CHAPITRE PREMIER LA PLUIE NOIRE

L’Invincible, croiseur de seconde classe, la plus grande unité dont disposait la Base installée dans la constellation de la Lyre, suivait une trajectoire photonique à l’extrême bord de la constellation. Les quatre-vingt-trois hommes de l’équipage dormaient dans l’hibernateur en tunnel du pont central. Comme la traversée était relativement courte, au lieu d’une hibernation complète, on avait eu recours à un sommeil renforcé où la température du corps ne tombait pas en dessous de dix degrés. Dans le poste de pilotage, seuls les appareils automatiques travaillaient. Dans leur champ de vision, sur le réticule du viseur, s’étalait le disque du soleil, guère plus chaud qu’une simple naine rouge. Lorsque sa circonférence occupa la moitié de la largeur de l’écran, la réaction annihilatrice de matière fut arrêtée. Pendant quelque temps, un silence de mort régna dans tout le vaisseau. Les climatiseurs et les machines à calculer travaillaient sans bruit. La vibration si ténue qui accompagnait l’émission du faisceau lumineux s’était tue ; la colonne de lumière, auparavant, partait de la poupe et, comme une épée de longueur infinie plongée dans les ténèbres, propulsait le vaisseau par réaction. L’Invincible continuait à avancer à la même vitesse, proche de celle de la lumière, inerte, sourd et apparemment vide.

Puis des petites lumières commencèrent à se renvoyer des clignotements de pupitres en pupitres inondés de la roseur du lointain soleil qui apparaissait sur l’écran central. Les bandes magnétiques se mirent en mouvement. Les programmes se glissaient lentement à l’intérieur d’un appareil, puis d’un autre et d’un autre encore, les commutateurs faisaient jaillir des étincelles et le courant arrivait dans les circuits avec un bourdonnement que nul n’entendait. Les moteurs électriques, venant à bout de la résistance des huiles de graissage depuis longtemps figées, se mettaient en marche et passaient à un gémissement aigu. Les barres mates de cadmium émergeaient des réacteurs auxiliaires, les pompes magnétiques faisaient pénétrer la solution de soude liquide dans le serpentin du refroidisseur. Un frémissement parcourut les tôles des niveaux inférieurs, tandis que de faibles craquements naissaient à l’intérieur des cloisons, comme si des troupeaux entiers d’animalcules y prenaient leurs ébats et frappaient le métal de leurs ongles. C’était le signe que les vérificateurs mobiles autoréparateurs avaient déjà pris leur départ pour un périple de plusieurs kilomètres, afin de contrôler chaque joint de poutrelle, l’étanchéité de la coque, l’intégrité des assemblages métalliques. Le vaisseau tout entier s’emplissait de murmures, de mouvement, s’éveillait et, seul, son équipage dormait encore.

À son tour, un automate qui avait absorbé sa bande programmée envoya des signaux au poste de commande de l’hibernateur. À l’afflux d’air froid, un gaz d’éveil fut mêlé. Entre les rangées de couchettes, un vent chaud se mit à souffler, envoyé par les bouches d’air disposées dans le plancher. Pourtant, longtemps encore, les hommes semblèrent ne pas vouloir s’éveiller. Certains agitaient les bras au hasard ; le vide de leur sommeil glacé était à présent empli de délires et de cauchemars. Enfin quelqu’un, le premier, ouvrit les yeux. Le vaisseau était prêt : depuis quelques minutes, ce qui avait été l’obscurité des longs corridors, des cages d’ascenseurs, des cabines, du poste de pilotage, des sas pressurisés, avait été dissipé par l’éclat blanc du jour artificiel. Et tandis que l’hibernateur s’emplissait de la rumeur des soupirs humains et des gémissements à demi conscients, le navire — semblant, dans son impatience, n’avoir pu attendre le réveil de l’équipage — amorçait la manœuvre préliminaire de freinage. Sur l’écran central, apparurent les traînées de feu de la proue. L’inertie apparente du vaisseau lancé à une vitesse proche de celle de la lumière fut troublée par une secousse. Les 18 000 tonnes de L’Invincible, accrues par l’énorme vitesse, étaient comme comprimées par une force puissante appliquée aux rétros-fusées de proue. Dans les chambres cartographiques, les cartes roulées frémirent sur leur bâton. Ici et là, des objets qui n’avaient pas été assez étroitement fixés bougeaient comme s’ils revenaient à la vie ; dans les cambuses, la vaisselle, en se heurtant, cliquetait. Les dossiers des fauteuils de mousse, vides, s’inclinèrent, les courroies et les câbles muraux des ponts commencèrent à osciller. Les sons mêlés du verre, des tôles, des plastiques passèrent comme une vague à travers tout le vaisseau, de la proue à la poupe. On entendait déjà un bourdonnement de voix en provenance de l’hibernateur ; les hommes revenaient à l’état de veille, au sortir d’un néant où ils avaient été plongés pendant sept mois.

Le vaisseau perdait de sa vitesse. Sur les écrans, la planète recouvrit les étoiles, enveloppée de la laine rousse des nuages. Le miroir convexe de l’océan où se reflétait le soleil approchait de plus en plus lentement. Dans le champ de vision apparut un continent gris foncé, troué de cratères. Les hommes, placés à leurs postes, ne voyaient rien. Dans les profondeurs, loin en dessous, dans les entrailles titanesques du propulseur, grossissait un hurlement étouffé. Le nuage qui s’était trouvé pris dans le rayon de recul s’éclaira d’un éclat de mercure, se dissipa et disparut. Le rugissement des moteurs décupla un instant. Le disque roussâtre s’aplatissait pour devenir un sol. On pouvait déjà voir, chassées par le vent, des dunes en l’orme de faucille, des traînées de lave s’écartant, comme les rayons d’une roue, du cratère le plus proche. Les tuyères de la fusée vibrèrent sous l’action de la chaleur réfléchie, plus forte que celle du soleil.

— Toute la puissance dans l’axe. Poussée statique.

Les aiguilles se déplaçaient paresseusement vers un nouveau secteur du cadran. La manœuvre s’effectua sans erreur. Le vaisseau, tel un volcan renversé exhalant le feu, restait suspendu à un demi-mille au-dessus de la surface grêlée, où des bancs de rochers étaient noyés dans les sables.

— Toute la puissance dans l’axe. Réduire la poussée statique.

On voyait déjà l’endroit où, soufflant verticalement vers le bas, la poussée de la réaction frappait le sol. Une tempête de sable roux s’y était levée. De la poupe partirent des éclairs violets, apparemment silencieux, car leurs grondements étaient couverts par le hurlement des gaz. La différence de potentiel s’annula, les éclairs disparurent. Une cloison de compartiment se mit à gémir, le commandant l’indiqua d’un mouvement de tête à l’ingénieur en chef : résonance. Il faut supprimer ça … Mais nul ne dit mot, les transmissions hurlaient, le vaisseau descendait à présent sans le moindre frémissement, comme une montagne d’acier suspendue à des filins invisibles.

— Demi-puissance dans l’axe. Petite poussée statique.

En vagues concentriques, comme les vagues d’un véritable océan, dans toutes les directions couraient les lames fumantes du sable du désert. L’épicentre, touché à faible distance par la flamme touffue des échappements, ne fumait plus. Le sable se transforma en un miroir rouge, en un étang bouillonnant de silice fondue, en une colonne d’explosions tonitruantes, puis disparut. Dénudé comme un os, le vieux basalte de la planète commençait à se ramollir.

— Les piles sur la course à vide. Poussée froide.

La couleur azurée du feu atomique s’éteignit. Des tuyères jaillirent les faisceaux coniques des boranes entrant en combustion ; en un instant, un vert spectral inonda le désert, les parois des cratères rocheux et les nuages qui les surplombaient. L’assise basaltique sur laquelle devait venir se poser la large poupe de L’Invincible ne risquait plus de fondre.

— Les piles à zéro. Apprêtez-vous à atterrir par poussée froide.

Tous les cœurs battirent plus vite, les yeux se penchèrent sur les instruments, les poignées devinrent humides sous la crispation des paumes moites. Ces paroles sacramentelles signifiaient qu’ils ne rebrousseraient plus chemin, qu’ils allaient marcher sur un sol véritable. Même si ce n’était que le sable d’un globe désertique, il y aurait lever et coucher du soleil, horizon et nuages et vent.

— Atterrissage ponctuel au nadir.

