CHAPITRE IX L’ÉCOLE DU TROISIÈME CYCLE

L’école 410 du troisième cycle se trouvait dans le sud de l’Irlande. De vastes champs, des vignes et des bouquets de chênes descendaient des collines verdoyantes jusqu’à la mer. Véda Kong et Evda Nal, venues à l’heure des études, suivaient lentement le corridor qui faisait le tour des classes disposées sur le périmètre d’un bâtiment circulaire. Le temps était pluvieux, aussi les leçons se passaient-elles dans les salles et non sur les pelouses, à l’ombre des feuillages, comme d’ordinaire.

Véda Kong, qui se sentait redevenue écolière, marchait en tapinois et écoutait aux entrées en chicane, sans portes, comme dans la plupart des établissements scolaires. Evda Nal se prêta au jeu. Elles guignaient de derrière les cloisons, cherchant la fille d’Evda sans se faire voir.

Dans la première pièce, elles aperçurent tracé à la craie bleue, sur tout le mur, un vecteur entouré d’une spirale. Deux portions de la courbe s’encadraient d’ellipses transversales où était inscrit un système de coordonnées rectangulaires.

— Les mathématiques bipolaires ! s’écria Véda avec une épouvante comique.

— Plus que cela ! Attendons un peu, répliqua Evda.

— Maintenant que nous avons pris connaissance des fonctions du mouvement cochléaire ou mouvement spiral progressif, nous abordons la notion du calcul répagulaire. — Le professeur grisonnant, aux yeux vifs, enfoncés dans les orbites, grossit la ligne à la craie. — Il doit son nom à un mot latin qui signifie « barrière », plus exactement le passage d’un état à un autre, pris sous un aspect bilatéral … Le professeur montra une large ellipse dessinée en travers de la spirale. Autrement dit, c’est l’étude mathématique des phénomènes de transition réciproque …

Véda se retira derrière la cloison, tirant sa compagne par la main.

— Voilà du nouveau ! C’est du domaine dont parlait votre Ren Boz sur la plage …

— L’école présente toujours aux élèves ce qu’il y a de plus nouveau et rejette constamment ce qui est caduc. Si la jeune génération ressassait les vieilles idées, comment assurerait-on un progrès rapide ? On perd assez de temps déjà à transmettre les connaissances aux enfants. Il s’écoule des dizaines d’années avant que l’enfant soit assez instruit pour accomplir des œuvres grandioses. Cette pulsation des générations, où on avance d’un pas pour reculer aussitôt de neuf dixièmes, jusqu’à ce que la relève ait grandi et se soit formée, est la plus dure loi biologique de la mort et de la renaissance. Bien des choses que nous avons apprises en mathématiques, en physique et en biologie sont désuètes. Votre branche à vous, l’histoire, vieillit moins vite, étant très vieille en soi.

Elles glissèrent un coup d’œil dans la pièce suivante. L’institutrice qui leur tournait le dos et les écoliers absorbés par ses paroles ne les remarquèrent pas. Les visages attentifs et les joues rosies des élèves témoignaient de l’intérêt qu’éveillait en eux la leçon. C’était la dernière classe du troisième cycle, car il y avait là des garçons et des filles de dix-sept ans.

— L’humanité a passé par les plus rudes épreuves, disait l’institutrice d’une voix émue, et le principal dans l’histoire scolaire reste toujours l’étude des grandes erreurs humaines et de leurs conséquences. Nous avons subi la complication excessive de la vie et des objets d’usage courant, pour en arriver à leur simplification maximum. La complication de la vie conduisait dialectiquement à l’appauvrissement de la culture spirituelle. Il ne doit pas y avoir d’objets superflus qui entravent l’homme, dont les sentiments et les perceptions sont beaucoup plus fins et plus nuancés dans une vie simple. Tout ce qui doit satisfaire les besoins quotidiens est élaboré par les plus grands esprits, au même titre que les problèmes capitaux de la science. Nous avons suivi la voie d’évolution générale du monde organique, qui tend à libérer l’attention en automatisant les mouvements, en développant les réflexes dans l’activité du système nerveux. L’automatisation des forces productives de la société a créé un système analogue dans l’industrie et permet à de nombreuses personnes de se livrer à la tâche fondamentale de l’homme : les recherches scientifiques. La nature nous a pourvus d’un grand cerveau investigateur, dont les fonctions se limitaient autrefois à la recherche de la nourriture et à l’examen de sa comestibilité …

— C’est bien ! chuchota Evda Nal, et là-dessus elle vit sa fille. Celle-ci, sans se douter de rien, contemplait pensivement la surface ondulée de la vitre qui cachait la vue du dehors.

