CHAPITRE III LE CONDOR

De loin, la fusée avait l’air d’une tour penchée. Cette impression était renforcée par la forme qu’avaient prise les sables qui l’entouraient : le talus ouest était bien plus haut que le talus est, à cause de la direction constante des vents. À proximité, un certain nombre de tracteurs étaient presque entièrement ensevelis, même le lance-antimatière, à la coupole ouverte, pris dans la dune à mi-hauteur. On pouvait tout de même apercevoir les échappements des tuyères de la poupe, car le vaisseau reposait au centre d’une cuvette non balayée par les vents. Aussi suffirait-il de déblayer une fine couche de poussière pour accéder aux objets disséminés çà et là autour de la rampe.

Les hommes de L’Invincible s’étaient arrêtés au bord de l’arête du talus. Les véhicules par lesquels ils étaient venus avaient déjà entouré d’un vaste cercle tout le terrain, et les faisceaux d’énergie des émetteurs s’étaient réunis pour former le champ protecteur. Ils avaient laissé les transporteurs et les inforobots à quelques dizaines de mètres de l’endroit où l’anneau des sables encerclait la base du Condor et, du haut de la dune, ils regardaient à leurs pieds.

La rampe du vaisseau était séparée du sol par un espace de cinq mètres, comme si quelque chose l’avait à l’improviste arrêtée en plein mouvement. L’ossature de l’ascenseur était, quant à elle, solidement assujettie, et la cabine vide à la porte ouverte semblait inviter à monter, A côté, quelques bouteilles d’oxygène émergeaient du sable. Leurs parois d’aluminium luisaient, comme si on les avait laissées là à peine quelques minutes plus tôt. Un peu plus loin, pointait quelque chose de bleu qui se révéla être un jerrycan de plastique. Du reste, il y avait quantité d’objets abandonnés çà et là dans la cuvette au pied du vaisseau — des boîtes de conserve, pleines et vides, des théodolites, des appareils photographiques, des trépieds et des gamelles — les uns intacts, les autres portant des traces de détérioration.

« C’est tout à fait comme si quelqu’un avait jeté tout cela par brassées entières hors de la fusée », se dit Rohan, tendant la tête en direction de l’endroit où l’on voyait, sous l’aspect d’une ouverture sombre, l’accès réservé aux hommes : la trappe n’était pas complètement refermée.

C’était tout à fait par hasard que la petite expédition aérienne de De Vries était tombée sur le vaisseau mort. De Vries n’avait pas essayé de pénétrer à l’intérieur, il s’était contenté de prévenir immédiatement la base. C’était au groupe de Rohan d’étudier le mystère du vaisseau frère de L’Invincible. Les techniciens couraient déjà droit à leurs machines, portant des caisses d’outils.

Remarquant quelque chose de bombé recouvert d’une mince couche de sable, Rohan la dégagea d’un coup de pied, supposant que ce devait être un petit globe ; sans encore se rendre compte de ce que c’était, il prit cette boule d’un blanc jaunâtre. Ce fut tout juste s’il ne se mit pas à hurler : tous se retournèrent de son côté. Il tenait dans ses mains un crâne humain.

Ensuite ils trouvèrent d’autres ossements, des crânes, et aussi un squelette entier, revêtu d’une combinaison. Entre la mâchoire inférieure tombante et les dents de la mâchoire supérieure, reposait encore l’embout de l’appareil à oxygène dont la manette indiquait une pression de quarante-six atmosphères. S’agenouillant, Jarg dévissa la valve de la bouteille, et le gaz jaillit avec un long sifflement. Dans la sécheresse absolue de l’air, pas même une trace de rouille n’avait attaqué les parties métalliques du détendeur et les vis tournèrent très aisément.

Le mécanisme de l’ascenseur pouvait en principe être actionné depuis la plate-forme de la cabine, mais visiblement il n’y avait pas de courant, car ils appuyèrent en vain sur les boutons. Escalader quarante mètres, hauteur de la cage de l’ascenseur, présentait pas mal de difficultés, aussi Rohan hésitait-il : ne valait-il pas mieux envoyer là-haut quelques hommes sur un éclaireur ? Mais déjà deux techniciens s’étaient encordés et entreprenaient l’escalade de la charpente métallique. Les autres, en silence, suivaient leur progression.

Le Condor, vaisseau de la même classe que L’Invincible, avait quitté le chantier de construction à peine quelques années plus tôt que ce dernier, et il était impossible de différencier leurs silhouettes. Tous gardaient le silence. Bien qu’en vérité on n’en eût jamais parlé, tous auraient sans doute préféré découvrir des débris projetés en tous sens à la suite d’un accident — même d’une explosion du réacteur. Mais Le Condor était ici, enfoncé dans le sable du désert, penché de côté comme une masse inerte, comme si le sol avait cédé sous la pression des supports de la poupe, entouré d’un chaos d’objets et d’ossements humains, et en même temps à première vue intact. C’était cela qui les stupéfiait tous. Les deux hommes parvinrent jusqu’à l’entrée réservée à l’équipage, poussèrent la porte sans effort apparent, et disparurent à la vue de ceux qui les suivaient des yeux. Ils furent si longs à revenir que Rohan commença à s’inquiéter, mais voici que l’ascenseur frémit soudain, monta d’un mètre puis descendit se poser sur le sable. Dans l’ouverture à présent béante, apparut la silhouette de l’un des techniciens ; il indiquait, par gestes, que l’on pouvait monter.

Rohan, Ballmin, Hagerup le biologiste et Kralik, l’un des techniciens, montèrent. Par la force d’une vieille habitude, Rohan examinait au passage la puissante courbe de la coque qui défilait derrière le garde-fou de la cabine et, pour la première fois mais non la dernière ce jour-là, il fut frappé de stupéfaction. Les plaques du blindage, faites d’un alliage de titane et de molybdène, avaient été, de place en place, comme forées ou creusées à l’aide d’un outil d’une dureté exceptionnelle ; les traces n’étaient guère profondes, mais si rapprochées que toute l’enveloppe extérieure du vaisseau en était pour ainsi dire grêlée. Rohan saisit Ballmin par l’épaule, mais celui-ci avait déjà remarqué cette chose extraordinaire. Tous deux s’efforcèrent d’examiner avec le maximum d’attention ces creux imprimés dans le blindage. Tous étaient de faibles dimensions, comme si quelqu’un s’était servi de l’extrémité aiguisée d’une gouge ; mais Rohan savait bien qu’il n’existait aucun ciseau capable d’entamer le revêtement de ciment métallique. Ce ne pouvait être là que le résultat d’un décapage chimique. Il n’en apprit cependant pas davantage, car l’ascenseur avait achevé son bref parcours et il fallait entrer dans le sas pressurisé.