Le vaisseau était plein du gémissement interminable des turbines. Le faisceau conique du feu vert le relia à la roche fumante. De toutes parts s’élevèrent des nuages de sable qui aveuglèrent le périscope des étages centraux ; dans le poste de pilotage, et là seulement, apparaissaient et disparaissaient comme auparavant, sur l’écran des radars, les contours du paysage noyés dans un chaos de typhon.

— Stop au contact.

Le feu contrarié bouillonnait sous la poupe, écrasé millimètre par millimètre sous l’astronef qui s’abaissait ; l’enfer vert projetait de longues éclaboussures dans la profondeur des nuages de sable déchaînés. L’écart entre la poupe et le basalte échauffé du roc devint une étroite lézarde, une traînée de combustion verte.

— Zéro zéro. Tous les moteurs stop.

Une sonnerie. Un choc, un seul, comme d’un énorme cœur qui éclate. La fusée s’était arrêtée. L’ingénieur en chef se tenait debout, les deux mains sur les poignées des réacteurs de secours ; le rocher pouvait fort bien céder. Ils attendaient tous. L’aiguille des secondes continuait à avancer de son mouvement d’insecte. Le commandant observa pendant un instant l’indicateur de la verticale : sa petite lumière argentée ne s’écarta pas l’espace d’une seconde du Zéro rouge. Ils se taisaient. Les tuyères portées à l’incarnat commençaient à se rétracter, émettant une série de bruits caractéristiques, semblables à un gémissement enroué. Le nuage rougeâtre, soulevé sur des centaines de mètres, retombait lentement. En émergea le sommet aplati de L’Invincible ; ses flancs, grillés par le frottement de l’atmosphère, ressemblaient à présent, par leur couleur, à de la vieille roche ; le blindage double était tout rugueux. Le tourbillon roux continuait autour de la poupe, mais le vaisseau était parfaitement immobile, comme s’il était devenu une partie de la planète et qu’il tournât à présent avec elle d’un mouvement paresseux qui se poursuivait depuis des siècles, sous le ciel violet où les plus grosses étoiles brillaient, qui ne devenaient invisibles que dans le voisinage immédiat du soleil rouge.

— La procédure normale ?

L’astronavigateur, penché sur le livre de bord où, au milieu d’une page, il venait d’inscrire le signe conventionnel de l’atterrissage, l’heure, et avait ajouté à côté, dans la rubrique du nom des planètes : « Régis III », se redressa :

— Non, Rohan. Nous commencerons par le troisième degré.

Celui-ci essaya de ne pas trahir son étonnement.

— Bien. Pourtant … ajouta-t-il avec la familiarité que Horpach tolérait parfois de sa part, je préférerais ne pas être celui qui devra le dire aux hommes.

L’astronavigateur, comme s’il n’entendait pas les paroles de son officier, le prit par le bras et le conduisit vers l’écran, comme si c’était une fenêtre. Repoussé de part et d’autre par le souffle de l’atterrissage, le sable avait formé une sorte de cuvette plate, encerclée de dunes qui s’affaissaient. D’une hauteur de dix-huit étages, ils regardaient, à travers la surface trichromatique des impulsions électroniques, donnant un tableau fidèle du monde extérieur, le cône du cratère distant de trois milles. Le versant ouest disparaissait derrière l’horizon. Sur le versant est, des ombres impénétrables se tapissaient dans les crevasses. Les larges coulées de lave, dont la surface saillait au-dessus du sable, avaient une couleur de sang séché. Une puissante étoile brillait dans le ciel, presque au ras supérieur de l’écran. Le cataclysme provoqué par la descente de L’Invincible appartenait au passé ; le vent du désert, ce puissant courant circulant constamment des zones équatoriales vers le pôle, faisait déjà glisser les premières langues de sable sous la poupe du vaisseau, comme s’il s’efforçait patiemment de cicatriser la plaie faite par le feu des réacteurs. L’astronavigateur brancha le réseau des microphones extérieurs et le hurlement strident du lointain, mêlé au frottement du sable contre les blindages, emplit le vaste espace du poste de pilotage. Il coupa le contact au bout d’un moment et le silence se rétablit.

— Voilà comment ça se présente, dit-il d’une voix volontairement lente. Mais Le Condor n’est pas revenu d’ici, Rohan.

L’autre serra les mâchoires. Il ne voulait pas discuter. Il avait parcouru bien des parsecs avec le commandant, mais aucune amitié n’avait réussi à s’établir entre eux. Peut-être la différence d’âge était-elle trop grande ? Ou les dangers partagés trop petits ? Qu’il était intransigeant, cet homme aux cheveux presque aussi blancs que son vêtement ! Cent hommes ou peu s’en fallait se tenaient immobiles, chacun à son poste ; le travail intense qui avait précédé l’approche de la planète, les trois cents heures de freinage de l’énergie cinétique accumulée dans chaque atome de L’Invincible, la mise en orbite et l’atterrissage étaient achevés. Ils étaient près de cent hommes qui, depuis des mois, n’avaient pas entendu le bruit que fait le vent et qui avaient appris à haïr le vide, comme seul peut le haïr celui qui le connaît. Mais le commandant, très certainement, ne pensait pas à tout cela. Il traversa lentement le poste de pilotage et, s’appuyant au dossier d’un fauteuil relevé à une nouvelle hauteur, grommela :

— Nous ne savons pas ce qu’est Régis III.

Et brusquement, d’un ton cassant :

— Qu’attendez-vous encore ?

Rohan s’approcha d’un pas vif des pupitres de commande, brancha l’installation intérieure et, d’une voix qui tremblait encore d’une indignation refoulée, lança :

— Tous les niveaux, attention ! Atterrissage terminé. Procédure de sécurité : troisième degré. Niveau huit : préparez les ergorobots. Niveau neuf : les piles du blindage en action. Les techniciens de la protection, à vos postes. Le reste de l’équipage, aux postes assignés. Terminé.

Il lui sembla, pendant qu’il parlait tout en regardant l’œil de l’amplificateur qui vibrait en harmonie avec les modulations de sa voix, deviner leurs visages levés vers les haut-parleurs, tandis qu’ils se figeaient dans une stupéfaction et une colère soudaines. Ce n’était qu’à présent qu’ils avaient été obligés de comprendre, ce n’était qu’à présent qu’ils commençaient à jurer …

— La procédure de troisième degré est en cours, Monsieur, dit-il, sans regarder le vieil homme.

Celui-ci le regarda et sourit inopinément du coin des lèvres :

— Ce n’est que le commencement, Rohan. Peut-être y aura-t-il tout de même de longues promenades au coucher du soleil … qui sait …

Il sortit d’un petit placard peu profond un volume long et étroit, l’ouvrit et, le posant sur le pupitre blanc hérissé de manettes, s’adressa à Rohan :

— Avez-vous lu ça ?

— Oui.

— Leur dernier signal, enregistré par le septième hypertransmetteur, est parvenu il y a plus d’un an à la sonde de basse altitude de la Base.

— Je connais sa teneur par cœur : « Atterrissage sur Régis III terminé. Planète désertique du type sub — Delta 92. Nous descendons à terre en observant la procédure numéro deux, dans la zone équatoriale du continent Evana. »

— Oui. Mais ce ne fut pas leur dernier signal.

— Je sais, Monsieur. Quarante heures plus tard, l’hypertransmetteur a enregistré une série d’impulsions qui semblaient envoyées en morse, mais n’ayant pas le moindre sens, puis des bruits de voix étranges, qui se sont répétés à plusieurs reprises. Haertel les a qualifiés de « miaulements de chat que l’on tire par la queue ».

— Oui … répondit l’astronavigateur, mais il était visible qu’il n’écoutait pas.

