XVII


Ulenspiegel et Lamme, montés chacun sur un âne, que leur avait donné Simon Simonsen, un des fidèles du prince d’Orange, allaient en tous lieux, avertissant les bourgeois des noirs desseins du roi de sang et toujours au guet pour savoir les nouvelles qui venaient d’Espagne.

Ils vendaient des légumes, étaient vêtus en paysans et couraient tous les marchés.

Revenant de celui de Bruxelles, ils virent dans une maison de pierre, quai aux Briques, dans une salle basse, une belle dame vêtue de satin, haute en couleur, bien en gorge et l’œil émerillonné.

Elle disait a une coquassière jeune et fraîche :

– Affritez-moi cette poêle, je n’aime pas la sauce à la rouille.

Ulenspiegel poussa le nez à la fenêtre.

– Moi, dit-il, je les aime toutes, car ventre affamé n’est pas grand électeur de fricassées.

La dame se retournant :

– Quel est, dit-elle, ce bonhommet qui se mêle de mon potage ?

– Hélas ! belle dame, répondit Ulenspiegel, si vous vouliez seulement en faire un peu en ma compagnie, je vous enseignerais des ragoûts de voyageur inconnus aux belles dames sédentaires.

Puis, faisant claquer sa langue, il dit

– J’ai soif.

– De quoi ? dit-elle.

– De toi, dit-il.

– Il est joli homme, dit la coquassière à la dame. Faisons-le entrer et qu’il nous conte ses aventures.

– Mais ils sont deux, dit la dame.

– J’en soignerai un, repartit la coquassière.

– Madame, repartit Ulenspiegel, nous sommes deux, il est vrai, moi et mon pauvre Lamme, qui ne peut porter cent livres sur le dos, mais en porte cinq cents sur l’estomac en viandes et boissons, volontiers.

– Mon fils, dit Lamme, ne te gausse point de moi, infortuné à qui sa bedaine coûte si cher à remplir.

– Elle ne te coûtera pas un liard aujourd’hui, dit la dame. Entrez céans tous deux.

– Mais, dit Lamme, il y a aussi deux baudets sur lesquels nous sommes.

– Les picotins, répondit la dame, ne manquent point en l’écurie de M. le comte de Meghem.

La coquassière quitta sa poêle et tira dans la cour Ulenspiegel et Lamme sur leurs ânes, lesquels se mirent à braire incontinent.

– C’est, dit Ulenspiegel, la fanfare de prochaine nourriture. Ils claironnent leur joie, les pauvres baudets !

En étant tous deux descendus, Ulenspiegel dit à la cuisinière :

– Si tu étais ânesse, voudrais-tu d’un âne comme moi ?

– Si j’étais femme, répondit-elle, je voudrais d’un gars à la face joyeuse.

– Qu’es-tu donc, n’étant point femme ni ânesse ? demanda Lamme.

– Je suis vierge, dit-elle, une vierge n’est point femme ni ânesse davantage ; comprends-tu, grosse bedaine ?

Ulenspiegel dit à Lamme :

– Ne la crois point, c’est la moitié d’une folle-fille et le quart de deux diablesses. Sa malice charnelle lui a déjà gardé en enfer une place sur un matelas pour y choyer Belzébuth.

– Méchant gausseur, dit la cuisinière, si tes cheveux étaient de crin ! je n’en voudrais pas seulement pour marcher dessus.

– Moi, dit Ulenspiegel, je voudrais manger toutes tes chevelures.

– Langue dorée, lui dit la dame, te les faut-il toutes avoir ?

– Non, répondit Ulenspiegel, mille me suffiraient fondues en une seule comme vous.

La dame lui dit :

– Bois d’abord une pinte de bruinbier, mange un morceau de jambon, taille à même dans ce gigot, éventre-moi ce pâté, hume-moi cette salade.