L’intérieur du vaisseau était éclairé : les techniciens avaient mis en marche le générateur de secours, actionné par air comprimé. Du sable, extraordinairement fin, comme de la farine, ne recouvrait que les alentours immédiats du seuil élevé. Dans les corridors, il n’y en avait pas trace. L’intérieur du troisième niveau s’ouvrait devant les hommes qui s’y engagèrent : tout était propre, impeccable, brillamment éclairé ; mais çà et là un objet abandonné gisait à terre : un masque à gaz, une assiette en plastique, un livre, une partie d’une combinaison. Il n’en était pourtant ainsi, en vérité, qu’au troisième niveau. Plus bas, dans les chambres des cartes et d’observation stellaire, dans les mess, les cabines de l’équipage, les salles des radars, dans le poste de commande des moteurs, dans les corridors, les ponts, les passages reliant les divers niveaux, régnait un désordre incompréhensible.

Le poste de pilotage offrit à leurs yeux un tableau plus effroyable encore. Là, il n’y avait pas un seul verre intact sur les cadrans ou les horloges. Or, le verre employé pour tous les appareils était fait d’une matière pratiquement incassable ; pourtant, des coups d’une force stupéfiante avaient tout réduit en une poudre argentée qui recouvrait les pupitres, les fauteuils et même les fils électriques et les interrupteurs.

Dans la petite bibliothèque voisine, comme si on y avait déversé en vrac le contenu d’un sac, gisaient à terre des microfilms en partie déroulés et entremêlés en grandes volutes glissantes, des livres déchiquetés, des compas, des règles à calculer, des bandes provenant des spectroscopes et des tables analytiques, le tout brisé, déchiré, mélangé à des piles des grands répertoires d’étoiles de Cameron, sur lesquels on s’était tout spécialement acharné, avec rage, mais avec une inconcevable patience, arrachant cahier par cahier leurs feuillets raides de plastique. Dans la salle du club et la salle de projection, un peu plus loin, l’accès était barré par des amoncellements de vêtements déchirés et par des lambeaux de cuir arrachés aux revêtements des fauteuils. En un mot, tout se présentait comme si — pour reprendre les propos du bosco Terner — la fusée avait été prise d’assaut par une troupe de babouins furieux. Les hommes, que ce spectacle privait de parole, allaient d’un pont à un autre. Dans la petite cabine de navigation, reposait au pied du mur, roulée en boule, la dépouille desséchée d’un homme vêtu d’un vêtement de toile et d’une chemise tachée. À présent, il était déjà recouvert d’une bâche que l’un des techniciens, entré là le premier, avait jetée sur lui. C’était en fait une sorte de momie à la peau virée au marron, collée aux os.

Rohan fut l’un des derniers à quitter Le Condor. La tête lui tournait ; il avait la nausée et mobilisait toute la force de sa volonté pour s’empêcher de vomir. Il avait l’impression d’avoir vécu un cauchemar, un rêve invraisemblable. Le visage des hommes qui l’entouraient l’assurait pourtant de la réalité de tout ce qu’il venait de voir. Il transmit un bref message radio à L’Invincible. Une partie de l’équipage resta auprès du Condor abandonné, pour tenter d’y mettre un semblant d’ordre. Rohan leur avait ordonné de photographier au préalable tous les lieux sans exception et de dresser un inventaire précis de l’état dans lequel ils avaient été trouvés.

Ils rentraient, Rohan, Ballmin et Gaarb, l’un des biophysiciens ; Jarg pilotait le transporteur. Sa large figure d’ordinaire souriante semblait rétrécie et assombrie. La machine de plusieurs tonnes était secouée par des coups d’accélérateur, ce qui n’était absolument pas dans la manière de ce chauffeur maître de ses réflexes, et qui conduisait d’ordinaire de façon régulière. Ils firent une large boucle entre les dunes, en rejetant de part et d’autre d’énormes jets de sable. Devant eux, avançait un ergorobot vide, qui les protégeait de son champ de force. Ils conservèrent le silence pendant ce voyage de retour ; chacun gardait ses pensées pour soi. Rohan avait presque peur de se retrouver face à face avec l’astronavigateur, car il ne savait pas ce qu’il allait lui dire au juste. Il avait conservé pour lui seul l’une des découvertes les plus atroces, parce qu’elle était la plus insensée, la plus démente. Dans la salle de bains du huitième niveau, il avait trouvé des morceaux de savon qui portaient nettement l’empreinte de dents humaines. Or, il était exclu qu’il y ait eu famine : les magasins regorgeaient de stocks de vivres presque intacts ; même le lait, dans la chambre froide, était dans un état de conservation parfaite.

À mi-chemin, ils reçurent des signaux radio émis par un petit véhicule automoteur qui passa comme une flèche devant eux, laissant dans son sillage un écran de poussière. Ils ralentirent, et alors l’autre machine s’arrêta, elle aussi. Deux hommes étaient à bord, Magdov, un technicien déjà d’un certain âge, et Sax, le neurophysiologiste. Rohan déconnecta le champ et ils purent parler de vive voix. On avait découvert, après son départ, dans l’hibernateur du Condor, un corps humain congelé. Peut-être était-il encore possible de réanimer cet homme. Sax rapportait tous les instruments nécessaires qu’il avait été chercher dans L’Invincible. Rohan décida de le suivre, motivant son acte par le fait que le véhicule du savant n’avait pas de protection par champ de force. En vérité, il était content de pouvoir remettre son entretien avec Horpach. Il fit donc faire demi-tour sur place et, labourant le sable, le transporteur se hâta de retourner d’où il était venu.

Autour du Condor, la plus vive animation régnait. On continuait à déterrer des dunes les objets les plus hétéroclites. À part, sous des linges blancs, reposaient, disposés côte à côte, des restes humains dont le nombre, déjà, dépassait la vingtaine. La rampe fonctionnait ; même le réacteur à utiliser au sol fournissait du courant. On les reconnut de loin, au nuage de poussière qui s’élevait dans le désert, et un passage fut ouvert dans le champ de force. Sur place, il y avait déjà un médecin, le petit docteur Nygren, mais il ne voulait pas, sans être assisté, procéder à ce qui serait peut-être un examen complet de l’homme trouvé dans l’hibernateur. Rohan, usant de ses prérogatives — ne remplaçait-il pas ici le commandant lui-même ? — monta à bord avec les deux médecins.