Il se tenait de nouveau devant l’écran. À l’extrême bord du champ de vision, tout près de la fusée, formant un angle avec la paroi, apparut la rampe au long de laquelle glissaient régulièrement, à égale distance l’un de l’autre, les ergorobots, engins de trente tonnes, recouverts d’un blindage ignifuge aux silicones. Au fur et à mesure qu’ils descendaient, leur carapace s’écartait en se soulevant, si bien que leur envergure s’agrandissait ; quittant le plan incliné, bien que s’enfonçant profondément dans le sable, ils avançaient d’un pas assuré, labourant la dune que le vent avait déjà formée autour de L’Invincible. Ils se dirigeaient alternativement à droite et à gauche ; au bout de dix minutes, le périmètre de l’astronef était entouré par une chaîne de ces tortues métalliques. S’immobilisant, chaque ergorobot entreprit de s’enterrer méthodiquement dans le sable jusqu’à y disparaître ; à présent, seules des petites taches brillantes, régulièrement disposées sur les pentes rousses de la dune, indiquaient les emplacements d’où émergeaient les radômes des émetteurs Dirac. Tapissé de mousse de plastique, le sol métallique du poste de pilotage trembla sous les pieds des deux hommes. Leurs corps furent traversés d’un frisson aussi bref qu’un éclair, net mais à peine perceptible ; un instant les muscles des mâchoires frémirent et le spectacle qu’ils contemplaient se brouilla sous leurs yeux. Ce phénomène ne dura même pas une demi-seconde. Le silence revint, troublé par le bourdonnement lointain, venant des niveaux inférieurs, où l’on mettait les moteurs en marche. Le désert, les éboulis d’un noir rougeâtre des rochers, les vagues de sable qui déferlaient lentement l’une après l’autre réapparurent plus nettement sur les écrans, et tout redevint comme avant ; mais au-dessus de L’Invincible, s’était refermée la coupole invisible d’un champ de force qui interdisait toute approche du vaisseau. Sur la rampe apparurent alors, descendant à leur tour, des crabes métalliques dotés de moulinets d’antennes tournant tantôt vers la gauche, tantôt vers la droite. Les info-robots, bien que plus grands que les émetteurs du champ, avaient le tronc aplati et des échasses métalliques recourbées, s’écartant vers l’extérieur. S’embourbant dans le sable et en extrayant comme avec dégoût leurs membres, les robots à jambes se dispersèrent et se placèrent entre les ergorobots. Au fur et à mesure que l’opération de protection prenait de l’ampleur, sur le pupitre central des lumières s’allumaient sur la surface mate, et le cadran des horloges à impulsion s’emplissait d’une lumière verdâtre. C’était comme si une dizaine de grands yeux félins regardaient sans ciller les deux hommes. Les aiguilles étaient partout sur le zéro, ce qui prouvait que rien n’essayait de franchir le barrage invisible du champ de force. Seul le curseur du tableau de contrôle de l’énergie électrique montait de plus en plus, dépassant les traits rouges des gigawatts.

— À présent, je vais descendre manger un morceau. Rohan, je vous demande de mener à bien le programme, dit Horpach, d’une voix soudain lasse, tandis qu’il s’arrachait à l’écran.

— À distance ?

— Si vous y tenez, vous pouvez envoyer quelqu’un … ou y aller vous-même.

Sur ces mots, l’astronavigateur fit coulisser la porte et sortit. Rohan vit un instant encore son profil dans le faible éclairage de l’ascenseur qui descendit silencieusement, il regarda le tableau des cadrans du champ. Zéro. « En fait, il aurait fallu commencer par la photogrammétrie, se dit-il. Tourner autour de la planète assez longtemps pour avoir un ensemble complet de photos. Peut-être de cette façon-là aurions-nous découvert quelque chose. Car les observations visuelles, faites lorsqu’on est placé en orbite, ne valent pas grand-chose ; les continents ne sont pas comme des mers, pas plus que des matelots juchés dans la hune ne valent des observateurs équipés de longues-vues. Mais d’autre part, pour obtenir les photos au complet, il aurait fallu un bon mois. »

L’ascenseur remonta. Il y entra et descendit au sixième niveau. La grande plate-forme, devant le sas pressurisé, était pleine de gens qui n’avaient rien à faire en cet endroit, d’autant plus que les quatre signaux annonçant l’heure du repas principal se répétaient depuis un bon quart d’heure. On s’écarta devant lui.

— Jordan et Blank, vous venez avec moi.

— Scaphandres entiers, Monsieur ?

— Non. Seulement des masques à oxygène. Et un robot. Le mieux serait l’un des arcticiens, afin qu’il ne s’enlise pas dans ce foutu sable. Et vous tous, pourquoi restez-vous plantés ici ? Auriez-vous perdu l’appétit ?

— On aimerait descendre à terre, Monsieur …

— Quand ce ne serait qu’un moment …

Un brouhaha de voix s’éleva.

— Du calme, les gars. Le temps des balades viendra. Pour l’instant, nous avons le troisième degré.

Ils se dispersèrent à contrecœur. Sur ces entrefaites, le monte-charge émergea de la soute aux marchandises, chargé d’un robot qui dépassait d’une tête les hommes les plus grands. Jordan et Blank, déjà équipés des appareils à oxygène, revenaient sur un chariot électrique. Rohan les voyait, tandis qu’il serrait la main courante de ce qui avait été le corridor mais qui, à présent, alors que la fusée reposait sur sa poupe, s’était transformé en un puits vertical aboutissant à la première cloison étanche de la machinerie. Il sentait la présence, au-dessus et en dessous de lui, des vastes étages de métal ; quelque part, tout en bas, les transporteurs travaillaient sans bruit, on entendait le faible clapotement des canalisations hydrauliques et, du fond du puits de quarante mètres, montaient régulièrement des bouffées d’air frais, purifié, envoyées par les climatiseurs de la salle des machines.

Les deux hommes qui surveillaient le sas pressurisé leur ouvrirent la porte. Rohan, obéissant à un vieux réflexe, vérifia la disposition des courroies et la bonne adhérence du masque. Jordan et Blank sortirent derrière lui, après quoi la plaque de tôle grinça sourdement sous les pas du robot. L’air s’engouffra à l’intérieur du vaisseau avec un sifflement effrayant et interminable. La porte extérieure s’ouvrit. La rampe des machines se trouvait à quatre niveaux en dessous. Pour descendre, les hommes utilisaient un petit ascenseur à cage métallique que l’on avait dégagé au préalable de l’intérieur du blindage. Il aboutissait au sommet de la dune. La cabine en était ouverte de tous les côtés, l’air extérieur n’était guère plus froid qu’à l’intérieur de L’Invincible. Ils y montèrent à quatre ; une fois les freins magnétiques desserrés, ils descendirent en douceur de onze étages, passant successivement devant toutes les sections de la coque. Rohan, instinctivement, en contrôlait l’aspect. Ce n’est pas souvent que l’on a l’occasion d’examiner le vaisseau de l’extérieur et ailleurs que dans la cale de radoub. « Il est fatigué », se dit-il en voyant les traînées laissées par les impacts des météorites. Par endroits, les plaques du blindage avaient perdu leur brillant, comme si elles avaient été rongées par un puissant acide. L’ascenseur acheva sa course brève en se posant légèrement sur les vagues de sable apportées par le vent. Ils sautèrent à terre et enfoncèrent immédiatement à mi-cuisse. Seul le robot, conçu pour faire des explorations à travers des étendues enneigées, avançait d’un drôle de pas de canard, mais avec assurance, sur ses pieds caricaturalement aplatis. Rohan lui ordonna de s’arrêter, et lui-même, avec ses hommes, entreprit d’examiner attentivement tous les orifices des tuyères de la poupe, dans la mesure où l’on pouvait y accéder de l’extérieur.

— Ça ne leur ferait pas de mal de recevoir un petit polissage et une purge d’air, remarqua-t-il.