Ulenspiegel joignit les mains

– Le jambon, dit-il, est bonne viande ; la bruinbier, bière céleste, le gigot, chair divine ; un pâté qu’on éventre fait trembler de plaisir la langue dans la bouche ; une salade grasse est de princier humage. Mais béni sera celui auquel vous donnerez à souper de votre beauté.

– Voyez comme il dégoise, dit-elle. Mange d’abord, vaurien.

Ulenspiegel répondit :

– Ne dirons-nous point le benedicite avant les grâces ?

– Non, fit-elle.

Alors Lamme, geignant, dit :

– J’ai faim.

– Tu mangeras, dit la belle dame, puisque tu n’as d’autre souci que de viande cuite.

– Et fraîche pareillement, comme était ma femme, dit Lamme.

La coquassière devint maussade à ce propos. Toutefois ils mangèrent à grand planté et burent à tire-larigot. Et la dame donna encore cette nuit à souper à Ulenspiegel, et ainsi le lendemain et les jours suivants.

Les ânes avaient double picotin et Lamme double ration. Pendant une semaine, il ne quitta point la cuisine, et il jouait avec les plats, mais non avec la cuisinière, car il songeait à sa femme.

Cela fâcha la fillette, laquelle disait qu’il ne valait pas la peine d’encombrer le pauvre monde pour ne songer qu’à son ventre.

Dans l’entretemps, Ulenspiegel et la dame vivaient amicalement. Et elle lui dit un jour

– Thyl, tu n’as point de mœurs : qui es-tu ?

– Je suis, dit-il, un fils qu’Heureux Hasard eut un jour avec Bonne Aventure.

– Tu ne médis point de toi, dit-elle.

– C’est de peur que les autres ne me louent, répondit Ulenspiegel.

– Prendrais-tu la défense de tes frères qu’on persécute ?

– Les cendres de Claes battent sur ma poitrine, répondit Ulenspiegel.

– Comme te voilà beau, dit-elle. Qui est ce Claes ?

Ulenspiegel répondit :

– Mon père, brûlé pour la foi.

– Le comte de Meghem ne te ressemble point, dit-elle ; il veut faire saigner la patrie que j’aime, car je suis née à Anvers, la gracieuse ville. Sache donc qu’il s’est entendu avec le conseiller de Brabant, Scheyf, pour faire entrer à Anvers ses dix enseignes d’infanterie.

– Je le dénoncerai aux bourgeois, dit Ulenspiegel, et j’y vais de ce pas, leste comme un fantôme.

Il y alla, et le lendemain les bourgeois étaient en armes.

Toutefois, Ulenspiegel et Lamme, ayant mis leurs ânes chez un fermier de Simon Simonsen, durent se cacher de peur du comte de Meghem qui les faisait partout chercher pour les faire pendre, car on lui avait dit que deux hérétiques avaient bu de son vin et mangé de sa viande.

Il fut jaloux, le dit à sa belle dame qui grinça les dents de colère, pleura et se pâma dix-sept fois. La coquassière fit de même, mais non si souvent, et déclara sur sa part de Paradis et l’éternel salut de son âme qu’elle ni sa dame n’avaient rien fait, sinon de donner les reliefs du dîner à deux pauvres pèlerins qui, montés sur des ânes chétifs, s’étaient arrêtés à la fenêtre de la cuisine.

Et il fut ce jour-là répandu tant de pleurs que le plancher en était tout humide. Ce que voyant, messire de Meghem fut assuré qu’elles ne mentaient point.

Lamme n’osa plus se montrer chez M. de Meghem, car la cuisinière l’appelait toujours : Ma femme !

Et il était bien dolent, songeant à la nourriture ; mais Ulenspiegel lui apportait toujours quelque bon plat, car il entrait dans la maison par la rue Sainte-Catherine, et se cachait dans le grenier.

Le lendemain, à vêpres, le comte de Meghem confessa à la belle commère comme quoi il avait résolu de faire entrer à Bois-le-Duc avant le jour la gendarmerie qu’il commandait. Puis il s’endormit. La belle commère alla au grenier narrer le fait à Ulenspiegel.

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