Véda Kong la comparait curieusement à sa mère. Les mêmes cheveux noirs, plats et longs, noués chez la fille d’une cordelette bleu clair et repliés en deux grandes boucles. Le même ovale du visage, rétréci dans le bas, un peu enfantin à cause du front trop large et des pommettes saillantes. La jaquette blanche, en laine artificielle, soulignait la pâleur olivâtre du teint et le noir des yeux, des sourcils et des cils. Un collier de corail rouge relevait l’originalité incontestable de son type.

La jeune fille portait, comme toutes les élèves, une culotte courte, qui se distinguait des autres par des franges rouges sur les coutures latérales.

— Une parure indienne, murmura Evda Nal en réponse au sourire interrogateur de sa compagne.

À peine Evda et Véda avaient-elles regagné le corridor, que l’institutrice quitta la classe. Plusieurs élèves la suivirent, dont la fille d’Evda. Elle se figea soudain, à la vue de sa mère, son orgueil et son modèle de tout temps. Evda ignorait qu’il y eût à l’école un cercle de ses admirateurs qui voulaient embrasser la même carrière que la célèbre doctoresse …

— Maman ! chuchota la fillette, et jetant à la compagne de sa mère un regard timide, elle se serra contre Evda.

L’institutrice s’était arrêtée et s’approchait avec un aimable salut.

— Il faut que j’informe le conseil scolaire, dit-elle sans tenir compte du geste de protestation d’Evda Nal, nous profiterons quelque peu de votre visite !

— Profitez plutôt de cette personne.

Evda présenta Véda Kong.

La maîtresse d’histoire rougit et parut toute jeune.

— Très bien, fit-elle en tâchant de garder un ton grave, nous sommes à la veille de la promotion. Les conseils d’Evda Nal et un aperçu des civilisations et des races anciennes donnés par Véda Kong, voilà qui vient à point pour nos pupilles ! N’est-ce pas, Réa ?

La fille d’Evda battit des mains. L’institutrice courut au pas gymnastique vers les bureaux situés dans un bâtiment long et tout droit.

— Réa, si tu manquais les travaux manuels pour faire un tour avec nous dans le jardin ? Proposa Evda à l’adolescente. Je n’aurai pas le temps de te revoir avant que tu aies choisi tes travaux d’Hercule. Nous n’avons pas pris de décision définitive la dernière fois …

Réa prit sa mère par la main, sans mot dire. Les études à l’école alternaient toujours avec les travaux manuels. Le polissage des verres optiques, qui faisait l’objet de la leçon suivante, était la besogne préférée de la jeune fille, mais pouvait-il y avoir quelque chose de plus intéressant et de plus important que l’arrivée de sa mère !

Véda se dirigea vers un petit observatoire qu’on apercevait au loin et laissa la mère et la fille en tête à tête. Réa, pendue comme une gosse au bras robuste de sa mère, marchait d’un air songeur.

— Où est ton petit Kaï ? s’enquit Evda, et la fillette s’attrista visiblement.

Kaï était son élève : les grands fréquentaient les écoles voisines du premier ou du second cycle pour s’occuper des filleuls qu’ils y avaient choisis. Cette aide aux instituteurs était imposée par le soin qu’on mettait à éduquer les enfants.

— Kaï a passé au second cycle et il est parti. Je le regrette tellement … Pourquoi nous déplace-t-on tous les quatre ans, de cycle en cycle ?

— La monotonie des impressions fatigue l’esprit et émousse les facultés. L’effet instructif et éducatif de l’école diminuerait d’une année à l’autre. C’est pourquoi les douze années d’école sont partagées en trois cycles de quatre ans, et après chaque cycle vous changez de contrée. Seuls les bambins du cycle préscolaire zéro, âgés d’un à quatre ans, n’ont pas besoin de ces mutations.

— Et pourquoi chaque cycle étudie et vit à part ?