Le matériel démoli qui, à sa première visite, avait interdit de s’approcher de l’hibernateur, avait été enlevé. Le thermomètre indiquait une température de 17° en dessous de zéro à l’intérieur. Les deux médecins, voyant cela, échangèrent un regard d’intelligence ; quant à Rohan, il en savait assez sur l’hibernation pour se rendre compte que cette température était trop élevée pour qu’il puisse être question de mort complète réversible, mais trop basse, en revanche, pour un sommeil hypothermique. Il ne semblait pas que l’homme se fût préparé à survivre dans des conditions spécialement calculées pour cela, mais plutôt qu’il s’était trouvé enfermé là par hasard, de cette façon incompréhensible et absurde qui caractérisait tout le reste à bord. Et, de fait, une fois qu’ils eurent revêtu leurs scaphandres thermostatiques et que, ayant dévissé les poignées en forme de roues, ils eurent entrouvert la lourde porte, ils aperçurent, étendu sur le sol, vêtu seulement d’une chemise, le corps d’un homme couché face contre terre. Rohan aida les médecins à le transporter sur un petit lit recouvert d’un drap blanc, placé sous trois lampes dont la lumière supprimait les ombres. Ce n’était pas une table d’opération proprement dite, mais une couchette pour les petites interventions auxquelles il est parfois nécessaire de procéder dans un hibernateur. Rohan avait peur de voir le visage de cet homme : il connaissait en effet une bonne partie de l’équipage du Condor. Mais celui-ci lui était inconnu. Si ce n’avait été le froid glacial et la rigidité de ses membres, on aurait pu penser que l’homme ainsi découvert dormait. Ses paupières étaient baissées ; dans la cabine sèche et hermétiquement close, sa peau n’avait pas perdu sa couleur naturelle ; simplement, elle était plus pâle. Mais les tissus, en dessous, étaient remplis de microscopiques cristaux de glace. Les deux médecins, sans rien dire, échangèrent pour la seconde fois un regard d’intelligence. Puis ils commencèrent à préparer leurs appareils. Rohan s’assit sur l’une des couchettes libres. Tout au long de leur double rangée, la literie était soigneusement bordée ; un ordre parfait, normal, régnait dans l’hibernateur.

Les instruments tintèrent à plusieurs reprises, les médecins chuchotèrent entre eux, enfin Sax dit, en s’écartant de la table :

— Il n’y a plus rien à faire.

— Il est mort, laissa tomber Rohan, qui tirait de ces paroles la seule conclusion possible, plutôt qu’il ne posait une question.

Nygren, de son côté, s’était approché du tableau du climatiseur. Au bout d’un instant, un courant tiède mit l’air en mouvement. Rohan se levait pour partir lorsqu’il vit que Sax revenait vers la table. Celui-ci prit un petit sac noir qu’il avait posé par terre, l’ouvrit et alors apparut cet appareil dont Rohan avait plus d’une fois déjà entendu parler, mais que jamais encore on n’avait employé devant lui. Sax, avec des gestes extraordinairement calmes et une précision exagérée, déroulait des rouleaux de fils terminés par des électrodes aplaties. Les ayant appliquées toutes les six au crâne du mort, il les fixa à l’aide d’un bracelet de caoutchouc. Il s’agenouilla alors, sortit de son sac trois paires d’écouteurs. Il en ajusta une à ses oreilles et, toujours penché, se mit à actionner les manettes de l’appareil qui se trouvait à l’intérieur du fourreau. Son visage aux yeux fermés prit une expression de concentration parfaite. Soudain, il fronça les sourcils, se pencha davantage encore, immobilisa une manette de la main, après quoi il enleva les écouteurs d’un geste brusque.

— Docteur Nygren, dit-il d’une voix étrange.

Le petit docteur lui prit les écouteurs des mains.

— Quoi ? … chuchota Rohan d’une voix tremblante, s’interdisant presque de respirer.

Dans l’argot des équipages, cet appareil s’appelait le « stéthoscope des tombes ». Chez un mort dont le décès était très récent ou lorsqu’il n’y avait pas eu décomposition du corps, comme dans le cas présent, il était possible d’« écouter le cerveau » ou plus exactement ce qui représentait le dernier contenu de la conscience.

L’appareil faisait pénétrer dans la profondeur du crâne des impulsions électriques ; elles parcouraient le cerveau selon les lignes de moindre résistance, autrement dit le long des fibres nerveuses qui, avant l’agonie, avaient constitué un tout fonctionnel. Les résultats n’étaient jamais sûrs, mais le bruit courait que, quelques fois, on avait réussi à obtenir de la sorte des informations d’une importance exceptionnelle. Dans des circonstances telles que celles d’à présent, alors que tout l’avenir dépendait de l’explication du mystère qui recouvrait la tragédie du Condor, le recours au « stéthoscope des tombes » était une nécessité. Rohan avait déjà deviné que le neurologue n’avait absolument pas espéré réanimer l’homme gelé, et qu’en vérité, il n’était venu que pour écouter ce que ce cerveau pourrait lui transmettre. Il se tenait debout, immobile, une étrange impression de sécheresse dans la bouche, tandis que son cœur battait sourdement. C’est alors que Sax lui tendit la seconde paire d’écouteurs. Si ce n’avaient été la simplicité et le naturel de ce geste, il n’aurait pas osé les mettre. Mais il le fit sous le regard calme des yeux noirs de Sax qui se tenait un genou à terre, près de l’appareil, manœuvrant à petits coups la manette de l’amplificateur.