Une fois sorti de dessous la poupe, il remarqua combien l’ombre projetée par l’astronef était gigantesque. Telle une large route, elle fuyait à travers la dune que le soleil sur son couchant éclairait fortement. La régularité des vagues de sable créait une atmosphère d’un calme très particulier. Les creux étaient pleins d’une ombre bleue, les sommets avaient une roseur crépusculaire et cette teinte chaude et délicate lui rappelait les couleurs qu’il avait vues jadis dans un livre d’enfants illustré. Ce rose, aussi, était faussement doux. Il leva lentement les yeux, regardant une dune après l’autre, découvrant les nuances sans cesse renouvelées, un rouge cerise ardent qui virait de plus en plus au roux, dans les lointains hachés par les lames noires des ombres ; là-bas, à l’horizon, fondues dans un gris-jaune, des dunes encerclaient les cimes menaçantes des roches volcaniques nues. Il s’était arrêté et regardait ; ses hommes, cependant, sans se hâter, avec des gestes devenus automatiques après des années d’accoutumance, prenaient les mesures consacrées, prélevaient dans de petites boîtes des échantillons d’air et de sable, mesuraient la radioactivité du sol à l’aide d’une sonde portative dont la boîte à forage était tenue par l’arcticien. Rohan ne prêtait nulle attention à leur affairement. Le masque ne lui emprisonnait que le nez et la bouche, et comme il avait retiré son léger casque de protection, il avait les yeux et le crâne entièrement libres. Il sentait le vent dans ses cheveux, les grains de sable qui se posaient délicatement sur son visage et qui se glissaient en le chatouillant entre les rebords en plastique de son masque et ses joues. De brusques coups de vent faisaient claquer les jambes de sa combinaison. Le disque du soleil, démesurément grossi, semblait-il, et que l’on pouvait fixer environ une seconde sans aucun danger, était à présent juste derrière le sommet de la fusée. Le vent sifflait obstinément, car le champ de force n’arrêtait pas le mouvement des gaz ; c’était aussi pourquoi il ne parvenait pas à percevoir où sa paroi invisible s’élevait au-dessus des sables. l’immense espace qu’il embrassait du regard était mort, comme si jamais un homme n’y avait posé le pied, comme si ce n’était pas là la planète qui avait englouti un vaisseau de la classe de L’Invincible, avec son équipage de quatre-vingts hommes, un énorme croiseur de l’espace, expérimenté, capable en une fraction de seconde de développer une puissance de milliards de kilowatts, de la transformer en un champ énergétique qu’aucun corps matériel ne pourrait franchir, de la concentrer en des rayons destructeurs portés à la température des étoiles et capables de transformer en cendres une chaîne de montagnes ou d’assécher un océan. Et pourtant il avait péri ici corps et biens, cet organisme d’acier construit sur la Terre, fruit de plusieurs siècles d’épanouissement de la technologie, et il avait péri de façon inconnue, sans laisser de trace, sans avoir lancé de S.O.S., comme s’il s’était dissous dans ce désert gris et roux.

« Dire que tout ce continent a le même aspect ! » pensa Rohan. Il s’en souvenait bien. Il en avait vu à distance l’aspect grêlé de volcans ; le seul mouvement qui ne s’y arrêtait jamais, c’était la course lente, incessante des nuages, traînant leurs ombres sur les interminables bancs des dunes.

— Activité ? demanda-t-il sans se retourner.

— Zéro, zéro deux, répondit Jordan agenouillé, en se relevant.

Il avait le visage rougi, les yeux brillants. Le masque déformait le son de sa voix.

« Autrement dit, moins que rien. Du reste, les autres ne seraient pas morts à cause d’une imprudence aussi grossière, les détecteurs automatiques auraient donné l’alerte même si personne n’avait pris la peine de procéder aux contrôles types. »

— L’atmosphère ?

— Azote, soixante-dix-huit pour cent, argon, deux pour cent, anhydride carbonique, zéro, méthane, quatre pour cent ; le reste, c’est de l’oxygène.

— Seize pour cent d’oxygène ? Sûr et certain ?

— Pas d’erreur possible.

— Radioactivité de l’air ?

— Pratiquement nulle.

C’était étrange : tant d’oxygène ! Cette information l’électrisa. Il s’approcha du robot qui, immédiatement, lui tendit la caissette contenant les appareils de mesure, « Peut-être ont-ils essayé de se passer d’appareils à oxygène », se dit-il, ce qui était absurde car, bien entendu, ils n’auraient jamais fait ça. Il est vrai qu’il arrivait parfois qu’un homme, plus travaillé que les autres par le désir de retourner sur Terre, enlevait son masque en dépit des interdictions, car l’air ambiant lui semblait si pur, si frais … — et il était asphyxié. Cela aurait pu arriver à un individu à la rigueur, à deux au maximum.

— Vous avez tout ? demanda-t-il.

— Oui.

— Rentrez.

— Mais vous, Monsieur ?

— Je reste encore. Rentrez, répéta-t-il avec impatience.

Il voulait être seul. Blank jeta par-dessus son épaule la courroie qui retenait les poignées des containers, Jordan tendit la sonde au robot, et ils s’en allèrent, pataugeant péniblement ; l’arcticien se traînait à leur suite, extraordinairement semblable, vu de dos, à un homme masqué.

Rohan avança vers la dune la plus proche. De près, il aperçut, émergeant du sable, élargi à son extrémité, l’orifice d’un des émetteurs qui créaient le champ de force protecteur. Ce ne fut pas tant pour en vérifier l’existence que mû tout simplement par une envie enfantine qu’il prit une poignée de sable et la lança au loin. Le sable se déroula en un long ruban puis, comme s’il se heurtait à une paroi invisible et inclinée, tomba verticalement pour se répandre sur le sol.

Ses mains le démangeaient, tant il avait envie d’enlever son masque. Il connaissait bien cela. Recracher l’embout de caoutchouc, arracher les courroies, remplir ses poumons d’air, le faire pénétrer jusqu’au dernier alvéole …

« Je me laisse aller », se dit-il ; et il fit lentement demi-tour pour regagner l’astronef. La cabine de l’ascenseur l’attendait, vide, sa plate-forme légèrement enfoncée dans la dune ; le vent avait déjà eu le temps, pendant les courtes minutes de son absence, de recouvrir les revêtements d’une fine couche de sable. Ce ne fut que dans le corridor principal du cinquième niveau qu’il jeta un coup d’œil sur l’informateur mural. Le commandant était dans la cabine d’observation stellaire. Il se rendit tout en haut.

— En un mot, une idylle ? (C’est en ces termes que l’astronavigateur résuma son rapport.) Pas la moindre radioactivité, pas trace de spores, de bactéries, de moisissures, aucun virus, rien, seulement cet oxygène … En tout cas, il va falloir tenter de faire des cultures à partir des échantillons prélevés.

— Ils sont déjà au laboratoire. Peut-être qu’ici, la vie se développe sur d’autres continents, fit observer Rohan sans grande conviction.

— J’en doute fort. L’insolation, en dehors de la zone équatoriale, est faible ; n’avez-vous pas vu l’épaisseur des calottes polaires ? Je vous garantis qu’il y a là-bas au moins huit, pour ne pas dire dix mille mètres de manteau glaciaire. L’océan, plus vraisemblablement, des plantes aquatiques, des algues … mais pourquoi la vie n’est-elle pas passée de l’eau à la terre ferme ?

— Il va falloir jeter un coup d’œil sur cette eau.

— Il est trop tôt pour interroger les hommes à ce sujet, mais cette planète me semble vieille. Un œuf aussi pourri doit avoir dans les six milliards d’années. Du reste, le soleil, lui aussi, a connu sa magnificence il y a un bon bout de temps. C’est presque une naine rouge. Oui, cette absence de vie sur la terre ferme est troublante. Un genre particulier d’évolution, qui ne peut supporter la sécheresse ; c’est ça. Cela expliquerait la présence de l’oxygène, mais non l’affaire du Condor.

— Certaines formes de vie, des créatures des profondeurs, se cachant dans l’océan et qui auraient créé une civilisation sur les fonds marins, suggéra Rohan.

Tous deux contemplaient la grande carte de la planète, dressée selon la projection de Mercator, inexacte du reste, car elle avait été faite à partir des données fournies par les sondes automatiques du siècle précédent. Elle ne donnait que le tracé des principaux continents et des mers, l’avancée extrême des calottes polaires et les principaux cratères. Un point, cerné de rouge, se détachait du réseau quadrillé des parallèles et des méridiens, à 8° de latitude nord — l’endroit où ils avaient atterri. L’astronavigateur fit glisser nerveusement le papier sur la table des cartes.

— Vous n’y croyez pas vous-même, s’indigna-t-il. Tressor ne pouvait être plus bête que nous, il ne se serait pas livré à des bêtes sous-marines, c’est absurde ! Et du reste, même si des créatures marines dotées de raison existaient, l’une des premières choses qu’elles auraient faites aurait été de s’emparer de la terre ferme. Ne serait-ce, disons, qu’en scaphandres alimentés d’eau !.. C’est tout à fait absurde, répéta-t-il, non pour démolir définitivement l’hypothèse de Rohan, mais tout simplement parce qu’il pensait déjà à autre chose.

— Nous resterons ici un certain temps, décida-t-il enfin.

Et il toucha le rebord inférieur de la carte qui, avec un faible bourdonnement, s’enroula sur elle-même et disparut dans l’un des casiers du grand classeur des cartes.

— Wait and see.

— Et si nous ne voyons rien venir ? demanda Rohan avec prudence. Nous nous mettrons à leur recherche ? …

— Rohan, soyez donc raisonnable. La sixième année stellaire et un tel …

L’astronavigateur chercha l’expression juste, ne la trouva pas et la remplaça par un geste désinvolte de la main. Il reprit :

— La planète est de la dimension de Mars. Comment nous y prendre pour les chercher ? Ou plutôt pour retrouver Le Condor ? rectifia-t-il.

