CHAPITRE VII LE GROUPE DE ROHAN

La colonne conduite par Rohan comportait deux grands ergorobots, quatre véhicules à chenilles tout terrain et une petite machine amphibie. Rohan s’y était installé avec le chauffeur Jarg et le bosco Terner. Ils avançaient selon la formation stipulée en cas de procédure de troisième degré. En tête, allait en se balançant un ergorobot vide, suivi de la voiture de patrouille amphibie de Rohan, puis des quatre machines qui avaient chacune embarqué deux hommes ; le second ergorobot fermait la colonne ; à eux deux, ils protégeaient tout le groupe grâce au bouclier du champ de force.

Rohan s’était décidé à organiser cette expédition car, alors qu’ils se trouvaient encore dans le cratère, il avait été possible, à l’aide de « chiens électriques », de découvrir la piste de trois des quatre hommes manquants du groupe de Regnar. Il était évident que, si on ne les retrouvait pas, ils seraient condamnés à mourir de soif ou de faim, à errer à travers les chemins de pierre, plus désarmés que des enfants.

Ils parcoururent les premiers kilomètres en se laissant guider par les indications des détecteurs. Au débouché d’une des gorges qu’ils dépassaient, larges et plates en cet endroit, aux environs de sept heures du soir, ils découvrirent des empreintes très nettes de pas, imprimées dans la fange qu’avait laissée un torrent en cours d’assèchement. Ils distinguèrent trois sortes d’empreintes, parfaitement conservées dans la vase humide qui n’avait que peu séché au cours de la journée ; il y en avait aussi une quatrième, mais brouillée, car l’eau qui sourdait faiblement entre les roches l’avait déjà détrempée. Ces marques d’un dessin caractéristique indiquaient qu’elles avaient été faites par les pieds lourdement chaussés des hommes de Regnar qui s’étaient dirigés vers le fond de la gorge. Un peu plus loin, elles disparaissaient sur les rochers, mais ceci ne découragea naturellement pas Rohan, qui savait que les versants du ravin devenaient plus loin de plus en plus abrupts. Il était donc improbable que les fuyards frappés d’amnésie aient réussi à se hisser sur ces pentes. Rohan comptait les découvrir d’un instant à l’autre à l’extrémité de la gorge qu’il ne pouvait apercevoir à cause des coudes nombreux et très prononcés. Après avoir brièvement tenu conseil, ils repartirent. La colonne parvint bientôt à un endroit où, sur les deux versants, poussaient des buissons métalliques extraordinaires, extrêmement touffus. C’étaient des formations stipulées, à pinceaux, d’une hauteur variant approximativement d’un à un mètre et demi. Cette végétation sortait des fissures de la roche nue, remplies d’une sorte d’argile noirâtre. Tout d’abord, les buissons apparurent isolément, puis formèrent un fourré homogène, dont la couche rouillée, épineuse comme une brosse, recouvrait les deux pentes du ravin presque jusqu’au fond ; là serpentait, dissimulé sous de grandes dalles, un mince filet d’eau.

Ici et là, entre les « buissons », s’ouvraient des entrées de cavernes. Des unes s’écoulaient de minces ruisseaux, les autres étaient sèches ou semblaient desséchées. Celles dont l’ouverture se trouvait assez bas, les hommes de Rohan essayaient de les examiner, en les éclairant jusqu’au fond à l’aide de leurs projecteurs. Dans l’une de ces grottes, ils trouvèrent une quantité considérable de petits cristaux triangulaires, en partie noyés dans l’eau qui gouttait de la voûte. Rohan en avait une pleine poignée dans sa poche. Ils roulèrent pendant une demi-heure environ en remontant le ravin de plus en plus escarpé. Jusqu’à présent, les véhicules à chenilles grimpaient parfaitement la pente. Comme, en deux endroits, ils découvrirent de nouveau des traces de pas dans la vase desséchée du bord du ruisseau, ils étaient certains d’aller dans la bonne direction. Derrière l’un des tournants, le contact radio jusqu’alors maintenu avec le supercoptère devint nettement moins bon, ce que Rohan attribua au rôle d’écran joué par les taillis métalliques. Des deux côtés de la gorge, large de vingt mètres au sommet et d’environ douze au fond, s’élevaient des parois par endroits presque verticales, recouvertes de quelque chose qui ressemblait à une fourrure noire et raide — la masse des fils de fer des taillis. Ces buissons étaient si nombreux de part et d’autre qu’ils formaient un épais revêtement montant jusqu’aux sommets.