— Vous devenez en grandissant des êtres de qualités différentes. La vie en commun de groupes de tout âge entrave l’éducation et agace les élèves eux-mêmes. Nous avons réduit la différence au minimum en répartissant les enfants dans trois cycles, mais c’est encore imparfait. Ainsi, le premier cycle doit évidemment être subdivisé en deux groupes, et c’est ce qu’on fera un jour … Mais voyons d’abord tes projets. Je vous ferai une conférence qui t’éclairera peut-être …

Réa se confia à sa mère avec la franchise d’un enfant de l’Ère de l’Anneau, qui n’avait jamais été en butte aux railleries vexantes et à l’incompréhension. Elle incarnait la jeunesse candide, mais déjà pleine d’attente rêveuse. À dix-sept ans, elle allait terminer l’école et accéder au triennat des travaux d’Hercule, où elle se mêlerait aux adultes. Les travaux achèveraient de déterminer ses goûts et ses capacités. Ensuite, deux années d’études supérieures qui donnaient aux jeunes spécialistes le droit d’exercer librement leur profession. Au cours de sa longue vie, l’homme acquérait cinq ou six spécialités et changeait d’emploi de temps à autre ; mais les premières tâches difficiles, les travaux d’Hercule, étaient d’une grande portée. Aussi les choisissait-on après mûres réflexions et toujours en consultant un aîné …

— Avez-vous subi les épreuves psychologiques de fin d’études ? demanda Evda, les sourcils froncés.

— Oui. J’ai de 20 à 24 dans les huit premiers groupes, de 18 à 19 dans le dixième et le treizième, et même 17 dans le dix-septième, s’écria fièrement Réa.

— Bravo ! fit Evda, ravie. Tous les chemins te sont ouverts. Tu ne t’es pas ravisée quant au premier exploit ?

— Non. Je serai infirmière dans l’île de l’Oubli, après quoi tout notre cercle travaillera à l’hôpital psychologique du Jutland.

Réa parla à sa mère du cercle de ses « adeptes ». Evda ne fut pas avare de plaisanteries à l’adresse de ces psychologues zélés, mais Réa la persuada d’être leur mentor.

— Je serais obligée de rester ici jusqu’à la fin de mes vacances, remarqua Evda en riant. Que fera Véda pendant ce temps ?

Réa se ressouvint de la compagne de sa mère.

— Elle est bonne, dit sérieusement la fillette, et presque aussi belle que toi !

— Beaucoup plus belle !

— Non, non … ce n’est pas du tout parce que tu es ma mère, insista Réa. Peut-être qu’elle est mieux à première vue. Mais tu portes en toi un sanctuaire spirituel qu’elle n’a pas. Je ne dis pas qu’elle n’en aura jamais. Elle ne l’a pas encore bâti. Quand ce sera fait …

— Elle éclipsera ta maman, comme la lune éclipse une étoile …

Réa secoua la tête :

— Est-ce que tu resteras en place ? Tu iras plus loin qu’elle !

Evda passa la main sur les cheveux lisses de la fillette et regarda son visage levé vers elle.

— Trêve de compliments, ma fille ! Nous n’avons pas de temps à perdre.

Véda Kong suivait lentement une allée d’érables remplis d’un bruissement de larges feuilles humides. La brume vespérale tentait de s’élever de la prairie voisine, mais le vent la dispersait aussitôt. Véda songeait au repos mobile de la nature et aux choix heureux des sites pour la construction des écoles. L’essentiel, dans l’éducation, c’est de développer le goût de la nature. L’homme qui se désintéresse de la nature ne peut plus évoluer, car en désapprenant à observer, il perd la faculté de généraliser. Véda pensait à l’art d’enseigner, si précieux à l’époque où on avait enfin compris que l’éducation équivalait à l’instruction et qu’elle seule pouvait préparer l’enfant à la carrière difficile de l’homme véritable. Bien sûr, c’étaient les propriétés innées qui formaient la base du caractère, mais elles risquaient de demeurer stériles sans le façonnage habile de l’âme humaine par l’instituteur.

Véda Kong, la savante historienne, se reporta aux temps où elle avait été elle-même une élève du troisième cycle, un jeune être tout en contradictions, qui brûlait de se dévouer et ne jugeait le monde que d’après son moi, avec l’égocentrisme propre à une jeunesse saine. Que de bien lui avaient fait alors les instituteurs : c’était décidément la plus noble profession du monde !

