XL
Chemin faisant vers Bruges, Ulenspiegel dit à Lamme.
– Nous avons dépensé une grosse somme d’argent en engagements de soudards, payement aux happe-chair, don à l’Egyptienne et en ces innombrables olie-koekjes qu’il te plaisait de manger sans cesse plutôt que d’en vendre une seule. Or, nonobstant ta ventrale volonté, il est temps de vivre plus honnêtement. Baille-moi ton argent, je garderai la bourse commune.
– Je le veux, dit Lamme. Et le lui donnant : Ne me laisse point toutefois mourir de faim, dit-il ; car songes-y, gros et puissant comme je le suis, il me faut une substantielle et abondante nourriture. C’est bon à toi, maigre et chétif, de vivre au jour le jour, mangeant ou ne mangeant point ce que tu trouves, comme les planches qui vivent d’air et de pluie sur les quais. Mais moi, que l’air creuse et que la pluie affame, il me faut d’autres festins.
– Tu les auras, dit Ulenspiegel, festins de vertueux carêmes. Les panses les mieux remplies n’y résistent point ; se dégonflant peu à peu, elles rendent léger l’homme le plus lourd. Et l’on verra bientôt, dégraissé suffisamment, courir comme un cerf, Lamme mon mignon.
– Las ! disait Lamme, quel sera désormais mon maigre sort ? J’ai faim, mon fils, et voudrais souper.
Le soir tombait. Ils arrivèrent à Bruges par la porte de Gand. Ils montrèrent leurs passes. Ayant dû payer un demi-sol pour eux et deux pour leurs ânes, ils entrèrent en ville ; Lamme, songeant aux paroles d’Ulenspiegel, semblait navré :
– Souperons-nous bientôt ? dit-il.
– Oui, répondait Ulenspiegel.
Ils descendirent in de Meermin, à la Sirène, girouette, qui, tout en or, est placée au-dessus du pignon de l’auberge.
Ils mirent leurs ânes à l’écurie, et Ulenspiegel commanda pour son souper et pour celui de Lamme du pain, de la bière et du fromage.
L’hôte ricanait en servant ce maigre repas : Lamme mangeait à longues dents, regardant avec désespoir Ulenspiegel besognant des mâchoires sur le pain trop vieux et le fromage trop jeune comme si c’eût été des ortolans. Et Lamme buvait sa petite bière sans plaisir. Ulenspiegel riait de le voir si dolent. Et il était aussi quelqu’un qui riait dans la cour de l’auberge et venait parfois montrer le museau aux vitres. Ulenspiegel vit que c’était une femme qui se cachait le visage. Pensant à quelque maligne servante, il n’y songea plus, et voyant Lamme pâle, triste et blême à cause de ses amours ventrales contrariées, il eut pitié et songea à commander pour son compagnon une omelette aux boudins, un plat de bœuf aux fèves ou tout autre mets chaud, quand le baes entra et dit, ôtant son couvre-chef :
– Si messires voyageurs veulent un meilleur souper, ils parleront et diront ce qu’il leur faut.
Lamme ouvrit de grands yeux et la bouche plus grande encore et regardait Ulenspiegel avec une angoisseuse inquiétude.
Celui-ci répondit :
– Les manouvriers cheminant ne sont point riches.
– Il advient toutefois, dit le baes, qu’ils ne connaissent point tout ce qu’ils possèdent. Et montrant Lamme : Cette bonne trogne en vaut deux autres. Que plairait-il à Vos Seigneuries de manger et de boire ? une omelette au gras jambon, des choesels, on en fit aujourd’hui, des castrelins, un chapon qui fond sous la dent, une belle carbonnade grillée avec une sauce aux quatre épices, de la dobbel-knol d’Anvers, de la dobbel-kuyt de Bruges, du vin de Louvain apprêté à la façon de Bourgogne ? Et sans payer.
– Apportez tout, dit Lamme.
La table fut bientôt garnie, et Ulenspiegel prit son plaisir à voir le pauvre Lamme qui, plus affamé que jamais, se ruait sur l’omelette, les choesels, le chapon, le jambon, les carbonnades, et versait par litres en son gosier la dobbel-knol, la dobbel-kuyt, et le vin de Louvain apprêté à la façon de Bourgogne.
Quand il ne sut plus manger, il souffla d’aise comme une baleine et regarda autour de lui sur la table pour voir s’il n’y avait plus rien à mettre sous la dent. Et il croqua les miettes des castrelins.
Ulenspiegel ni lui n’avaient vu le joli museau regarder souriant aux vitres, passer et repasser dans la cour. Le baes ayant apporté du vin cuit à la cannelle et au sucre de Madère, ils continuèrent à boire. Et ils chantèrent.
