CHAPITRE IV LE PREMIER

Des ténèbres noires, phosphorescentes et soyeuses l’entouraient de toutes parts. Il étouffait. Avec des mouvements désespérés, il s’efforçait de repousser les volutes immatérielles qui l’enveloppaient, mais il s’enfonçait de plus en plus ; un cri étranglé dans la gorge, il cherchait en vain son arme ; il était nu. Il tendit une dernière fois toutes ses forces pour pousser un cri.

Un bruit assourdissant l’arracha au sommeil. Rohan sauta en bas de sa couchette, à moitié conscient, sachant seulement qu’il était entouré de ténèbres au sein desquelles sonnait de façon continue le signal d’alarme. Cela, ce n’était plus un cauchemar. Il alluma la lumière, sauta dans sa combinaison et courut vers l’ascenseur. Des hommes se pressaient devant la cage, à chaque étage. On entendait le long grondement des signaux ; des lettres rouges, « ALERTE », flamboyaient sur les murs. Il entra en courant dans le poste de pilotage. L’astronavigateur, habillé comme en plein jour, se tenait devant l’écran principal.

— J’ai déjà décommandé l’alerte, dit-il d’une voix calme. Ce n’est que la pluie. Regardez plutôt, Rohan : un très joli spectacle.

Et, de fait, l’écran qui permettait de voir la partie supérieure du ciel nocturne, brillait de milliers d’étincelles dues à des décharges électriques. Les gouttes de pluie, en tombant du ciel, se heurtaient à la protection invisible du champ de force qui recouvrait L’Invincible telle une énorme calotte, et, se transformant en un clin d’œil en de microscopiques explosions flamboyantes, éclairaient tout le paysage d’une lumière vacillante, semblable à une aurore boréale cent fois multipliée.

— Il va falloir mieux programmer les appareils, dit Rohan à voix basse, déjà tout à fait réveillé. (Il n’avait plus sommeil.) Je dois dire à Terner de ne pas brancher l’annihilation. Sinon, la moindre poignée de sable apportée par le vent nous tirera du lit au milieu de la nuit …

— Admettons que ç’ait été un exercice, des sortes de manœuvres, répondit l’astronavigateur qui semblait être de particulièrement bonne humeur. Il est quatre heures du matin. Vous pouvez regagner votre cabine, Rohan.

— À vrai dire, je n’en ai nulle envie. Est-ce que vous ? …

— J’ai déjà dormi … Quatre heures de sommeil me suffisent. Après seize années d’apesanteur, le rythme du sommeil et de l’état de veille n’a plus aucun rapport avec les vieilles habitudes terrestres. Je me suis demandé comment protéger au mieux les équipes d’exploration. C’est se créer bien des embarras que d’emmener partout des ergorobots et de déployer des champs de force protecteurs. Qu’en pensez-vous ?

— On pourrait donner aux hommes des émetteurs de champ individuels. Mais cela ne résout pas tout, non plus. Un homme qui est enfermé dans une bulle énergétique ne peut rien toucher de ses mains … vous savez bien, Monsieur, ce qu’il en est. Et si, de surcroît, le rayon de cette bulle vient à diminuer trop considérablement, on peut parfaitement se brûler soi-même. J’ai déjà vu des accidents de ce genre.

— J’ai même pensé à la chose suivante : ne laisser personne descendre à terre et travailler seulement à l’aide de robots gouvernés à distance, reconnut l’astronavigateur. Oui, mais c’est bon pour quelques heures, pour un jour à la rigueur, alors qu’il me semble que nous devrons rester ici plus longtemps …

— Mais alors, qu’avez-vous l’intention de faire ?

— Chaque groupe aura sa propre base de départ entourée d’un champ de force, mais les chercheurs devront, individuellement, disposer d’une certaine liberté de mouvements. Dans le cas contraire, nous nous serions si bien assurés contre les accidents possibles que nous ne parviendrions à rien. La condition nécessaire est que chaque homme travaillant en dehors du champ de force ait derrière lui un homme protégé, qui veillera à ses déplacements. Ne jamais disparaître des yeux des autres — tel est le premier principe sur Régis III.

— À quoi m’affecterez-vous ?