L’avenir de l’humanité est entre les mains de l’instituteur, car c’est grâce à lui que l’homme progresse et devient toujours plus fort, en livrant une rude bataille à soi-même, à son avidité et à ses désirs violents.

Véda Kong obliqua vers une crique bordée de pins, d’où parvenaient des voix fraîches, et rencontra bientôt une dizaine de gamins en tabliers de plastic, qui taillaient un long madrier de chêne avec des haches, outils inventés à l’âge de pierre. Les jeunes charpentiers saluèrent poliment la visiteuse et lui expliquèrent qu’ils construisaient un bateau à l’instar des héros d’autrefois, sans recourir aux scies automatiques et aux machines de montage. Pendant les vacances, ils feraient une croisière jusqu’aux ruines de Carthage avec les maîtres d’histoire, de géographie et de travaux manuels.

Véda leur souhaita bonne chance et voulut poursuivre son chemin, lorsqu’un garçon élancé, aux cheveux jaunes, s’avança :

— Vous êtes venue avec Evda Nal ? Pourrais-je vous poser quelques questions ?

Elle consentit gaiement.

— Evda Nal travaille à l’Académie des Peines et des Joies. Nous avons étudié l’organisation sociale de notre planète et d’autres mondes, mais nous ne savons rien de cette Académie …

Véda parla des vastes études psychologiques de la société, de la statistique des peines et des joies dans la vie de l’individu, de la classification des peines suivant l’âge. On établissait ensuite la dynamique des peines et des joies suivant les étapes de l’évolution historique de l’humanité. Si diverse que fût la nature des chagrins, les bilans totaux révélaient des lois importantes. Les Conseils, qui dirigeaient le développement de la société, s’appliquaient à réparer les détériorations et à obtenir de meilleurs résultats. Seuls l’accroissement des joies ou leur équilibre avec les peines pouvaient assurer le progrès social.

— Alors, c’est l’Académie des Peines et des Joies qui est la principale ? demanda un garçon aux yeux espiègles.

Les autres se mirent à rire, et le premier interlocuteur de Véda Kong déclara :

— Ol cherche partout les principaux. Il rêve lui-même des grands chefs de l’histoire …

Véda sourit :

— C’est dangereux. Je vous assure, en tant qu’historienne, que ces grands chefs étaient les gens les plus entravés et les plus dépendants de la Terre.

— Entravés par la détermination de leurs actes ? demanda le garçon aux cheveux jaunes.

— Parfaitement. Mais c’était ainsi dans l’Ère du Monde Désuni et encore avant, lorsque les sociétés se développaient par à-coups, d’une manière spontanée. De nos jours, la primauté appartient à tous les Conseils, en ce sens que rien ne peut se décider sans leur assentiment.

— Et le Conseil de l’Économie ? Personne ne peut agir sans lui, hasarda Ol, un peu confus, mais nullement désarçonné.

— En effet, car l’économie est la seule base réelle de notre existence. Mais il me semble que vous n’avez pas une idée tout à fait juste de la primauté … Avez-vous déjà étudié la cytoarchitectonique du cerveau humain ?

Les garçons répondirent par l’affirmative.

Véda demanda un bâton et dessina sur le sable le réseau des institutions dirigeantes.

— Voici, au centre, le Conseil de l’Économie. Il est relié directement à ses organismes consultatifs : l’APJ ( Académie des Peines et des Joies ), l’AFP ( Académie des Forces Productives ), IAP ( Académie des Prédictions ), IAPT ( Académie de la Psychophysiologie du Travail ). Ce trait oblique est la liaison avec le Conseil d’Astronautique, organisme autonome rattaché directement à l’Académie des Émissions Dirigées et aux Stations Externes du Grand Anneau. Ensuite …

Véda traça sur le sable un schéma complexe et poursuivit :