Au début, il n’entendit rien, sinon le bourdonnement du courant, et il en éprouva une impression de soulagement, car il ne voulait rien entendre. Il aurait préféré, sans même s’en rendre compte, que le cerveau de cet inconnu fût muet comme une pierre. Sax, se relevant, lui ajusta mieux les écouteurs. Alors Rohan vit quelque chose à travers la lumière qui inondait le mur blanc de la cabine, une image grise, comme faite de poussière, brouillée et suspendue à une distance indéfinissable. Il ferma les yeux involontairement, et ce qu’il avait distingué à l’instant devint presque net. C’était comme un corridor à l’intérieur du vaisseau, avec des tuyaux courant sur le plafond ; toute sa largeur était barrée par un entassement de corps humains. Ils semblaient bouger, mais c’était l’ensemble de l’image qui vibrait et se gondolait. Ces hommes étaient à demi nus, les restes de leurs vêtements pendaient en lambeaux et leur peau, d’une blancheur surnaturelle, était couverte de mouchetures noires ou d’une éruption de boutons. Il se pouvait que ce phénomène, lui aussi, ne fût qu’un effet dû au hasard, car des virgules noires semblables abondaient sur le plancher et les murs. Toute cette image, telle une photographie très floue, faite à travers une grande épaisseur d’eau, oscillait, s’étirait, se rétrécissait et ondulait. Pris de panique, Rohan ouvrit tout grand les yeux ; l’image devint grise et disparut presque, faisant simplement un écran d’ombre à la forte lumière de la réalité qui l’entourait. Alors Sax, une fois de plus, toucha les manettes de l’appareil, et Rohan entendit — comme si c’était au centre de sa propre tête — un faible murmure : « ala … ala … ama … lala … ala ma … maman … »

Et rien de plus. Le courant de l’amplificateur miaula soudain, émit un bruit sourd qui remplit les écouteurs d’un cocorico qui se répéta comme un hoquet fou, comme si c’était là un rire sauvage, railleur et atroce. Mais ce n’était que le courant : tout simplement, l’hétérodyne avait commencé à émettre des vibrations trop puissantes …

Sax enroulait les fils, les rangeait, les remettait dans le sac, tandis que Nygren soulevait un pan du drap et en recouvrait le corps et le visage du mort, dont la bouche jusque-là fermée, s’entrouvrit légèrement — peut-être sous l’effet de la chaleur (il faisait déjà presque chaud dans l’hibernateur, puisque Rohan sentait de la sueur lui couler dans le dos) —, donnant à la figure une expression d’étonnement indicible. Et c’est ainsi qu’il disparut sous le drap blanc.

— Dites quelque chose … Pourquoi ne dites-vous rien ? lança Rohan qui n’en pouvait plus.

Sax boucla les courroies du sac, se leva et s’approcha à le toucher.

— Reprenez votre calme …

Rohan plissa les yeux, serra les poings ; son effort était démesuré mais vain. Comme d’ordinaire en de tels moments, la colère s’éveillait en lui. Il lui était extrêmement difficile de se maîtriser.

— Je vous demande pardon … balbutia-t-il. Et alors, qu’est-ce que ça veut dire au juste ?

Sax dégrafa son vaste scaphandre qui glissa sur le plancher, et sa forte stature apparente l’abandonna. De nouveau, c’était le personnage familier : un petit homme maigre, voûté, à la poitrine étroite, aux mains fines et nerveuses.

— Je ne sais rien de plus que vous, dit-il. Et peut-être même moins.

Rohan n’y comprenait rien, mais il se raccrocha à ces derniers mots.

— Comment ça ? … Pourquoi moins ?

— Parce que je n’étais pas là, que je n’ai rien vu, à part ce cadavre. Vous, vous étiez ici depuis le matin. Est-ce que cette image ne vous dit rien ?

— Non. Et eux — eux, ils bougeaient. Est-ce qu’alors ils vivaient encore ? Qu’avaient-ils sur eux ? Ces petites taches …

— Ils ne bougeaient pas. C’est une illusion. Les engrammes se fixent comme des photographies. Parfois, il y a une superposition de plusieurs images ; ce n’était pas le cas cette fois-ci.

— Et ces petites taches ? C’est aussi une illusion ?

— Je ne sais pas. Tout est possible. Mais il me semble que non. Qu’en pensez-vous, Nygren ?

Le petit docteur s’était déjà débarrassé de son scaphandre.

— Je ne sais pas, dit-il. Peut-être bien que ce n’était pas un artefact. Il n’y en avait pas sur le plafond, n’est-ce pas ?

— De ces petites taches ? Non. Seulement sur eux … et sur le plancher. Et quelques-unes sur les murs …

— Si ça avait été une seconde projection, elle aurait recouvert plutôt toute l’image, remarqua Nygren. Mais ce n’est pas certain. Il y a trop d’éléments fortuits dans ces fixations …

— Et la voix ? Ce … ce balbutiement ? interrogeait Rohan, d’un ton désespéré.

— Un mot, très distinctement, c’était « maman ». Vous l’avez entendu ?

— Oui. Mais il y avait encore quelque chose d’autre. « Ala » … « lala » … ça se répétait.

— Ça se répétait, car j’ai exploré tout le cortex pariétal, dit brièvement Sax. Autrement dit, toute la région de la mémoire auditive, expliqua-t-il à Rohan. C’était le plus extraordinaire.

— Ces mots ?

— Non. Pas ces mots. Un mourant peut penser à n’importe quoi ; s’il avait pensé à sa mère, ç’aurait été absolument normal. Mais son cortex auditif est vide, tout à fait vide. Vous comprenez ?

— Non. Je ne comprends pas. Comment ça, vide ?

— D’habitude, l’exploration des lobes pariétaux ne donne pas de résultats, expliqua Nygren. Il y a là un trop grand nombre d’engrammes, trop de mots fixés. C’est comme si vous essayiez de lire cent livres à la fois. Ça ne donne qu’un chaos. Mais lui, dit-il en regardant la forme allongée sous le tissu blanc, n’avait rien en cet endroit. Pas le moindre mot, à part ces quelques syllabes.

— Oui. Je suis passé du centre sensoriel de la parole jusqu’à la scissure de Rolando, précisa Sax. C’est pourquoi ces syllabes se répétaient, ce sont là les dernières structures phonétiques qui se sont conservées.

— Et le reste ? Et les autres ?

— Elles n’existent pas. (Sax, comme s’il perdait patience, souleva le lourd appareil, ce qui fit grincer le cuir des poignées.) Il n’y en a pas, point final. Je vous en prie, ne me demandez pas ce qu’elles sont devenues. Cet homme avait perdu toute sa mémoire auditive.

— Et cette image ?

— C’est autre chose. Il l’a vue. Il pouvait même ne pas comprendre ce qu’il voyait, mais un appareil photographique, non plus, ne comprend pas et pourtant il fixe l’image vers laquelle on le dirige. Du reste, j’ignore s’il l’a comprise ou non.

— Pouvez-vous m’aider, cher confrère ?

