyriens auraient-ils eu leur mot à dire, car Régis III était dans leur rayon d’action, peut-être avaient-ils voulu la coloniser après que leurs astrophysiciens leur eurent annoncé que leur Soleil allait se transformer en nova … C’était peut-être pour eux la dernière chance … Si nous étions en pareille situation, évidemment que nous lutterions, évidemment que nous détruirions ces objets cristallins noirs … Mais comme ça ? … À une distance d’un parsec de la Base, éloignée elle-même de la Terre par tant d’années-lumière, au nom de quoi, au fait, sommes-nous ici, à perdre des hommes ? Pourquoi nos stratèges cherchent-ils en pleine nuit la meilleure méthode d’annihilation, alors que — voyons — il ne saurait même être question de vengeance … »

Si Horpach s’était trouvé à présent devant lui, il lui aurait dit tout cela. Combien cela est ridicule et en même temps fou, ce désir de faire payer pour la mort des camarades qui sont morts parce qu’on les a envoyés à cette mort … « Nous avons tout simplement été imprudents, nous avons trop fait confiance à nos lance-antimatière et à nos détecteurs, nous avons commis des erreurs et nous en supportons les conséquences. Nous seuls sommes coupables. »

— Il pensait ainsi, les yeux fermés dans la faible lumière, ses yeux qui le brûlaient comme si des grains de sable s’étaient glissés sous ses paupières. L’homme il le comprenait à présent sans l’aide de mots — ne s’est pas encore élevé à la hauteur voulue, n’a pas encore mérité d’accéder à l’attitude si fièrement appelée géocentrique. Tellement vantée depuis longtemps, elle ne consiste pas seulement à ne rechercher que des êtres semblables à soi-même et à ne comprendre que ceux-là, mais elle doit consister aussi à ne pas se mêler des affaires qui ne vous concernent pas, parce que non humaines. Conquérir le désert, bien sûr, pourquoi pas ? Mais ne pas attaquer ce qui existe, ce qui, au cours de millions d’années, a créé son propre équilibre, qui n’est tributaire de rien ni de personne, si ce n’est des forces de rayonnement et des forces des corps physiques. Et cet équilibre persistant est actif, agissant, ni pire ni meilleur que celui de ces composés albuminoïdes qui ont nom animal ou homme.

C’est ce Rohan-là, plein de cette omni compréhension galacticocentrique de toutes les formes existantes, que vint frapper — telle une aiguille transperçant les nerfs — le hurlement aigu et répété des sirènes d’alarme.

— Tout ce qu’il venait de penser, une seconde plus tôt, disparut, balayé par le bruit insistant qui remplissait tous les niveaux. L’instant d’après, il se précipitait dans le corridor, courait avec les autres au rythme lourd des pas fatigués, dans la chaude respiration des hommes. Avant même d’atteindre l’ascenseur, il sentit non par un de ses sens ou toute sa personne, mais comme par le corps du vaisseau dont il serait devenu une molécule — une secousse apparemment très faible et éloignée, mais qui se transmit à la coque du croiseur depuis le soutènement de la poupe jusqu’à la proue, un coup d’une force qu’on ne pouvait comparer à rien, coup que — et cela, il le sentit — quelque chose reçut et repoussa en souplesse, un quelque chose qui était encore plus gros que L’Invincible.

— C’est lui ! C’est lui ! entendait-on crier parmi les hommes qui couraient. Ils disparaissaient les uns après les autres dans les ascenseurs, les portes se refermaient avec un chuintement, les équipages dévalaient l’escalier en colimaçon, n’ayant pas le temps d’attendre leur tour. Alors, à travers les voix mêlées, les appels, les coups de sifflet des boscos, le signal répété de la sirène d’alarme et les piétinements, du niveau principal parvint une seconde secousse, silencieuse mais d’autant plus puissante, comme le heurt d’un second coup au but. Les lumières du corridor baissèrent puis reprirent leur éclat. Rohan n’avait jamais supposé que l’ascenseur pût aller aussi lentement. Il se tenait là, sans savoir qu’il continuait à appuyer de toutes ses forces sur le bouton et qu’à côté de lui, il n’y avait plus qu’un seul homme, le cybernéticien Livin. L’ascenseur s’arrêta et, alors qu’il en sautait, Rohan entendit le sifflement le plus ténu qu’on puisse imaginer, un sifflement dont les plus hautes harmoniques — il le savait — n’étaient plus perceptibles pour l’oreille humaine. C’était comme le gémissement de toutes les soudures au titane du croiseur. Il parvint à la porte du poste de pilotage au moment même où il comprit que L’Invincible venait de répondre au feu par le feu.