— Est-ce que cela ne vous rappelle pas le cerveau humain ? Les centres de recherche et de statistique sont les centres sensitifs ; les Conseils, les centres d’association. Vous savez que toute la vie se compose de la dialectique d’attraction et de répulsion, du rythme des explosions et des accumulations, de l’excitation et de l’inhibition. Le centre principal d’inhibition est le Conseil de l’Économie, qui ramène tout sur le terrain des possibilités réelles de l’organisme social et de ses lois objectives. Cette action réciproque des forces contraires, convertie en travail harmonieux, est précisément notre cerveau et notre société, qui progressent l’un et l’autre d’une façon continue. Jadis on l’appelait à tort la cybernétique ou science de l’autorégulation et on s’efforçait de réduire les interactions et les transformations les plus complexes à des fonctionnements assez simples de machines. Mais c’était une erreur due à l’ignorance : à mesure que se développait notre savoir, les phénomènes et les lois de la thermodynamique, de la biologie, de l’économie s’avéraient plus complexes et réfutaient à jamais les idées simplistes sur la nature et les processus de l’évolution sociale.

Les enfants étaient toutes oreilles.

— Qu’est-ce qui est le principal dans notre régime ? demanda Véda à l’amateur de chefs. Il se taisait, embarrassé, mais le premier garçon lui vint en aide.

— Le progrès ! lança-t-il bravement, et Véda fut saisie d’admiration.

— Cette excellente réponse mérite un prix ! s’écria-t-elle. Et après s’être examinée, elle ôta de son épaule une agrafe en émail qui représentait un albatros sur la mer bleue. La jeune femme tendit le colifichet au gamin. L’autre hésitait à le prendre.

— En souvenir de notre conversation et du … progrès ! insista-t-elle, et le garçon se décida.

Véda retourna vers le parc en retenant l’épaulière tombante de son corsage. L’agrafe était un cadeau d’Erg Noor, et le besoin subit de le donner, qui en disait long, attestait notamment le désir étrange de se débarrasser au plus vite d’un passé mort ou sur le point de mourir …

Toute la population de la cité scolaire était réunie dans la salle ronde, au centre de l’édifice. Evda Nal, en robe noire, monta sur l’estrade éclairée d’en haut et parcourut d’un regard calme les gradins de l’amphithéâtre. L’auditoire silencieux écoutait sa voix claire et modérée. Les haut-parleurs n’étaient utilisés que pour la sécurité technique. Les vidéophones avaient supprimé la nécessité des vastes salles publiques.

— Dix-sept ans marquent un tournant dans la vie. Vous prononcerez bientôt l’allocution traditionnelle à l’assemblée de l’arrondissement irlandais : « Vous, mes aînés, qui m’invitez sur le chemin du travail, recevez mon savoir et ma bonne volonté, acceptez mon labeur et enseignez-moi jour et nuit. Tendez-moi votre main secourable, car le chemin est ardu, et je vous suivrai. » Cette formule ancienne a un sens profond dont je voudrais vous parler aujourd’hui.

On vous apprend dès l’enfance la philosophie dialectique appelée dans les livres secrets de l’antiquité le Mystère du Double. On en faisait jadis le monopole des « initiés », doués d’une grande force morale et spirituelle. Actuellement, dès l’âge de raison, on conçoit le monde à travers les lois de la dialectique, dont la puissance insigne sert toute l’humanité. Vous êtes nés dans une société bien organisée, créée par des générations de milliards de travailleurs anonymes qui luttèrent pour le mieux-être aux époques de cruauté et de tyrannie. Cinq cents générations ont passé depuis la formation des premières sociétés caractérisées par la division scientifique du travail. Entre-temps, les races et les nations se sont mélangées. Tous les peuples ont légué à chacun de vous des gouttes de leur sang, comme on disait autrefois, des mécanismes héréditaires, disons-nous aujourd’hui. Un travail immense a été fait pour épurer l’hérédité des conséquences de l’emploi inconsidéré des radiations et des maladies, répandues autrefois, qui pénétraient dans ses mécanismes.

L’éducation de l’homme nouveau est un travail délicat, qui implique l’analyse individuelle et une foule de précautions. Il est bien fini, le temps où la société se contentait de gens éduqués tant bien que mal et dont on justifiait les défauts par l’hérédité, la nature innée de l’homme. De nos jours, toute personne mal éduquée est un reproche à la société, la triste erreur d’un grand collectif.