— Eh oui, le sol est ferrugineux, reconnut Rohan à contrecœur.

C’était vrai, les analyses montraient que le sol contenait un fort pourcentage d’oxyde de fer. Les indices ferromagnétiques étaient donc inutilisables. Ne sachant que dire, Rohan se tut. Il était convaincu que le commandant finirait par trouver une solution. Ils n’allaient tout de même pas revenir les mains vides, sans le moindre résultat. Il attendait, regardant les sourcils proéminents et broussailleux de Horpach.

— À dire vrai, je ne crois pas que ces quarante-huit heures d’attente nous donnent quoi que ce soit, mais le règlement l’exige, reconnut l’astronavigateur sur un ton de confidence tout à fait inattendu. Asseyez-vous, Rohan. Vous êtes planté là, à me dominer, comme un remords vivant. Régis est l’endroit le plus stupide que l’on puisse imaginer. Le summum de l’inutilité. On ne sait pas pour quoi faire on y a envoyé Le Condor … Du reste, peu importe, du moment que les choses sont ainsi.

Il s’interrompit. Il était de mauvaise humeur et comme d’ordinaire, il devenait alors loquace et se laissait facilement entraîner dans une discussion, ce qui était toujours un peu dangereux, car à chaque instant il pouvait interrompre l’entretien par une remarque acerbe.

— En un mot, nous devons en tout cas faire quelque chose. Savez-vous ce que je propose ? Mettez en orbite équatoriale quelques petits photo-observateurs. Mais il faut que l’orbite soit vraiment ronde et à basse altitude. À une distance d’environ soixante-dix kilomètres.

— C’est encore dans la bande de l’ionosphère, protesta Rohan. Ils se consumeront au bout d’une trentaine de révolutions …

— Qu’ils se consument. Mais auparavant, ils auront photographié ce qu’ils auront pu. Je vous conseillerais même de risquer soixante kilomètres. Ils se consumeront peut-être dès la dixième révolution, mais ce ne sont que des photos faites à cette altitude qui peuvent nous donner quelque chose. Savez-vous de quoi a l’air une fusée vue d’une distance de cent kilomètres, même avec le meilleur téléobjectif ? Déjà un massif montagneux est gros comme une tête d’épingle ! Faites cela tout de suite … Rohan ! ! !

À cet appel, le navigateur qui était déjà près de la porte, se retourna. Le commandant lança sur la table le compte rendu comportant le résultat des analyses.

— Qu’est-ce que c’est que ça ? Qu’est-ce que c’est que ces stupidités, une fois de plus ? Qui a écrit ça ?

— L’automate. De quoi s’agit-il ? demanda Rohan, tout en s’efforçant de garder son calme, car il sentait la colère le gagner, lui aussi.

« Il va se mettre à rouspéter à présent ! » se dit-il, en s’approchant d’un pas délibérément lent.

— Lisez. Ici. Oui, ici.

— Méthane, quatre pour cent, lut Rohan.

Et lui-même, aussi soudainement, fut stupéfait.

— Méthane, quatre pour cent, hein ? Et seize pour cent d’oxygène ? Savez-vous ce que c’est ? Un mélange détonant ! Peut-être daignerez-vous m’expliquer pourquoi toute l’atmosphère n’a pas sauté lorsque nous nous sommes appuyés sur les réacteurs aux boranes ?

— En effet … je n’y comprends rien, balbutia Rohan.

Il se précipita vers le pupitre du contrôle extérieur, fit entrer par les contrôleurs de ventilation un peu de l’atmosphère de la planète et, tandis que l’astronavigateur arpentait dans un silence de mauvais augure le poste de pilotage, il se mit à observer les analyseurs qui faisaient tinter avec diligence les ustensiles de verre.

— Et alors ?

— La même chose. Quatre pour cent de méthane … seize d’oxygène, annonça Rohan.

En vérité, il ne comprenait absolument pas comment cela était possible, mais il éprouvait pourtant une certaine satisfaction : Horpach, du moins, ne pourrait rien lui reprocher à présent.

— Montrez-moi ça ! Hmm. Méthane quatre … que le diable … Bon, Rohan, les sondes en orbite, et ensuite soyez assez gentil pour venir au petit labo. En fin de compte, à quoi bon avoir des savants parmi nous ? Qu’ils se cassent donc la tête.

Rohan descendit, désigna deux techniciens des fusées et leur transmit les instructions de l’astronavigateur. Puis il retourna au deuxième niveau. Là se trouvaient les laboratoires et les cabines des savants. Il passa successivement devant d’étroites portes qui saillaient dans le métal et étaient marquées de plaques portant deux lettres : « I. P. », « Ph. P. », « T. P. », « B. P. » et de toute une rangée d’autres. Les portes du petit laboratoire étaient largement ouvertes ; la voix grave de l’astronavigateur se superposait de temps à autre aux paroles monotones des savants. Rohan s’immobilisa sur le seuil. Tous les « en chef » étaient là : l’Ingénieur en chef, le Biologiste en chef, le Physicien en chef, le Médecin en chef, et tous les techniciens de la salle des machines. L’astronavigateur était à présent assis, silencieux, dans le fauteuil le plus reculé, sous le programmateur électronique de la machine à calculer auxiliaire, tandis que, tordant ses délicates mains de fille, Modcron au teint olivâtre disait :

— Je ne suis pas un spécialiste de la chimie des gaz. Quoi qu’il en soit, ce n’est probablement pas du méthane simple. L’énergie des liaisons est différente ; la différence n’apparaît qu’à la centième décimale, mais elle existe. Il ne réagit à l’oxygène qu’en présence de catalyseurs, et assez difficilement.

— Quelle est l’origine de ce méthane ? demanda Horpach qui faisait craquer ses doigts.

— Le carbone qui le compose, en tout cas, est d’origine organique. Il n’y en a pas beaucoup, mais aucun doute n’est permis …

— Y a-t-il des isotopes ? Ce méthane est-il vieux, quel âge ?

— Deux à quinze millions d’années.

— Quel intervalle !

— Nous avons eu une demi-heure. Je ne puis rien dire de plus.

— Docteur Quastler ! D’où provient ce méthane ?

— Je l’ignore.

Horpach regarda à tour de rôle tous les spécialistes. On aurait juré qu’il allait exploser, mais il sourit soudain.

— Messieurs, vous êtes pourtant des hommes d’expérience. Nous volons ensemble depuis longtemps. Je vous demande votre avis. Que devons-nous faire à présent ? Par quoi commencer ?

Comme nul ne se hâtait de prendre la parole, le biologiste Joppe, l’un des rares à ne pas craindre le caractère coléreux de Horpach, dit tranquillement, en regardant le commandant droit dans les yeux :

— Ce n’est pas une planète ordinaire de la classe sub-Delta 92. Si elle l’était, Le Condor n’aurait pas péri. Vu qu’il avait à son bord des spécialistes ni pires ni meilleurs que nous-mêmes, la seule chose dont nous pouvons être certains, est que leur savoir s’est révélé insuffisant pour éviter la catastrophe. D’où la conclusion que nous devons nous en tenir au troisième degré et procéder à l’étude de la terre ferme et de l’océan. Je pense qu’il faut entreprendre des forages géologiques et en même temps s’occuper de l’eau que l’on trouve ici. Tout le reste ne serait qu’hypothèses ; nous ne pouvons pas, dans de telles conditions, nous permettre ce luxe.

— Bien. (Horpach serra les mâchoires.) Des forages dans le périmètre du champ de force ne posent pas de problème. Le docteur Nowik s’occupera de ça.

Le Géologue en chef hocha la tête.

— Quant à l’océan … À quelle distance est le littoral, Rohan ?

— À environ deux cents kilomètres, répondit le navigateur, nullement étonné que le commandant connût sa présence, sans le voir néanmoins : il se tenait à quelques pas derrière lui, dans l’embrasure de la porte.

— Un peu loin. Mais nous n’allons pas déplacer L’Invincible. Vous prendrez le nombre d’hommes que vous estimerez indiqué, Rohan ; emmenez Fitzpatrick ou un autre océanologue et six ergorobots de la réserve. Vous vous rendrez avec cet équipage sur le littoral. Vous n’agirez que sous la protection de votre propre champ de force ; aucune expédition en mer, pas question de faire des plongées. Je vous demanderai aussi de ne pas gaspiller les automates : nous n’en avons pas de reste. C’est clair ? Vous pouvez donc commencer. Ah oui ! Une chose encore. L’atmosphère, ici, est-elle respirable ?