— Aimeriez-vous travailler au Condor !.. Je vois que non. Restent la « ville » ou le désert. Vous pouvez choisir.

— Je choisis la « ville », Monsieur. Je considère toujours que le mystère se trouve caché là-bas.

— Possible. Par conséquent demain ou à vrai dire aujourd’hui, car c’est déjà l’aube, vous prendrez avec vous votre équipe d’hier. Je vous donnerai deux arcticiens de plus. Vous ferez bien de prendre aussi quelques lasers manuels, car j’ai l’impression que « ça » agit à faible distance …

— « Ça » ? Qu’est-ce que c’est ?

— Si je savais ! À … a … Prenez donc aussi une roulante, pour être tout à fait indépendant de nous et, en cas de besoin, pouvoir travailler sans avoir à vous faire ravitailler par le vaisseau …

Un soleil rouge, qui ne chauffait presque pas, avait parcouru le firmament. Les ombres des constructions grotesques s’allongeaient et se rejoignaient. Le vent faisait se déplacer sans cesse dans une autre direction les dunes mobiles entre les pyramides métalliques. Rohan était assis sur le capot du gros transporteur, et observait à la jumelle Gralew et Chen qui, au-delà de la limite du champ de force, procédaient à des fouilles au pied d’un « rayon de miel » noirâtre. La courroie qui maintenait son laser portatif lui sciait la nuque. Il la rejeta en arrière autant qu’il le put, sans quitter les deux hommes de vue. Le chalumeau à plasma, dans la main de Chen, brillait comme un petit diamant aveuglant. Un signal d’appel, se répétant rythmiquement, lui parvint de l’intérieur du véhicule, mais pas un instant il ne détourna la tête. Il entendit le chauffeur répondre à la base.

— Monsieur le navigateur ! Ordre du commandant ! Nous devons rentrer immédiatement ! lui cria Jarg, plein d’excitation, sortant la tête par la trappe de la tourelle.

— Rentrer ? Pourquoi ?

— Je n’en sais rien. Ils répètent sans cesse le signal de retour immédiat et quatre fois EV.

— EV ? ! Oh, que je suis engourdi ! Ça veut dire que nous devons nous hâter. Passe-moi le microphone et fais partir des fusées.

Au bout de dix minutes, tous les hommes de la zone extérieure étaient déjà dans les véhicules. Rohan conduisait sa petite colonne aussi vite que le permettait le terrain accidenté. Blank, qui assumait à présent auprès de lui les fonctions de liaison, lui tendit soudain les écouteurs. Rohan se laissa glisser à l’intérieur du transporteur où régnait une odeur de plastique échauffé et, dans le courant d’air provenant du ventilateur et qui faisait voler ses cheveux, il se mit à écouter les échanges de signaux entre le groupe de Gallagher, travaillant dans le Désert Occidental, et L’Invincible. Un orage semblait se préparer. Depuis le matin déjà, les baromètres étaient descendus, mais ce n’était qu’à présent qu’apparaissaient au-dessus de l’horizon des nuages étirés, d’un bleu marine foncé. Au-dessus, le ciel était pur. On ne pouvait pas dire qu’il n’y eût pas de parasites dans l’air : il y avait tant de friture sur les ondes que les transmissions ne pouvaient se faire qu’en morse. Rohan captait des groupes de signaux conventionnels. Il avait pris l’écoute trop tard et ne comprenait pas de quoi il s’agissait exactement ; le groupe de Gallagher rentrait également à la base, le plus rapidement possible ; sur le vaisseau, c’était l’état d’alerte et tous les médecins avaient été appelés à leur poste.

— Les médecins ont été alertés, dit-il à Ballmin et Gralew qui le regardaient. Un accident. Mais certainement rien d’important. Peut-être un éboulement, qui a pu ensevelir quelqu’un.

S’il disait cela, c’est parce que l’on savait que les hommes de Gallagher devaient entreprendre des forages géologiques dans un lieu qui avait été choisi lors d’une expédition préparatoire. À vrai dire, il n’en croyait rien : ce n’était sans doute pas un simple accident de travail.