Les deux médecins, portant les appareils, sortirent. La porte se referma. Rohan resta seul. Il fut alors envahi d’un tel désespoir qu’il s’approcha de la table, souleva le linge, le rejeta et, déboutonnant la chemise du mort dont le corps avait dégelé et qui était à présent tout à fait souple, il en examina attentivement la cage thoracique. Il frémit à ce contact, car même la peau était devenue élastique ; au fur et à mesure que les tissus dégelaient, les muscles devenaient flasques ; la tête, jusqu’alors levée d’une façon qui n’avait rien de naturel, retomba passivement, comme si cet homme était véritablement endormi.

Rohan chercha sur le corps des traces d’une épidémie énigmatique, d’un empoisonnement, de morsures, mais ne trouva rien. Deux doigts de la main gauche s’ouvrirent, laissant apparaître une petite blessure. Les bords en étaient légèrement écartés ; la plaie commença à saigner. Des gouttes rouges tombaient sur la table au revêtement de caoutchouc blanc. C’en fut trop pour Rohan. Sans même recouvrir le mort de son linceul, il sortit en courant de la cabine et se précipita, bousculant les gens qui se pressaient à la porte, vers la sortie principale, comme si quelque chose le poursuivait.

Jarg réussit à l’arrêter dans le sas de décompression, l’aida à ajuster son appareil à oxygène, lui en glissa même l’embout entre les lèvres.

— On ne sait rien, navigateur ?

— Non, Jarg. Rien, absolument rien !

Il ne savait pas avec qui il descendait en ascenseur. Les moteurs des machines grinçaient en tournant. Le vent était devenu plus violent, et des vagues de sable déferlaient, hachant la surface de la coque, granuleuse et inégale. Rohan avait totalement oublié ce phénomène. Aussi, s’approcha-t-il de la poupe et, se hissant sur la pointe des pieds, il tâta du bout des doigts le métal épais. Le blindage était comme une roche, exactement comme une très vieille surface de roche pourrie, envahie par les durs grumeaux des aspérités. Il distingua entre les transporteurs la haute silhouette de l’ingénieur Ganong, mais il n’essaya même pas de lui demander ce qu’il pensait de ce phénomène. L’ingénieur en savait autant que lui. Autrement dit rien. Rien,

Il fit le chemin de retour en compagnie d’une douzaine d’hommes, assis dans un coin de la cabine du plus gros transporteur. Il entendait leurs voix comme si elles provenaient de très loin. Terner, le bosco, parlait d’empoisonnement, mais les autres couvrirent sa voix de leurs protestations.

— Empoisonnement ? Avec quoi ? Tous les filtres sont en parfait état ! Les réservoirs pleins d’oxygène. Les réserves d’eau intactes … les vivres, en abondance …

— Vous avez vu à quoi ressemblait celui que nous avons trouvé dans la petite chambre de navigation ? demanda Blank. Je le connaissais … Je ne l’aurais pas reconnu, mais il portait cette chevalière …

Nul ne lui répondit.

De retour à la base, Rohan se rendit droit chez Horpach. Celui-ci était déjà au courant de la situation, grâce à la transmission télévisée et aux rapports du groupe qui était revenu le premier et avait ramené plusieurs centaines de photographies précises. Rohan en éprouva un soulagement involontaire : il ne lui faudrait pas relater au commandant dans les détails ce qu’il avait vu.

L’astronavigateur le scruta attentivement, en se levant de derrière la table sur laquelle des épreuves photographiques recouvraient la carte de la région environnante. Ils étaient seuls tous les deux, dans la grande cabine de navigation.

— Essayez de vous reprendre, Rohan, lui dit-il. Je comprends ce que vous ressentez, mais ce qui nous est le plus nécessaire dans l’immédiat, c’est du bon sens. Et de la maîtrise de soi. Nous devons aller jusqu’au fond de cette histoire de fous.

— Ils avaient tous les moyens de protection : des ergorobots, des lasers, des lance-antimatière. Le lance-antimatière principal est tout près du Condor. Ils avaient le même équipement que nous, dit Rohan d’une voix blanche.

Il s’assit inopinément.

— Pardon … murmura-t-il.

L’astronavigateur sortit du placard une bouteille de cognac.

— Un vieux remède. Parfois il est bien utile. Buvez cela, Rohan. On l’utilisait jadis sur les champs de bataille …

Rohan avala en silence le liquide de feu.

— J’ai vérifié les compteurs récapitulatifs de tous les groupes du champ de force, dit-il sur un ton de récrimination. Ils n’ont pas eu à supporter la moindre attaque. Ils n’ont même pas tiré une seule fois. Tout simplement … tout simplement …

— Ils sont devenus fous ? suggéra tranquillement l’astronavigateur.

— J’aimerais au moins en être certain. Mais comment est-ce possible ?

— Avez-vous vu le livre de bord ?

— Non. Gaarb l’a emporté. Vous l’avez ?

— Oui. Après la date de l’atterrissage, il n’y a que quatre annotations. Elles concernent ces ruines que vous avez explorées … et des « mouches ».

— Je ne comprends pas. Quelles mouches ?

— Ça, je n’en sais rien. Littéralement, le texte dit que …

Il prit sur la table un registre ouvert.

— « Aucune trace de vie sur la terre ferme. La composition de l’atmosphère … » Ici figurent les résultats des analyses … Voilà, ici : « À 18 h 40, la seconde patrouille montée sur chenilles a été prise dans une tempête de sable localisée avec forte activité de décharges atmosphériques. Contact radio établi, malgré les parasites. La patrouille fait état de la découverte d’une quantité considérable de petites mouches, couvrant … »

L’astronavigateur s’interrompit et reposa le registre.

— Et après ? Pourquoi n’achevez-vous pas ?

— C’est justement la fin. C’est sur ces mots que s’interrompt la dernière annotation.

— Et il n’y a rien de plus ?

— Vous pouvez voir par vous-même.

Il lui tendit le registre ouvert à cette page. Elle était couverte de griffonnages illisibles. Rohan, les yeux écarquillés, fixait le chaos des traits qui s’entremêlaient.

— On dirait qu’il y a ici la lettre « b », dit-il doucement,

— Oui. Et ici un « G ». Un « G » majuscule. Tout à fait comme si cela avait été écrit par un petit enfant … Vous êtes bien d’accord ?

Rohan se taisait, son verre vide à la main. Il avait oublié de le poser. Il se mit à penser à ses ambitions récentes : il avait rêvé être seul à commander L’Invincible. À présent, il remerciait le ciel de ne pas avoir à décider de la suite de l’expédition,

— Rohan ! Veuillez convoquer les chefs des groupes spécialisés. Rohan ! Secouez-vous !