La colonne des véhicules eut à franchir deux portes rocheuses relativement larges ; cela prit pas mal de temps, car les techniciens du champ durent en réduire la portée avec beaucoup de précision, afin de ne pas heurter les rochers. Ils étaient en effet pleins de fissures dues à l’érosion et prêts à s’émietter, aussi chaque coup du champ énergétique contre les piliers rocheux risquait de provoquer l’éboulement de toute une avalanche de pierres. Ce n’était évidemment pas pour eux-mêmes qu’ils craignaient, mais pour les hommes égarés — s’ils se trouvaient à proximité — qu’un glissement de ce genre risquait de blesser et même de tuer.

Une heure environ s’était écoulée depuis que la liaison radio s’était interrompue lorsque, sur les écrans magnétiques des détecteurs, apparurent des éclairs rapprochés. Les appareils de détection s’étaient apparemment détraqués, puisque, lorsqu’on voulut y lire la direction d’où provenaient ces impulsions, on vit qu’ils indiquaient à la fois tous les points de l’horizon. Ce fut à l’aide de compteurs d’intensité et de polarisation, seulement, qu’il fut possible d’établir que la source des oscillations du champ magnétique était constituée par les taillis recouvrant les versants de la gorge. C’est alors seulement qu’ils remarquèrent aussi que ces taillis se présentaient différemment que dans la partie du ravin déjà traversée : ils n’étaient plus recouverts d’un dépôt de rouille, les buissons dont ils se composaient étaient plus hauts, plus grands et plus noirs, semblait-il, car sur leurs branches ou plutôt sur leurs tiges de fer étaient collées d’étranges excroissances. Rohan ne se décida tout de même pas à étudier cela de près, ne voulant pas se risquer à ouvrir le champ de force.

Ils repartirent à une allure un peu plus rapide, tandis que les impulsomètres et les détecteurs magnétiques décelaient des activités de plus en plus variées. Lorsqu’on levait la tête, on pouvait voir, de place en place, l’air frémir au-dessus de toute la surface des sombres broussailles, comme s’il était fortement chauffé. Derrière la seconde porte rocheuse, ils remarquèrent que de minces traînées semblables à des tourbillons de fumée en train de se dissiper tournaient en spirales derrière les buissons du sommet. Cela se produisait toutefois à si haute altitude qu’on ne pouvait pas se rendre compte de la nature du phénomène, même en utilisant des jumelles. Il est vrai que Jarg, qui conduisait la voiture de Rohan, affirma — car il avait la vue très perçante — que ces « fumées » avaient l’air d’essaims de petits insectes.

Rohan sentait l’inquiétude le gagner peu à peu, car l’expédition durait plus longtemps qu’il ne l’aurait cru, et que l’on n’apercevait toujours pas la fin de ce ravin sinueux. Mais on pouvait rouler plus vite à présent, car les amoncellements de pierres rencontrés précédemment dans le lit du torrent avaient disparu ; quant au ruisseau, il était pour ainsi dire inexistant, caché profondément sous les galets : ce n’était que lorsque les machines s’arrêtaient, que l’on pouvait entendre, dans le silence revenu, le murmure à peine perceptible de l’eau invisible.

Derrière le coude suivant, apparut une porte rocheuse plus étroite que les précédentes. Après en avoir mesuré l’écartement, les techniciens constatèrent qu’on ne pouvait pas la traverser en gardant le champ de force ouvert. On sait qu’un tel champ ne peut prendre des dimensions arbitraires, mais qu’il forme toujours une variante d’un volume engendré par une conique, donc une sphère, un ellipsoïde ou un hyperboloïde. Précédemment, ils avaient réussi à franchir les rétrécissements du ravin en réduisant le champ de protection aux dimensions d’un ballon stratosphérique aplati qui, évidemment, était invisible.

À présent, aucune manœuvre n’aurait permis de réaliser pareil exploit. Rohan tint conseil avec le physicien Tomman et les deux techniciens du champ. Il fut décidé en commun de risquer le passage en déconnectant momentanément et partiellement seulement le champ. Un ergorobot vide devait en premier franchir le défilé, son émetteur de champ débranché ; dès l’obstacle franchi, il rétablirait le champ afin d’assurer une pleine protection sur l’avant, en forme de bouclier convexe. Tandis que les quatre grosses machines ainsi que la voiture de patrouille de Rohan traverseraient la porte, ils ne seraient privés de protection qu’au-dessus d’eux ; enfin, le dernier ergorobot fermant la colonne unirait son « bouclier » à celui du premier, immédiatement après avoir franchi le rétrécissement, pour reconstituer de la sorte une protection complète.