Ils n’étaient qu’à six kilomètres à peine de la base, mais l’autre groupe avait probablement été rappelé bien plus tôt, car au moment même où ils aperçurent la sombre silhouette verticale de L’Invincible, ils coupèrent des empreintes de chenilles tout à fait fraîches ; or, avec un vent pareil, elles n’auraient plus été visibles au bout d’une demi-heure.

Ils s’approchèrent de la limite extérieure du champ et commencèrent à appeler le poste de commandement, pour qu’on leur ouvrît le passage. Étrangement, ils durent attendre un long moment avant de recevoir une réponse à leur appel. Les lumières bleues convenues finirent par s’allumer et ils pénétrèrent à l’intérieur du périmètre. Le groupe du Condor était déjà là. C’était donc lui qui avait été rappelé avant eux, et non les géologues de Gallagher. Les voitures sur chenilles étaient arrêtées, les unes à côté de la rampe, les autres obstruant le passage, la pagaille régnait, des gens couraient, s’enfonçant jusqu’aux genoux dans le sable, les automates allumaient et éteignaient leurs phares.

Le crépuscule tombait déjà. Pendant un instant, Rohan ne put s’orienter dans ce désordre. Soudain, d’en haut, partit un rayon d’une blancheur éblouissante. Le grand projecteur donna à la fusée l’apparence d’un immense phare. Le rayon tâtonna jusqu’à ce qu’il eût découvert, loin dans le désert, une colonne de lumières qui oscillait, tantôt montant, tantôt descendant, tantôt dérivant d’un côté ou de l’autre, comme si vraiment approchait une armada de navires. De nouveau jaillirent les lumières du champ de force que l’on ouvrait. Les machines n’étaient pas encore arrêtées que les hommes de Gallagher qui s’y tenaient sautaient dans le sable, tandis qu’un second projecteur monté sur roues venait vers eux, depuis la rampe. À travers une haie de machines, repoussées de part et d’autre, s’avançait un groupe d’hommes, entourant une civière sur laquelle quelqu’un était étendu.

Au moment où la civière passait devant lui, Rohan écarta d’un coup de coude ceux qui se tenaient à côté de lui, et il se figea sur place. Sur le moment, il avait pensé qu’un malheureux accident s’était vraiment produit, mais l’homme couché sur la civière avait les bras et les jambes attachés.

Se débattant de tout son corps au point que les liens grinçaient, l’homme ligoté, la bouche démesurément ouverte, poussait des glapissements affreux. Le groupe passa devant lui, suivant, pour se diriger, le faisceau des projecteurs, et Rohan, immobilisé dans l’obscurité, continuait à être poursuivi par les glapissements inhumains qui ne ressemblaient à rien qu’il n’eût jamais entendu. La tache blanche avec les gens qui se mouvaient en son centre diminua, montant le long de la rampe, et disparut dans l’écoutille béante de la soute à marchandises. Rohan commença à demander ce qui s’était passé, mais les hommes de l’équipe du Condor qui se trouvaient autour de lui n’en savaient pas plus que lui-même.

Un bon moment s’écoula avant qu’il ne reprît suffisamment de sang-froid pour faire rétablir un semblant d’ordre. La file des machines arrêtées se remit en marche, en faisant gronder ses moteurs, pour gravir la rampe, des lumières s’allumèrent au-dessus de l’ascenseur, le groupe debout autour de lui commença à diminuer, enfin Rohan lui-même monta l’un des derniers, en même temps que les arcticiens lourdement chargés, dont le calme lui sembla d’une ironie particulièrement perfide. À l’intérieur de la fusée, on entendait les longues sonneries des informateurs et des téléphones intérieurs, sur les murs continuaient à briller les appels d’urgence lancés aux médecins. Ces appels s’éteignirent presque immédiatement. Les couloirs se vidaient peu à peu. Une partie de l’équipage descendait vers les mess ; il entendait des conversations dans les corridors où des pas résonnaient, un arcticien attardé avançait lourdement en direction du département des robots, enfin tout le monde se dispersa mais lui restait là, comme atteint d’impuissance, comme s’il avait perdu l’espoir de comprendre ce qui était arrivé, comme s’il était gagné par la certitude qu’il ne saurait y avoir la moindre explication et que jamais il n’y en aurait.

— Rohan !