— Pardon. Une conférence, monsieur ?

— Oui. Qu’ils se rendent tous à la bibliothèque.

Un quart d’heure plus tard, ils étaient déjà tous assis dans la grande salle carrée, aux murs revêtus d’un émail de couleur ; des livres et des microfilms se dissimulaient derrière. Le plus affreux, sans doute, était l’incroyable ressemblance entre les installations du Condor et de L’Invincible. Chose bien compréhensible, puisque c’étaient des vaisseaux frères, mais Rohan, regardant dans n’importe quel coin, ne pouvait repousser les images de folie qui s’étaient gravées dans sa mémoire.

Chaque homme avait ici sa place établie. Le biologiste, le médecin, le planétologue, les ingénieurs électriciens et des transmissions, les cybernéticiens et les physiciens étaient assis dans des fauteuils disposés en demi-cercle. Ces vingt hommes représentaient le cerveau stratégique du vaisseau. L’astronavigateur se tenait tout seul, sous un écran blanc à demi déroulé.

— Est-ce que tous les présents ont pris connaissance de la situation découverte à bord du Condor ?

En réponse, s’éleva un brouhaha d’acquiescements.

— Jusqu’à présent, annonça Horpach, les équipes travaillant dans le périmètre du Condor ont retrouvé vingt-neuf corps. Dans le vaisseau lui-même, on en a découvert trente-quatre, dont l’un en état de conservation parfaite, puisqu’il était congelé dans l’hibernateur. Le docteur Nygren, qui vient de revenir de là-bas, va nous faire une relation d’ensemble …

— Je n’ai pas grand-chose à dire, déclara en se levant le petit docteur.

Il s’approcha lentement de l’astronavigateur. Ce dernier le dépassait d’une tête.

— Nous n’avons trouvé que neuf corps momifiés. En plus de celui dont vient de parler le commandant, et qui sera disséqué à part. Le reste, ce sont en réalité des squelettes ou des parties de squelette extraites du sable, La momification s’est produite à l’intérieur de la fusée, où régnaient des conditions favorables à ce processus : très peu d’humidité dans l’air, une absence pratiquement totale de bactéries pathogènes et une température pas trop élevée. Les corps qui se trouvaient à l’air libre ont subi une décomposition, particulièrement intense pendant les périodes de pluie, car le sable contient ici un pourcentage appréciable d’oxydes et de sulfures de fer, qui réagissent en présence des acides faibles … Du reste, je pense que ces détails importent peu … S’il était indiqué d’exposer avec précision les réactions qui se produisent en pareil cas, il serait possible de confier l’affaire à nos collègues chimistes. En tout cas, dans les conditions de l’espace extérieur, la momification pouvait d’autant moins se faire que s’additionnaient à tout cela l’action de l’eau et des substances qu’elle contient en dissolution, ainsi que celle du sable, qui s’est poursuivie des années durant. C’est ce dernier phénomène qui explique pourquoi la surface des ossements est polie.

— Pardon, interrompit l’astronavigateur. L’essentiel, pour l’instant, c’est la cause de la mort de ces hommes, docteur …

— Aucun symptôme de mort violente, du moins sur les corps les mieux conservés, expliqua immédiatement le médecin.

Il ne regardait personne et l’on avait l’impression qu’il observait quelque chose d’invisible dans sa main levée vers son visage.

— Le tableau clinique est le même que s’ils étaient morts de mort naturelle.

— Ce qui signifie ?

— Sans intervention extérieure violente. Certains os longs, trouvés à part, sont brisés, mais cela s’est peut-être produit plus tard. Pour l’établir, il faudra des recherches assez longues. Ceux qui étaient vêtus ont tant l’enveloppe épidermique que le squelette intacts. Pas la moindre blessure, si l’on ne tient pas compte de nombreuses petites égratignures qui assurément n’ont pas pu provoquer la mort.

— Mais alors, de quelle façon sont-ils morts ?

— Ça, je l’ignore. On peut estimer qu’ils sont morts de faim ou de soif …

— On n’a pas touché, là-bas, aux réserves d’eau ni de vivres, fit remarquer Gaarb de sa place.

— Je le sais.

Pendant un instant, ce fut le silence.

— La momification consiste avant tout à priver l’organisme de son eau, expliqua Nygren. (Il continuait à ne regarder aucun des présents.) Les tissus adipeux subissent des transformations, mais ils sont décelables. Mais voilà … ces hommes en étaient pratiquement dépourvus. Précisément comme après un très long jeûne.

— Mais pas celui qui est resté dans l’hibernateur, lança Rohan qui se tenait debout derrière la dernière rangée de fauteuils.

— C’est vrai. Mais il est sans doute mort de froid. Il a dû entrer dans l’hibernateur d’une façon que nous ignorons ; peut-être s’y est-il tout simplement endormi pendant que la température descendait.

— Admettez-vous la possibilité d’un empoisonnement collectif ? demanda Horpach.

— Non.

— Mais docteur … vous ne pouvez pas aussi catégoriquement …

— Je peux le dire, répondit le médecin. Un empoisonnement, dans des conditions planétaires, ne peut se produire que par voie pulmonaire, en raison des gaz respirés, ou par l’intermédiaire du tube digestif, ou encore de la peau. L’un des cadavres les mieux conservés portait un appareil à oxygène. Il y avait de l’oxygène dans la bouteille. La réserve aurait suffi pour plusieurs heures encore …

« C’est vrai », se dit Rohan. Il se souvenait de cet homme, la peau tendue sur le crâne ; avec des traces brunâtres sur les os des pommettes, et des orbites d’où le sable s’écoulait,

— Ces gens n’ont rien pu manger d’empoisonné, car ici, c’est bien simple, il n’y a rien à manger. Je veux dire sur la terre ferme. Et ils n’ont pas entrepris de pêches dans l’océan. C’est tout juste s’ils ont envoyé une patrouille dans le fond des ruines. C’est tout. Du reste, j’aperçois là-bas Mac Minn. Cher confrère, avez-vous terminé ?

— Oui, dit le biochimiste depuis le seuil.

Toutes les têtes se tournèrent vers lui. Il passa entre les assistants assis et s’arrêta à côté de Nygren. Il portait encore sa longue blouse de laboratoire.

— Vous avez fait les analyses ?

— Oui.