Les médecins chuchotèrent entre eux.

— En principe, oui, finit par répondre Stormont, mais comme s’il n’en était pas autrement convaincu.

— Qu’est-ce que ça veut dire. : « en principe » ? Peut-on ou ne peut-on pas respirer cet air ?

— Une telle quantité de méthane n’est pas négligeable. Au bout d’un certain temps, le sang en sera saturé et cela peut provoquer de légers troubles cérébraux. Des étourdissements … mais seulement au bout d’une heure ou peut-être même davantage,

— Mais un absorbeur de méthane ne suffirait-il pas ?

— Non, Monsieur. Je veux dire qu’il n’est pas rentable de fabriquer des absorbeurs, car il faut en changer fréquemment ; en outre, le pourcentage d’oxygène est tout de même assez bas, personnellement, je suis partisan des masques à oxygène.

— Hhhuhhh. Et vous autres, aussi ?

Witte et Eldjarn inclinèrent la tête en signe d’acquiescement. Horpach se leva.

— Nous commençons donc. Rohan ! Où en est-on avec les sondes ?

— Nous allons les lancer tout de suite. Puis-je contrôler les orbites avant de partir ?

— Vous pouvez.

Rohan sortit, laissant derrière lui le brouhaha du laboratoire. Lorsqu’il entra dans le poste de pilotage, le soleil se couchait, si sombre que le quartier gonflé de son disque dessinait d’un pourpre presque violet, sur l’horizon, le contour dentelé d’un cratère. Le ciel qui fourmillait d’étoiles dans cette zone de la galaxie, semblait à présent démesurément grossi. Vers l’horizon, s’allumaient les grandes constellations, tandis que le désert disparaissait dans les ténèbres. Rohan se mit en communication avec la rampe de lancement de la proue. L’ordre venait d’être donné de lancer les deux premiers photo-satellites. Les suivants devaient prendre leur vol une heure plus tard. Le lendemain, les photographies, prises de jour et de nuit, des deux hémisphères de la planète donneraient une image complète de l’ensemble de la zone équatoriale.

— Une minute, trente et une secondes … azimut sept. Je pointe, répétait dans le haut-parleur une voix chantante.

Rohan baissa le son et fit pivoter son fauteuil vers le tableau de contrôle. Il ne l’aurait avoué à personne, mais cela l’amusait toujours, le jeu des lumières lors du lancement d’une sonde sur une orbite circum-planétaire. Tout d’abord s’allumèrent les lampes de contrôle rubis, blanches et bleues du booster. Puis l’automate donnant le départ se mit à bourdonner. Lorsque son bruit cessa d’un coup, un faible frémissement parcourut toute la coque du croiseur. En même temps, le vide des écrans s’éclaira d’un éclat phosphorique. Avec un grondement aigu, extrêmement persistant, la fusée miniature partit de la rampe de lancement, inondant le vaisseau-mère d’un torrent de flammes. Le reflet du booster qui s’éloignait baignait de plus en plus faiblement le flanc des dunes et finit par s’éteindre. À présent, on n’entendait plus la fusée, mais une poussée de fièvre lumineuse se propagea à l’ensemble du tableau de contrôle. Avec une hâte dévastatrice, les petites lumières allongées du contrôle balistique surgissaient de l’ombre ; leur répondaient par l’affirmative les lampes d’un blanc de perle des commandes à distance ; puis apparurent, en forme d’arbre de Noël bariolé, des signaux qui s’allumaient au fur et à mesure qu’étaient éjectées les piles grillées ; enfin, au-dessus de toute cette fourmilière aux couleurs de l’arc-en-ciel, apparut un pur rectangle blanc, signe que le satellite avait été mis sur orbite. Au milieu de la surface neigeuse, apparut un vague halo grisé qui, en tremblant, finit par composer le chiffre 67. C’était l’altitude du vol. Rohan vérifia les données de l’orbite, mais tant le périgée que l’apogée se situaient dans les limites prévues.

Il n’avait plus rien à faire. Il regarda l’horloge de pont, qui indiquait dix-huit heures, puis l’horloge du temps local, qui avait à présent une signification : elle lui apprit qu’il était onze heures du soir. Il ferma un instant les yeux. Il était content à la perspective de cette expédition au bord de l’océan. Il aimait agir seul. Il sentit qu’il avait sommeil et faim. Il se demanda un instant si une pilule ne serait pas utile pour lui rendre sa lucidité. Mais il se dit qu’il lui suffirait de dîner. En se levant, il se rendit compte combien il était fatigué, il s’en étonna et cet étonnement le réveilla quelque peu. Il se rendit au mess où ses nouveaux compagnons se trouvaient déjà : deux conducteurs de transporteurs à coussin d’air, dont Jarg qu’il aimait pour sa constante bonne humeur ; il y avait aussi là Fitzpatrick avec deux de ses collègues, Broz et Kœchlin, qui finissaient de dîner alors que Rohan ne faisait que commander un potage bien chaud et prenait dans le distributeur mural du pain et quelques bouteilles de bière non alcoolisée. Il se dirigeait vers la table, portant son plateau, quand le plancher frémit légèrement : L’Invincible venait de lancer le deuxième satellite.

Le commandant ne les autorisa pas à partir de nuit. Ils se mirent en marche à cinq heures, temps local, avant le lever du soleil. En raison de l’ordre de marche dicté par la nécessité, ainsi que de sa pénible lenteur, ils baptisèrent leur formation « convoi funéraire ». La colonne était ouverte et fermée par les ergorobots qui, à l’aide d’un champ de force ellipsoïdal, protégeaient toutes les machines se trouvant à l’intérieur de celui-ci : les glisseurs sur coussin d’air universels, les jeeps transportant les émetteurs radio et les radars, la cuisine roulante, le transporteur de la baraque d’habitation hermétique à automontage et le petit laser à frappe directe, vulgairement appelé « poinçon ». Rohan prit place, en compagnie des trois savants, sur l’ergorobot de tête ; c’était en vérité peu confortable, car ils avaient du mal à rester assis côte à côte, mais du moins avaient-ils l’illusion d’un voyage normal. Il fallait adapter la vitesse à celle des ergorobots, les machines les plus lentes du convoi. Le voyage n’était pas une partie de plaisir. Les chenilles hurlaient et grinçaient dans le sable, les moteurs à turbine bourdonnaient comme autant de moustiques de la taille d’un éléphant ; juste derrière les sièges, l’air des refroidisseurs s’échappait des écrans grillagés ; quant à l’ergo-robot, il avançait comme une lourde chaloupe secouée par la houle. Bientôt l’aiguille noire de L’Invincible disparut derrière l’horizon. Pendant un certain temps, ils avancèrent éclairés par les rayons horizontaux d’un soleil froid et rouge sang, à travers le désert monotone ; le sable devenait de plus en plus rare, laissant apparaître des dalles rocheuses inclinées qu’il convenait d’éviter. Les masques à oxygène et le hurlement des moteurs n’incitaient guère à la conversation. Ils observaient attentivement l’horizon, mais le paysage était éternellement le même : amoncellement de roches, grandes surfaces polies par l’érosion. À un endroit, la plaine commença à descendre en pente douce et, au fond d’une large vallée de faible profondeur, apparut un étroit ruisseau, à demi desséché, dont l’eau étincelante reflétait l’aube écarlate. Sur les deux rives, des traînées de sable, formant de véritables bancs, indiquaient que ce ruisseau devait parfois grossir considérablement. Ils s’arrêtèrent un instant pour analyser l’eau. Elle était tout à fait limpide, assez dure, contenait des oxydes de fer et une faible trace de sulfures. Ils repartirent, à présent relativement plus vite, car les chenilles rampaient aisément sur la surface pierreuse. Vers l’ouest, s’élevaient de faibles pentes. La machine en queue de convoi maintenait un contact constant avec L’Invincible, les antennes des radars tournaient, leurs servants, ajustant au mieux leurs écouteurs aux oreilles, avaient le regard cloué sur les écrans, tandis qu’ils mordillaient des miettes de nourriture concentrée ; parfois, une pierre jaillissait violemment de sous l’un des aéroglisseurs, comme si elle avait été éjectée par une petite trombe d’air, et sautait, soudain vivante, tout en haut de l’amoncellement de galets. Puis la route fut coupée par de douces collines, chauves et nues. Sans s’arrêter, ils prélevèrent quelques échantillons, et Fitzpatrick informa Rohan, en criant pour se faire entendre, que la silice était d’origine organique. Enfin, lorsque le miroir des eaux leur apparut sous l’aspect d’une ligne d’un gris noirâtre, ils trouvèrent aussi des calcaires. Dans un cliquetis, ils descendirent vers la rive sur les petits galets aplatis. Le souffle chaud des machines, le sifflement des chenilles, le hurlement des turbines, tout cela se tut d’un seul coup, lorsque l’océan, de près verdâtre et d’apparence parfaitement terrestre, ne fut plus qu’à cent mètres. Pour protéger le groupe de travail à l’aide du champ de force, la manœuvre était compliquée : il fallait faire avancer l’ergorobot de tête dans l’eau, jusqu’à une assez grande profondeur. On commença par rendre la machine étanche ; dirigée à distance par le second ergorobot, elle s’enfonça entre les vagues brisées, dans un jaillissement d’écume, jusqu’à n’être plus qu’une tache plus sombre et à peine visible dans la profondeur des eaux ; alors seulement, sur un signal envoyé du poste central. Le colosse englouti fit monter en surface son émetteur Dirac. Lorsque le champ, qui recouvrait de son hémisphère invisible une partie de la berge et des eaux du littoral fut établi, ils entreprirent les recherches proprement dites.