Mais ç’avait été aussi la fin du combat. Devant l’écran, sur son fond de flammes, se dressait la haute silhouette noire de l’astronavigateur ; les lumières du plafond étaient éteintes, exprès peut-être ; à travers des traînées qui rayaient l’écran de haut en bas, se dessinait, brouillant tout le champ de vision, le champignon de l’explosion, adhérant au sol par sa base et en haut gigantesque, ventru, projetant des volutes bulbeuses vers tous les points de l’horizon. Ainsi venait d’être réduit en atomes et anéanti Le Cyclope ; dans l’air, était encore en suspens la terrible et vitreuse vibration de l’explosion qui se dissipait et à travers le bruit de laquelle on entendait la voix monotone du technicien :

— Vingt et six au point zéro … vingt et huit, au périmètre … un et quatre, vingt-deux dans le champ …

« Nous avons mille quatre cent vingt röntgens dans le champ, le rayonnement a rompu la barrière de protection … », comprit Rohan. Il ne savait pas que quelque chose de ce genre fût possible. Mais lorsqu’il regarda le cadran du contrôleur principal de puissance, il comprit quelle était la charge que l’astronavigateur avait utilisée. Avec une telle énergie, on aurait pu faire bouillir une mer intérieure de dimension moyenne. Évidemment … Horpach avait préféré ne pas courir le risque de tirs répétés. Peut-être avait-il exagéré, mais à présent, du moins, ils n’avaient plus qu’un seul adversaire.

Sur les écrans, cependant, se déroulait un spectacle extraordinaire : boursouflé et joufflu, le sommet du champignon flamboyait de toutes les couleurs de l’arc-en-ciel, du vert le plus argenté aux rouges abricot, carmin et écarlates les plus profonds. On ne voyait absolument pas le désert — Rohan s’en aperçut à présent seulement — car une sorte de brouillard épais l’avait enveloppé : le sable, soulevé sur plusieurs dizaines de mètres, qui roulait en vagues, comme si l’étendue s’était transformée en une véritable mer. Pendant ce temps, le technicien continuait à répéter les chiffres lus sur l’échelle :

— Vingt mille au point zéro … huit et six cents au périmètre … un et un, et zéro deux dans le champ …

La victoire remportée sur Le Cyclope fut accueillie par un silence de mort ; car un triomphe consistant à détruire une de ses propres unités et, de surcroît, la meilleure, ne se prêtait pas particulièrement à célébration. Les hommes commencèrent à se disperser, tandis que le champignon de l’explosion continuait de grossir dans l’atmosphère. Il s’embrasa soudain à son sommet d’une seconde gamme de coloris, car il venait d’être touché par les rayons du soleil qui était encore derrière l’horizon. Déjà, il avait franchi les couches supérieures des cirrus glacés et se dressait bien au-dessus, tout en tonalités d’or mauve, d’ambre et de platine. Ces lueurs, par vagues, sortaient de l’écran pour illuminer tout le poste de pilotage qui s’irisait comme si quelqu’un avait barbouillé des couleurs des fleurs terrestres les pupitres émaillés de blanc.

Rohan s’étonna une fois encore, en remarquant la tenue de Horpach. Celui-ci était en manteau. Il portait le pardessus de gala d’un blanc de neige que Rohan lui avait vu la dernière fois lors des cérémonies d’adieux à la Base. Il avait sans doute enfilé le premier vêtement qui lui était tombé sous la main. Debout, les mains dans les poches, ses cheveux gris hérissés sur les tempes, il laissa courir son regard sur les présents.

— Rohan, mon cher, dit-il d’une voix étonnamment douce, veuillez venir dans ma cabine.

Rohan s’approcha et se redressa instinctivement. Alors l’astronavigateur fit demi-tour et se dirigea vers la porte. Ils marchèrent ainsi, l’un derrière l’autre, tout le long du corridor, tandis que, par les bouches de ventilation, on entendait le ronflement de l’air brassé, le bourdonnement sourd et comme coléreux de la masse humaine qui emplissait les niveaux inférieurs.

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