Mais vous qui n’êtes pas encore libérés de l’égocentrisme juvénile et de la surestimation du « moi », vous devez vous représenter nettement ce qui dépend de vous-mêmes, à quel point vous êtes l’auteur de votre propre liberté et de l’intérêt de votre vie. Le choix d’une carrière pour vous est très grand, mais la responsabilité personnelle qui en découle ne l’est pas moins. Nous n’en sommes plus au temps des ignares qui rêvaient du retour à la nature sauvage, de la liberté des rapports primitifs. L’humanité qui groupait des masses colossales d’individus s’est trouvée un beau jour devant cette alternative : disparaître ou accepter la discipline sociale et subir une longue éducation. C’est le seul moyen de vivre sur notre planète, si riche que soit sa nature. Les pseudophilosophes, qui chantaient la nature, ne la comprenaient ni ne l’aimaient réellement, sans quoi ils auraient connu sa cruauté implacable.

L’homme de la société nouvelle s’est vu dans la nécessité de juguler ses désirs, sa volonté, ses pensées, de combattre le pire ennemi de l’homme, l’égoïsme, au profit de la collectivité et pour l’extension de sa propre intelligence. Cette éducation de l’esprit et de la volonté reste aussi obligatoire pour chacun de nous que l’éducation physique. L’étude des lois de la nature, de la société et de son économie a remplacé le désir personnel par le savoir conscient. Quand nous disons : « je veux », nous sous-entendons : « je sais que c’est possible ».

Vous avez en vous un autre ennemi dangereux, un ennemi que nous combattons dès les premiers pas de l’enfant : la grossièreté naturelle des perceptions, qui passe quelquefois pour de l’ingénuité. La grossièreté, c’est la perte de la mesure et du bon sens, donc de l’amour, car la mesure de la compréhension est un degré de l’amour. Il y a des millénaires, les Grecs anciens disaient déjà : la mesure est le summum de toute chose. Et nous affirmons toujours que le sens de la mesure est le fondement de la civilisation.

Le niveau de la culture s’élève quand faiblit la cupidité, désir brutal de possession, qui s’émousse vite et laisse un vague sentiment d’insatisfaction.

Nous vous avons enseigné le bonheur bien plus grand de l’abnégation, du dévouement, la joie ineffable du travail.

Nous vous avons aidés à vous affranchir du pouvoir des désirs et des objets mesquins, pour reporter vos joies et vos peines dans le domaine supérieur de la création.

Le souci de l’éducation physique, la vie pure et régulière de dizaines de générations vous a débarrassés du troisième ennemi terrible de l’esprit humain : l’indifférence due à une mollesse morbide de l’âme. Vous débutez dans le travail, chargés d’énergie, doués d’un esprit sain et parfaitement équilibré, où le rapport naturel des émotions fait dominer le bien sur le mal. Meilleurs vous serez, meilleure sera toute la société, car il s’agit là d’une interdépendance. Vous créerez un milieu spirituel élevé, en tant que parties intégrantes de la société, laquelle vous élèvera vous-mêmes. Le milieu social est le facteur essentiel de l’éducation et de l’instruction de l’homme. De nos jours, on s’éduque et s’instruit toute sa vie, et la société progresse rapidement …

Evda Nal s’interrompit, lissa ses cheveux du même geste que Réa, qui ne la quittait pas des yeux, et continua :

— Jadis on appelait rêves le désir de connaître la réalité du monde. Vous rêverez ainsi toute votre vie et jouirez du savoir, du mouvement, de la lutte et du travail. Ne faites pas attention aux chutes qui suivent les envolées de l’âme : ce sont des spires normales du mouvement commun à toute matière. La liberté est sévère, mais vous y êtes préparés par la discipline de votre formation, et le sens de la responsabilité vous donne droit aux changements d’activité qui constituent le bonheur personnel. Les rêves de la douce inaction du paradis ont été démentis par l’histoire, car ils sont contraires à la nature de l’homme combattant. Toute époque a eu ses revers et les aura toujours, mais le bonheur de l’humanité est devenu l’ascension continuelle et rapide vers des cimes de plus en plus hautes du savoir et des sentiments, de la science et de l’art !

Sa conférence terminée, Evda Nal rejoignit les premiers rangs où Véda Kong la salua comme elle avait salué Tchara à la fête. Et tous les autres s’étaient levés, répétant ce geste d’enthousiasme.

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