À l’heure du couvre-feu, il leur demanda s’ils voulaient monter chacun à leur grande et belle chambre. Ulenspiegel répondit qu’une petite leur suffisait pour deux. Le baes répondit :
– Je n’en ai point ; vous aurez chacun une chambre de seigneur, sans payer.
Et de fait il les conduisit dans des chambres richement garnies de meubles et de tapis. Dans celle de Lamme était un grand lit.
Ulenspiegel, qui avait bien bu et tombait de sommeil, le laissa aller se coucher et fit comme lui promptement.
Le lendemain, à l’heure de midi, il entra dans la chambre de Lamme et le vit dormant et ronflant. À côté de lui était une mignonne gibecière pleine de monnaie. Il l’ouvrit et vit que c’étaient des carolus d’or et des patards d’argent.
Il secoua Lamme pour l’éveiller, celui-ci sortit de sommeil, se frotta les yeux, et regardant autour de lui, inquiet, il dit :
– Ma femme ! Où est ma femme ?
Et montrant une place vide à côté de lui dans le lit :
– Elle était là tantôt, dit-il.
Puis, sautant hors du lit, il regarda de nouveau partout, fouilla tous les coins et recoins de la chambre, l’alcôve et les armoires, et disait frappant du pied :
– Ma femme ! Où est ma femme ?
Le baes monta au bruit :
– Vaurien, dit Lamme le prenant à la gorge, où est ma femme ? Qu’as-tu fait de ma femme ?
– Piéton impatient, dit le baes, ta femme ? Quelle femme ? Tu es venu seul. Je ne sais rien.
– Ha ! il ne sait pas, dit Lamme furetant de nouveau tous les coins et recoins de la chambre. Las ! Elle était là, cette nuit, dans mon lit, comme au temps de nos belles amours. Oui. Où es-tu, mignonne ?
Et jetant la bourse par terre :
– Ce n’est pas ton argent qu’il me faut, c’est toi, ton doux corps, ton bon cœur, ô mon aimée ! 0 joies du ciel ! vous ne reviendrez plus. Je m’étais accoutumé à ne plus te voir, à vivre sans amour, mon doux trésor. Et voilà que, m’ayant repris, tu me délaisses. Mais je veux mourir. Ha ! ma femme ? où est ma femme ?
Et il pleurait à chaudes larmes par terre où il s’était jeté. Puis tout à coup ouvrant la porte, il se mit à courir dans toute l’auberge et dans la rue, en chemise, et criant :
– Ma femme ? où est ma femme ?
Mais il revint bientôt, car les mauvais garçons le huaient et lui jetaient des pierres.
Et Ulenspiegel lui dit, en le forçant de se vêtir :
– Ne te désole point, tu la reverras, puisque tu l’as vue. Elle t’aime encore, puisqu’elle est revenue à toi, puisque c’est elle sans doute qui a payé le souper et les chambres de seigneur, et qui t’a mis sur le lit cette pleine gibecière. Les cendres me disent que ce n’est point là le fait d’une femme infidèle. Ne pleure plus, et marchons pour la défense de la terre des pères.
– Restons encore à Bruges, dit Lamme ; je veux courir par toute la ville, et je la retrouverai.
– Tu ne la trouveras point, puisqu’elle se cache de toi, dit Ulenspiegel.
Lamme demanda des explications au baes, mais celui-ci ne lui voulut rien dire.
Et ils s’en furent vers Damme.
Tandis qu’ils cheminaient, Ulenspiegel dit à Lamme :
– Pourquoi ne me dis-tu pas comment tu la trouvas près de toi, cette nuit, et comment elle te quitta ?
– Mon fils, répondit Lamme, tu sais que nous avions fêté la viande, la bière et le vin, et que j’avais grand’peine à souffler lorsque nous montâmes nous coucher. Je tenais pour m’éclairer une chandelle de cire, comme un seigneur, et avais mis le chandelier sur un bahut pour dormir ; la porte était restée entre-bâillée, le bahut était tout auprès. En me déshabillant, je regardais mon lit avec grand amour et désir de dormir ; la chandelle de cire s’éteignit tout à coup. J’entendis comme un souffle et un bruit de pas légers dans ma chambre ; mais ayant plus sommeil que peur, je me couchai pesamment. Comme j’allais m’endormir, une voix, sa voix, ô ma femme, ma pauvre femme ! me dit : « As-tu bien soupé, Lamme ? » et sa voix était près de moi et son visage aussi, et son doux corps.