Gaarb se tenait devant lui. Cet appel lui redonna le sens du réel. Il tressaillit.

— C’est vous ? Docteur … vous avez vu ? Qui était-ce ?

— Kertelen.

— Quoi ? ! C’est impossible !

— Je l’ai vu presque jusqu’à la fin …

— Jusqu’à quelle fin ?

— J’étais avec lui, expliqua Gaarb d’une voix au calme artificiel.

Rohan voyait les lumières du couloir qui étincelaient dans ses lunettes.

— Le groupe qui explorait le désert … balbutia-t-il.

— Exactement.

— Et que lui est-il arrivé ?

— Gallagher avait choisi cet endroit en s’en reportant aux résultats des sondages sismologiques … nous avons découvert un labyrinthe de petites gorges en zigzag, expliquait Gaarb d’une voix lente, comme s’il ne s’adressait pas à Rohan, mais cherchait à se remémorer exactement la succession des événements. Il y a là-bas des roches tendres d’origine organique, ravinées par les eaux, c’est plein de grottes, de cavernes, nous avons dû laisser les véhicules à chenilles sur le plateau supérieur … Nous marchions non loin l’un de l’autre ; nous étions onze. Les ferromètres indiquaient la présence d’une quantité considérable de fer ; nous cherchions à le localiser. Kertelen pensait que des machines étaient cachées quelque part …

— Oui. À moi aussi, il a dit quelque chose dans ce goût-là … Et qu’est-ce qu’il s’est passé ensuite ?

— Dans l’une des cavernes, tout à fait en surface, sous une couche de limon — il y a même des stalactites et des stalagmites là-bas — il a découvert quelque chose dans le genre d’un automate.

— Vraiment ? !

— Non, ce n’est pas ce que vous pensez. Une vraie carcasse, rongée non pas par la rouille — c’est fait d’un alliage inoxydable — mais corrodée, à demi réduite en cendres, des débris, pas autre chose.

— Mais peut-être d’autres …

— Du moment que cet automate est vieux d’au moins trois cent mille ans …

— Comment pouvez-vous le savoir ?

— Car sur la surface supérieure s’est déposée de la chaux, au fur et à mesure que l’eau coulant des stalactites de la voûte s’est évaporée. Gallagher en personne a fait des estimations, en tenant compte du temps d’évaporation, de formation du dépôt et de son épaisseur. Trois cent mille ans, c’est l’estimation la plus modeste … Du reste, savez-vous à quoi ressemble cet automate ? Aux fameuses ruines !

— Ça n’a donc rien d’un automate !

— Pardon. Il devait se mouvoir, mais pas sur deux jambes. Il ne ressemblait pas davantage à un crabe. Nous n’avons du reste pas eu le temps de l’étudier, car tout de suite après …

— Qu’est-il arrivé ?

À intervalles réguliers, je comptais nos hommes. J’étais sous la protection du champ de force, j’étais chargé de les surveiller, vous me comprenez … mais, n’est-ce pas, ils portaient tous des masques, vous savez ce que c’est, ils se ressemblaient tous, d’autant plus que les couleurs des combinaisons n’étaient plus visibles, car ils étaient couverts de fange. À un certain moment, un homme a manqué à mon compte. J’ai appelé tous les autres et nous avons commencé à chercher. Kertelen était très content de sa découverte et il était parti fureter plus loin … Je pensais qu’il s’était tout simplement enfoncé dans un embranchement du ravin … C’est plein de culs-de-sac, mais ils sont tous courts, plats, parfaitement éclairés … Soudain, il est sorti de derrière un tournant et a marché droit sur nous. Dans cet état-là, déjà. Nygren était avec nous, il a pensé que c’était un coup de chaleur …

— Mais alors, qu’a-t-il au juste ?

— Il est inconscient. Non, pas exactement. Il peut marcher, bouger, mais il est impossible d’entrer en contact avec lui. En outre, il ne sait plus parler. Avez-vous entendu sa voix ?

— Oui.