— Le docteur Mac Minn vient d’étudier le corps de l’homme qui a été découvert dans l’hibernateur, expliqua Nygren. Si vous disiez tout de suite ce que vous avez trouvé ?

— Rien, dit Mac Minn.

Il avait les cheveux si clairs qu’on se demandait s’ils n’étaient pas blancs, et les yeux aussi pâles. Même ses paupières étaient parsemées de grandes taches de rousseur. Mais à présent, cette longue tête de cheval ne faisait plus sourire personne.

— Aucun poison, organique ou pas. Toutes les liaisons enzymatiques des tissus sont correctes. Le sang correspond aux normes. Dans l’estomac, des restes de biscottes et de concentrés digérés.

— Comment donc est-il mort ? demanda Horpach.

Il était toujours aussi calme.

— Il est mort, tout simplement, répondit Mac Minn qui ne s’aperçut qu’à cet instant qu’il portait encore sa blouse.

Il en défit les boucles et la lança sur un fauteuil vide, tout à côté. Le tissu soyeux glissa et tomba à terre.

— Quelle est donc votre opinion ? reprit avec détermination l’astronavigateur.

— Je n’en ai pas, dit Mac Minn. La seule chose que je puisse dire, c’est que ces hommes n’ont pas été empoisonnés.

— Une substance radioactive se décomposant rapidement ? Ou un rayonnement dur ?

— Un rayonnement dur, à dose mortelle, laisse des traces : des hémorragies, des pétéchies, des modifications de l’image du sang. Or il n’y en a pas. Il n’existe pas davantage de substance radioactive qui, consommée à dose mortelle il y a huit ans, aurait pu disparaître sans laisser de traces. Le niveau de la radioactivité est plus bas ici que sur Terre. Ces hommes ne sont entrés en contact avec aucune forme d’activité de rayonnement. Je puis le garantir.

— Mais quelque chose les a pourtant tués ! lança le planétologue Ballmin en élevant la voix.

Mac Minn se taisait. Nygren lui dit quelque chose à voix basse. Le biochimiste inclina la tête et sortit, passant entre les rangs des personnes assises. Alors Nygren, lui aussi, descendit de l’estrade et s’assit à sa place.

— L’affaire ne se présente pas bien, remarqua l’astronavigateur. En tout état de cause, nous ne pouvons attendre aucune aide des biologistes. Est-ce que l’un de vous, messieurs, a quelque chose à dire ?

— Oui.

Sarner, l’atomiste, se leva.

— L’explication de la fin du Condor se trouve en lui-même,

Il regarda chacun à tour de rôle avec ses yeux perçants d’oiseau. Contrastant avec ses cheveux noirs, ses iris paraissaient presque blancs.

— Je veux dire que l’explication s’y trouve, mais que nous ne savons pas la déchiffrer pour l’instant. Le chaos qui règne dans les cabines, les provisions intactes, l’état et la disposition des cadavres, les dommages faits à l’installation — tout cela signifie quelque chose.

— Si vous n’avez rien de plus à dire … laissa tomber Gaarb avec découragement.

— Doucement. Nous nous trouvons dans les ténèbres. Nous devons chercher un chemin. Pour l’instant, nous savons très peu de choses. J’ai l’impression que nous n’avons pas le courage de nous rappeler certaines choses que nous avons vues à bord du Condor. C’est pourquoi nous sommes revenus avec tant d’obstination à l’hypothèse de l’empoisonnement qui aurait provoqué la folie collective. Dans notre propre intérêt — et par égard pour eux aussi — nous devons être vraiment, intransigeants en face des faits. Je suggère ou plutôt je propose catégoriquement de décider ce qui suit : que chacun de vous dise maintenant, tout de suite, ce qui, pour lui, a été le plus choquant sur Le Condor. Ce qu’il n’a peut-être encore dit à personne. Ce dont il a pensé qu’il fallait l’oublier.

Sarner se rassit. Rohan, après un bref instant de lutte intérieure, parla de ces morceaux de savon qu’il avait remarqués dans la salle de bains.

Puis Garlew se leva. Sous la couche des cartes et des livres en lambeaux, il y avait plein d’excréments desséchés.

Quelqu’un d’autre parla d’une boîte de conserve qui portait des empreintes de dents. Comme si l’on s’était efforcé de mordre à même le fer-blanc. Ce qui avait le plus effrayé Gaarb, ça avait été le gribouillage sur le livre de bord et la mention faite des « mouches ». Il ne s’en tint pas là :

— Supposons que de cette fosse tectonique dans la « ville » se soit échappée une nappe de gaz asphyxiant et que le vent l’ait dirigée vers la fusée.

Si, par suite d’une imprudence, le sas était resté ouvert …

— Seule la porte extérieure n’était pas tout à fait fermée. Le sable trouvé dans le sas pressurisé en témoigne. La porte intérieure était fermée …

— Ils ont pu la fermer après, alors qu’ils avaient déjà commencé à ressentir l’action délétère des gaz …

— Mais voyons, c’est impossible, Gaarb ! Vous ne pourrez pas ouvrir la porte extérieure tant que l’intérieure est ouverte. Elles s’ouvrent à tour de rôle, ce qui exclut toute inattention ou négligence …

— Mais une chose est pour moi hors de doute : cela s’est produit de façon soudaine. Une folie collective — je ne parle pas du fait que, pendant les vols dans le vide, des cas de psychose se produisent, mais jamais sur les planètes et, de surcroît, quelques heures à peine après l’atterrissage. Une folie collective gagnant tout l’équipage, cela ne pouvait être que le résultat d’un empoisonnement …

— Ou d’une retombée dans l’enfance, fit remarquer Sarner.

— Quoi ? Que dites-vous ? questionna Gaarb, stupéfait. Ça voudrait-il être … une plaisanterie ?

— Je ne plaisante pas en pareilles circonstances. J’ai parlé d’une retombée dans l’enfance, parce que personne n’en a parlé. Et pourtant ! Ces griffonnages sur le livre de bord, ces atlas stellaires déchiquetés, ces lettres tracées à grand-peine … Vous les avez vues, Messieurs, n’est-ce pas ?

— Mais qu’est-ce que cela peut bien vouloir dire ? demanda Nygren. Serait-ce une maladie nouvelle ?

— Non. Il n’en existe pas de semblable, n’est-ce pas, docteur ?

— Non, assurément.

Le silence retomba. L’astronavigateur hésitait.