Tout se déroulait conformément à ce projet et la dernière des quatre voitures à chenilles passait précisément entre les colonnes de pierre, lorsqu’une secousse étrange fit frémir l’air — ce n’était pas un bruit, mais bien une secousse, comme si, à proximité, un rocher était tombé ; les parois broussailleuses du ravin se mirent à fumer, un nuage noir en jaillit, qui se lança à une vitesse folle sur la colonne.

Rohan, qui avait décidé de laisser passer les gros transporteurs avant son amphibie, était justement arrêté, attendant que le dernier d’entre eux fût passé. Il vit soudain les versants de la gorge émettre une vapeur noire, ainsi qu’un immense éclair vers l’avant, là où l’ergorobot de tête, qui avait déjà franchi le défilé, avait rétabli le champ. Des volutes et des volutes du nuage attaquant le convoi se consumaient sur sa surface, mais la majeure partie s’en éleva au-dessus des flammes et se précipita à la fois sur toutes les machines. Rohan cria à Jarg de mettre immédiatement en marche l’ergorobot de queue, et de relier son champ à celui du premier, car dans ces circonstances, le danger d’un éboulement ne comptait plus. Jarg s’affaira, mais ne réussit pas à rétablir le contact. Sans doute — comme devait le faire remarquer par la suite l’ingénieur en chef — les klystrons du circuit électronique étaient-ils surchauffés. Si le technicien les avait maintenus dans le circuit quelques secondes de plus, le champ aurait certainement jailli, mais Jarg perdit la tête et, au lieu de renouveler sa tentative, sauta hors de la machine. Rohan le saisit par sa combinaison, mais l’homme fou de terreur s’arracha à sa poigne et s’enfuit vers le bas du ravin. Lorsque Rohan réussit enfin à atteindre les appareils, il était déjà trop tard.

Les hommes surpris dans les transporteurs sautaient à terre et couraient dans tous les sens, presque invisibles dans les tourbillons du nuage bouillonnant. Ce spectacle était si invraisemblable que Rohan n’essaya même pas d’intervenir. (C’était du reste impossible : s’il rétablissait le champ, il les blesserait, car ils essayaient même de gravir les pentes, comme pour chercher refuge dans les taillis métalliques.) Il se tenait à présent, passif, dans la machine abandonnée et attendait son tour. Dans son dos, Terner, le buste sorti de la tourelle de tir, tirait en l’air à l’aide de lasers à air comprimé, mais ce feu ne servait à rien, car la majeure partie du nuage se trouvait déjà trop près. Soixante mètres à peine, séparaient Rohan du reste de la colonne. Sur toute cette distance, se débattaient et se roulaient sur le sol les malheureux qu’on aurait dits atteints par des flammes noires ; ils criaient assurément, mais leurs cris, comme tous les autres bruits, y compris le grondement du premier ergorobot — sur le champ de force duquel continuaient à se consumer, dans un incendie frémissant, des myriades d’attaquants — , étaient noyés dans le sifflement rauque et interminable du nuage.

Rohan restait toujours là, sorti à mi-corps de son amphibie, n’essayant même plus de s’y cacher, non mû par un courage désespéré — comme il devait le redire par la suite — , mais tout simplement parce qu’il n’y pensait pas, pas plus qu’à autre chose.

Cette image qu’il n’allait jamais pouvoir oublier — ces hommes pris sous une avalanche noire — se transforma soudain d’une façon stupéfiante. Les victimes attaquées cessèrent de se rouler sur les pierres, de fuir, de ramper vers les buissons de fils de fer. Lentement, les hommes se levaient ou s’asseyaient, et le nuage, s’étant divisé en une série d’entonnoirs, forma au-dessus de chacun comme un tourbillon localisé, d’un seul attouchement effleura leur torse ou seulement leur tête, puis s’éloigna, effervescent, en grondant, de plus en plus haut entre les parois de la gorge, jusqu’à ce qu’il formât un écran à la lumière du ciel crépusculaire. Ensuite, avec un bruissement continu et décroissant, il se glissa entre les roches, s’engloutit dans la jungle noire et y disparut, si bien que seuls de rares petits points noirs, restés çà et là sur le sol entre les hommes couchés, témoignaient de la réalité de ce qui venait de se passer.

Rohan, ne parvenant toujours pas à croire qu’il était sauvé et ne comprenant pas à quoi attribuer ce fait, chercha Terner des yeux. Mais la tourelle de tir était vide ; le bosco en avait sans doute sauté, il ne savait quand ni comment. Il le vit, couché non loin de là, tenant toujours les lasers serrés sur sa poitrine par la crosse, et regardant devant lui avec des yeux qui ne voyaient rien.