— À présent, on dirait qu’il est un peu fatigué. Auparavant, c’était pire. Il ne reconnaissait aucun de nous. Au premier moment, c’est ça qui a été le plus effrayant. « Kertelen, où étais-tu parti ? » lui criai-je, et lui est passé à côté de moi, tout à fait comme s’il était devenu sourd ; il nous a tous dépassés et est parti vers l’entrée de la gorge, mais d’une façon telle, d’un tel pas que ça nous a fait à tous froid dans le dos. Tout simplement, eh bien, comme si on l’avait changé. Il ne réagissait pas aux appels, aussi nous avons dû partir à sa poursuite. Il s’est passé de ces choses ! En un mot, il a fallu le ligoter, autrement, nous n’aurions pas pu le ramener.

— Que disent les médecins ?

— Gomme d’habitude, ils parlent latin, mais en dehors de ça, ils ne savent rien. Nygren est avec Sax chez le commandant, tu peux demander là-bas …

Gaarb s’éloigna d’un pas lourd, penchant la tête à sa façon. Rohan prit l’ascenseur et monta au poste de pilotage. Il était vide, mais en passant à côté de la chambre des cartes, il entendit la voix de Sax à travers la porte mal fermée. Il entra.

— … comme une disparition complète de la mémoire. C’est comme ça que ça se présente, disait le neurophysiologiste.

Il se tenait le dos tourné à Rohan, regardant des radiographies qu’il tenait à la main. Derrière le bureau, penché sur le livre de bord ouvert, était assis l’astronavigateur, la main levée et appuyée contre le rayonnage plein de cartes du ciel étroitement roulées. Il écoutait Sax en silence ; ce dernier remettait lentement les clichés dans leur enveloppe.

— Une amnésie. Mais exceptionnelle. Il a non seulement perdu tout souvenir de son passé, mais aussi la parole, la capacité d’écrire, de lire ; à dire vrai, c’est même davantage que de l’amnésie : une décomposition complète, un anéantissement de la personnalité. Il n’en reste rien, hormis les réflexes les plus primitifs. Il est capable de marcher et de manger, mais seulement si on lui porte les aliments à la bouche. Il saisit, mais …

— Il voit et il entend ?

— Oui. Certainement. Mais il ne comprend pas ce qu’il voit. Il ne distingue pas les hommes des objets.

— Les réflexes ?

— Normaux. C’est une affaire centrale.

— Centrale ?

— Oui. Cérébrale. Comme si toutes les traces de la mémoire avaient été effacées d’un seul coup.

— Mais alors … l’autre, l’homme du Condor …

— Oui. À présent, j’en suis certain. C’était la même chose dans l’autre cas.

— J’ai vu une fois quelque chose de semblable … dit l’astronavigateur d’une voix très basse, presque dans un murmure. (Il regardait en direction de Rohan, mais ne le voyait pas.) C’était dans l’espace …

— Ah ! je sais ! Dire que je n’y ai pas pensé ! s’écria le neurophysiologiste d’un ton excité. Amnésie complète après exposition magnétique, c’est bien ça ?

— Oui.

— Je n’ai jamais vu ce sujet. Je ne connais le cas qu’en théorie. Ça s’est bien produit il y a longtemps, pendant une traversée à grande vitesse d’un champ magnétique ?

— Oui. Mais attention : dans des conditions bien particulières. Ce n’est pas tant l’intensité du champ qui compte que son gradient et que la violence avec laquelle se produit la modification. S’il y a dans l’espace des gradients considérables — or il y a des sauts très brusques — des détecteurs les découvrent à distance. Naguère, cela n’existait pas …

— C’est vrai … répéta le médecin. C’est vrai … Ammarhatten a fait des expériences de ce genre sur des singes et des chats. Il les soumettait à l’action de champs magnétiques intenses, jusqu’à ce qu’ils perdent la mémoire …

— Oui. Ça a un rapport certain avec les stimulations électriques du cerveau.

— Mais, dans le cas présent, réfléchissait Sax à haute voix, en plus du rapport de Gaarb, nous avons les dépositions de tous les hommes de son équipe. Un puissant champ magnétique … il doit bien s’agir de centaines de milliers de gauss, non ?

— Des centaines de milliers n’auraient pas suffi. Il en faut des millions, déclara l’astronavigateur d’un ton catégorique.

À présent seulement, son regard se fixa sur Rohan :

— Entrez et fermez la porte.

