XII


Ne voulant point livrer bataille, le duc sans trève harcelait le Taiseux vaquant par le plat pays entre Juliers et la Meuse, faisant sonder partout le fleuve à Hondt, Mechelen, Elsen, Meersen, et partout le trouvant rempli de chausse-trapes, pour blesser hommes et chevaux voulant passer à gué.

À Stockem, les sondeurs n’en trouvèrent point. Le prince ordonna le passage. Des reiters traversèrent la Meuse et se tinrent en ordre de bataille sur l’autre bord, afin de protéger le passage du côté de l’évêché de Liége ; puis s’alignèrent d’un bord à l’autre, rompant ainsi le cours du fleuve, dix rangs d’archers et d’arquebusiers, emmi lesquels se trouvait Ulenspiegel.

Il y eut de l’eau jusqu’aux cuisses, souventes fois quelque vaque traîtresse le soulevait, lui et son cheval.

Il vit passer les soudards piétons portant un sachet de poudre sur leur couvre-chef et en l’air leurs arquebuses, puis venaient les chariots, hacquebutes à croc, soudards de manœuvre, boutefeux, couleuvrines, doubles-couleuvrines, faucons, fauconneaux, serpentins, demi-serpentins, doubles-serpentines, courtauds, doubles-courtauds, canons, demi-canons, doubles-canons ; sacres, petites pièces de campagne montées sur avant-trains, conduites par deux chevaux, pouvant manœuvrer au galop et en tout point semblables à celles qui furent nommées les Pistolets de l’empereur ; derrière eux, protégeant la queue, des landsknechts et des reiters de Flandre.

Ulenspiegel chercha quelque boisson réchauffante. L’archer Riesencraft, Haut-Allemand, homme maigre, cruel et gigantal, ronflait à côté de lui sur son destrier, et, soufflant, embaumait le brandevin. Ulenspiegel, cherchant un flacon sur la croupe de son cheval, le trouva passé en baudrier au moyen d’une cordelette qu’il coupa ; et il prit le flacon, le huma joyeusement. Les archers compagnons lui dirent :

– Baille-nous-en.

Ce qu’il fit. Le brandevin étant bu, il noua la cordelette du flacon et le voulut remettre sur la poitrine du soudard. Comme il levait le bras pour le passer, Riesencraft se réveilla. Prenant le flacon, il voulut traire sa vache accoutumée. Trouvant qu’elle ne donnait plus de lait, il entra dans une grande colère :

– Larron, dit-il, qu’as-tu fait de mon brandevin ?

Ulenspiegel répondit :

– Je l’ai bu. Entre cavaliers trempés, le brandevin d’un seul est le brandevin de tous. Méchant est le ladre.

– Demain je taillerai ta viande en champ clos, reprit Riesencraft.

– Nous nous taillerons, répondit Ulenspiegel, têtes, bras, jambes et tout. Mais n’es-tu constipé, que tu as la trogne si aigre ?

– Je le suis, répondit Riesencraft.

– Il faut donc, repartit Ulenspiegel, te purger et non te battre.

Il fut convenu entre eux qu’ils se rencontreraient le lendemain, montés et accoutrés chacun à sa fantaisie et s’entretailleraient leur lard avec un court et raide estoc.

Ulenspiegel demanda de remplacer pour lui l’estoc par un bâton, ce qui lui fut permis.

Dans l’entre-temps, tous les soudards ayant passé le fleuve et se mettant en bon ordre à la voix des colonels et capitaines, les dix rangs d’archers passèrent également.

Et le Taiseux dit :

– Marchons sur Liége !

Ulenspiegel en fut joyeux, et avec tous les Flamands s’exclama :

– Longue vie à d’Orange, marchons sur Liége !

Mais les étrangers, et notamment les Hauts-Allemands, dirent qu’ils étaient trop lavés et rincés pour marcher. Vainement le prince les assura qu’ils allaient à une sûre victoire, en une ville amie, ils ne voulurent rien entendre, allumèrent de grands feux et se chauffèrent devant, avec leurs chevaux déharnachés.

L’attaque de la ville fut remise au lendemain où d’Albe, grandement ébahi du hardi passage, apprit, par ses espions, que les soudards du Taiseux n’étaient point encore prêts à l’attaque.

Sur ce, il fit menacer Liége et tout le pays d’alentour de les mettre à feu et à sang, si les amis du prince y faisaient quelque mouvement. Gérard de Groesbeke, le happe-chair épiscopal, fit armer ses soudards contre le prince qui arriva trop tard, par la faute des Hauts-Allemands, qui avaient eu peur d’un peu d’eau dans leurs chausses.

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