L’océan était légèrement moins salé que ceux de ta Terre ; les analyses n’apportèrent toutefois aucun résultat révélateur. Au bout de deux heures, ils en savaient à peu près autant qu’en commençant. Ils envoyèrent donc en pleine mer deux sondes de télévision commandées à distance et, du poste central, ils en suivirent la progression sur les écrans. Mais ce ne fut qu’une fois qu’elles se furent éloignées au-delà de l’horizon, que les signaux apportèrent une première information d’importance. Dans l’océan vivaient des organismes semblables par leur forme à des poissons à squelette osseux. Dès qu’ils apercevaient les sondes, toutefois, ils s’enfuyaient à une énorme vitesse, cherchant refuge dans les profondeurs marines. Des échos-sondes volantes déterminèrent la profondeur de l’océan à l’endroit où, pour la première fois, ils avaient rencontré des créatures vivantes : il y avait cent cinquante mètres de fond.

Broza s’obstina : il lui fallait avoir au moins un de ces poissons. Ils se mirent donc à pêcher, les sondes poursuivirent des ombres qui se faufilaient dans la pénombre verte, tirant des décharges électriques, mais ces prétendus poissons faisaient preuve d’une incomparable souplesse de mouvement. Il fallut tirer un grand nombre de coups avant de réussir à en blesser un, La sonde, qui l’avait saisi de ses pinces, fut immédiatement ramenée sur le littoral, tandis que Kœchlin et Fitzpatrick manipulaient l’autre sonde, récoltant des échantillons de fibres qui montaient dans le creux des vagues et qui leur semblaient être une sorte d’algue ou de plante aquatique. Ils l’envoyèrent enfin explorer le fond de la mer, à une profondeur de deux cent cinquante mètres. Un fort courant de grande profondeur rendait très difficile le guidage de la sonde qui était sans cesse renvoyée vers une grosse accumulation d’algues sous-marines. À la fin, il fut tout de même possible d’en écarter quelques-unes et apparut alors, comme le supposait très justement Kœchlin, toute une colonie de petites créatures flexibles, en forme de pinceau.

Les deux sondes revinrent dans l’intérieur du champ et les biologistes se mirent au travail. Pendant ce temps, dans la baraque qui avait été montée et où l’on pouvait retirer les masques si désagréables, Rohan, Jarg et cinq hommes prenaient leur premier repas chaud de la journée.

Le temps s’écoula jusqu’au soir à prélever des échantillons de minéraux, à étudier la radioactivité dans les profondeurs de l’océan, à mesurer l’insolation, et cent autres ennuyeuses besognes du même ordre, qu’il fallait pourtant consciencieusement mener à bien et même exécuter avec une perfection pédante, si l’on voulait obtenir des résultats précis et exacts. Au crépuscule, tout ce qui était possible avait été fait et Rohan put, la conscience tranquille, s’approcher du micro quand Horpach l’appela. L’océan était plein de formes vivantes qui, toutes sans exception, évitaient la zone côtière. L’organisme du poisson disséqué ne présentait rien de particulier. L’évolution — selon les estimations qu’ils pouvaient faire à partir des données en leur possession — se poursuivait sur la planète depuis plusieurs centaines de millions d’années. Une quantité considérable d’algues vertes avait été découverte, ce qui expliquait la présence d’oxygène dans l’atmosphère. La division du domaine des organismes vivants en flore et faune était typique ; typiques aussi les structures osseuses des vertébrés. Le seul organe du spécimen péché dont les biologistes ne connaissaient pas d’équivalent sur la terre était celui d’un sens spécial, sensible à de très faibles variations de l’intensité du champ magnétique. Horpach donna l’ordre à toute l’équipe de regagner L’Invincible au plus vite et, concluant ainsi l’entretien, il annonça qu’il avait des nouvelles : on avait sans doute réussi à localiser l’épave du Condor.

Les biologistes eurent beau protester, soutenant que même plusieurs semaines supplémentaires leur seraient insuffisantes, on dut démonter le baraquement, mettre les moteurs en marche et la colonne se dirigea vers le nord-ouest. Rohan ne pouvait donner à ses camarades le moindre détail relatif au Condor, puisqu’il ne savait rien lui-même. Il voulait arriver le plus vite possible au vaisseau, car il supposait que le commandant allait distribuer de nouvelles tâches, qui apporteraient peut-être davantage de découvertes. Évidemment, il fallait avant tout, à présent, aller reconnaître le lieu supposé de l’atterrissage du Condor. Rohan faisait donc donner aux machines toute leur puissance ; ils s’en retournaient ainsi, dans le fracas encore plus infernal des chenilles qui martelaient les pierres. Une fois les ténèbres tombées, les grands projecteurs des machines s’allumèrent ; c’était là un spectacle peu banal et même menaçant ; à tout instant, les faisceaux mobiles de lumière arrachaient de l’obscurité des silhouettes informes de géants apparemment mobiles, et qui se révélaient n’être que des rochers témoins, tout ce qui restait d’une chaîne de montagnes après l’érosion. À plusieurs reprises, il fallut s’arrêter en bordure de profondes failles béant dans le basalte. Enfin, bien après minuit, ils aperçurent, éclairée de toutes parts comme pour une revue, brillant au loin telle une tour de métal, la masse de L’Invincible. Dans le périmètre du champ de force, des cortèges de machines se mouvaient dans tous les sens ; on déchargeait les provisions, le carburant ; des groupes d’hommes se tenaient sous la rampe, dans la lumière aveuglante des projecteurs. Déjà, de très loin, leur étaient parvenus les échos de cette activité de fourmilière. Au-dessus des colonnes de lumières mouvantes, s’élevait la coque du vaisseau, silencieuse, éclaboussée par des taches de clarté. Des feux bleus s’allumèrent pour indiquer par où l’on pouvait franchir le champ de force ; ainsi guidés, les véhicules, recouverts tous d’une épaisse couche de fine poussière, pénétrèrent l’un derrière l’autre au centre du champ sphérique. Rohan n’avait pas encore eu le temps de sauter à terre que déjà il appelait l’un des hommes qui se tenait près de lui et en qui il avait reconnu Blank, pour lui demander des nouvelles du Condor.

Mais le bosco ne savait rien de la prétendue découverte. Rohan n’apprit pas grand-chose de sa bouche : avant de se consumer dans les couches denses de l’atmosphère, les quatre satellites avaient fourni onze mille photos, captées par radio et reportées, au fur et à mesure de leur arrivée, sur des plaques spécialement mordancées. Afin de ne pas perdre de temps, Rohan appela dans sa cabine le technicien cartographe, Erett, et, tout en prenant sa douche, il l’interrogea sur tout ce qui s’était passé dans le vaisseau. Erett était l’un de ceux qui avaient cherché sur la série de photographies la trace du Condor. Ils avaient été trente à rechercher en même temps, à travers des océans de sable, ce petit grain d’acier ; outre les planétologues, on avait mobilisé les cartographes, les opérateurs des radars et tous les pilotes de pont. Ils avaient examiné, en se relayant, pendant vingt-quatre heures d’affilée, le matériel photographique, au fur et à mesure qu’il leur parvenait, notant les coordonnées de chaque point suspect de la planète. Mais la nouvelle que le commandant avait transmise à Rohan s’était révélée erronée. On avait pris pour le vaisseau une sorte de champignon rocheux d’une hauteur exceptionnelle, car il projetait une ombre étonnamment semblable à celle, régulière, d’une fusée. Et c’était ainsi que l’on continuait à tout ignorer du sort du Condor.