— Cela risque de nous mettre sur une fausse voie. Les résultats des écoutes nécroptiques sont toujours incertains. Mais j’ignore ce qui, à présent, pourrait nous nuire encore. Docteur Sax …

Le neurophysiologiste exposa en quoi consistait l’image tirée du cerveau du mort trouvé dans l’hibernateur ; il ne manqua pas non plus de parler des syllabes qui étaient restées gravées dans sa mémoire auditive. Cela souleva un véritable ouragan de questions ; leurs feux croisés atteignirent aussi Rohan, puisqu’il avait participé à l’expérience. Mais ils n’arrivèrent à rien,

— Ces petites taches sont en liaison avec les « mouches », remarqua Gaarb. Un instant … Peut-être les causes de la mort étaient-elles autres ? Disons que l’équipage a été attaqué par des insectes venimeux — en définitive, il est impossible de déceler la trace d’une petite piqûre sur une peau momifiée. Et celui que nous avons découvert dans l’hibernateur, il aurait tout simplement essayé de se cacher, de fuir ces insectes, pour échapper au sort de ses camarades … et … il est mort …

— Mais pourquoi, avant de mourir, a-t-il été frappé d’amnésie ?

— Sa perte de mémoire ? Est-ce que cela a été établi en toute certitude ?

— Dans la mesure où les résultats des examens nécroptiques sont certains.

— Mais que dites-vous de l’hypothèse de ces insectes ?

— Que Lauda se prononce à ce sujet.

C’était le paléobiologiste en chef du vaisseau ; il se leva et attendit que tout le monde se fût tu.

— Ce n’est pas par hasard que nous n’avons pas parlé de ces « mouches », comme on les appelle. Chacun, même s’il n’a que de faibles notions de biologie, sait qu’aucun organisme ne peut vivre en dehors d’un biotope déterminé, autrement dit d’un tout plus complexe qui se compose du milieu et de toutes les espèces qui y vivent. Il en est ainsi dans toute la partie du Cosmos que nous connaissons. La vie ou bien produit une énorme variété de formes ou bien n’apparaît pas du tout. Des insectes n’auraient pu apparaître sans le développement simultané des plantes de terre ferme, d’autres organismes parallèles invertébrés, etc. Je n’ai pas l’intention de vous faire un exposé de la théorie générale de l’évolution ; je pense qu’il suffira que je vous assure que pareille hypothèse est impossible. Il n’existe pas, ici, la moindre mouche venimeuse ni autre arthropode, coléoptère ou arachnéïde. Il n’y a pas davantage de formes qui leur soient apparentées.

— Vous ne pouvez pas être aussi sûr de ce que vous dites ! lança Ballmin.

— Si vous aviez été mon élève, Ballmin, vous ne seriez pas monté ici à bord, car vous n’auriez pas été reçu à votre examen, dit le paléobiologiste nullement décontenancé, et toutes les personnes présentes sourirent malgré elles. Je ne sais pas comment on vous a noté en planétologie, mais en biologie de l’évolution, ce n’est pas satisfaisant !

— Voilà que cela dégénère déjà en une de ces querelles types entre spécialistes … que de temps perdu !.. chuchota quelqu’un à l’oreille de Rohan.

Celui-ci se retourna et aperçut la large figure bronzée de Jarg qui lui fit un clin d’œil d’intelligence.

— Donc, ce ne sont peut-être pas des insectes provenant d’ici, s’obstinait Ballmin, cramponné à son idée. Peut-être les a-t-on amenés de quelque part …

— D’où ?

— Des planètes de la nova …

À présent, tous se mirent à parler à la fois. Cela dura un bon moment avant qu’il fût possible de calmer les esprits.

— Chers collègues, dit Sarner, je sais d’où vient l’idée de Ballmin. Du docteur Gralew …

— Tant pis … Je n’en refuse pas la paternité, laissa tomber le physicien.

— Parfait. Disons que nous ne pouvons plus nous permettre le luxe de ne formuler que des hypothèses ayant un semblant de vraisemblance. Nous avons besoin d’hypothèses folles. Qu’il en soit donc ainsi, Messieurs les biologistes ! Admettons qu’un vaisseau venant d’une planète de la nova ait apporté ici des insectes en provenance de là-bas … Auraient-ils pu s’adapter aux conditions locales ?

— Si l’hypothèse doit être folle, considérons qu’ils l’auraient pu, admit Lauda qui resta à sa place. Mais même une hypothèse folle doit pouvoir tout expliquer.

— Ce qui veut dire ?

— Ce qui veut dire qu’elle doit expliquer ce qui a attaqué le blindage extérieur du Condor et cela, à un point tel que, comme me l’ont dit les ingénieurs, le vaisseau ne sera pas en état de voler tant qu’il n’aura pas subi des réparations très importantes. Estimeriez-vous par hasard que des insectes se seraient adaptés au point de se nourrir d’un alliage de molybdène ? C’est l’une des substances les plus dures de tout le Cosmos. Petersen, qu’est-ce qui peut attaquer ce blindage ?

— Quand il est bien cémenté, rien, en fait, dit l’adjoint de l’ingénieur principal. On peut parvenir à le forer légèrement à l’aide d’un diamant, mais pour cela il faut des tonnes de forets et des milliers d’heures. Plutôt à l’aide d’acides. Mais ce sont des acides inorganiques, ils doivent agir à une température d’au moins deux mille degrés et en présence de catalyseurs appropriés.

— Et qu’est-ce qui, selon vous, a attaqué le blindage du Condor ?

— Je n’en ai pas la moindre idée. Il aurait présenté cet aspect s’il avait été plongé un certain temps dans un bain d’acide, à la température nécessaire. Mais comment cela a été fait — sans arcs à plasma et sans catalyseurs — ça, je suis bien incapable de l’imaginer.

— Et voilà pour vos « mouches », collègue Ballmin, dit Lauda, et il se rassit.

— Je pense que cela n’aurait aucun sens de poursuivre la discussion, fit remarquer l’astronavigateur qui se taisait depuis longtemps. Peut-être était-il prématuré de la commencer. Il ne nous reste rien d’autre à faire qu’à procéder aux examens, analyses et recherches. Nous allons nous diviser en trois groupes. L’un s’occupera des ruines, l’autre du Condor et le troisième fera quelques sorties dans les profondeurs du désert occidental. C’est là le maximum que nous puissions faire, car même si l’on remet en marche certaines machines du Condor, je ne puis prélever du périmètre plus de quatorze ergorobots. En outre, le troisième degré reste maintenu …

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