— Des millions ? Est-ce que les appareils de bord n’auraient pas découvert un pareil champ ?

— Tout dépend des circonstances, répondit Horpach. S’il était concentré sur un très petit espace, s’il avait — disons — la circonférence de ce globe et qu’il ait été à l’extérieur de l’écran …

— En un mot, si Kertelen avait mis sa tête entre les deux pôles d’un électro-aimant gigantesque ? …

— Et ça encore ne suffirait pas. Le champ doit osciller à une fréquence déterminée.

— Mais là-bas, il n’y avait pas le moindre aimant, pas une seule machine à l’exception de ces décombres rouillés, rien, seulement des gorges lavées par les eaux, des galets et du sable …

— Et des cavernes, lança Horpach d’une voix douce, comme indifférente.

— Et des cavernes … Pensez-vous, Monsieur, que quelqu’un l’a attiré dans l’une de ces cavernes et qu’il y avait là un aimant ? Voyons, c’est pourtant …

— Comment l’expliquez-vous alors ? demanda le commandant comme si cette conversation commençait à l’ennuyer ou à le décourager.

Le médecin garda le silence.

À trois heures quarante du matin, tous les niveaux de L’Invincible furent emplis du bruit interminable des signaux d’alarme. Les hommes sautèrent en bas de leurs lits et, jurant énergiquement, ils s’habillèrent à la hâte et coururent à leurs postes. Rohan se trouva au poste de pilotage cinq minutes après le premier coup de sirène. L’astronavigateur n’était pas encore là. Il se précipita vers l’écran principal. La nuit noire était illuminée vers l’ouest par une quantité fourmillante de petits éclairs blancs. On aurait dit que, partant d’un seul radiant, une nuée de météorites attaquait la fusée. Il jeta un coup d’œil sur les horloges de contrôle du champ. Il avait programmé lui-même les automates qui — il le savait — ne pouvaient réagir ni à la pluie ni à une tempête de sable. Quelque chose volait, venant du désert invisible, et se résolvait en des éclaboussures de perles de feu ; des décharges électriques se produisaient sur la surface du champ et les projectiles énigmatiques, renvoyés alors qu’ils étaient déjà en flammes, produisaient des traînées paraboliques d’un éclat de plus en plus faible en glissant le long de la surface convexe du champ. Les sommets des dunes apparaissaient par instants dans les ténèbres, les aiguilles oscillaient paresseusement sur les cadrans, puisque la force effectivement employée par l’ensemble des lanceurs de Dirac pour anéantir le bombardement énigmatique, était relativement faible. Entendant dans son dos les pas du commandant, Rohan regarda l’ensemble des détecteurs spectroscopiques.

— Nickel, fer, manganèse, béryllium, titane, lut l’astronavigateur debout à côté de lui, sur le cadran fortement éclairé. Je donnerais cher pour voir ce que c’est au juste.

— Une pluie de particules métalliques, dit Rohan d’une voix lente. À en juger par les décharges, leurs dimensions doivent être faibles …

— J’aimerais bien les voir de près … grommela l’astronavigateur. Qu’en pensez-vous, nous risquons le coup ?

— Quoi ? Déconnecter le champ ? Oui. Pour une fraction de seconde. Une infime partie parviendra à l’intérieur du périmètre, et nous barrerons la route au reste en rebranchant le champ …

Rohan fut long à répondre.

— Après tout, pourquoi pas ? finit-il par dire d’un ton hésitant.

Mais avant que l’astronavigateur n’ait eu le temps de s’approcher du pupitre de commande, la fourmilière de lumières s’éteignit aussi soudainement qu’elle était apparue, et les ténèbres retombèrent, telles que les connaissent les planètes dépourvues de lune et qui tournent loin des amas d’étoiles du centre de la galaxie.

— La pêche n’a pas réussi, grogna Horpach.

Il resta un bon moment, la main sur l’interrupteur central, puis il fit un léger mouvement de tête à l’adresse de Rohan et sortit. Le son angoissant des signaux indiquant la fin de l’alerte emplissait tous les niveaux. Rohan soupira, regarda une fois encore les écrans totalement noirs à présent et s’en retourna dormir.

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