Rohan voulut se présenter au rapport chez le commandant, mais celui-ci s’était déjà retiré pour la nuit. Il revint donc dans sa cabine. Malgré sa fatigue, il fut long à s’endormir. Le matin, lorsqu’il se leva, il reçut l’ordre, transmis par Ballmin, le chef des planétologues, de remettre tout le matériel récolté au laboratoire principal. À dix heures du matin, Rohan fut pris d’une telle fringale — il n’avait pas encore pris son petit déjeuner — qu’il descendit au second, au petit mess des opérateurs de radar ; ce fut là, alors qu’il buvait son café, debout, à petites gorgées, qu’Erett vint le surprendre.

— Et alors ? Vous l’avez trouvé ? demanda-t-il, voyant une expression d’excitation sur le visage du cartographe.

— Non. Mais nous avons trouvé quelque chose de plus grand. Allez-y tout de suite, l’astronavigateur vous appelle.

Il sembla à Rohan que la cabine vitrée de l’ascenseur montait à une incroyable lenteur. Le silence régnait dans la pénombre de la pièce ; on entendait le bruissement des transmissions électriques ; du distributeur de l’appareillage, sortaient sans interruption de nouvelles photographies, luisantes d’humidité ; nul cependant n’y prêtait attention. Deux techniciens avaient sorti d’un casier mural une sorte d’épidiascope et étaient en train d’éteindre le reste des lumières au moment où Rohan ouvrit la porte. Il distingua parmi les autres la tête blanche de l’astronavigateur. L’instant d’après, l’écran blanc descendu du plafond s’argenta. Dans le silence attentif, Rohan s’approcha autant qu’il le put de la grande surface claire. La photo était loin d’être parfaite, en outre, uniquement en noir et blanc. Tout autour de petits cratères dispersés au hasard, on remarquait un haut plateau dénudé qui s’interrompait par une ligne si rectiligne qu’il semblait qu’un énorme couteau eût tranché la roche ; c’était le tracé du littoral, car le reste de la photo était occupé par le noir uniforme de l’océan. À une certaine distance de cet à-pic, s’étalait une mosaïque de formes peu distinctes, dissimulées en deux endroits par des traînées de nuages et leurs ombres. Mais il n’en était pas moins certain que cette formation singulière, dont les détails étaient estompés, n’était pas d’origine géologique,

« Une ville », pensa Rohan avec une certaine excitation, mais il ne le dit pas à haute voix, tous continuaient à garder le silence. Le technicien qui manipulait l’épidiascope essayait en vain de mieux contraster l’image.

— Quelque chose a-t-il troublé la réception ? demanda l’astronavigateur de sa voix calme, dans le silence général.

— Non. (La réponse de Ballmin monta des ténèbres) La réception était nette, mais c’est là l’une des dernières photos prises par le troisième satellite. Huit minutes après son lancement, il a cessé de répondre aux signaux. Nous supposons que la photo a été faite à l’aide d’objectifs déjà endommagés par une température de plus en plus élevée.

— L’altitude de la caméra au-dessus de l’épicentre n’a jamais dépassé soixante-dix kilomètres, ajouta une autre voix qui était, à ce qu’il sembla à Rohan, celle de Malta, l’un des planétologues les plus doués. Et, en vérité, je l’estimerais, quant à moi, à cinquante-cinq ou soixante kilomètres … Regardez plutôt …

Sa silhouette cacha en partie l’écran. Il appliqua sur l’image une plaque quadrillée en plastique transparent, où de petits cercles étaient découpés, la déplaçant pour la faire coïncider tout à tour avec une douzaine de cratères figurant sur l’autre partie de la photo.

— Ils sont nettement plus grands que sur les photos précédentes. Du reste, ajouta-t-il, cela n’a guère d’importance. D’une façon ou d’une autre …

Il n’acheva pas, mais tous avaient compris ce qu’il voulait dire : ils allaient sous peu contrôler l’exactitude de la photographie, en explorant cette région de la planète. Un certain temps encore, ils contemplèrent l’image sur l’écran, Rohan n’était plus si sûr de lui : cela représentait-il une ville ou plutôt ses ruines ? L’abandon de cette configuration géométrique était attesté par les ombres onduleuses des dunes, fines comme des traits à la plume, qui de toutes parts enveloppaient les formes compliquées dont certaines disparaissaient presque dans la marée de sable du désert. En outre, la constellation géométrique de ces ruines était partagée en deux parties inégales par un trait noir en zigzag, qui allait en s’élargissant vers les lointains — une fissure sismique qui avait disloqué en deux morceaux certaines des plus grandes « bâtisses ». L’une d’elles, très nettement effondrée, s’était ouverte en forme de pont, dont un jambage restait accroché sur l’autre versant de la faille.

— La lumière, je vous prie, demanda l’astronavigateur.

Lorsqu’elle fut rendue, il regarda le cadran de l’horloge murale.

— Nous décollons dans deux heures.

Des voix mêlées s’élevèrent ; ceux qui protestaient le plus énergiquement, c’étaient les hommes du service de géologie, car ils étaient déjà descendus à plus de deux cents mètres sous terre, à l’aide d’un trépan, lors des forages d’essai. Horpach fit un geste impérieux de la main, impliquant qu’il n’admettrait pas que son ordre soit discuté.

— Toutes les machines remontent à bord. Mettez en sécurité les matériaux récoltés. L’examen des photographies et les analyses à faire doivent suivre leur cours. Où est Rohan ? Ah ! Vous êtes là ? Parfait. Vous avez entendu ce que j’ai dit. Dans deux heures, tous les hommes doivent être à leur poste de départ.

L’opération d’embarquement des machines se faisait en hâte, mais avec méthode. Rohan resta sourd aux supplications de Ballmin qui insistait pour qu’on lui accordât cinq minutes de forage supplémentaires.

— Vous avez entendu ce qu’a dit le commandant, répétait-il de droite et de gauche, bousculant les monteurs qui se rendaient, à l’aide de grands monte-charge, dans les tranchées qu’ils venaient de creuser.

À tour de rôle, les appareils de forage, les plates-formes grillagées provisoires, les réservoirs de carburant étaient transportés jusqu’aux écoutilles de la soute ; lorsque, seul, le sol fouaillé de toutes parts témoigna des travaux accomplis, Rohan, en compagnie de Westergard, l’adjoint de l’Ingénieur en chef, parcourut une fois encore, par mesure de précaution, les chantiers abandonnés. Puis les hommes s’engouffrèrent dans les profondeurs du vaisseau. Alors seulement le sable s’agita dans le périmètre lointain, tandis que les ergorobots, appelés par radio, rentraient en file pour se cacher dans les flancs de l’astronef qui happa ensuite, sous les plaques de son blindage, la rampe inclinée et l’ossature verticale de l’ascenseur. Pendant l’espace d’un instant, tout s’immobilisa, puis le hurlement monotone du vent violent assourdit le sifflement métallique de l’air comprimé qui purgeait les tuyères. Des tourbillons de poussière rouge prirent la poupe dans leur étau, une lueur verte y vacilla, mêlée à la lumière rouge du soleil, et dans une galopade de coups de tonnerre incessants, secouant le désert et répercutés en échos multipliés par les parois rocheuses, le vaisseau s’éleva lentement dans les airs. Laissant derrière lui le cercle de roche incendié, les dunes vitrifiées et les coulées de condensation, il disparut dans le ciel violet avec une vitesse croissante.

Longtemps après, lorsque la dernière traînée blanchâtre de la vapeur de sa trajectoire se fut dissipée dans l’atmosphère et que les sables eurent entrepris de recouvrir la roche nue et de combler les fouilles abandonnées, un nuage noir apparut à l’horizon. Volant bas, il se déploya et entoura comme d’un bras tendu, tout en volutes, le lieu de l’atterrissage ; puis il s’immobilisa, suspendu en cet endroit. Cela dura un certain temps. Lorsque le soleil commença à décliner pour de bon, une pluie noire se mit à tomber de ce nuage sur le désert.

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