Rohan descendit de voiture et se mit à courir d’un homme à l’autre. Ils ne le reconnaissaient pas. Aucun ne lui adressa la parole. La plupart semblaient calmes ; ils s’étaient couchés sur les pierres ou restaient assis, mais deux ou trois se levèrent et, s’approchant des machines, commencèrent à en palper lentement les flancs, avec des mouvements maladroits d’aveugles.

Rohan remarqua Genlis, un remarquable radariste, ami de Jarg, la bouche entrouverte. Tel un sauvage qui aurait vu une machine pour la première fois de sa vie, il essayait de remuer la poignée qui ouvrait la portière du transporteur.

L’instant d’après, Rohan devait comprendre ce que signifiait le trou rond brûlé dans l’une des cloisons du poste de pilotage du Condor : en effet, tandis que, s’étant agenouillé, il saisissait le docteur Ballmin par les épaules et le secouait avec l’énergie du désespoir, comme s’il était convaincu que de cette façon il le ferait revenir à son état normal, juste à côté de sa tête jaillit avec fracas une flamme violette. C’était l’un des hommes assis plus loin qui, ayant sorti de son étui son lance-flammes, appuyait sans le vouloir sur la détente. Rohan l’interpella, mais l’homme n’y prêta pas la moindre attention. Peut-être cet éclair avait-il été à son goût, comme les feux d’artifice plaisent aux jeunes enfants, car il se mit à tirer, vidant son chargeur atomique tant et si bien que l’air était plein d’étincelles de chaleur et que Rohan, s’étant jeté à terre, dut ramper entre les pierres.

Au même moment, un piétinement rapide se fit entendre et Jarg apparut, tout essoufflé, le visage ruisselant de sueur, de derrière le tournant du ravin. Il courait droit sur le fou qui s’amusait à tirer.

— Arrête-toi ! Couche-toi ! Couche-toi ! cria Rohan de toutes ses forces.

Mais avant que Jarg, qui ne se rendait encore compte de rien, s’arrêtât, un coup le frappa atrocement à l’épaule gauche, si bien que Rohan vit son visage, tandis que le bras volait en l’air et que le sang jaillissait de l’horrible blessure. L’homme qui tirait semblait ne s’être aperçu de rien ; quant à Jarg, après avoir regardé avec un étonnement indicible son moignon sanglant, puis son bras coupé, il tournoya sur lui-même et s’abattit sur le sol.

L’homme au lance-flammes se leva. Rohan voyait la flamme continue de l’arme en train de s’échauffer faire jaillir des étincelles des pierres, dans une odeur de fumée de silex. L’homme marchait en vacillant ; ses mouvements étaient absolument ceux d’un enfant tenant une crécelle. La flamme trancha l’espace entre deux hommes assis l’un à côté de l’autre, qui ne fermèrent même pas les yeux pour se protéger de sa lumière aveuglante. Un instant encore, et l’un d’eux aurait reçu toute la décharge en plein visage. Rohan — une fois de plus, ce ne fut pas une décision consciente, mais un réflexe — arracha de son étui son propre lance-flammes et tira, une fois seulement. L’homme se frappa violemment la poitrine de ses deux mains crispées, son arme tinta contre les pierres et lui-même s’écroula, visage contre terre.

Rohan se leva alors. La nuit tombait. Il fallait les ramener tous, le plus vite possible, à la base. Il n’avait que son propre véhicule, le petit amphibie. Lorsqu’il avait voulu utiliser l’un des transporteurs, il s’était rendu compte que deux d’entre eux étaient entrés en collision dans la partie la plus étroite du défilé rocheux, et qu’on ne pourrait les séparer qu’à l’aide d’une grue. Restait l’ergorobot de queue, qui ne pouvait emporter plus de cinq hommes, alors qu’il y en avait neuf de vivants, bien qu’inconscients. Il se dit que le mieux serait de les rassembler tous, de les attacher afin qu’ils ne puissent se sauver nulle part ni se faire du mal, de remettre en marche les champs des deux ergorobots afin de les protéger, et de partir lui-même chercher du secours. Il ne voulait emmener personne, car sa petite voiture tout terrain était absolument désarmée ; aussi, en cas d’attaque, préférait-il être seul à courir les risques.

La nuit était déjà profonde lorsqu’il termina cet extraordinaire travail. Les hommes s’étaient laissé attacher sans opposer la moindre résistance. Il manœuvra l’ergorobot de queue, afin de pouvoir s’éloigner dans un terrain dégagé avec son véhicule amphibie ; il mit en place les deux émetteurs, établit à distance le contact créant le champ de force à l’intérieur duquel se trouvaient les hommes attachés. Alors, il prit le chemin du retour.

C’est ainsi que, vingt-sept jours après son atterrissage, presque la moitié de l’équipage de L’Invincible était hors combat.

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